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7 - 9 minutes de temps de lectureMode de lectureSouvenirs archivés.

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Souvenirs archivés.


 

Un appel vocal, c’était bizarre, qui pouvait bien utiliser ce matos obsolète ? Le soldat a levé la tête.

— Commandant, vous devez savoir quoi faire ?

Sous-entendu, « vu ton âge, vieux schnock ». J’ai touché le symbole, un bocal à cornichons au couvercle hypertrophié, puis ledit couvercle s’est soulevé, se transformant en carré flanqué d’un trapèze. Un haut-parleur. Le soldat est retourné à ses diagrammes.

— Qui appelle ?

— Patrick, tu reconnais ma voix ?

— Non…

— Le bourreau s’est lavé les mains de notre sang, les pavés ont quitté la barricade en rang…

— Je… Juliette ?

— Oui, ces années t’ont-elles paru longues ?

— J’ai été assez occupé…

— Je sais. Demain, tu auras un compagnon.

— Ça m’étonnerait.

— Ou après-demain, peu importe, mais tu l’auras. Il ne doit pas s’approcher de l’objet, il ne doit pas pouvoir le toucher. Tue-le s’il le faut.

— Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Comment as-tu fait pour appeler ici ?

— Tu as besoin d’une justification ?

— Oui, et d’une bonne, Juliette.

— S’il ouvre l’objet, et il devrait pouvoir le faire, ce sera la fin de l’humanité. Il n’y a pas de meilleure justification.

— Désolé, elle est insuffisante.

— Tu as oublié qui je suis, Patrick. Tu as oublié ce que je suis. Fais un effort, rassemble tes souve…

J’ai coupé la communication d’un geste brusque. Le soldat a levé la tête.

— Commandant, je dois faire un rapport…

— Allez-y. Je crois que cette femme est folle. Appelez d’abord Mikowski, j’ai besoin de précisions sur mes souvenirs.

 

* * *

 

La forêt était claire, malgré le ciel noir et bas. Pas vraiment lumineuse, mais claire, simplement claire. Bien sûr, l’absence du feuillage y était pour beaucoup, mais c’était surtout la proximité du cratère. L’air avait une transparence absolue, comme après une averse. Le bord était tout proche, maintenant, et le grésillement du compteur alpha n’allait pas tarder à se faire entendre. Aujourd’hui, je n’étais pas seul, comme Juliette me l’avait annoncé. Une fille tarabustait les gros bonnets de l’armée depuis huit jours, la rumeur faisait d’elle une parente quelconque et variable d’un membre du parlement, ou bien la patronne de la TransMedia. Efficace, car elle était derrière moi, dans un scaphandre répéteur.

 

J’étais prêt à partir quand l’ordre est venu.

— Ici Contrôle. Avancez de cinq mètres et attendez sur place. Quatre minutes. On vous colle un rép. C’est Mademoiselle Qwant du S.E.T.

— Reçu Contrôle.

Le tout puissant S E T. Agissant partout, inactif nulle part. Le Saint Espace Terrestre avait phagocyté l’immense majorité des églises et des sectes depuis près d’un siècle. Rien ne s’opposait à sa volonté, partout dans le monde, on voyait arriver ses dignitaires muets, imposant leurs chasubles rouges dès qu’une décision était en cause. Elle était inévitablement prise dans un certain sens, depuis des années, sur un geste, sur une inclinaison de tête, sans qu’une parole ne soit prononcée.

— Ici Contrôle, duplex établi et sécurisé, vous pouvez vous parler.

— Bonjour Commandeur…

La voix était agréable, celle d’une femme plus toute jeune, en train de faire ce qu’elle pouvait pour entrer dans le rép. Il faudrait peut-être plus de quatre minutes.

— C’est Commandant. Bonjour mademoiselle Qwant.

— Pardon, oui, je… j’arrive au plus vite.

Je ne la voyais pas mais j’entendais son souffle court dans le circuit de com. Finalement, elle s’était bien débrouillée, elle était arrivée à l’heure dite. Le rép jouait le culbuto dans mon dos, tentant de se synchroniser sans me percuter.

— Ne vous crispez pas, mademoiselle, laissez-vous porter.

— Merde ! Pardon, je ne voulais pas…

Ce n’était pas simple de se faire balader dans un rép. Chacun avait sa façon de marcher personnelle, évidemment, et les mouvements du meneur étaient souvent différents des siens propres. On s’épuisait facilement à essayer de rectifier l’équilibre d’une demi-tonne en marche.

 

Les premières particules radioactives ont excité les détecteurs.

— Nous entrons dans la zone dangereuse. Pause.

J’ai vérifié l’étanchéité des deux scaphandres. Le rép était en télécommande complète. Ce serait facile, une fois tout près de notre but, au cœur du champ radioactif le plus dense que l’environnement terrestre ait jamais connu. Il me suffirait d’ouvrir la purge du joint tournant, ou celle de l’échangeur thermique. Adieu mademoiselle Qwant du S.E.T., un goût de sel dans la bouche, des étincelles devant les yeux, le temps de dire un mot, peut-être deux…

Ce serait rapide.

Mikowski a fait une erreur, il a laissé traîner le souvenir de la conversation d’hier, après le sondage approfondi, et ce souvenir me fait penser à des choses. Il faut que je le fasse supprimer, c’est préjudiciable à la mission. Mikowski n’a presque rien trouvé, malgré son intrusion dans ma mémoire. Un flirt ancien, une jeune femme exaltée, membre d’un obscur mouvement plus microscopique que subversif. Elle était pourtant présente dans mon inconscient sexuel. Mikowski a avoué que c’était rare, très rare, une telle hégémonie sur la libido, une emprise aussi nette. Il a dit qu’à son avis, je ne pouvais résister à aucune rousse aux yeux verts, même la plus repoussante, et qu’il devait donc faire un rapport. Comme si quelqu’un lisait les rapports de Mikowski…

— Commandant ?

La demoiselle était sans doute pressée d’arriver à l’objet.

— On y va.

— Ici Contrôle. Situation nominale.

J’ai accusé réception de l’avis de Contrôle. Le talus qui marquait le bord du cratère était échancré par nos multiples passages. À l’intérieur, la pente était quasiment verticale sur une vingtaine de mètres, puis la première des trois terrasses d’effondrement formait une brève surface horizontale.

En écartant les bras, comme si je voulais m’envoler, j’ai fait un pas en avant vers le vide, plantant les talons du scaphandre dans la terre et la caillasse pour ralentir la chute avant la plate-forme. Elle a crié, bien sûr, et les voyants d’alerte humidité du rép se sont allumés.

— Excusez-moi, j’aurais dû vous prévenir, mademoiselle. Je vais faire de même pour les deux autres terrasses, mais elles sont moins hautes. Ensuite, le terrain est plat jusqu’aux débris de la coque. Tout va bien ?

— Je m’en remettrai. Vous vous amusez bien ?

— Autant que vous.

Atteindre les débris de la coque nous a pris presque une demi-heure. J’avais baissé deux fois le niveau sonore du détecteur. Au-dessus de nous se dressaient d’énormes pétales noircis. Les restes du blindage qui avaient protégé l’objet pendant la traversée de l’atmosphère et lors de l’impact avec le sol.

Il était là, bien dégagé, maintenant, net et légèrement brillant malgré les nuages. En le regardant, je retrouvais l’impression de malaise de mon premier regard. Ovoïde, mesurant un mètre de haut, il portait des marques évoquant irrésistiblement une écriture hiératique, accessible aux seuls initiés.

 

— Commandant, l’autonomie, s’il vous plaît. Passez-moi les commandes de mon scaphandre.

— Oui, faites attention, mademoiselle, je garde le contrôle des fonctions principales.

Le rép m’a dépassé, en vacillant un peu. Elle parvenait à le manœuvrer avec hésitation, mais sans difficulté. Elle s’est penchée sur l’objet, en douceur, puis elle a tendu la main pour toucher les caractères, pas tout à fait au hasard. Il devenait évident qu’elle savait comment l’ouvrir…

— Non ! Attendez !

— Quel est votre problème, Commandant ?

— Quelque chose me revient en mémoire… pourquoi…

— Que voulez-vous savoir, commandant ?

— Pourquoi voulez-vous l’ouvrir ?

— Voyons, vous devriez l’avoir deviné, commandant.

J’avais oublié qui était Juliette, ou plutôt, ce qu’elle était, ce qui expliquait sa main mise sur ma libido. La découverte de Mikowski aurait dû m’alerter, m’obliger à réveiller par moi-même mes souvenirs, au lieu de les classer encore un peu plus profondément. Juliette régnait sur ma libido. Je n’avais pourtant pas cherché à en comprendre la raison, pendant l’entraînement à la perception mentale, pendant que j’apprenais à utiliser et à perfectionner ma propre capacité à capter les sensations, celles venant du scaphandre, artificielles, celles des autres personnes, organiques. La conversation d’hier, imparfaitement effacée, remettait au premier plan le souvenir de Juliette au lit, répondant à mes propres sensations. Juliette était une sensitive, comme moi, mais naturelle, instinctive, elle n’avait pas besoin d’entraînement, pas besoin de machine. Elle captait même des souvenirs de choses qui ne s’étaient pas encore produites. Juliette était, est toujours, je pense, une voyante… elle avait vu ce moment, et savait donc le but ultime et secret du S.E.T.

— Je dois…

— Oui ?

— Je dois vous tuer, mademoiselle.

J’ai cherché le tableau de commande des purges. Il m’était sorti de l’esprit. Le tableau de l’échangeur… l’échangeur… je ne le trouvais pas non plus.

Elle s’est relevée, s’est tournée vers moi.

— C’est inutile, Commandant.

 

Des yeux verts, une frange couleur de cuivre, je voyais son visage pour la première fois. Il n’était même pas repoussant.

— Pour quelques secondes, vous allez savoir, vous et ceux qui sont à portée de liaison. Je vous annonce que le Saint Espace n’est pas uniquement Terrestre.

 

Quelqu’un aurait dû lire les rapports de Mikowski…

 

 

 

 

Nördlingen, cratère du Ries, Allemagne,

samedi 21 juillet.

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