Chapitre 5 Le Vent-du-Nord

Serment des Voiles Marchandes :
« Ce que je vends, je protège. Ce que je promets, je livre.
Si je trahis, que la mer me garde. »
—
Le Vent-du-Nord, long vaisseau à coque sombre et voiles blanches cerclées d’or terni, fendait le port de Nerhaël comme une bête silencieuse.
Son étrave sculptée, représentant une chimère marine aux crocs ouverts, semblait prête à mordre l’écume. Les cordages tendus vibraient encore du voyage, et le bois du pont portait l’odeur familière du sel, de la résine chauffée, et du cuir tanné. Des balises gravées de runes d’eau s’illuminaient doucement à la proue. Discrètes, mais anciennes. Ce navire appartenait à un autre âge de la mer.
La capitaine descendit d’un pas moins assuré que d’habitude sur les planches humides du quai, une main discrètement posée sur son flanc gauche.
Agathe Néraé, capitaine de la guilde des Voiles Marchandes.
Grande, l’allure habituellement affûtée d’un rapace en plein vol, elle marchait avec une raideur nouvelle. Comme si quelque chose dans ses côtes protestait à chaque mouvement. Son chapeau de capitaine, incliné juste ce qu’il faut pour ne jamais dissimuler son regard, portait une plume blanche prise dans une bague d’argent, mais la plume était tachée, et l’argent terni. Ses vêtements, chamarrés de teintes marines et de broderies céladon, sentaient l’embrun séché et les vents tropicaux, mais aussi quelque chose de plus âcre. De la poudre. Du sang séché. À sa hanche pendait une lame effilée, fine comme une langue d’écume, dont le pommeau gravé évoquait des vagues figées. La garde portait des traces sombres, récentes.
Sa rune d’eau brillait faiblement sous son gant droit, comme un reflet fugace dans un miroir de pluie.
Elle traversa la ville à pas mesurés.
Les pavés étaient encore tachés de noir, les volets clos, les murs striés de cendres. Des Arpenteurs en faction saluèrent son passage d’un hochement de tête sobre. Elle répondit cette fois, d’un geste las mais respectueux. Un enfant courait avec un seau, poursuivi par une vieille femme qui boitait. Des relents de fumée froide persistaient dans les ruelles.
Nerhaël pansait ses plaies, et Agathe reconnaissait ce parfum de ville blessée.
Quand elle poussa la porte de la Chope Brisée, l’odeur la frappa de plein fouet : viande grillée, oignons fondus au miel, pain croustillant, genièvre sec. Un souffle de chaleur, presque fraternel, lui monta au nez. Elle ferma les yeux un instant, inspira profondément.
Pour la première fois depuis des semaines, ses épaules se détendirent.
Avvallino l’attendait, accoudé au comptoir, une bouteille ouverte et deux verres prêts. Sa veste était encore maculée de cendres séchées.
— T’es en retard, Néraé.
— J’ai pris le temps de compter mes dents. Il m’en reste encore quelques-unes.
Il leva les yeux vers elle, et son expression changea. Le sourire s’effaça.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Rien qu’un bon repas et une nuit au sec ne puissent arranger.
Elle s’approcha, s’assit avec précaution et saisit le verre. Un léger tremblement agita sa main.
— Toujours ce tord-boyaux de genièvre noir…
— Je l’ai gardé au chaud pour toi. Mais cette fois, tu le bois lentement.
Elle sourit, brièvement. Il lui glissa un plat fumant : saucisses rôties, lentilles au sel de roche, oignons confits et un trait de jus brun épais. La fumée monta en volutes, mêlée à celle de la cheminée.
Ils mangèrent en silence un moment. Elle avalait chaque bouchée comme si c’était la première vraie nourriture depuis longtemps.
— Tu te rappelles de Valchev ? dit-elle finalement.
— Bien sûr. Toi qui gueulais des ordres avec ce torchon rouge au bout d’un bâton.
— Tu disais que ça ressemblait à un drapeau de blanchisseuse.
— Je le pense encore.
Il la regardait du coin de l’œil, attendant. Elle qui parlait toujours la première, qui menait toujours la danse, restait là à triturer sa fourchette.
— C’était plus simple à l’époque, dit-elle finalement.
— Qu’est-ce qui s’est compliqué, Agathe ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Son regard se perdit vers la fenêtre, vers le port où son navire se balançait doucement.
— J’ai croisé des voiles. Noires. Loin au large.
— Des pillards ?
— Non. Trop organisées. Trop… silencieuses.
Elle se tourna vers lui, et il vit quelque chose qu’il n’avait jamais vu dans ses yeux : de l’incertitude.
— Elles me suivaient, Avvallino. Pas pour attaquer. Juste… pour observer.
Un silence s’installa. Le crépitement du feu dans l’âtre semblait soudain très fort.
— Et toi ? demanda-t-elle. Cette ville a l’air d’avoir goûté au tonnerre.
— On a eu de la visite. Le genre qu’on n’invite pas.
Avvallino posa son verre, observa le visage d’Agathe dans la lumière dansante. Les rides au coin de ses yeux s’étaient creusées, et cette façon qu’elle avait de regarder par-dessus son épaule, comme si les voiles noires pouvaient surgir à travers les murs… Il connaissait cette tension. Il l’avait vue chez d’autres. Chez ceux qui avaient touché à quelque chose de plus grand qu’eux.
— Monte, dit-il finalement. La chambre du fond. On parlera mieux là-haut.
Elle termina sa bouchée, se leva avec précaution. La lame à sa hanche tinta contre la rampe en bois.
Le bois grinça doucement sous leurs pas. Le couloir était sombre, feutré par les tapis élimés que Fiona avait posés là autrefois. Des lanternes à huile diffusaient une lumière dorée sur les murs.
Agathe suivait Avvallino de près, mais son regard fut attiré par une porte entrouverte. Une fragrance légère en émanait, mélange de fleurs séchées et d’une magie imperceptible, ancienne, presque vibrante.
À l’intérieur, deux silhouettes reposaient sur un lit large : Pearl et Fiona, endormies dans une intimité silencieuse. La jeune femme runée tenait la main de Fiona contre sa poitrine, ses cheveux blonds épars sur l’oreiller.
Agathe s’arrêta net.
Son souffle se coupa. Sa main libre se porta instinctivement à sa côte blessée, comme si une ancienne douleur se réveillait.
— Tu la connais ? demanda Avvallino à voix basse.
Elle resta immobile trop longtemps. Ses lèvres s’entrouvrirent, se refermèrent. Quand elle parla enfin, sa voix était étrangement sourde :
— Pearl…
Un battement. Un silence.
— Je l’ai croisée autrefois. Sur un pont de pierre, dans le sud. Elle n’était qu’une enfant, mais… elle brillait déjà. Comme une étoile trop proche de l’eau.
Sa main se crispa sur la rampe.
— Elle était seule ?
— Non. Il y avait… quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui n’aurait pas dû être là.
Avvallino la fixa intensément. Il connaissait ce ton chez elle, cette façon qu’elle avait de parler des choses qu’elle préférait taire.
— Agathe…
— Pas maintenant.
Elle se détourna brusquement de la porte, mais pas avant qu’il n’aperçoive quelque chose d’inhabituel sur son visage. De la culpabilité, peut-être. Ou du regret.
Il tendit la main et, doucement, la guida vers la chambre du fond.
—
La pièce au bout du couloir était leur havre depuis des années. Un refuge pour ceux qui avaient besoin de mots à huis clos. Les murs y étaient plus épais, doublés de laine et de liège. Une fenêtre étroite laissait deviner les premières étoiles sur la mer.
Il referma la porte, alluma une bougie au centre de la table. L’odeur du suif mêlée à celle du sel et du cuir remplit la pièce.
Agathe ôta son chapeau, révélant ses cheveux bruns tressés serré contre son crâne. Quelques mèches grises qu’il ne se souvenait pas avoir vues. Elle s’assit lentement, grimaça imperceptiblement.
— Alors ? Raconte-moi ce qui s’est passé ici.
Avvallino resta debout un moment, l’observant. Elle qui ne montrait jamais ses faiblesses semblait ce soir… humaine. Fatiguée. Inquiète.
— Ils étaient là à l’aube. Une voile noire, pas de pavillon. Un seul navire, mais plein à craquer. Des silhouettes masquées, armure d’os, magie que je n’avais jamais vue.
Il s’assit en face d’elle.
— Marcus a tenu les docks. Pearl était là, et d’autres. Ils ont repoussé l’attaque, mais…
— Mais ?
— Ils ne cherchaient pas à piller. Ils cherchaient quelque chose. Ou quelqu’un.
Agathe ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, ils étaient troubles.
— Ces voiles que j’ai croisées… elles descendaient vers le sud. Vers Letharielle.
— Tu crois qu’ils reviendront ?
— Je crois qu’ils ne sont jamais vraiment partis.
Un silence s’abattit entre eux. Dehors, le vent faisait grincer les volets.
Agathe fixait la flamme, ses doigts tapotant nerveusement la table. Avvallino attendait. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle arriverait aux vraies questions à son rythme.
— Cette fille, Pearl… commença-t-elle finalement. Elle a changé, depuis…
— Depuis quoi ?
— Depuis la dernière fois que je l’ai vue.
Le ton était étrange. Presque maternel. Avvallino haussa les sourcils.
— Tu ne m’as jamais parlé de l’avoir connue.
— Il y a beaucoup de choses dont je ne parle pas.
Elle but une gorgée de genièvre, grimaça.
— Elle ne sait pas, n’est-ce pas ? Ce qu’elle a fait ?
— Qu’est-ce qu’elle a fait, Agathe ?
Un long silence. Dehors, une mouette cria.
— Peut-être rien. Peut-être tout.
Elle se leva, alla à la fenêtre. Le port s’endormait, mais quelques navires montraient encore des lumières. Des veilleurs. Des inquiets.
— Reste cette nuit, dit Avvallino. Tu as l’air d’en avoir besoin.
— Les quais ne sont pas sûrs ?
— Les quais, peut-être. Mais toi, tu ne l’es pas.
Elle voulut protester, mais les mots se coincèrent dans sa gorge. Il avait raison. Pour la première fois depuis longtemps, Agathe Néraé ne se sentait pas invincible.
— D’accord. Mais demain matin…
— Demain matin, on parlera. De tout.
Elle hocha la tête, épuisée. Dans le couloir, une latte craqua. Un rêve agité, peut-être, derrière la porte voisine.
Le calme n’était qu’une respiration avant la tempête, et ils le savaient tous les deux.
—
L’aube glissa sur Nerhaël comme une caresse froide, teintant les pavés humides d’une lumière dorée et incertaine. Les premières fumées montaient des cheminées, mêlées aux dernières brumes de la nuit.
Dans la cuisine de la Chope Brisée, Avvallino s’activait déjà autour du fourneau. Ses gestes étaient précis, familiers, mais une raideur dans ses épaules trahissait les préoccupations qui l’avaient tenu éveillé une partie de la nuit. L’odeur du pain grillé et du thé fort remplaçait progressivement celle du genièvre de la veille.
Agathe descendit l’escalier, plus droite que la veille, mais ses yeux portaient encore les traces d’une nuit agitée. Elle avait remis son chapeau, renoué ses cheveux, mais quelque chose dans sa démarche trahissait une fatigue qu’elle n’arrivait plus tout à fait à masquer.
— Bien dormi ? demanda Avvallino sans se retourner.
— J’ai dormi. C’est déjà ça.
Elle s’assit à la table, accepta la tasse qu’il lui tendit. Le thé était fort, amer, exactement comme elle l’aimait.
— Fiona et Pearl ?
— Encore en haut. Pearl reprend des forces. Fiona veille.
Un silence s’installa. Agathe touillait son thé, perdue dans ses pensées. Avvallino finit par s’asseoir en face d’elle, croisant les bras.
— Alors ? Tu avais dit qu’on parlerait de tout.
Elle leva les yeux vers lui, sembla peser ses mots.
— Ces voiles noires que j’ai croisées… elles n’étaient pas seules. J’ai vu des signaux lumineux entre elles. Coordonnés. Quelqu’un les dirige.
— Tu penses à qui ?
— Quelqu’un qui a les moyens de mobiliser plusieurs navires, de les équiper, de les faire naviguer en formation. Quelqu’un qui s’intéresse à vos Porte-rune.
Avvallino se raidit.
— Nos Porte-rune ?
Elle le fixa par-dessus sa tasse, un demi-sourire ironique aux lèvres.
— Allons, vieux renard. Tu crois que j’ai traversé la moitié de l’océan pour boire ton genièvre ?
Elle but une gorgée, laissa le silence porter sa remarque.
— Pearl n’est pas la seule que tu abrites ici. Marcus non plus. Cette cité devient un refuge. La question est : pour qui fuyez-vous ?
Avant qu’il puisse répondre, des pas résonnèrent dans l’escalier. Légers, mais déterminés. Pearl apparut dans l’embrasure, Fiona sur ses talons. La jeune femme avait meilleure mine que la veille, mais ses yeux restaient cernés. Sa rune luisait faiblement sous sa chemise de lin.
Elle s’arrêta net en voyant Agathe.
Un long regard s’échangea entre elles. Reconnaissance mutuelle, méfiance, et quelque chose d’indéfinissable. Comme deux bêtes sauvages qui se jaugent.
— Pearl, dit Agathe d’une voix étrangement douce. Tu as grandi.
— Capitaine Néraé.
Le titre tomba comme une pierre dans l’eau. Froid, distant. Pearl ne bougea pas de l’embrasure.
— Tu peux t’asseoir, dit Avvallino. Elle ne mord pas.
— Ça dépend des jours, répliqua Agathe avec un sourire en coin.
**[Dialogue plus subtil et progressif]**
Pearl hésita, puis s’approcha lentement. Fiona resta debout derrière elle, une main protectrice sur son épaule. L’atmosphère était tendue, mais pas hostile. Plutôt… attentive.
— Tu étais là, dit Pearl finalement. Au pont d’Astherne.
Agathe ne répondit pas immédiatement. Elle fixait Pearl avec une expression indéchiffrable.
— J’étais là, confirma-t-elle. Et toi, tu n’étais qu’une gamine perdue dans quelque chose de plus grand qu’elle.
— Je n’étais pas perdue.
— Non ? Alors explique-moi ce qui s’est passé.
Pearl détourna le regard. Ses doigts se crispèrent sur sa tasse.
— Je… Je ne me souviens pas de tout. Il y avait du sang, des cris. Et puis cette lumière aveuglante. Quand je me suis réveillée, le pont était… fendu. En deux.
— Fendu, répéta Agathe doucement. Oui, c’est un mot.
Un silence inconfortable s’installa. Fiona resserra sa prise sur l’épaule de Pearl.
— Qu’est-ce que vous voulez exactement, capitaine ?
Agathe se leva, alla à la fenêtre. Le port de Nerhaël s’éveillait lentement, mais tout paraissait fragile, précaire.
— Ce que je veux… ce que je veux, c’est que les choses redeviennent simples. Mais ce n’est plus possible, n’est-ce pas ?
Elle se retourna vers eux, et son expression était sérieuse.
— Les attaques se multiplient. Pas seulement ici. Des îles entières se taisent. Des navires disparaissent. Et partout où je vais, j’entends parler de la même chose : des voiles noires, des créatures masquées, et toujours cette question : « Où sont les Porte-rune ? »
Pearl pâlit.
— Vous pensez qu’ils nous cherchent ?
— Je pense qu’ils vous ont trouvés.
Agathe retourna à la table, mais ne se rassit pas. Elle disparut un instant dans l’escalier, et redescendit avec un petit sac en cuir noir, finement ouvragé, orné de runes marines ciselées.
— Les Îles de Læthe m’ont confié quelque chose. Pour des moments comme celui-ci.
Elle posa le sac sur la table, devant eux. Avvallino haussa les sourcils.
— Tu ne distribues pas ce genre de cadeaux au hasard, Agathe.
— Non. Je ne le fais pas.
Elle dénoua le sac lentement, presque cérémonieusement. À l’intérieur : trois pierres plates, noires, gravées chacune d’un glyphe différent. L’une brillait faiblement d’un bleu humide. Une autre exhalait une chaleur sourde. La dernière semblait aspirer la lumière.
Pearl se pencha malgré elle. Sa rune réagit, pulsant plus fort.
— Pierres de lien, murmura-t-elle. Je croyais qu’elles avaient disparu.
— Quelques-unes restent. Pour les moments critiques.
Agathe caressa l’une des pierres du bout du doigt.
— Elles permettent de communiquer. Sur de grandes distances. Instantanément. Mais seulement entre ceux qui partagent… certaines capacités.
Le sous-entendu était clair. Pearl et Avvallino échangèrent un regard.
— Et en échange ? demanda Avvallino.
— En échange, vous ne serez plus seuls. Vous ferez partie d’un réseau. D’autres havres, d’autres Porte-rune. De l’information, de l’aide mutuelle.
Elle reprit les pierres, les remit dans le sac avec précaution.
— Mais aussi des responsabilités. Des devoirs. Des risques.
— Quels risques ? demanda Fiona.
Agathe fixa Pearl.
— Le risque de découvrir ce que tu as vraiment fait au pont d’Astherne. Et ce que ça signifie pour nous tous.
Pearl ferma les yeux, sa main cherchant instinctivement celle de Fiona.
— Et si on refuse ?
— Alors vous affrontez ce qui vient… seuls.
Un long silence s’installa. Dehors, les mouettes criaient au-dessus du port. La vie continuait, fragile et obstinée.
Finalement, Pearl ouvrit les yeux. Son regard était résolu, mais inquiet.
— Qu’est-ce que ça change, exactement ?
Agathe sourit pour la première fois depuis son arrivée. Un sourire triste, mais réel.
— Ça change que tu ne subis plus. Tu agis.
Pearl tendit la main vers le sac, hésita, puis le toucha du bout des doigts.
— Montre-moi comment ça marche.
—

🖤 Auteur de fantasy sombre | Terre de Cendre
✨ Magie, secrets & âmes brisées
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