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11 - 16 minutes de temps de lectureMode de lectureElisabeth

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Quand au début de 1953, Merzouk émigra en France pour y travailler, il était devenu un splendide jeune homme au corps athlétique, aux muscles affermis et au visage halé par un soleil presque permanent. À vingt ans, on se sent « le roi du monde », la tête pleine de rêves et de chimères. Né fils unique, dans une famille paysanne du sud-constantinois, il avait grandi dans leur ferme située au pied des premiers contreforts des Aurès-Nemenchas, parmi ses parents, les bêtes domestiques et les outils agricoles. Chaque matin, depuis qu’il avait pris conscience du monde qui l’entourait, il ne cessait   d’admirer les paysages magnifiques qui s’offraient à ses yeux. Toute cette beauté fertile mille fois contemplée mais toujours nouvelle et bouleversante, ne cessait de le remplir de bonheur. Les montagnes dominant la vallée, avec leurs pentes boisées exposées au vent du nord, les autres petits villages nichés dans la plaine, les grandes étendues céréalières perdues vers l’infini, la paix indolente enveloppant la contrée, tout cela le mettait en parfaite harmonie avec lui-même. Il aimait profondément sa terre natale et ses parents. Ses courses à travers cette partie de l’Algérie, lui permettaient de parcourir les belles prairies environnantes, les collines aux coteaux escarpés, les bois mitoyens à la ferme ainsi que les sentiers en terre battue longeant le lac voisin. C’était superbe. Dans le silence de la campagne, on n’entendait plus que le chant des oiseaux et la plainte du vent traversant les plantes et les arbres plantées ça et là.

Non loin se trouvait la Ville de Marcimeni, où il s’y rendait pendant les trois quarts de l’année, pour suivre sa scolarité et des cours en français, à l’école « indigène ». Ce fut une véritable fête dans la famille, quand il obtint son certificat d’Etudes Primaires. Son père, rendu heureux par cette réussite du premier « intellectuel » issu du terroir, lui offrit deux superbes cadeaux : un cadre en en bois d’acajou pour y mettre son diplôme et un cheval plein de fougue, de couleur alezan, qui lui permettait de faire de belles promenades dans les champs s’étendant à perte de vue. Au printemps, ces randonnées lui conféraient un sentiment de grande sérénité et lui mettait du baume au cœur. Durant cette période de l’année, les près sont en fête et l’éclosion des fleurs remplissait l’atmosphère de doux parfums dont l’odeur se répandait dans toute la campagne environnante. Ses parcours sur les pistes en terre battue soulevaient chaque fois en lui, des sentiments d’un grand amour qu’il éprouvait à la vue de tant de beauté. Il bénissait le destin qui l’avait fait naître dans un tel endroit. Lorsqu’il contemplait les bâtiments de la ferme familiale et que ses yeux scrutaient l’horizon dans une sorte de vision circulaire, comme l’objectif d’une caméra en train de filmer la scène, il frémissait de tout son être devant le spectacle d’une telle nature aussi richement dotée, aux pulsations secrètes mais bien visibles dans son cœur et dans son esprit. Son enfance s’était passée comme une ombre palpable dont il restait les instants les plus prenants. Cela aurait pu amplement suffire pour son bonheur. Son cadre de vie champêtre mélangé à une profonde immersion dans la Ville de Marcimeni où il faisait ses études, achevait de lui forger une personnalité particulière et en même temps, pleine de fougue. L’espace social dans lequel il vivait, soumis encore à quelques influences tribales vivaces depuis la nuit des temps, se transformait peu à peu en territoire plus ouvert sur l’extérieur. L’Algérie colonisée se formait, et se transformait. Très tôt, Merzouk eut conscience de cette métamorphose. Il avait sous les yeux, la lente évolution d’un monde renfermé dans sa carapace traditionnelle et paysanne, vers un monde capable d’assimiler les modèles nouveaux apparus tout autour de lui. Son instruction progressive au contact de ses instituteurs européens lui conférait un meilleur pouvoir intellectuel à même de le sortir de sa condition d’indigène. Il se voyait devenir dans le futur, un personnage important, la tête bien pleine et bien faite, sans pour autant renier ses origines paysannes. Vivre en plein air, avec les commodités offertes par la Cité voisine avec sa population accueillante et son espace urbain bien structuré, n’était pas un facteur négligeable. C’est une jolie ville à proximité immédiate du massif des Aurès, d’aspect paisible et engageant. Les rues principales aux bordures plantées d’arbres aux senteurs d’eucalyptus lui confèrent un air de pureté bien propre. Les maisons alignées de façon impeccable, genre villas, sont agréables à l’œil. Les fenêtres et les portes sont presque toutes peintes de la même couleur. Sur chaque façade, des plantes grimpantes apportent une vision verdoyante et rehaussent par leur présence, les parterres fleuris, des jardins voisins.

Malgré tout, et c’est cela le paradoxe, Merzouk avait l’impression que tout cela ne suffisait pas à lui conférer une sérénité qu’il aurait voulu être bien « assise ». Il existait un certain malaise qui régnait dans les campagnes, depuis les premiers contreforts des Aurès jusqu’aux régions entourant la ville de Constantine. Dans l’ensemble, la société agraire majoritaire ne jouissait pas de tout le confort nécessaire, contrairement aux autres couches de la population. La situation des fellahs, en ces années qui ont juste succédé à la Deuxième Guerre mondiale, n’était pas des plus reluisantes. Les maladies, les épidémies, la sécheresse, les périodes de disette s’alternaient et perturbaient de temps à autre, la vie campagnarde. La pluviométrie assez capricieuse dans ces contrées au sol pourtant fertile, ne permettait pas d’assurer des récoltes régulières et suffisamment abondantes pour donner au monde rural, un niveau de vie acceptable. Il se trouvait aussi que la conquête coloniale française, avait provoqué de grandes fissures dans l’agriculture algérienne. Non pas au niveau du rendement, car les colons avaient su mettre en valeur les terres qu’ils s’étaient accaparées. Ils avaient su se bâtir des logements et des appartements   confortables, dotés d’un cadre de vie appréciable, semblable en grande partie, au cadre de vie à l’européenne.

Mais le reste de la population « autochtone » cherchait à subsister avec les moyens de bord. Des fractures douloureuses et un déséquilibre de la répartition des espaces cultivés avaient engendré une migration de plus en plus prononcée, des autochtones vers les agglomérations de grande ou de moyenne importance, surtout celles situées vers le littoral de la mer Méditerranée. Une pression démographique s’exerçait surtout autour des grandes concentrations urbaines, comme Alger, Oran, Constantine ou Bône. Cet exode rural allant du sud formé par la steppe, vers le nord maritime, très visible en ces années 50, Merzouk en était le témoin assis aux premières loges. Il aurait pu en faire partie, continuer ses études et s’assurer une position confortable dans la fonction publique ou tout autre secteur lié à l’agriculture. Il aurait pu également s’ouvrir les portes de ce qui lui apparaissait comme un monde plus avancé, acquérir encore plus de savoir et, à force de ténacité, conquérir les objets de ses rêves. Et ce nonobstant les obstacles qui auraient pu se dresser sur son chemin.

Dans ce double visage qu’offrait l’Algérie, la rupture soudaine entre l’espace traditionnel sous-développé et l’espace occupé par les colons européens engendrait des retournements spectaculaires et des inégalités sociales et économiques de plus en plus insupportables pour les Algériens.

Pour Merzouk, dont la culture politique s’étendait, en même temps que son désir de mieux aider ses parents, l’idée d’aller travailler en France germa tout de suite dans sa tête. La Deuxième Guerre mondiale venait de se terminer. Presque tous les pays européens en étaient sortis exsangues. La France, en particulier, en avait beaucoup souffert. Ses structures sociales, culturelles, économiques et politiques demandaient un coup de pouce immédiat pour retrouver son lustre d’antan, des actions énergiques afin de remonter le niveau de vie de toutes les régions ayant subi des dommages importants. Pour se reconstruire, le pays avait besoin d’urgence, de bras supplémentaires, nécessaires dans les secteurs du bâtiment, des mines, de l’industrie automobile, de l’agronomie, des produits alimentaires et d’autres branches tout aussi névralgiques. C’est pourquoi, il fit appel à une main d’œuvre étrangère seule capable de pallier les faiblesses humaines dont il souffrait. Et parmi cette main d’œuvre, les Algériens figuraient en bonne place. La proximité géographique et une certaine interconnexion culturelle, malgré les clivages ethniques et religieux, malgré la colonisation, facilitait cette transition entre l’Algérie et la France. Ainsi, l’émigration qui était limitée, se   développa de façon soudaine. Elle fut non seulement une conséquence directe de la politique coloniale, mais aussi une nécessité économique pour s’aider soi-même et venir au secours des siens laissés au pays. Ce sont ces conditions qui poussèrent Merzouk, en dépit d’un niveau intellectuel valable et d’un savoir conséquent puisé à l’école et dans la lecture de livres profitables, à abandonner ses cours entamés au Collège de la Ville. Il pensait qu’en tentant l’aventure en France, il allait gagner gros en travaillant dans les usines, le bâtiment, les mines, le commerce, l’agriculture ou les manufactures. Son but était de faire « fortune », d’éloigner le spectre de la misère et de revenir dans sa région natale pour s’y installer et investir l’argent gagné dans des projets qui lui tenaient à cœur. Il eut hâte de s’envoler vers des horizons nouveaux, oublier sa situation de « colonisé » et de mettre tout le paquet pour gagner son pari de réussir dans une autre vie. Certes, il y avait cette appréhension de l’exil. Il y avait cette peur de l’échec et de l’inconnu. Mais son désir de partir ne fut pas amoindri par toutes ces considérations.

C’est ainsi que par un bel après-midi ensoleillé d’une journée du mois de mars 1953, il embarqua à bord qui devait le mener jusqu’à Marseille, la grande cité phocéenne, laissant derrière lui, ses parents tristes et en pleurs. En voyant s’éloigner doucement le port d’Alger et sa côté plongée dans un halo irréel, il ne put empêcher son cœur de se serrer et de sentir des sanglots l’étreindre à la gorge. Partir, c’est mourir un peu. Mais c’est aussi, chercher à vivre autrement. Il laissait là-bas ses parents, ses souvenirs d’enfance, ses objets familiers, sa plaine, ses montagnes, ses chevaux et tout ce qu’il avait aimé avec toute la fougue de sa jeunesse. Il laissait enfin une partie de lui-même, le perpétuel soleil dans un ciel si clément mais parfois apportant la sécheresse à la terre et des récoltes insuffisantes. Dans l’immensité de la mer méditerranée, ses pensées ne purent s’empêcher de vagabonder dans les méandres de l’histoire, dans ce va et vient incessant des civilisations depuis l’antiquité jusqu’à ce jour. Ne voyait-il pas surgir sur les vagues, le mirage des bateaux grecs, carthaginois et romains ? N’apercevait-il pas Saint-Augustin partant d’Hippone pour l’Italie alors plongée dans la misère, pour   soulager ses maux et lui apporter l’aide de la Numidie, alors prospère et déjà riche de ses héros, tels Massinissa et Jugurtha ? Les traces exhumées des ruines du passé parcouraient son esprit et lui rappelaient la gloire de ses ancêtres arabo-berbères allant à la conquête de l’Espagne et de l’Europe. L’ombre de Tarik-Ibn-Ziad [1]planait sur sa tête. Il avait l’impression que son exil n’était que temporaire. Son voyage du Sud vers le Nord lui paraissait entrer dans la logique des choses et de l’histoire. Son destin en marche l’emmenait à entrevoir bien des épreuves à traverser, bien des expériences à vivre, avant d’arriver à bon port. Oh ! Combien l’exil est douloureux sur une terre étrangère ! Arrivé à Marseille, il fut accueilli par Merouane, un cousin à lui qui vivait déjà en France depuis quelques années. Merouane avait émigré juste avant le début de la Deuxième Guerre mondiale. Ouvrier dans une usine de la régie Peugeot implantée dans la région parisienne, il avait réussi tant bien que mal, à joindre les deux bouts. Aux termes d’efforts acharnés, il s’était même permis le luxe de faire des économies chaque année, économies qu’il adressait régulièrement à sa femme et à ses enfants restés en Algérie. La guerre avait bien frappé de plein fouet l’économie française. Mais après 1945, l’horizon s’était éclairci progressivement. La reprise des activités dans tous les secteurs permettait de reconstruire peu à peu, ce qui avait été détruit pendant ce conflit qui avait meurtri de nombreux pays. L’espoir renaissait ainsi dans tous les cœurs. Merouane avait ensuite emmené Merzouk jusqu’à Paris. Il voulait lui faire partager le petit studio qu’il occupait à Nanterre, à la périphérie de la capitale française. Les loyers des appartements étaient assez chers et Merzouk, nouvel arrivé, n’avait pas encore la possibilité de faire des dépenses de ce genre. Seule l’aide de son cousin et de la petite communauté chaouïe[2] qui s’était constituée autour des principaux points d’embauche des émigrés algériens, lui offrait les moyens de démarrer sa vie professionnelle dans des conditions peu précaires, loin des vicissitudes habituelles que rencontre tout candidat trop isolé dans la recherche d’un « job ». Les précieuses indications que lui fournissaient ses nouveaux compagnons de fortune, ainsi que leur expérience dans l’exil, répondaient à ses attentes et lui apportaient le secours nécessaire pour qu’il s’intègre rapidement dans son environnement parisien. Merouane lui a été donc d’un grand secours. Merzouk éprouvait une grande joie d’avoir rencontré un tel soutien qui lui avait enlevé une grande épine du pied. Afin de respecter l’esprit de camaraderie et d’amitié né entre les deux cousins, ces derniers se réunissaient de temps à autre avec un petit cercle d’amis où ils parlaient de tout et de rien. À vrai dire, les discussions engagées tournaient surtout autour du travail, des familles laissées au « bled », du côté financier de leur situation « d’émigrés », et de la politique. Ces échanges et le ton qu’ils adoptaient, montraient combien ils étaient tous d’accord sur les principaux éléments soulevés. Être sur la même longueur d’onde atténuaient en quelque sorte, leur sentiment d’isolement par rapport à la société d’accueil. Il leur fallait garder un point d’ancrage commun pour mieux supporter leur condition d’expatriés.

Malgré tout, pendant les premiers mois de son séjour, Merzouk, ressentit un peu le mal du pays. Il avait toujours en tête la nostalgie des montagnes aurésiennes et de la plaine harkatie1. Cette période d’acclimatation et d’insertion bouleversait un petit peu ses habitudes. De nombreuses fois, il envisagea de tout « plaquer » et de retourner au pays. La nostalgie ravivait de temps à autre son ennui et son éloignement des siens et de sa terre natale. L’envie de revoir son père, sa mère, venait parfois le surprendre, surtout le soir quand il s’étendait sur sa couche pour se reposer. Mais ses pulsions intérieures associées à son amour de l’aventure, essayaient de repousser au loin les vagues du passé qui le submergeaient de temps à autre. Les images de la vie parisienne pleine de richesse remplaçaient les réveils de son enfance. Bien sûr, il était conscient de son statut d’émigré loin d’avoir les mêmes droits que les autres Français. Mais son situation était loin de correspondre à celle de « l’indigène » rabaissé dans son propre pays, l’Algérie, et où il n’avait aucun droit à la parole ou de contester les décisions de l’Administration coloniale. Il n’était qu’un simple sujet continuellement soumis à des lois d’exception. Son existence en Métropole prenait au contraire, des contours nettement plus favorables par rapport aux tranches de vie qu’il avait déjà vécues au pied des Aurès. En France, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la devise inscrite sur les édifices publics, à savoir « Liberté, égalité, fraternité » prenait plus de signification et de valeur à ses yeux.

Vu son niveau d’instruction assez élevé par rapport à la majorité des autres émigrés algériens, Merzouk, avec l’aide et les orientations de Merouane, s’était vite plu dans son poste de secrétaire administratif dans une entreprise de fabrication de pièces automobiles. Son acharnement au travail et son désir de réussir dans toutes les tâches qu’on lui confiait, attirèrent vite la sympathie des dirigeants de la société qui l’employait. La France venait juste

[1] Tarik-Ibn-Ziad : Conquérant berbère de l’Espagne.

[2] Chaouïe : Berbère des Aurès.

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