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4 - 6 minutes de temps de lectureMode de lectureLe choix de la lionne.

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Le choix de la lionne.

 

Steph n’avait pas eu besoin de faire semblant.

La douleur revenait, et elle ne se cachait plus. Elle apparaissait dans ma voix, dans mes yeux, dans mes gestes. Moins de gestes qu’hier et plus que demain, a contrario du ridicule message de la médaille.

Il l’avait offerte il y a longtemps, à « sa lionne indomptable », comme il disait. Elle était partie se cacher dans l’ombre des acacias, le jour où elle avait senti que la gazelle courrait toujours plus vite qu’elle, le jour où elle avait réalisé que la gazelle préférait se laisser rattraper par…

Pourquoi est-ce que j’avais gardé cette horreur ? Plus qu’hier et moins que demain… Quelle dérision, la vie se chargeait d’inverser le processus.

Il n’avait pas eu besoin de faire semblant, non. Ses larmes avaient ponctuées les miennes, elles les avaient accompagnées, pour un temps, pour ne pas être en reste. Quelle part pour moi, quelle part pour lui ?

Et réciproquement, aurait dit Maxou.

Oui, Maxou avait raison. Quelle part de mes propres larmes était pour moi, et quelle part était pour Steph ?

Peu, en fait, très peu.

Pour « sa lionne indomptable » ?

Une réunion d’épouses délaissées pour cause de coupe d’Afrique des nations avait sonné le glas de la formule, par la grâce de Maxou, l’intransigeante.

— Le mien, il m’énerve avec ses lions indomptables ! Je lui en…

— C’est quoi les lions indomptables ?

— L’équipe du Cameroun, rien de plus que des encouillés footeux, en fait, hein, et quand on sait comment sont montés les lions, en plus…

— Dis donc, Maxou, tu disais pas ça à propos de Bikana, l’autre jour…

Pour les fleurs épisodiques ?

Elles marquaient les jours de la gazelle, après tout, comme les coupons de sa carte bancaire me l’avaient appris, un jour où le ménage avait débordé sur son bureau. Les bouquets coûtaient deux fois plus chers que ceux que j’achetais moi-même. Un hasard, sans doute ?

Pour le bricolage, pour l’entretien de la maison, pour l’amour qui restait entre nous ?

L’ordre de mes pensées me donnait la réponse.

— Steph, il faut qu’on parle sérieusement, toi et moi.

— Maintenant ? Tu ne préférerais pas…

— Non.

— Bon, mais tu n’as pas l’air bien…

— Il n’y en a pas pour longtemps, Steph.

Il a blêmi, je n’avais pas voulu faire de double sens, ni d’humour noir, mais tant pis, ce n’était plus le moment de finasser, le temps pressait, et la douleur aussi. Elle était nouvelle, celle là, sauvage, vigoureuse, pas encore apprivoisée. Elle mordait plus fort, mais moins longtemps. L’autre, la vieille, elle faisait partie de moi à présent, elle avait sa place dans mon corps, devant à droite. La place du mort. Sûre d’elle, elle se faisait oublier, elle contemplait sa victoire dans mon déclin quotidien.

— Je vais partir, Steph, faire une petite promenade…

— Par ce temps ? Mais…

— Je vais m’en aller deux heures, environ, et pendant ce temps, tu pourras faire tes valises.

— Mes valises ? Mais…

— Oui. Tu n’habites plus ici, Steph, et moi non plus. Ne discute pas. Pars rejoindre Virginie, ou Émilie, je ne sais plus, et reste près d’elle. Si elle veut de toi, ou barre-toi à l’hôtel, comme tu veux, mais je veux être seule pour dire adieu à la maison.

— Mais c’est idiot, je veux rester avec toi, mon amour, elle ne compte pas.

Le double sens me tentait, je n’ai pas résisté.

— Oh si ! Tu t’en apercevra bien assez tôt, Steph. Mais ne me prends plus d’énergie, s’il te plaît, j’en ai trop besoin, ne discute pas et fais ce que je t’ai demandé.

— Mais…

Je me suis retournée, un instant, j’ai mis dans mes yeux le regard de la lionne. Il l’a vu, il a eu une tentation de recul, invisible mais perceptible. Je n’avais pas envie de hurler, et pas la force surtout, pourtant je pensais si fort qu’il a dû entendre, et comprendre.

— Mais, mais, mais… Mouton !

Il faisait froid, il pleuvait par instant. Un peu. Je ne retournerai pas vers le village, je cherchais l’endroit. L’endroit où je me sentirai bien. Dommage qu’il n’y ait pas d’acacias ici. La forêt sentait bon.

Il faisait nuit, j’avais trouvé l’endroit. Jolie vue. Quelques étoiles, mais pas trop, pour que le ciel ne se montre pas indiscret. Le couchant, tout ensanglanté, tout chaud, se faisait nuit peu à peu, se calmait avec une lenteur étudiée. L’est, futur vainqueur de l’obscurité, se marquait du halo de la ville, invisible derrière les collines, bavant de toutes ses fenêtres la débauche des lumières artificielles.

La forêt sentait bon.

Quelques bruits, tout près, trop près. Mon sang s’est affolé, puis s’est calmé. Qu’est-ce qui pouvait me faire plus peur ? Quelle bestiole était plus horrible que celles que j’avais apportées avec moi ? Elles étaient vaincues, mais elles ne le savaient pas encore. La jeune douleur fantasque et la vieille douleur sage allaient perdre le combat devant la lionne. Adossée au tronc de mon acacia, je voyais toute la savane devant moi, je voyais tous les endroits qui portaient mes traces, je voyais les herbes foulées, aplaties par les jeux de ma jeunesse, je voyais les longues traces paisibles des projets de mes jours, des rêves de mes nuits, je voyais les tourbillons et les volutes des folles amours fugitives, les deux longues avenues des sages amours assouvies, assoupies, et les deux petites traces qui partaient vers d’autres prairies, loin là-bas, vers d’autres vies. Les traces de mes petits…

La forêt sentait bon.

L’hélicoptère est revenu aujourd’hui, mais mollement, sans insister, les hommes en noir et leurs chiens sont loin, là-bas, sur Bretigney, à la poursuite d’un renard, d’un chevreuil. La lionne échappe à leur entendement. La lionne a maîtrisé les monstres qui la dévorent, ici, en s’appuyant contre l’écorce vive. La broussaille a choisi d’être savane, le chêne a choisi d’être acacia…

La lionne a le choix d’être indomptable…

Montenois, jeudi 13 décembre.

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