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Une orange au pays des pommes, une enquête du commissaire Rizzoli.

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Chapitre 1

 

4 mai.

 

Ils avaient prévu un beau temps sec et exceptionnellement ensoleillé pour ce dimanche matin de début mai. Matteo Degasperi avait invité Lisa Innerhofer à le retrouver après la messe de 9 heures devant la pension Rosslwirt. Ce modeste hôtel se situait à mi-chemin entre Lana di Sotto, où résidait la famille de Lisa, et Lana di Sopra, où l’adolescent habitait avec ses parents. Dans ce gros bourg agricole de Lana, à la périphérie de Merano, une partie des habitants, des Bau’r1 tenaces, travailleurs et malins, produisent des pommes, tandis que d’autres offrent aux nombreux touristes le gîte et le couvert. Certains cumulent opportunément les deux activités.

Les parents de Lisa sont agriculteurs depuis plusieurs générations, ceux de Matteo gèrent la trattoria pizzeria Al Forno. Alors que les Degasperi occupent un petit appartement dans un immeuble ordinaire, Via Palade, tout au nord de la localité, les Innerhofer résident dans une propriété cossue au toit pentu, immergée dans un verger aux démarcations imprécises. Les pommes constituent en effet la principale source de revenus de cette famille de paysans qui déverse leurs succulents fruits à l’usine Zuegg de la ville, l’un des principaux producteurs de jus de fruit et de confitures d’Italie.

Les deux adolescents se rejoignirent à l’endroit convenu. Ils se sourirent et s’accordèrent un baiser furtif avant d’enfourcher leurs vélos pour une promenade qui devait les mener au bout d’un chemin de terre, sur le tapis herbeux de l’un de ces innombrables vergers qui s’étendent à perte de vue. La pollinisation des fleurs touchait à sa fin, mais les paysans n’avaient pas encore retiré les ruches bourdonnantes, installées là au début du printemps juste après l’éclosion des corolles. C’était toujours dans cet écrin de verdure, un rien bucolique, que les deux soupirants avaient leurs habitudes. Ils se plaisaient à imaginer leur avenir, encouragés par le bruissement des abeilles et les vocalises des mésanges charbonnières dissimulées dans les arbres fruitiers à la recherche de larves et de petits insectes. Souvent, les deux jeunes gens s’embrassaient et se caressaient en toute discrétion dans la clandestinité et, parfois même, ils consommaient le fruit défendu jusqu’au dernier pépin.

Matteo n’avait pas 17 ans lorsqu’il rencontra Lisa pour la première fois et à peine plus lorsque les deux adolescents se fréquentèrent de manière suffisamment assidue pour que la famille Innerhofer intervienne dans cette relation qu’elle désapprouvait. Les parents mirent en garde leur fille unique contre ce garçon à la réputation sulfureuse. Dans la petite ville de Lana où tous les habitants se connaissent, les bavardages se dévoient en commérages acrimonieux. Ici, nul besoin des réseaux sociaux pour accréditer à la face des gens l’image d’un Matteo, séducteur et coureur de jupon pour les censeurs les plus bienveillants, adolescent débauché et lubrique aux yeux des plus sévères. Le jeune homme ne fréquentait plus de façon aussi assidue les offices dominicaux depuis qu’il avait fait sa communion solennelle vers l’âge de 13 ans, l’âge des premières tentations. Cette entorse à la bienséance suffisait déjà à l’accabler…

Matteo Degasperi n’incarne pas l’archétype du beau gosse, celui des défilés et des paillettes, même si d’aucuns affirment qu’un certain charme se dégage de sa physionomie. Pas très grand de taille et de corpulence robuste, l’adolescent présente un visage carré, habillé de sourcils finement dessinés, dont le nez aquilin descend en aplomb sur une bouche en cœur. Lorsqu’il fit la connaissance de Lisa, le jeune homme arborait un soupçon de moustache et de barbe taillés ras qui le faisait paraître plus mûr que son âge. Lisa trouvait romantique son regard triste, reflété par de grands yeux clairs à l’affût de centres d’intérêt aux contours encore flous. Son abondante chevelure châtaine présentait des reflets auburn que les filles du lycée linguistique de Merano ne se lassaient pas d’ébouriffer pendant les intercours en plaisantant la clope au bec tout en braillant des niaiseries dont le garçon en acceptait la superficialité. Le lycéen souriait et ses doigts venaient alors labourer sa lourde chevelure aux boucles spiralées qu’il tentait de remettre en place. Il semblait flatté par ces sollicitations tactiles, sans pour autant daigner y répondre car, jusqu’à sa liaison amoureuse avec Lisa, les filles de son âge ne l’intéressaient guère.

Vers l’âge de 16 ans, Matteo décida de satisfaire sa libido d’adolescent avec des femmes plus âgées que lui. Le garçon les dénichait en salle lorsqu’en semaine, il aidait ses parents pendant le service du soir. Il accaparait la clientèle qui privilégie les sorties entre filles en prenant leur commande, entre sourires, conseils gastronomiques et bonne humeur. Puis, il assurait le service en lançant des regards furtifs, mélancoliques ou amusés, en fonction des personnalités de chacune. Il pratiquait l’art de déposer, sur leur table, les assiettes de tagliatelles ou les pizzas fumantes tout en s’immisçant dans leurs conversations, donnant ici son avis, partageant là de bons mots dont les jeunes femmes raffolaient. Le garçon ne choisissait pas ses conquêtes : il cherchait simplement à toutes les ferrer, indépendamment de ses attirances personnelles. Parfois, il faisait mouche. À la fin du repas, il arrivait que l’une d’elles se dirige vers la caisse en présentant sa carte bleue accompagnée d’un numéro de téléphone. Toujours, il rappelait. Mêlant séduction et manipulation, le garçon parvenait à ses fins : offrir aux femmes qui l’avaient choisi une peau encore ingénue et ses pulsions de jeune mâle.

De temps à autre, l’adolescent exerçait son pouvoir de séduction dans les boîtes de nuit de Bolzano, à moins d’une heure de Lana par le tortillard local. Le samedi soir était son jour de sortie préféré, bien que le début du weekend corresponde aux périodes de coups de feu, particulièrement bienvenues pour les parents du garçon, qui les géraient avec bonne humeur, voire obséquiosité. Après un dîner expédié à la va-vite en compagnie de Leo, son petit frère de trois ans son cadet, suivi d’un passage sous la douche, puis devant le miroir de la salle de bain à fixer sa tignasse avec des louches de gel béton, effetto bagnato fortissimo, Matteo enfourchait son vélo pour rejoindre la gare de Lana.

En général, le train arrivait à l’heure. Le Régional 2046 de 21h55 lui faisait rejoindre la grande ville plus excitante, mais surtout plus anonyme que son gros bourg, à 22h26 précises. L’adolescent y rejoignait quelques amis sur la Piazza delle Erbe toute proche, épicentre de la movida locale, dans l’un des nombreux bars de la zone piétonne. Une amitié qu’il avait su entretenir tout à son profit, car elle lui permettait l’accès aux discothèques bien qu’il fût encore mineur. Après une dernière Radler, mélange subtil de bière Forst, brassée dans un château féérique en périphérie de Merano, et de limonade aux arômes d’agrumes, le groupe d’amis se dirigeait vers la boîte située Via Herman Von Gilm, la plus tendance de toutes.

 

La ville de Bolzano, que les Allemands appellent Bozen, enserrée dans un écrin de vertes montagnes et protégée des invasions par une série de châteaux forts, apparaît en effet comme une cité au caractère germanique affirmé. Un chef-lieu chiuso, sur la réserve, verrouillé dans ses traditions séculaires assez peu italiennes, dans ses coutumes et sa mentalité, une « ville allemande », comme la définissent les Italiens de l’intérieur installés là depuis quelques générations seulement, alors que la province était tombée dans l’escarcelle du Royaume d’Italie au hasard des combats de la première guerre mondiale et des traités de paix qui suivirent. Les affaires se traitent ici de façon plus rigoureuse que dans le reste de la Péninsule. C’est ce qui se dit et s’écrit en tout cas à Rome, à Florence ou à Caserte.

Sur un plan strictement sécuritaire, en ville, c’est « tolérance zéro, point à la ligne » et à la police municipale, la Stadtpolizei, on n’est pas peu fier d’annoncer des résultats les plus enviables.

Qu’ils soient Roncolo, Firmiano ou Flavon, perchés sur les hauteurs de la ville, les châteaux d’ici font voyager dans le temps. Avec leurs donjons circulaires, leurs herses et leurs pont-levis, leurs meurtrières et leurs créneaux, ces forteresses germaniques du Moyen-Âge exaltent l’âme de la ville.

En revanche, les discothèques dignes de ce nom, celles dont les jeunes raffolent avec leurs sunlights, leur dose de techno et de musique électro qui déchirent les oreilles et invitent au déhanché ne sont pas si nombreuses. On pourrait même affirmer que cette ville ne fait pas vraiment la part belle à sa jeunesse, lui offrant bien peu d’établissements dédiés aux plaisirs et aux loisirs contre quelques euros en espèces sonnantes et trébuchantes. La vie nocturne transcendait le jeune Matteo. Elle lui donnait de l’assurance. Il y perdait sa candeur, celle qui se manifestait au lycée entouré de ses camarades.

En réalité, l’adolescent savait parfaitement s’y prendre avec les femmes et particulièrement avec celles qui, enfermées dans le célibat, voyaient poindre le cap de la trentaine avec une certaine angoisse comme l’achèvement d’un cycle et l’avènement d’un autre qui marquerait l’altération présumée de leur féminité. L’adolescent au summum de sa virilité ou croyant l’être jouait d’une séduction calculée et d’une ardeur particulièrement efficace auprès de ces femmes-là, laissant agir un sourire surfait mêlé d’un certain exhibitionnisme verbal et gestuel aux confins de l’indécence. Matteo repartait rarement seul de la boîte de nuit. Il n’était plus en compagnie de ses amis, mais on le voyait déambuler à l’aube dans les rues désertes au bras de femmes, rarement la même, baignées de ses délicates attentions comme celles que prête l’amoureux transi à sa dulcinée attisée par le désir.

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