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57 - 80 minutes de temps de lectureMode de lectureUn coeur dans les dunes

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Au lecteur

Jusqu’à maintenant, mes romances contemporaines trouvaient leur place dans des lieux connus, mais avec cette histoire, j’ai souhaité laisser plus de place à mon imagination. Alors j’ai créé le Kandjar, cette principauté qui se trouve au cœur de la péninsule arabique, mais qui n’existe pas. Le lieu auquel je pensais, et qui occupe une grande place dans mon récit, je ne suis pas arrivée à trouver quelque chose qui y ressemblait précisément. Donc, comme en tant qu’autrice je peux faire ce que je veux, et bien voilà, il a pris vie. J’espère qu’il vous fera autant rêver que moi !

 

 

 

Chapitre 1

Avec soulagement, ils s’assoient sur le premier lit, après avoir déposé les bagages à l’entrée de la chambre d’hôtel.

— Bien, nous y sommes ! s’écrie Ahmed d’un ton décidé. Je ne peux plus reculer.

— Mais, dans l’immédiat, on va se détendre un brin. Car honnêtement, entre le vol de six heures et tout le reste, je suis épuisée. De toute façon, il est trop tard pour aller voir quoi que ce soit, déclare Aurore d’une voix où la fatigue perce.

— Je te laisse tranquille quelque temps. Je descends me renseigner à l’accueil dans le but de savoir si je peux réserver un taxi pour que nous nous rendions à l’orphelinat ou, du moins, pour m’informer de là où il se situe, ainsi que le consulat.

Aurore se met debout et va s’allonger sur l’autre lit jumeau, le plus proche de la baie vitrée, puis affirme, adossée aux moelleux oreillers recouverts de coton émeraude.

— Je ne bouge pas de ce lit !

— Et je verrai aussi s’il est possible de dîner dans la chambre. On plongera dans l’arène demain ! ajoute-t-il en lui adressant un large sourire affectueux en se levant à son tour de la couche.

Puis il se dirige vers la porte et sort. Aurore pousse un soupir. Oui, ils sont bien là. Cela fait deux ans qu’Ahmed a émis le souhait d’en savoir davantage sur ses origines. Deux années de recherches. Et ils se trouvent maintenant tous les deux au Kandjar, un petit état au cœur des sables. Un petit état où Ahmed est né il y a vingt-huit ans…

Ils avaient prévu d’y séjourner deux semaines pour tenter d’en apprendre plus. Ou, à défaut, en découvrir plus sur ce pays dirigé par un prince, en plein développement, possédant quelques puits de pétrole, mais avec une économie encore très traditionnelle, dont Aurore n’avait jamais entendu parler avant qu’ils n’effectuent ces recherches. Elle clôt ses paupières. En tout cas, ce qu’elle a déjà pu voir de la capitale lui donne envie d’en apercevoir davantage. Ils ne sont pas là pour faire du tourisme, pourtant ils vont tout faire pour en profiter.

Ce pays semble très beau, ayant conservé son caractère assez traditionnel. L’aéroport est situé à l’extérieur et au cours du trajet vers l’hôtel, elle a d’abord vu la nouvelle ville avec ses routes larges, bordées de trottoirs et d’immeubles modernes, certains en cours de construction, dont elle a pu également remarquer que leurs hauteurs demeuraient assez limitées, où le béton et le verre dominent, cependant les rondeurs et la blancheur des façades leur octroient une certaine typicité. Mais le passage est plutôt brutal avec la vieille ville qu’elle a pue observer sur les photos. Une vieille ville pleine de charme avec quelques îlots de fraîcheur avec des fleurs et quelques arbustes, sans compter les petits jardins clos appartenant aux maisons. Et il y a le désert qui ceint la capitale. Des dunes à l’infini qu’elle a envie de parcourir, même si elle ne sait pas s’ils en auront l’occasion.

Sans s’en rendre compte, elle s’assoupit.

C’est son frère qui la réveille en entrant dans la chambre sans prévenir, suivi d’un homme vêtu d’une gandoura blanche qui porte un plateau qu’il met sur un bureau qui se trouve dans un coin de la pièce.

Ahmed le remercie en arabe, et l’homme sort avec une inclination de la tête.

— Alors sœurette, tu as pu te relaxer ? s’enquiert-il, une étincelle malicieuse dans ses prunelles sombres.

— Un peu. C’est le repas ? demande-t-elle en désignant le plateau de la main, tout en se frottant les paupières, encore ensommeillée.

— Oui, il est froid, mais je te connais suffisamment pour savoir que cela ne te posera aucun problème, du moment que tu manges ! Et puis, avec un délai si bref, je n’ai pas réussi à obtenir autre chose. Je n’ai pas souhaité déranger trop non plus, alors que nous venons juste d’arriver. Ainsi, nous pourrons être un peu tranquilles et prendre du repos pour la suite. J’ai envie de contempler la vue sur la ville que l’on a du balcon.

— Bonne idée !

Elle se lève et l’aide à disposer les plats sur la petite table installée sur le balcon. À cette heure, la touffeur ambiante a laissé la place à la fraîcheur, et elle va passer une veste légère. Puis ils s’assoient sur des chaises en bois clair pour déguster du taboulé, du rôti de bœuf froid accompagné d’une garniture de légumes croquants. Le dessert consiste en une crème à la vanille très onctueuse. Le tout est arrosé d’une boisson qui ressemble à de la citronnade et de thé à la menthe. Tous deux savourent avec plaisir ce repas et surtout la vue. L’hôtel a été bâti dans le quartier le plus ancien de la cité, sur une des collines. Devant eux, il y a les toits blancs des maisons et surtout, à l’horizon, se dessine le désert, qui semble infini. La nouvelle ville est sur le côté et ses immeubles ne dissimulent donc rien du panorama.

— Si seulement on avait le temps d’y faire un tour ! s’exclame Aurore, enchantée par ce qu’elle aperçoit.

— On verra si c’est possible. J’aimerai bien moi aussi, soupire-t-il. Déjà, être là est énorme pour moi ! ajoute-t-il.

— Tu as eu les réponses que tu voulais à l’accueil ?

— Oui, nous nous rendrons à l’orphelinat demain matin. On peut y aller à pied, parce qu’il se situe à quelques rues d’ici. Tu viens toujours avec moi ?

— Je t’ai assuré depuis le début que j’étais avec toi, et je ne changerai pas d’avis.

— Tu m’aides à débarrasser ? Pour le plateau, Aram, le jeune homme qui l’a apporté, m’a dit que nous avions juste à le placer dans le couloir. Il serait récupéré par un des membres du personnel.

— D’accord.

Après avoir déposé le plateau devant la porte, il revient la retrouver sur le balcon. À côté d’elle, il observe les lumières qui naissent progressivement dans les demeures, tels des petits lumignons au sein des fenêtres étroites, l’obscurité gagnant peu à peu le ciel.

— Dire que c’est mon pays ! murmure-t-il avec une note d’affliction dans la voix.

Aurore appuie sa tête contre son épaule, puis entoure sa taille de son bras :

— C’est très différent de la maison, surtout en ce début de printemps. Néanmoins, cela semble tout autant beau. Le désert a un charme singulier, à la fois attirant et dangereux.

— Plutôt !

— Je suis certaine que papa et maman auraient adoré être là avec nous.

Il serre sa sœur contre lui :

— Je le pense aussi !

Après un moment passé ainsi, il déclare :

— Bon, je vais me préparer pour la nuit, après je téléphonerai à Luna pour la tenir au courant. Je lui ai juste envoyé un SMS pour la rassurer sur le fait que nous étions bien arrivés. Si seulement elle avait pu nous accompagner !

— Elle doit venir la semaine prochaine, c’est déjà cela ! objecte sa sœur.

— Oui, mais mon amoureuse me manque…

Il entre dans la chambre, alors qu’elle passe encore un peu de temps à contempler le panorama tellement dépaysant qui se trouve devant elle et qui ressemble à cet orient que l’on imagine. Des odeurs, un paysage… Elle ne peut nier qu’elle se sent bien céans. Puis elle pénètre à son tour dans la pièce et ferme la baie vitrée. À Bahar, la capitale, ils ont repéré peu d’hôtels, ce petit état se lançant depuis peu dans le tourisme. De prime abord, l’hôtel Les dunes était assez cher pour eux, mais comme ils pensaient y rester au moins deux semaines, et même si entre le vol en avion et le logement, ils ont dû piocher dans leurs économies ils ont préféré opter pour quelque chose de confortable, où ils pourraient prendre leurs repas. Ils ont réservé une chambre double qui se révèle assez spacieuse, dans les tons vert d’eau et gris, meublée sobrement. Il y a un bureau dans un coin avec une chaise en bois clair, ainsi qu’une banquette pour deux personnes, face à une télévision. Une grande penderie est encastrée dans le mur où elle prend le temps de ranger leurs affaires sur les étagères et les cintres.

Tandis qu’elle achève sa tâche, Ahmed sort de la salle de bains, simplement vêtu d’un des peignoirs blancs de l’hôtel.

— Tu veux te doucher ? Cela fait un bien fou après une journée pareille.

— J’arrive !

Elle attrape son vêtement de nuit et pénètre dans la salle de bain à son tour, pendant que son frère s’assoit sur son lit et commence à pianoter sur son portable. Quand elle ferme la porte, elle l’entend saluer Luna, sa compagne. Elle se déshabille et entre dans la douche, où le jet d’eau lui procure une chaleur bienfaisante, surtout après un si long voyage, son premier en avion d’ailleurs. Après avoir passé sa nuisette, elle le rejoint dans la chambre, tandis qu’il raccroche.

— Tout va bien ?

— Oui, Luna est fatiguée, mais cela va.

Elle part s’asseoir dans le lit après avoir saisi son ordinateur :

— Bien, je vais travailler un peu avant de dormir, cela ne t’ennuie pas ?

— Non, je vais faire de même.

Et il s’installe également tranquillement sur sa couche, puis il l’interpelle :

— Aurore ?

— Oui.

— Merci d’être là avec moi.

— T’es mon grand frère préféré, c’est normal ! s’écrie-t-elle avec un sourire mutin.

Il secoue la tête :

— Parce que tu as d’autres frères !

— Idiot !

Il lui fait un clin d’œil. Oui, c’est son grand frère, son grand frère adoptif, mais envers lequel elle est très attachée. Depuis la mort de leurs parents, cette affection n’a fait que croître. Et là, elle l’a accompagné dans ce voyage en quête de ses origines. Il a toujours été présent pour elle et elle fait de même pour lui. Elle pousse un soupir, puis la lassitude étant trop forte, elle referme son ordinateur.

— Je vais dormir !

— Je ne vais pas tarder moi aussi.

Elle pose son ordinateur sur la table de chevet, éteint la petite lampe, puis s’enfonce sous les draps qui embaument la lavande.

— Bonne nuit, Ahmed !

— Bonne nuit, Aurore !

Elle ferme les yeux et sent peu à peu le sommeil la gagner. Cependant, elle songe à ce pressentiment qu’elle a eu après qu’ils ont décidé d’effectuer ce voyage. Le résultat ne sera peut-être pas celui escompté. Il risque même bouleverser leurs vies. Elle n’en a rien dit à son frère, car elle redoute les répercussions sur lui, sur eux deux.

 

Chapitre 2

Au matin, c’est un appel qui la sort du sommeil :

— Aurore ?

— Mnf…

Un léger rire se fait entendre :

— Je sais. Tu as horreur que l’on te réveille brutalement. Mais nous avons une journée chargée, et nous devons aller prendre le petit déjeuner.

Elle s’assoit et dévisage son frère, qui l’observe un tantinet espiègle.

— Bonjour sœurette !

— Bonjour, rétorque-t-elle d’un ton assez agacé en le voyant déjà vêtu de pied en cap, repoussant une mèche blonde tombée sur sa figure.

— Allez, prépare-toi.

En rechignant, elle sort du lit, puis se dirige vers la salle de bains après avoir attrapé dans l’armoire un pantalon ample bleu marine et une tunique manches courtes à petites fleurs rouges sur fond crème. Bien qu’elle se sente encore assez lasse, elle agit avec diligence, préférant conserver ses longs cheveux blonds sur les épaules après les avoir brossés, et le retrouve vite sur le balcon où il prend le temps de regarder la vue.

Quand il la voit arriver, il s’enquiert :

— Tu es prête ?

— Oui. De plus, je commence à avoir faim !

Elle le suit à la porte, non sans oublier d’attraper la chemise contenant les documents concernant Ahmed. Après avoir fermé le battant, ils s’élancent dans le couloir aux murs gris perle et au sol recouvert d’une moquette chocolat qu’ils traversent sur toute la longueur avant de parvenir à un escalier en bois clair qu’ils descendent pour gagner le vestibule. Après l’atmosphère feutrée du couloir, ici c’est très différent. La luminosité est importante, grâce au haut plafond en verre en forme de coupole. Des carreaux en marbre beige strié de rose et de gris pavent cette immense pièce. Autour des piliers en pierre sont placés des fauteuils en cuir de couleur marron glacé qui invitent au repos. Alors qu’Ahmed se dirige vers le long comptoir en bois foncé derrière lequel se trouve l’accueil, elle avance vers la salle de restaurant.

Soudain, elle sent un choc dans son dos. Il s’en faut de peu que la chemise lui tombe des mains. Sans crier gare, une main surgit et s’en saisit, tandis qu’une autre lui attrape le bras pour l’empêcher de chuter.

— Oh ! s’écrie-t-elle, surprise.

Elle se retourne pour remercier la personne qui lui a porté secours. Et là, elle se pétrifie. Les prunelles qu’elle croise sont dorées, très singulières. Et l’homme est de grande taille, le teint mat, d’une beauté statuaire, la chevelure épaisse et courte, couleur aile de corbeau. Il esquisse un large sourire qui fait battre son cœur tant il le rend encore plus séduisant, et lui tend la chemise sans un mot. Manifestement, l’expression que la jeune femme affiche l’amuse.

Elle récupère les documents et déclare, troublée par cet homme, et également par quelque chose en lui qui lui semble très familier, et sur lequel elle n’arrive pas à mettre le doigt :

— Je vous remercie de m’avoir empêchée de tomber.

Face à sa mine interrogative, elle redit la même chose, mais en anglais cette fois-ci, sa langue maternelle étant venue naturellement. Cependant, il n’émet aucun commentaire et se contente de s’incliner devant elle, puis sa haute silhouette habillée d’un polo bleu marine et d’un jean stone de marque très connue s’éloigne avec assurance dans le vestibule. Visiblement, il connaît bien les lieux.

— Sœurette, ça va ? s’enquiert Ahmed avec inquiétude, qui vient de la rejoindre.

Son cœur bat encore très vite, preuve que cette rencontre continue à l’affecter, néanmoins elle rétorque de manière laconique :

— Oui.

— Je te sens émue, insiste-t-il.

Il suit son regard et sur ses lèvres se dessine un large sourire, alors que dans le fond du long vestibule l’élégante silhouette de l’inconnu bifurque.

— Bel homme ! s’écrie-t-il.

— Ça va !

— Non, mais pour une fois que je te vois réagir ainsi face à un homme, je ne vais pas bouder mon plaisir !

Connaissant son frère, elle n’a pas fini d’en attendre des vertes et des pas mûres !

— Nous ne sommes pas venus ici pour cela ! rappelle-t-elle pour calmer le jeu.

— Je sais. Allez, allons manger. Tu auras peut-être l’occasion de le revoir ! conclut-il avec un clin d’œil taquin.

Elle se contient de riposter et se cantonne à entrer avant lui dans la vaste salle à manger. Cette pièce est décorée à l’occidentale, et pour le petit déjeuner, c’est un buffet qui est disposé au centre qui permet de prendre la nourriture. C’est très varié : confitures, miel, pains divers, fruits, jus de fruits, lait, thé, café ou des mets plus orientaux qu’elle ne connaît pas. Elle préfère opter pour un thé avec des tartines au miel, avec un jus d’ananas.

Ils s’attablent devant une des larges fenêtres qui donnent sur un jardin assez foisonnant, avec des palmiers, des rosiers, un olivier et d’autres arbustes qui en ce mois d’avril ne sont pas encore en fleurs. Une fois ce repas achevé, ils partent dans les rues en direction de l’orphelinat. Ahmed a demandé une carte de la ville sur laquelle la jeune femme de l’accueil lui a tracé l’itinéraire.

Durant leur déambulation, ils profitent de l’ambiance des ruelles étroites et fraîches. Les portes en bois sont assez uniformes, peintes dans des tons qui rappellent la couleur du sable, et la blancheur des murs permet de repousser la chaleur. Chaque maison semble construite sur un schéma similaire, avec souvent qu’un unique étage. De temps à autre, ils aperçoivent une cour ou un petit jardin à la faveur d’un battant ouvert. L’orphelinat se situe dans un vieux bâtiment construit en briques crues recouvertes d’une chaux à la blancheur un peu passée ceint d’un mur assez haut, fissuré à certains endroits. Le portail en fer est poussé sans difficulté.

Après avoir parlé à une personne qui semble être la concierge des lieux, ils patientent dans la cour, le temps que cette femme aille cherche la directrice. Cette dernière, vêtue d’un caftan sombre, les rejoint vite pour leur signifier qu’elle peut les recevoir. Lorsqu’ils pénètrent dans le bâtiment, après avoir franchi un haut battant en bois épais, la fraîcheur les saisit. C’est une dame d’un certain âge et son anglais est assez sommaire. Par chance, Ahmed a appris l’arabe, leurs parents pensant que pour lui se serait un moyen de se rapprocher de ses origines, et il peut donc converser avec elle. Ahmed en rapporte parfois la teneur à Aurore. Cependant, quand il s’agit d’aller voir les documents, la femme insiste sur le fait que seul Ahmed peut entrer dans le bureau. D’une inclination de la tête, Aurore fait comprendre à son frère que cela lui importe peu, et elle s’assoit sur une des vieilles chaises bancales qui se trouvent dans le couloir aux murs qui ont dû être gris, mais dont la peinture s’écaille à beaucoup d’endroits, au sol dallé de carreaux ocre.

La porte derrière laquelle a disparu Ahmed est située au fond du couloir. Grise, épaisse, sinistre. La jeune femme la fixe un instant. Puis, elle ne sait pour quelle raison, il lui vient à l’esprit qu’il manque quelque chose. Certes, cet endroit a besoin de rénovation, toutefois il est très propre, le sol est manifestement balayé souvent. Pourtant, il y a un truc qui cloche pour elle. Alors qu’elle attend son frère, elle trouve ce qu’il manque au bout de quelque temps.

Elle est dans un orphelinat et c’est le silence qui l’entoure. Pas de cris d’enfants, pas de rires, pas de galopades. Où sont passés les enfants ? Ce bâtiment lui semble froid, austère, autant que la directrice qui les a reçus. La jeune femme prête l’oreille pour essayer d’entendre quelque chose et distingue à un moment quelques paroles, mais sinon tout est vraiment trop calme pour elle.

De surcroît, ce lieu manque de couleurs, de gaieté, de bruit…

Et cela lui fait froid dans le dos. Dire qu’Ahmed a passé ces deux premières années ici !

Elle secoue la tête pour éloigner ces pensées sinistres, puis attrape son portable pour aller faire un tour sur sa messagerie. Sur sa boîte mail professionnelle, trois nouveaux manuscrits sont arrivés. Décidément, le dernier appel à texte a très bien fonctionné ! Maintenant, il ne reste plus qu’à espérer qu’il y aurait des pépites parmi ces textes.

Tandis qu’elle commence à se plonger dans la lecture de l’un, la porte s’ouvre. Elle se met immédiatement debout pour observer son frère. Ce dernier salue la femme qui rentre vite dans le bureau, sans un regard vers Aurore. Une rencontre assurément glaciale qui se reflète dans l’expression d’Ahmed.

— Alors ? s’enquiert-elle dans un murmure.

— On en parlera à l’hôtel.

Le ton est tel qu’elle opine du chef et lui fait un petit sourire timide. Elle connaît Ahmed et s’il lui répond ainsi, c’est que la situation est compliquée ou que ce qu’il a appris ne lui convient pas.

Ils effectuent donc le trajet en sens inverse en direction de l’hôtel. En silence et nettement plus vite qu’à l’allée.

Arrivée dans le vestibule, elle pose sa main sur son bras :

— Écoute, tu n’as qu’à te rendre dans la chambre. De mon côté, je vais voir si l’on peut nous apporter de quoi boire. Nous en avons besoin l’un et l’autre.

— Il serait possible d’avoir un verre d’alcool ?

— Ahmed !

— Je te l’accorde, c’est un peu tôt. Donc ce sera un café très fort pour moi.

— Je m’en occupe !

Alors qu’il entreprend la montée des marches de l’escalier qui conduit à l’étage, elle se dirige vers l’accueil. Parvenue là, elle marque un temps d’arrêt, sidérée face à la personne qui se trouve derrière.

Que fait-il ici ?

L’homme au regard doré lui fait un grand sourire et incline lentement la tête. Et lorsqu’il lui adresse la parole, elle éprouve des difficultés à ne pas montrer sa stupéfaction :

— Bonjour, Tarek Al Qalea. Que puis-je pour vous ?

Son intonation est clairement amusée, et son français très compréhensible, avec juste une pincée d’accent. Dans ces conditions, elle prend sur elle et se lance :

— Bonjour, je souhaite savoir s’il est possible en journée de boire quelque chose dans ma chambre ?

— Bien sûr. Que désirez-vous ?

— Un café très fort et un verre de jus d’orange.

Il s’incline de nouveau, puis désigne un jeune homme qu’il vient d’appeler d’un signe de la main :

— Mounir va vous apporter cela. Quel est votre numéro de chambre ?

— 24.

Il jette un rapide coup d’œil à un document, puis confirme :

— Bien, madame Deslandes, cela va être fait très vite.

— Merci.

Elle commence à opérer un demi-tour lorsqu’elle entend :

— J’espère que vous n’avez rien eu tout à l’heure ? Vous auriez pu vous faire mal.

Agacée par le ton de voix railleur qu’il emploie, elle se cantonne à rétorquer :

— Tout va bien, merci.

Et elle n’attend pas davantage pour monter à l’étage, alors que dans son dos il lui semble entendre un éclat de rire étouffé. Quand qu’elle arrive à l’étage, elle se sent vraiment troublée. Cet homme a un tel regard et un tel charme ! Et il parle français. Bon sang ! Il parle même très bien français. Elle a franchement dû avoir l’air d’une idiote !

Elle respire un grand coup. Il faut qu’elle se reprenne. Malgré cela, dans l’immédiat, elle est avant tout ici pour Ahmed, et vu son attitude de tout à l’heure, il va avoir besoin d’elle, de son soutien, de son affection.

Cette pensée à l’esprit, elle parcourt le couloir très rapidement pour entrer dans la chambre et trouver Ahmed étendu sur le lit, ce qui ne lui ressemble absolument pas.

Elle prend place à côté de lui :

— Le café va bientôt arriver.

Il se redresse et s’assoit, puis sans tergiverser davantage lui assène :

— La femme m’a déclaré avec aplomb qu’elle n’avait pas le dossier me concernant.

— Pardon ?

Il secoue la tête, pousse un soupir, puis il poursuit d’un ton où une note de colère perce :

— Elle a ajouté qu’ils ont effectivement une trace de mon passage à l’orphelinat qui correspond à ma date de naissance et qui montre que j’ai bien vécu ici jusqu’à mes deux ans. Pourtant, ce dossier où est noté le nom de ma mère, elle n’est pas parvenue à mettre la main dessus. Alors que pour cette même année, elle possède celui des deux autres bébés filles. Mais moi, rien. Elle n’a aucune explication. Et n’a pas cherché à se renseigner plus.

Quand Ahmed lui rapporte la conversation, elle ne sait pas quoi lui dire, et encore plus par rapport à l’attitude de la directrice qui n’a montré aucune compassion envers lui.

Le constat était amer : ils connaissent ses origines, ils sont informés qu’il a passé ses premières années en ce lieu. Cependant, pour le reste, rien.

À ce moment-là, on toque à la porte, et la jeune femme va ouvrir pour laisser entrer Mounir avec le plateau qu’il va poser sur le petit bureau. Elle le raccompagne en le remerciant, puis apporte la tasse de café à son frère qu’il sirote sans attendre. Elle fait de même avec le verre de jus de fruits bien frais, assise de nouveau à côté de lui sur le lit. Au bout de quelque temps, elle lui rappelle :

— Écoute, il nous reste la solution du consulat pour peut-être en apprendre davantage.

Il pose la tasse de café sur la table de chevet avant de lui répondre :

— Oui, je téléphonerai demain pour en savoir plus.

Elle arque un sourcil et lui enjoint avec un sourire, après un temps de réflexion :

— À mon avis, je pense qu’il est préférable d’y aller en personne avec ton dossier. On verra bien ensuite.

— Tu as sans doute raison, reconnaît-il en haussant les épaules. Franchement, je ne m’attendais pas à être reçu de cette manière. J’imaginais que je trouverais des solutions plus vite. Il va forcément falloir rester plus longtemps. Du moins pour moi, parce que tu as le salon à faire.

Il pousse un soupir, puis se lève, l’air nettement moins abattu :

— Bien, comme je ne suis pas du genre à me plaindre pour un rien, nous allons d’abord descendre déjeuner, ensuite nous irons profiter de la piscine, et enfin nous ferons un tour en ville, visiter le souk par exemple. On va se changer les idées. Demain matin, nous nous rendrons au consulat. Et puis, si je ne parviens pas à en savoir davantage, je découvrirai quand même mon pays d’origine. Tu es d’accord ?

— À cent pour cent !

— Hauts les cœurs ! Mais en attendant, je vais prévenir Luna de tout cela.

— Je vais travailler un peu sur le balcon afin que tu sois tranquille.

Elle saisit son ordinateur et sort, alors qu’il commence à faire le numéro. Elle referme la porte de la baie vitrée pour laisser à son frère un peu d’intimité. Cependant, assise à la petite table en bois, elle ne réussit pas à se mettre au travail.

Une voix la hante, des prunelles dorées singulières également.

Cet homme travaille dans cet hôtel. Tarek…

Toutefois, elle n’est pas venue ici pour ce type de chose, et elle n’en parlera pas à son frère. Depuis que ce dernier a rencontré sa moitié, il est obnubilé par le fait que cela lui arrive aussi. De surcroît, vu sa réaction de ce matin, ce ne serait pas une bonne idée, car elle n’a pas fini d’en entendre sur ce sujet !

— Tout va bien, Aurore ?

Elle sursaute. Plongée dans ses pensées, elle n’a pas entendu la porte s’ouvrir.

— Oui, ça va, mais manifestement notre séjour ici va nous apporter plus d’imprévus, d’incertitudes que nous l’envisagions !

— Plutôt ! Bien, on descend manger au restaurant. Et après, appliquons le programme prévu. D’ailleurs, on a tous les deux besoin de se changer les idées ! Même si nous ne sommes pas venus ici pour le loisir, prenons quand même cela comme des vacances !

Après un repas copieux constitué d’un couscous et d’une salade de fruits, ils profitent de la piscine. Puis ils terminent leur après-midi dans leur chambre en travaillant, remettant la visite de la ville à une autre fois, la chaleur étant assez difficile à supporter, même en cette période. Aurore corrige un roman qui doit paraître prochainement et Ahmed lit un ouvrage sur le Moyen-âge qu’il a apporté. Pour le repas du soir, ils le prennent sur le balcon comme le jour précédent.

— Cela fait longtemps que l’on ne s’est pas trouvés tous les deux seuls, fait remarquer au bout d’un moment Ahmed alors qu’ils se sont mis au lit après avoir regardé le soleil se coucher.

— Oui, depuis que tu n’es plus mon tuteur !

— Nous en avons traversé des choses ensemble !

Elle pousse un soupir :

— Tu sais, quand nous sommes allés à l’orphelinat, je n’ai pu m’empêcher de penser que tu avais eu de la chance d’être adopté par nos parents. Cet endroit m’a donné froid dans le dos tant il est accueillant…

— Ce lieu est sinistre, tu as raison. Et en effet, avec nos parents, je ne pouvais pas tomber mieux. Ils ne m’ont jamais mis de côté ni traité différemment même après ta naissance. Ils m’ont donné beaucoup d’amour et, grâce à eux, j’ai eu une belle enfance. Et dorénavant, je suis prêt à être père à mon tour. Sans compter que j’ai eu une adorable petite sœur toute blonde !

— C’est ça ! Et moi, un grand brun ténébreux comme frère !

Il émet un petit éclat de rire :

— Oui, j’ai eu de la chance. Et dans cette ville, si je ne trouve pas ce que je veux, eh bien, tant pis, j’aurais essayé et je pourrais dire ce que je sais à mon enfant. Peut-être que je reviendrai ici avec lui, ou elle. Bien, dormons. Demain sera un autre jour.

Aurore étouffe un bâillement :

— Je commence à me sentir fatiguée de toute façon.

— Bonne nuit, sœurette.

— Bonne nuit, grand frère.

Elle rabat le drap sur elle et ne tarde pas à s’assoupir. Cependant, avant de plonger dans les bras de Morphée, elle ne peut s’empêcher de songer à un homme, et plus particulièrement à des prunelles couleur de miel.

 

Chapitre 3

Après un petit déjeuner vite avalé au restaurant de l’hôtel, ils partent en direction du consulat. Ce dernier a son siège dans une villa ancienne, où le blanc domine, mais à la différence de l’orphelinat, c’est un blanc éclatant, ceinte par un haut mur et un portail en bois fermé. De là où ils se trouvent, il leur est possible de voir que la demeure est assez vaste, entourée par un jardin. Ils sonnent à un interphone, un peu fébriles. Aurore a le sentiment qu’il va découler de cette visite quelque chose de plus important que lors de celle de l’orphelinat, mais elle ne sait qu’en penser. Enfin, au bout d’un temps trop long pour elle, une voix grave résonne.

— Bonjour. Que souhaitez-vous ?

— Bonjour, nous sommes français, et nous aurions besoin de discuter avec le consul au sujet d’une adoption.

— Pouvez-vous présenter à la caméra votre carte d’identité ?

Ahmed se saisit de celle d’Aurore et les montre toutes les deux à la caméra.

Un bruit se fait entendre, et le portail en fer ouvragé s’écarte suffisamment pour qu’ils puissent pénétrer dans la cour. Une fois à l’intérieur, le portail se ferme aussitôt derrière eux et ils parcourent la grande cour circulaire recouverte de sable doré, au centre de laquelle est placée une fontaine où l’eau coule avec un joli son. Ils arrivent enfin jusqu’à un escalier qui s’étend sur tout le devant de la façade pour parvenir à une porte en bois qui s’ouvre devant un homme dans la quarantaine, aux tempes grisonnantes, de haute stature et vêtu d’un costume marine. Un sourire avenant, il les accueille, tendant la main à Ahmed, puis à Aurore, dans une poignée de main très franche :

— Je suis Luc d’Amaurie, le consul.

— Bonjour, Ahmed et Aurore Deslandes. Nous sommes désolés de venir sans avoir pris de rendez-vous, mais nous souhaitons vous solliciter pour un problème d’adoption et…

— Vous avez de la chance, j’ai un rendez-vous dans quarante-cinq minutes, je suis donc en mesure de vous recevoir. Venez avec moi.

Il croise à ce moment-là le regard surpris d’Aurore et lui demande sur-le-champ :

— Vous vous interrogez sur le manque de personnel ici, c’est cela ?

— Comment…

— Cela fait trois jours que c’est ainsi. Ma secrétaire et mon assistant, qui sont mariés, ont dû aller en France pour un baptême, par conséquent je suis un peu seul avec une autre secrétaire qui pour le moment est partie à la poste. Mon épouse, qui m’aide parfois, est à son travail et mes enfants à l’école, par conséquent c’est très calme. Sans compter que le Kandjar est un pays assez paisible.

Pendant cette discussion, ils ont traversé un couloir pour parvenir à un battant en bois qu’il pousse, puis il désigne deux sièges en cuir devant un bureau en bois orné de liserés d’or.

— Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer et de vous asseoir.

Il prend place dans un haut fauteuil en cuir noir, derrière le bureau, puis il s’enquiert :

— Vous êtes donc venu au Kandjar pour une adoption ?

— Oui, acquiesce Ahmed.

Le consul arque un sourcil interrogatif :

— Mais vous vous êtes déjà adressés à l’orphelinat pour cela ?

— Nous y sommes allés hier, lui apprend Ahmed sur le même ton grave.

L’homme ouvre les mains en signe de désœuvrement :

— Alors, pour quelle raison venir au consulat ?

— Eh bien, la situation est plus complexe qu’elle en a l’air, explique Ahmed. En fait…

Le consul le coupe :

— Je ne vois pas pourquoi. Enfin, il y a votre jeune âge. Je ne suis pas médecin, mais avant de vous tourner vers l’adoption, peut-être que la médecine…

Ahmed lève la main pour l’interrompre :

— Ce n’est pas cela le problème. Aurore est ma sœur, pas mon épouse. En fait, c’est moi qui ai été adopté ici il y a vingt-six ans. Deslandes est mon nom d’adoption.

Se passant les mains dans les cheveux, le consul étouffe un soupir de soulagement, avant de s’exclamer :

— Je comprends mieux ! Je suis désolé de cette méprise. Nous étions en plein malentendu.

Ahmed lance un regard à Aurore et esquisse un sourire :

— Ce n’est pas un souci. Nous avons malheureusement l’habitude. Et quand on nous voit côte à côte cela arrive souvent.

Le consul opine du chef :

— Bien, alors expliquez-moi tout.

— Voilà, je suis venu dans ce pays afin d’en savoir davantage sur mes parents. Je me suis donc rendu à l’orphelinat, et là j’ai été informé que mon dossier ne s’y trouvait plus. Étant donné que je suis dorénavant français, j’ai pensé que peut-être ici je découvrirais des éléments qui me permettraient d’en apprendre plus.

Puis le frère d’Aurore lui tend les documents qu’il a en sa possession :

— Voici les pièces que j’ai pu rassembler jusqu’à maintenant.

Le consul prend le temps d’observer chaque page, mais, à un moment, Aurore a l’impression qu’il s’attarde plus particulièrement sur un et que sa mine s’assombrit. Toutefois, cela demeure assez fugitif et elle doute d’elle sur le moment. Il effectue cette tâche dans un long silence qu’il brise finalement en demandant :

— Vous n’avez que cela ?

— Oui, affirme Ahmed.

— C’est bizarre, parce qu’il est bien noté qu’en page deux, il devrait y avoir les noms de vos parents biologiques.

— J’ai remarqué.

— Et cette feuille n’existe pas ?

Ahmed se penche sur le bureau pour lui désigner quelque chose en bas du document :

— Il y a uniquement ce mot que j’ai du mal à comprendre avec ce tampon.

Le consul rejette un nouveau coup d’œil sur le document, puis il s’enquiert :

— Je peux faire une copie de ces documents ? Honnêtement, ce tampon me parle, mais pour le moment je ne peux pas vous en dire plus. Il faut que je me renseigne.

Ahmed hausse les épaules :

— Au point où j’en suis !

— Je m’en occupe de suite.

Le consul se lève et se dirige vers la porte, puis il sort dans le couloir. Au bout d’une poignée de secondes, ils entendent un bruit de porte qui claque et le son caractéristique d’une photocopieuse. Aurore se tourne vers son frère et chuchote :

— Décidément, il y a quelque chose d’étrange dans tout cela.

— C’est ce que je trouve aussi, rétorque-t-il sur le même ton.

— Face au tampon, il a eu l’air assez embarrassé, ajoute-t-elle.

— Plutôt !

— Qu’est-ce qui se cache derrière tout cela ?

— Petite sœur, j’ai la sensation que cela va aller plus loin que je ne l’imaginais.

Même si ces paroles rejoignent assez les pensées d’Aurore, elle ne peut s’empêcher de demander :

— C’est-à-dire ?

Il secoue la tête tandis que le consul les retrouve et lui tend ses documents :

— Bien, je ne vais pas vous garder plus longtemps, j’ai un rendez-vous, cependant je vous tiens au courant de mes recherches. Pouvez-vous me donner votre numéro ?  Dans quel hôtel résidez-vous ?

— Les dunes.

Le consul hausse un sourcil :

— Je le connais, c’est un très bel hôtel !

— Oui, assez cher aussi, mais nous nous sommes dit que ne sachant pas combien de temps nous resterions dans à Bahar, le confort pouvait être important.

Ahmed note son numéro sur le calepin que lui tend le consul, puis il se lève :

— Merci déjà pour votre accueil.

— Même si les circonstances sont assez particulières, j’espère que vous et votre sœur passerez un bon séjour ici. C’est un beau pays, qui a conservé encore un caractère assez typique.

— Nous avons prévu de faire un peu de tourisme, intervient-elle.

Le consul les accompagne jusqu’au hall d’entrée :

— Bien, je vous ouvre le portail. Je vous rendrai au courant du résultat de mes recherches d’une façon ou d’une autre. À bientôt sans doute.

— Merci. À bientôt.

Quand ils sortent, ils sont songeurs et n’échangent aucun mot tout en cheminant jusqu’à l’hôtel, comme après leur visite à l’orphelinat. Mais en cet instant, tous les deux ont vraiment le sentiment que le ciel leur tombe sur la tête.

Aurore ne remarque même pas le coup d’œil que lui lance un homme brun au regard doré alors que celui-ci discute avec un des membres du personnel de l’accueil. Un regard qui ne la lâche pas même quand elle monte l’escalier pour se rendre dans leur chambre.

— Donc on a plus qu’à attendre, résume Ahmed en poussant un soupir, en s’asseyant sur le lit.

— Cela va peut-être avancer, déclare Aurore à voix basse.

— Je l’espère, parce que, pour l’heure, je ne sais plus vers qui me tourner…

Il s’adosse un instant aux oreillers, puis ferme les yeux.

— Si cela ne te gêne pas, on va rester ici jusqu’au repas et après on visitera le souk. J’ai vraiment envie de faire autre chose, chuchote-t-il.

Aurore se penche vers lui et lui embrasse la joue :

— Aucun souci. De toute façon, j’ai la lecture d’un manuscrit à achever. Luna veut une réponse le plus rapidement possible. Donc je m’installe sur le balcon, et je te laisse tranquille.

— De mon côté, je vais rester là, au calme. Tu m’appelleras pour que l’on aille manger !

Elle opine du chef et se rend sur le balcon. Elle n’aime pas voir Ahmed dans cet état, cependant elle sait qu’elle ne peut rien faire de plus. Autant attendre et le laisser s’apaiser.

Lorsque c’est le moment de se restaurer, elle revient le chercher. Rien que le bruit de son pas fait que son frère ouvre les yeux et lui déclare :

— Je vais me passer un peu d’eau sur le visage, puis je te rejoins. Tu n’as qu’à descendre.

— Bien.

Elle lui fait un sourire encourageant, puis se dirige vers la porte. Quand elle pénètre dans la salle du restaurant, elle se déplace vers une des tables en bordure des fenêtres. À un moment, elle lève la tête, sentant un regard sur elle. Elle croise des prunelles dorées. Face au sourire de l’homme, elle se contente d’incliner le chef, alors que dans les yeux de ce dernier, des étincelles s’allument. Puis elle se replonge dans le menu jusqu’à ce que son frère arrive. Pendant qu’il s’installe en face d’elle, elle perçoit toujours ce regard sur elle, mais elle veille à ne rien montrer de son malaise à son frère. Puis ils déjeunent tranquillement.

Durant la visite du souk, qui se trouve au cœur de la vieille ville, ils ont vraiment le sentiment d’être immergés dans l’orient tel qu’ils l’imaginaient. Tissus, épices, artisanat, bruits, musiques, tout est dépaysant. Ce lieu a conservé toute sa typicité avec de petites échoppes regorgeant de marchandises, des venelles au sol dallé. Il n’est pas possible d’y circuler en voiture, les charrettes à bras étroites ou les triporteurs sont donc très pittoresques avec leurs couleurs bigarrées. À un moment, ils entrent dans une bijouterie, mais les prix sont trop onéreux pour eux. Aurore fait l’acquisition sur un étal d’une étole et Ahmed en choisit également une pour Luna. Toutefois, ils n’achètent pas davantage de choses, se promettant de revenir juste avant la fin de leur séjour pour faire l’emplette d’épices et de thé. Puis ils retournent à l’hôtel.

 

 

 

Chapitre 4

Après avoir dîné dans la salle, Aurore s’adresse à son frère :

— J’aurai envie de voir le soleil se coucher, mais pas du balcon. Je vais demander à l’accueil s’ils ont une idée du lieu où je peux me rendre. Tu viens avec moi ?

— Honnêtement, je suis fatigué, et je voudrais parler à ma moitié.

— Alors, je vais y aller seule. Je te rejoindrai plus tard.

— Pas de souci, sœurette !

Elle se dirige vers l’accueil pour s’enquérir de ce lieu.

— Vous n’avez pas encore eu l’occasion de vous rendre sur la terrasse ? l’interroge la réceptionniste.

— Celle qui donne sur le jardin ?

La jeune femme esquisse un sourire :

— Non, celle du toit. C’est très beau, on a une vue panoramique sur la vieille ville, le désert. Je peux demander à ce que l’on vous y conduise.

— Ce sera très bien, merci. Heu, je ne voudrais pas abuser, mais c’est possible aussi d’y boire un verre de jus de fruits ? ajoute-t-elle.

— Tout à fait ! Vous connaissez Mounir ?

— Oui, il nous a déjà apporté à boire dans notre chambre.

— Alors si vous pouvez attendre un peu dans le vestibule, il vous accompagnera avec votre boisson. Que souhaitez-vous ?

— Je vous laisse le choix.

Elle incline la tête :

— Bien, donnez-nous une dizaine de minutes.

— Pas de soucis.

Comme chaque fois, ils agissent avec diligence, car elle patiente très peu de temps. Aurore se fait la réflexion que les hôtels de ce type sont assez chers, mais que le service va avec ! Mounir la conduit par un escalier qu’elle n’avait pas eu l’occasion de voir, dissimulé dans un coin au fond du vestibule, qui débouche directement sur le toit-terrasse. Et là, elle est enchantée, car elle est en mesure d’apercevoir le paysage de la ville, et le désert semble très proche.

— C’est magnifique !

Le sourire de Mounir s’élargit :

— C’est très agréable le soir, quand le soleil se couche et que la fraîcheur le suit. Je vous pose votre verre sur cette table ?

— Oui, merci beaucoup.

Il fait une courbette et avec un nouveau sourire, s’éloigne, pour repartir vers l’escalier.

La table en fer se situe à proximité d’une banquette recouverte d’un tissu beige sur laquelle elle prend place, puis elle s’adosse et commence à siroter sa boisson, un jus de mangue bien frais, ravie de l’aubaine, tant le paysage autour d’elle est beau à voir. Elle n’aurait pas pu rêver mieux ! Elle profite du moment, simplement plongée dans l’observation, appréciant le silence ou le fait que les bruits soient assourdis, et surtout la chance de se trouver seule.

Soudain, elle entend derrière elle :

— Bonsoir.

Cette voix si particulière…

Surprise, elle se tourne lentement :

— Bonsoir.

— Vous avez découvert la terrasse ? s’enquiert-il avec un très grand sourire.

Veillant à ne surtout rien trahir de ce que cette intonation grave, à laquelle ce léger accent donne beaucoup de charme, produit en elle, elle explique :

— J’ai demandé à l’accueil s’il y avait un endroit d’où il était possible de contempler le soleil se coucher pas trop loin de l’hôtel, et l’on m’a conduite ici.

— Je vois. Votre mari ou votre fiancé n’est pas avec vous ?

Elle écarquille les yeux et s’étonne :

— Mon mari ?

Il penche la tête sur le côté, la scrutant du regard :

— Oui, l’homme qui se trouve avec vous.

Elle se retient de ne pas éclater de rire, avant d’affirmer :

— Ahmed n’est pas mon mari.

— Ah…

— Et pour tout vous dire, il n’est pas non plus mon fiancé ni mon petit ami, ajoute-t-il pour enfoncer le clou.

L’homme semble assez indécis :

— Mais…

— C’est mon frère. Et si nous avons la même chambre, c’est juste par économie.

— Pardon ?

C’est vrai qu’elle peut comprendre qu’il peut être difficile de croire qu’une jeune femme blonde aux prunelles bleues puisse être la sœur d’un homme grand, brun à la peau mate, aux yeux noirs.

Elle précise alors :

— En fait, c’est mon frère adoptif. Mes parents ne parvenaient pas à avoir d’enfant, et ils ont adopté Ahmed. Puis ils m’ont eue. Enfin, c’est une histoire compliquée au début, mais qui a eu une jolie fin.

— Et vos parents ne sont pas avec vous ?

Sa mine de la jeune femme s’assombrit, et elle lui confie au bout de quelques secondes :

— Ils sont morts peu de temps après l’anniversaire de mes quinze ans dans un accident de voiture. Ils n’ont pas pu éviter le chevreuil un soir…

Il prend place au bout de la banquette sur laquelle elle se trouve, faisant quand même attention à demeurer assez loin d’elle, puis il déclare d’un ton sérieux :

— Je suis désolé, je ne souhaitais pas raviver de mauvais souvenirs.

Elle hausse les épaules :

— Ce n’est pas grave. De plus, vous n’êtes pas censé être au courant.

— Enfin, je comprends mieux pourquoi il y a autant de tendresse entre vous deux. Quand on vous voit ensemble, il y a beaucoup de complicité.

Un léger sourire danse sur ses lèvres quand elle lui apprend :

— Ahmed, même si nous n’avons aucun lien de sang, est mon grand frère, et nous nous aimons beaucoup. D’ailleurs, il a été mon tuteur au décès de nos parents. Il allait avoir vingt ans, et se retrouver avec une ado n’a pas toujours été évident pour lui, bien que j’aie été assez sage. Cependant, être tous les deux face à l’adversité à renforcer notre lien.

Elle pousse un soupir et se replonge dans l’observation du paysage, alors que face à elle le ciel se pare d’une teinte d’un beau vermillon.

Au bout de quelque temps où le silence avait dominé, il déclare d’une voix basse :

— Je comprends. Dès lors, sachant que c’est votre frère, je peux vous demander si vous accepteriez de dîner avec moi demain soir ?

Si elle s’y attendait !

— Je… Pardon !

— Je présumais que c’était votre mari, mais maintenant que je sais que ce n’est pas le cas, je peux vous inviter. À moins que vous n’ayez un petit ami qui soit resté en France ?

Elle ne sait que répondre. À un moment, l’idée l’effleure de mentir, de dire que son petit ami l’attend effectivement en France. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de penser que cette invitation n’engage à rien, et que cela lui permettrait de rompre un peu avec sa routine coutumière. De surcroît, elle n’est pas à même de nier qu’il lui plaît : il a beaucoup de charme, il la trouble, cependant la jeune femme a aussi envie d’en apprendre davantage sur lui.

Elle secoue la tête, puis lui signifie :

— Non, je n’ai pas de petit ami en France ni ailleurs. Mais…

— Écoutez, si vous doutez de ma sincérité, sachez que je suis le propriétaire de cet hôtel, affirme-t-il face à l’incertitude qu’il peut lire sur son visage. Et que je n’ai que des intentions honnêtes.

— Ah ! Eh bien, par conséquent, j’estime qu’un dîner ne peut pas être envisageable ici. Surtout si vous êtes le propriétaire de ce lieu !

Il la coupe avec un geste de la main et un grand sourire :

— Ne vous inquiétez pas, j’ai prévu de faire des infidélités à Rachid, le chef de cet établissement. J’ai plutôt envie de vous faire découvrir la gastronomie locale dans un petit restaurant sans aucune prétention, mais où c’est très bon.

OK, il a tout préparé. Où va-t-elle mettre les pieds ? Sur le moment, les doutes l’envahissent :

— Je ne sais…

Un sourire qui se veut probablement rassurant ourle les lèvres de l’homme et il lui confirme d’un ton sans réplique :

— C’est juste un dîner, je vous le répète.

Dans sa tête, cela tourne à cent à l’heure. Même si elle en a très envie, peut-elle prendre ce risque ?

Entre la raison et le cœur…

— Juste un dîner ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur, dit-il en posant sa main sur son cœur dans une courbette un tantinet railleuse. Je suis un homme qui tient ses promesses. Cela ne vous engage à rien d’autre qu’à un bon repas et une discussion, que je vais tout faire pour qu’elle soit agréable. Pour le reste… Eh bien, ce sera déjà une façon de nous connaître.

C’est si tentant !

Et au fond, peut-être qu’elle découvrira des choses qui pourront aider son frère ? Alors elle se lance :

— Pourquoi pas ! Par contre, je préfère vous prévenir, je n’ai pas de vêtement adapté à une sortie. Nous sommes seulement venus ici… pour faire un peu de tourisme.

Il ne paraît pas remarquer son hésitation, car il la coupe d’un geste de la main et lui enjoint :

— Ne vous inquiétez pas, c’est un lieu très simple. Dans ces conditions, je passe vous prendre demain soir devant votre porte ? Ou sinon je peux vous attendre devant l’hôtel.

— Je pense que cela sera mieux.

— Vers dix-neuf heures ?

— Heu… oui.

— Bien, à demain soir donc.

Il se penche devant elle et après un dernier sourire, il pivote des talons et s’éloigne.

Elle n’en revient pas de ce qu’il vient de se produire. Qu’est-ce qui l’a poussée à accepter ce rendez-vous ? Elle n’est vraiment pas coutumière de ce fait ! Au contraire, depuis sa mésaventure, elle évite ce genre de situation. Toutefois, en cet instant, elle sent qu’avec Tarek, c’est différent. Il y a une attirance entre eux deux, c’est indéniable. Mais également autre chose sur laquelle elle ne parvient pas à mettre le doigt.

Poussant un soupir, le plaisir d’être sur cette terrasse n’est plus là, elle achève sa boisson devenue tiède, puis repart par l’escalier. En bas, elle va déposer le verre à l’accueil où la personne présente la remercie d’une inclination de la tête et d’un grand sourire. Puis elle remonte à la chambre, où elle trouve Ahmed déjà endormi. Manifestement, celui-ci ne ressort pas indemne de ces recherches qui pour le moment n’apportent rien. Elle adore son frère, cependant, dans ces circonstances, elle ne peut rien faire pour lui. Alors qu’elle s’habille pour la nuit, elle se demande vers où ou vers qui ils peuvent encore faire appel pour avoir des réponses. Mais malgré sa réflexion, elle ne trouve aucune solution. Au bout du compte, elle part se coucher. Cette journée a été dense et la fin assez inattendue. Mais bon, le vin est tiré, il faut le boire ! Elle verra bien comment tournera cette invitation.

 

Chapitre 5

Pendant toute la matinée qui suit, elle ne parvient pas à amener cette invitation dans la conversation avec son frère. Alors qu’ils se trouvent au restaurant pour le déjeuner, elle se lance :

— Je ne suis pas là ce soir.

Ahmed incline la tête sur le côté :

— Ah ! Tu as prévu quelque chose ?

— Je… j’ai un rendez-vous.

Il arque un sourcil, alors que ses lèvres esquissent un sourire surpris :

— Un rendez-vous ? Un rendez-vous rendez-vous… Comment as-tu fait pour rencontrer quelqu’un aussi vite ?

Elle pousse un soupir, puis elle lui assène :

— J’ai accepté d’aller au restaurant avec le propriétaire de l’hôtel.

— Mais comment l’as-tu rencontré ? insiste-t-il.

— Eh bien, tu te souviens de l’homme qui m’a empêchée de tomber…

Il fait claquer ses doigts et s’exclame, le visage affichant une certaine satisfaction :

— Je le savais !

Elle se mordille les lèvres : OK, elle a fourni un os à ronger à son frère et ce dernier a l’air relativement béat :

— Ahmed !

— Je me doutais qu’il y avait quelque chose. Alors je ne peux que te souhaiter de passer une bonne soirée ! affirme-t-il d’un ton suggestif.

— Tu ne penses pas…

— Aurore, même si j’évite de te poser des questions, je suis au courant que ta vie sentimentale se limite à zéro.

— Je suis déjà sortie…

— Je ne parle pas d’aller au cinéma ou au restaurant avec un homme, sœurette. Tu vois très bien ce que je veux dire.

Elle pique un fard, et il poursuit :

— Et je sais très bien pour quelle raison c’est ainsi. Mais cela fait près de six ans maintenant. Par conséquent, je ne peux que t’encourager. Du reste, si c’est juste pour le temps où nous sommes ici, eh bien, je serai présent pour toi.

— Je ne vais pas…

— Finir dans son lit dès le premier soir ? Te connaissant, je ne pense pas. Cependant, tu as le droit de vivre des émotions. Alors… Et puis, honnêtement, vu mes relations avant Luna, je n’ai pas de leçons à te donner.

— Nous ne sommes à Bahar que pour quelques jours ! s’offusque-t-elle.

— Aurore, comme je viens de te le dire, je ne te jugerai pas. Mais si cela se passe mal… Je te rappelle que je serai là.

— Ahmed…

Il se lève, puis se penche vers elle et embrasse sa joue.

— Bien, entre-temps, on va à la piscine comme on l’a décidé ? s’enquit-il avec un large sourire.

— Bien sûr !

Comme prévu, elle attend Tarek devant l’hôtel. Elle a préféré prendre un peu d’avance, mais à l’heure dite, elle voit arriver une voiture noire à la coupe élancée, le genre de modèle que l’on aperçoit dans les séries et que l’on croise très rarement sur les routes de campagne dont elle a l’habitude. Quand il sort du véhicule, elle ne peut s’empêcher de pousser un léger soupir. En vérité, elle se demande dans quoi elle pose les pieds. Certes, la dernière fois qu’elle est sortie avec quelqu’un, cela ne s’est pas bien passé, mais là, elle a le sentiment de s’engager dans quelque chose de vraiment singulier. Et puis, il exhale tant de charme, et son habillement est clairement de très bonne facture : une paire de chaussures en cuir sombre, un pantalon marron foncé bien coupé et une chemise d’un bleu ciel très doux qui met en valeur la matité de sa peau. Ses prunelles de miel sont chaleureuses. Elle se trouve un peu décalée avec sa simple robe bleu marine, son mètre soixante, son chignon strict, oublieuse de sa blondeur, de son regard pervenche et de ses jolies formes.

— Bonsoir, la salue-t-il.

Elle esquisse un sourire :

— Bonsoir.

Il vient ouvrir la portière passagère, puis il se tourne vers elle et s’enquiert avec sérieux :

— Vous avez changé d’avis ?

Elle se sent rougir, prise en flagrant délit. Elle qui pensait avoir réussi à dissimuler son indécision !

— Heu, non…

— Je vous pose cette question, car en cet instant je perçois une retenue chez vous. Et je ne désire pas que vous vous sentiez obligée de m’accompagner. Je peux très bien le comprendre. Il n’y a aucune contrainte.

Elle respire un grand coup :

— Non, tout va bien.

Il incline la tête sur le côté, puis lui intime avec une courbette :

— Bien, alors si vous voulez bien vous donner la peine de monter.

Ses prunelles pétillent de malice quand il énonce cela, et elle ne peut s’empêcher d’esquisser un léger sourire qui visiblement lui convient parce qu’il déclare sur-le-champ :

— Je préfère voir cette expression sur votre visage !

Et là, elle ne se retient pas pour le questionner, alors qu’elle prend place dans la voiture :

— Vous devez vraiment dire cela ?

Tandis qu’il ferme la portière, il la fixe un instant, puis gagne le côté conducteur où il s’assoit sans émettre aucun commentaire. Après avoir mis le moteur en route, il lui demande :

— Vous n’aimez pas les compliments ?

— ce n’est pas cela…

— Vous n’appréciez pas la séduction, c’est bien cela ?

— Comment avez-vous…

— Deviné, c’est ce que vous alliez dire ? Eh bien, j’ai compris que vous n’êtes pas coutumière de ce type de situation. De plus, sans vouloir me montrer trop imbu de moi-même, j’ai l’habitude que mes invitations soient acceptées beaucoup plus vite. Sans compter votre attitude assez réservée à mon arrivée, à laquelle s’ajoute votre présente réaction face à mes propos. Donc, ou vous êtes une remarquable actrice, mais de cela je suis sûr que ce n’est pas le cas, ou mon comportement vous rend mal à l’aise. J’ai raison ?

Elle opine du chef, ne se risquant pas à le regarder. Décidément, cet homme est très intuitif !

Sans crier gare, il lâche le volant et pose sa main sur celle d’Aurore :

— Alors, je résume : pas de compliments, pas de séduction. Juste de la conversation. Cela vous convient ?

De nouveau elle se contente de faire un signe positif de la tête. Cependant, troublée par le contact de la main de Tarek, elle retire la sienne lentement. Tarek, sans faire d’observation, la replace sur le volant. Le silence les entoure, et elle se cantonne à regarder autour d’eux la ville dans laquelle il évolue avec assurance.

— Nous arrivons, dit-il, alors qu’ils parviennent devant un immeuble récent.

Une fois garé, il sort du véhicule pour ouvrir la portière d’Aurore qui examine les alentours avec stupéfaction. Tandis qu’ils se dirigent vers une porte située dans une venelle, il s’enquiert :

— Vous avez l’air étonné ?

— En fait, j’imaginais que le restaurant se trouverait dans la vieille ville.

— Je vois. Mais ne vous inquiétez pas, ce sera bon et je suis certain que le lieu va vous surprendre.

Il pousse un battant vitré, et là, immédiatement, Aurore a le sentiment d’être plongée dans l’orient tel qu’on le conçoit. Les clients sont assis sur des banquettes basses pourpres ou chocolat, recouvertes de plaids ou de coussins aux coloris bigarrés, installées dans des sortes de box séparés par des voilages irisés aux teintes variées. Les plats sont servis sur des tables basses en cuivre ou en bois reposant sur des tapis chamarrés. Les lumières sont tamisées grâce à des photophores en cuivre traditionnels.

L’ahurissement manifeste de la jeune femme amuse Tarek qui s’exclame :

— Vous voyez, je ne vous ai pas menti !

Il l’attrape sous le coude et la guide vers l’un des box où un pichet en verre et deux verres les attendent. Ils s’assoient côte à côte, puis Tarek, après lui avoir demandé si elle désire un verre de jus d’orange, la sert.

Elle se saisit d’un des menus pour se donner une contenance, mais y sont notés uniquement les noms des plats, et cela la laisse perplexe. S’avisant sans doute de cela, Tarek lui pose cette question :

— Vous me faites confiance pour les plats ?

Elle hausse les épaules, soulagée :

— Du moment que ce n’est pas trop épicé, cela fera l’affaire. Je ne suis pas très difficile.

— D’accord.

Le serveur, vêtu à la manière traditionnelle, les rejoint, et les deux hommes discutent du menu en arabe. Pendant ce temps-là, Aurore observe autour d’elle, toujours autant surprise par ce qu’elle voit, sirotant le verre de jus de fruits très frais.

— J’ai commandé en entrée une salade composée et, pour le plat principal, j’ai choisi de vous faire découvrir un mets typique de cette région : le kebsa à base de poulet, de riz, de raisins, de dattes et d’amandes, lui explique Tarek pendant que le serveur s’éloigne. Vous avez déjà eu l’occasion d’y goûter ?

— Non, mais il est vrai que l’hôtel sert des menus assez occidentaux.

— Je sais. Vous préféreriez avoir plus souvent des plats typiques ?

— Eh bien, quand on séjourne dans un pays, la gastronomie est importante. Mais après, ce n’est que mon avis personnel. En tout cas, ce que j’ai pu y découvrir m’a assez plu jusqu’à maintenant.

Puis elle reprend son verre pour le terminer.

— Avant de venir au Kandjar, vous aviez déjà eu l’occasion de visiter un pays du Moyen-Orient ? s’enquit-il.

— Non, je n’étais jamais allée aussi loin. Pour tout vous dire, c’était la première fois que je prenais l’avion.

— C’est une vraie découverte alors ?

— Effectivement. Pour Ahmed, moins. Il a eu l’opportunité de voyager en dehors de l’Europe.

Le serveur arrive et dépose sur la table les plats, puis il place des couverts à destination d’Aurore, qui se tourne vers Tarek :

— Merci d’y avoir pensé.

— Oh je n’y suis pour rien. Beaucoup de touristes viennent ici. C’est devenu une habitude.

Ils commencent à déguster les plats. Devant l’expression ravie d’Aurore, Tarek se contente de sourire, ensuite il demande :

— Vous ne faites donc pas un métier où il faut voyager, si j’ai bien compris ?

Elle esquisse un sourire, avant de rétorquer sur un ton mutin :

— Je le fais par procuration, dans l’imaginaire.

Il hausse un sourcil interrogateur, et elle explique :

— Nous avons créé avec Luna, la compagne d’Ahmed, notre maison d’édition il y a deux ans, quand j’ai eu fini mes études de lettres.

— Je comprends mieux. Et elle marche bien ?

— Pour le moment, je ne me plains pas trop, même si je suis obligée de faire beaucoup de choses pour économiser de l’argent : des corrections, des couvertures. Enfin, cela donne beaucoup de travail. Je présume que c’est comme lorsque l’on dirige un hôtel, il faut être multicartes !

Il esquisse un sourire :

— En effet.

Puis il prononce une phrase en arabe qu’elle ne comprend pas :

— Qu’avez-vous dit ?

— Désolé, je pensais à voix haute. Vous ne comprenez pas l’arabe ? J’ai pourtant cru entendre votre frère discuter dans ma langue.

— Mes parents ont tenu à ce qu’il l’apprenne afin d’être plus proche de ses origines. Il a suivi des cours par correspondance, ainsi qu’en le parlant parfois avec l’ouvrier d’origine marocaine qui travaillait dans l’exploitation familiale.

— Vos parents étaient agriculteurs ?

— Viticulteurs, plus précisément. Mais suite à leur décès, les vignes ont été mises en fermage afin qu’Ahmed puisse poursuivre ses études en histoire. Toutefois, il se donne toujours la possibilité de reprendre les vignes à son compte un jour.

— Il est professeur ?

— Il est chercheur, il a achevé son doctorat l’année dernière. Nous sommes venus dans cette période, car à ce moment-là il a fini ses cours en présentiel, donc il se consacre à ses recherches avant les examens dans deux mois. Et vous, vous êtes donc propriétaire de cet hôtel ?

Il ne semble pas désarçonné par ce passage du coq à l’âne, et il opine du chef :

— Oui, en effet.

— Et de temps en temps vous vous retrouvez à y travailler ?

Comprenant à quoi elle fait allusion, il déclare :

— He bien, j’aime bien le contact avec les gens. Et au moment où je suis arrivé, Lyla, la réceptionniste, a reçu un coup de fil de sa mère qui lui a annoncé que son fils avait de la fièvre, donc je lui ai dit qu’elle pouvait partir et que je la remplaçais. Elle est revenue l’après-midi. Je fais de même dans mon autre hôtel.

— Vous possédez un autre hôtel ?

— Il se trouve à Raman, l’autre ville importante du pays, où sont situés certains sites archéologiques. Peut-être auriez-vous l’occasion de vous y rendre ?

— Je ne sais pas. Par contre, j’aimerais bien visiter le désert qui borde Bahar.

— Si cela vous intéresse, je peux vous organiser cela. C’est un service que propose de temps en temps l’hôtel.

Elle se mordille les lèvres :

— Je…

— Je peux même vous y emmener si vous le souhaitez. Je connais très bien le désert.

Elle préfère demeurer allusive dans sa réponse :

— Peut-être un peu plus tard. Lorsque Luna nous rejoindra par exemple. Pour le moment, elle doit s’occuper de l’organisation d’un salon. D’ailleurs, quand elle arrivera, je partirai peu de temps après pour le faire.

Un ange passe, avant qu’il ne demande :

— Vous envisagez de revenir ?

— Nous sommes juste venus ici… pour visiter le pays. Donc, je ne pense pas.

— Par conséquent, je vais tout faire pour que vous ayez envie de revenir.

Elle secoue la tête et ne rétorque rien. Elle sait qu’elle ne reviendra pas. Alors, elle va éviter d’y songer et garder pour plus tard ces instants au chaud. Tarek se révèle d’agréable compagnie. Elle vit le moment présent, c’est tout.

— Aurore, tout va bien ?

— Pardon, je pensais à autre chose.

Il esquisse un sourire, puis lui enjoint :

— Pour le dessert, j’ai choisi un sorbet à la mangue et j’ai pris du thé à la menthe. Cela vous plaît-il ? Sinon, je peux demander autre chose.

— Non, cela conviendra.

Le sorbet est plein de goût et Aurore la déguste avec plaisir. Le thé très parfumé. Décidément, ce restaurant est tel que Tarek le lui avait promis.

Lorsqu’ils partent, Aurore n’a aucun regret d’avoir accepté. Cependant, quand Tarek s’arrête à proximité de l’entrée de l’hôtel, il se penche vers elle et pose une main sur la sienne :

— Vous consentiriez à ce que nous nous revoyions demain soir ?

Elle reste silencieuse un instant avant de dire, sans le regarder :

— Je ne pense pas que cela soit raisonnable.

Et elle sort sa main de dessous la sienne, ayant l’impression de revivre le début de la soirée. Mais Tarek, doucement, pose un doigt sous son menton et l’oblige à tourner la tête vers lui. Lorsqu’elle croise ses prunelles dorées, celles-ci sont graves.

— Pourquoi ? Vous n’avez pas apprécié ?

Elle pousse un soupir, se mordille les lèvres :

— Ce n’est pas cela, c’est juste que je vais partir bientôt. Donc, je ne pense pas que cela soit possible.

— Nous en jugerons mieux demain soir.

— Tarek…

— Aurore, j’ai vraiment envie de vous revoir. Et ce sera seulement un repas. D’ailleurs, si tout va mal pour vous, vous n’aurez qu’à partir.

— En oubliant ma chaussure ? plaisante-t-elle.

Il éclate de rire, puis il dépose un baiser sur sa joue :

— Cela nous obligera alors à nous revoir, cela peut être une bonne idée ! Bien, je vous accompagne à votre chambre.

Elle n’attend pas davantage pour ouvrir la portière et descendre de la voiture.

— C’est gentil, mais je peux rentrer toute seule, l’assure-t-elle.

Il pince les lèvres, se penchant pour mieux l’observer, puis déclare d’un ton posé :

— Je vous dis donc à demain soir, Aurore. Même heure.

Elle capitule :

— D’accord. Bonne fin de soirée.

— Bonne fin de soirée.

Et alors qu’elle ferme la portière, elle entend :

— Rêvez de moi.

Si cela la touche, elle veille à ne rien montrer. Et puis ces paroles ont été prononcées d’un ton si bas qu’elle doute d’avoir bien compris. Tandis qu’elle monte les marches, elle se retourne pour voir la voiture partir, songeuse. Ensuite, lentement, elle chemine jusqu’à sa chambre où elle rentre, silencieuse.

Toutefois Ahmed est loin d’être endormi, et dès qu’il l’aperçoit, il s’enquiert, caustique :

— Alors, cela s’est bien passé ?

Elle tâche de ne rien lui dévoiler de ses émotions et l’informe :

— Nous dînons de nouveau ensemble demain soir.

— Ah…

— Quoi ah ?

Il se rallonge sur son lit, croisant les mains derrière sa tête :

— Il te plaît ?

— Ahmed !

— Oui, il te plaît, lui certifie-t-il d’un air très satisfait.

— Mais je lui ai rappelé que nous partons la semaine prochaine, ajoute-t-elle.

Son frère tapote la place à côté de lui :

— Allez, viens. On en parle, si tu veux.

Elle secoue la tête :

— Je vais me changer.

Et elle n’attend pas plus pour entrer dans la salle de bains. Lorsqu’elle revient dans la chambre, Ahmed se contente simplement de lui signifier :

— Je serai là pour toi.

Elle se glisse sous les couvertures :

— Je sais. Bonne nuit.

— Bonne nuit, sœurette.

Elle éteint la lumière et se tourne vers la baie vitrée pour regarder le ciel obscur, ayant laissé les rideaux ouverts.

« Rêvez de moi ».

Elle a le sentiment que ce sera le cas, ou du moins que cette nuit encore il occupera ses pensées.

 

Chapitre 6

Au matin, réveillée par un rayon de soleil, elle préfère rester un peu dans le confort douillet de la couche.

Au bout de quelque temps, elle entend son frère s’enquérir :

— Je téléphone à l’accueil pour demander à ce qu’on nous apporte le petit déjeuner dans la chambre ?

— Bonne idée, souffle-t-elle.

Après un moment passé à rêvasser, elle se lève et part se doucher. Quand elle revient, le repas l’attend sur le balcon où elle prend place avec son frère.

Ils déjeunent en silence, appréciant la vue. Mais au bout du compte, son frère lui enjoint :

— Tu m’expliques ce qui ne va pas ?

— Tout va bien.

— Bien sûr ! Je sais que tu n’es pas du matin, mais là cela ne te ressemble pas du tout ! C’est à cause de cet homme ? Eh bien, si c’est la raison de ton humeur, tu n’as qu’à lui dire que tu ne veux plus sortir avec lui !

Puis il incline la tête sur le côté :

— Cependant, ce n’est pas aussi simple que cela, n’est-ce pas ?

Elle fronce le nez, demeurant silencieuse, choisissant de se verser un nouveau verre de jus d’orange. Décidément, il la connaît très bien.

Et son frère reprend :

— Tu sais ce que tu devrais faire ? En discuter à Luna. Elle sera sans doute de meilleur conseil que moi.

Aurore secoue la tête :

— Non.

— Elle parle ! s’écrie son frère. Oh miracle !

Elle pousse un soupir, puis rétorque face au sourire éclatant de son frère :

— Ҫa va !

— Bon, écoute. Je te propose une chose. Ce matin, on va se promener, puis piscine l’après-midi ! Entre-temps, peut-être que ces activités récréatives t’aideront à prendre du recul.

Elle hausse les épaules. Mais elle n’a pas le temps de dire quoi que ce soit que l’on frappe à la porte. Après un échange de regards interrogatifs, Ahmed se rend à la porte pour l’ouvrir et tomber face à un homme vêtu d’un costume noir, qui s’incline devant lui et lui demande en anglais :

— Bonjour, c’est bien la chambre de mademoiselle Aurore Deslandes ?

— Oui, acquiesce Ahmed en se passant la main dans les cheveux.

— Voici un courrier qui lui ai destiné.

Il tend une enveloppe beige à Ahmed.

— Heu, merci.

L’homme, après une salutation du corps, fait volte-face et s’éloigne dans le couloir. Ahmed reste un instant à l’observer, puis referme le battant pour rejoindre sa sœur et lui donner l’enveloppe :

— Tiens, c’est pour toi.

— De qui est-ce ? Il n’y a rien de noté dessus !

Elle ouvre l’enveloppe et commence à lire la missive :

Aurore,

J’espère que votre nuit aura été reposante.

Je vous fais apporter ce mot, car je désirerais que ce soir vous vous rendiez directement sur la terrasse de l’hôtel vers 19 h. Je vous ai réservé une surprise qui j’espère vous sera agréable.

À ce soir,

Tarek.

Replaçant le carton crème dans l’enveloppe, elle déclare à son frère :

— C’est Tarek, il me demande d’aller ce soir sur la terrasse de l’hôtel.

Son frère s’assoit à côté d’elle :

— Eh bien, il lance une offensive !

— Je pense que c’est à cause de ce que je lui ai dit hier soir.

— C’est-à-dire ?

— Je lui ai fait comprendre qu’il ne fallait pas qu’il espère de moi quoi que ce soit de plus qu’un simple repas, quand il avait commencé à adopter une attitude un brin trop séductrice à mon goût.

— Je vois. Tu as posé les choses, et tu as eu raison. Au moins, pour lui, c’est clair.

— J’y compte bien !

— Et tu vas te rendre sur la terrasse ?

Elle hausse les épaules :

— Ce n’est pas loin, et j’avoue que je suis assez curieuse.

Il esquisse un sourire :

— Et puis, s’il y a un souci, je serai à proximité !

— Mais bien sûr !

— Bon, on va se promener ?

— Honnêtement, je n’ai pas envie. Il faut que j’avance dans une correction. Luna m’a envoyé un mail assez explicite !

— Alors je vais te laisser tranquille. De mon côté, j’ai besoin de prendre l’air. Par conséquent, je vais faire un tour, et je reviendrai assez vite. De toute façon, comme je n’ai pas de message du consul, pour le moment les recherches sont au point mort. Donc, autant que j’en découvre plus sur ce pays et sur cette ville.

— Je te comprends !

Il quitte le balcon, puis Aurore l’aperçoit attraper sa veste et sortir en silence.

Elle pousse un soupir. On ne peut pas dire que tout va bien pour eux d’eux. Elle, elle ne sait pas quoi faire : continuer à voir Tarek, ou tout arrêter ce soir, considérant que de toute façon, cela ne durera pas. Ou encore, foncer et peut-être aller droit dans le mur, mais vivre une belle histoire. Vivre tout simplement ! Cela fait si longtemps qu’elle n’a pas ressenti cela ! Ou plutôt, elle ne se rappelle pas avoir jamais connu cela un jour ! De plus, elle n’a plus dix-huit ans, elle en a vingt-quatre : il est temps d’oublier cette mauvaise expérience.

Et si, en ce qui la concerne, elle a le choix, pour son frère, elle ne sait quoi faire. Elle se sent désœuvrée face à ce qu’il vit, et ce n’est pas la première fois depuis qu’ils sont ici. Et là, devant son départ, elle a aussi compris qu’il avait envie d’être seul.

Avec un soupir, elle se lève, range tout sur le plateau, puis va déposer ce dernier devant la porte, comme de coutume. Ensuite, elle saisit son ordinateur, va prendre place sur le balcon et se met au travail sans attendre. Par chance, l’autrice ne laisse pas trop de fautes, et à part des répétitions, elle ne trouve pas grand-chose. Donc elle avance assez vite. Luna ne rouspétera pas trop ! Lorsque son frère arrive, elle a été à l’œuvre sur environ un quart du texte et envisage de continuer durant l’après-midi. Ce qu’elle fait d’ailleurs après être allée déjeuner avec son frère au restaurant. Celui-ci semble aller mieux, mais quand elle tente de lui en parler, il dévie la conversation : il attend un message du consul.

L’après-midi s’estompe vite, car après un passage à la piscine, ils rejoignent tous les deux leur chambre pour se mettre au travail, se promettant de faire une excursion dans le désert le lendemain, Ahmed ayant réservé à l’accueil, après qu’Aurore lui a rapporté les propos de Trek à ce sujet. Aurore est d’ailleurs assez impatiente d’effectuer cette promenade.

Quand dix-huit heures approche, Ahmed lui rappelle avec un sourire dans la voix :

— Tu n’as pas un rendez-vous dans une heure ?

Elle lève les yeux de son ordinateur et s’exclame :

— Bon sang !

Elle se met debout, enregistre son travail, referme son ordinateur et va devant l’armoire, puis râle copieusement :

— Je n’ai rien à me mettre !

— Tu as ta robe verte !

— Il ne vaut mieux pas qu’il m’invite une troisième fois !

— Il sait que tu n’es là que pour un temps assez court. Personnellement, si j’étais à sa place, cela ne me poserait aucun souci !

— Tu possèdes deux hôtels et une belle berline ?

Il éclate de rire :

— Non, je suis un pauvre prof ! Mais s’il s’attache à ce genre de détail, c’est qu’il ne souhaite pas apprendre à te connaître réellement. En tout cas, c’est ce que l’homme que je suis pense dans ce cas-là.

— Alors ce sera un excellent test, parce que ma robe verte est vraiment très simple ! Bon, je vais dans la salle de bains.

Elle attrape le vêtement sur le cintre, puis se rend à la salle d’eau pour se préparer : elle brosse ses longs cheveux qu’elle laisse libres sur ces épaules, ourle ses lèvres d’un rouge à lèvres rose pâle, un tantinet brillant. Pour ses yeux, elle choisit une ombre à paupières cuivre et du mascara noir, comme le soir précédent. En dernier lieu, elle enfile sa robe, après avoir vaporisé sur sa peau un parfum de lilas.

Quand elle sort de la pièce, son frère, pour la taquiner, siffle doucement :

— Tu es vraiment ravissante !

— Tu es mon frère, ton avis n’est pas objectif !

— Sœurette, si je te dis que tu es ravissante, c’est que tu es ravissante. Il est 18 h 50, tu dois y aller.

Elle pousse un soupir, puis s’avance vers lui et dépose un baiser sur sa joue :

— Tu es sincèrement un frère en or !

Puis elle se rend à la porte après avoir saisi l’étole achetée au souk. Elle sort et referme doucement le battant derrière elle. Elle s’oriente en direction de l’escalier qu’elle descend pour se diriger vers celui qui conduit à la terrasse. Lorsqu’elle en gravit les marches, son cœur bat la chamade. Et quand elle aperçoit Tarek, elle a le sentiment que les pulsations résonnent.

Ce dernier est aussi élégamment vêtu que d’habitude. Il s’approche d’elle avec un sourire satisfait :

— Bonsoir, je suis enchanté que vous soyez venue. Vous êtes très jolie !

Elle se sent rosir sous le compliment :

— Bonsoir. Merci.

Il la saisit sous le coude, puis la guide vers une table basse entourée de coussins. Une table qui ne se trouve pas là ordinairement. Tarek doit noter sa confusion, car il explique :

— J’ai fait installer cela, et privatisé en quelque sorte les lieux. C’est parfois utile d’avoir des accointances dans un hôtel !

— Je peux m’en apercevoir, reconnaît Aurore à voix basse.

Non seulement il y a cette table, mais aussi des photophores en bois ouvragés posés çà et là, qui octroie à ce lieu une atmosphère très douce, un tantinet romantique et délicieusement orientale.

Elle s’assoit sur un coussin violet, et lui fait de même en face d’elle, puis il s’enquiert en lui tendant des couverts :

— Vous avez envie de tenter de manger avec le pain ?

Elle ne dit rien et se cantonne à attraper les couverts avec un sourire.

— Bien, pour le menu, nous avons du taboulé et du Mande’e, un plat à base de viande de mouton et de riz. Et bien sûr, ils ne sont pas trop épicés.

— Merci.

— Par contre, comme c’est le deuxième rendez-vous que nous avons ensemble, et la quatrième fois que nous nous voyons, si je comptabilise notre première confrontation plutôt… brutale, j’estime que nous pouvons nous tutoyer. Cela sera plus simple. Qu’en penses-tu ?

Elle se pince les lèvres, prend le temps avant de lâcher :

— Pourquoi pas !

Et ils commencent à se restaurer, devisant sur divers sujet, et surtout de ce pays sur lequel Tarek semble incollable. D’ailleurs, à un moment, Aurore lui fait cette remarque :

— Tu es sûr que tu es seulement un hôtelier ? Car vu tes connaissances sur le pays, tu pourrais presque en être ministre du Tourisme !

Il y a un silence qui s’instaure, et pendant une poignée de secondes, Aurore a même le sentiment qu’il ne va rien lui répondre, mais finalement, il affirme :

— Être ministre ne me conviendrait pas du tout. J’ai besoin de faire ce que je veux quand je veux. Mais si prochainement j’ai l’occasion de voir le prince, je lui en toucherai un mot, conclut-il d’un ton assez sarcastique, somme toute assez surprenant.

Néanmoins, la sensation de malaise tarde à se dissiper, et c’est Aurore qui s’enquiert afin de faire diversion :

— Comment as-tu fait pour accomplir tout cela aussi vite ?

Il esquisse un sourire, puis il déclare :

— Je suis le propriétaire des lieux, cela me permet de pouvoir entreprendre ce que je veux. Et j’étais certain que cela te plairait. À défaut d’organiser une telle chose dans le désert.

— En parlant de désert, nous allons faire une excursion avec mon frère demain.

— Donc, il serait bien que tu ne te couches pas trop tard !

Elle se lève pour se rendre au bord de la terrasse et observer le ciel s’assombrir. Il la rejoint. En silence, ils se plongent dans la contemplation du paysage. De là où ils se trouvent, il est possible de distinguer de hauts immeubles et elle chuchote :

— C’est dommage !

— Que trouves-tu dommage ?

— Ces immeubles, dit-elle en les désignant de la main.

— Je vois… Mais notre pays doit se moderniser, sinon face à nos voisins, nous ne serons plus rien à brève échéance. Certes, il y a les puits de pétrole qui assurent un bon revenu, cependant cela ne suffira plus bientôt. Donc, nous devons développer autre chose, et être prêts pour accueillir les gens. Un hôtel tel que celui-ci n’est pas suffisant.

— Par chance, ils ne sont pas très hauts.

— Notre architecte, un cousin du prince, veille à ce que cela ne soit pas le cas afin de ne pas trop dénaturer les lieux.

— Bien sûr ! ironise-t-elle.

Il incline la tête sur le côté :

— Pourquoi dis-tu cela sur ce ton ?

Et voilà, c’est un bon exemple d’un moment où il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche !

— Pour rien… tente-t-elle d’éluder.

Mais, comme elle s’en doute, Tarek n’est pas du genre à abandonner. Il pose une main sur son épaule et l’oblige à pivoter vers lui :

— Si, cela m’intéresse !

Alors elle se lance :

— C’est du népotisme, c’est regrettable.

Sa mine s’assombrit, puis il affirme d’une voix ferme :

— Non, pas vraiment, car il joue un rôle de conseil, et il est plus spécialisé dans la restauration des vieux bâtiments, ce qui dans notre pays est très profitable. D’après ce que je sais, il y a eu un appel d’offres avec même des entreprises internationales. Le prince ne tient justement pas à ce qu’on lui reproche quoi que ce soit dans ce sens, parce que cela a trop été le cas pour les princes régnants précédents, ce qui n’a pas réussi à l’expansion de notre état. Nous ne pouvons plus vivre repliés sur le passé, et depuis dix ans que le prince Hussein est au pouvoir, il s’y attèle.

— Tu as l’air d’être très au courant des affaires princières, rétorque-t-elle.

Il pousse un soupir, puis finit par déclarer :

— Je connais bien le prince.

Manifestement, elle n’en saura pas davantage et devra rester sur cette étrange impression que Tarek ne lui raconte pas tout. Alors elle se contente de répliquer :

— En tout cas, c’est un pays où l’on se sent bien.

Son visage redevient plus avenant quand il énonce :

— Je suis ravi que tu apprécies.

— Je pense qu’Ahmed reviendra.

— Pourquoi seulement lui ?

— Parce qu’il est né ici.

— Pardon ?

Elle pousse un soupir. Elle en a dit trop sans s’en rendre compte, et elle répète :

— Il est né ici. Il a vécu dans l’orphelinat de la capitale jusqu’à ses deux ans, puis il a été adopté par mes parents. Cela faisait plus de cinq qu’ils attendaient, et quand on leur a proposé d’adopter un enfant de ce pays, ils ont accepté, car un enfant français, c’est vraiment très difficile, et puis la nationalité de l’enfant leur importait peu. Ils ont essayé d’avoir des enfants naturellement, des FIV entre autres. Mais face aux fausses-couches, aux échecs successifs, ils ont choisi d’adopter.

— Tu as été aussi adoptée ?

Elle secoue la tête en signe négatif :

— Maman m’a appelée son petit miracle, car deux ans après l’adoption d’Ahmed, elle est tombée enceinte. Il paraît que quelquefois cela se produit : on est tellement focalisé sur quelque chose que cela n’arrive pas, et là, avec Ahmed, elle était enfin maman, donc la nature a fait le reste. Et pour elle, à quarante et un ans, c’était plus qu’inattendu, après tout ce qu’elle avait traversé.

— Donc, vous êtes venus ici pour qu’il puisse connaître son pays d’origine ?

— En effet. De plus, nous cherchons à savoir des choses sur sa famille, mais c’est compliqué.

— Je ne comprenais pas pourquoi vous ne vous comportiez pas comme des touristes lambda. Dorénavant, j’en saisis mieux la raison.

— Eh bien, nous ne sommes pas vraiment en vacances. Donc, on visite un peu, mais on travaille aussi. Luna, ma belle-sœur nous rejoint dans quelques jours.

— Et après tu pars, c’est bien cela ?

— Oui.

Il se rapproche d’elle, puis elle sent alors un bras qui entoure sa taille, ensuite elle se retrouve contre le torse de Tarek. La main qui enserre sa taille la fait tourner lentement vers lui, et quand elle croise son regard, elle remarque que ses iris dorés sont plus sombres. Il incline doucement la tête, et comme elle ne se dérobe pas, il embrasse très délicatement ses lèvres, prenant son temps. Puis le baiser s’approfondit, et ses deux mains se placent dans son dos pour l’attirer davantage contre lui.

Elle ne sait pas pourquoi, mais fugitivement elle sent que sa place est là, dans ses bras, que ce baiser devait se produire.

Inexplicablement.

Il y a de la tendresse et de la passion dans cette étreinte.

Puis tout s’arrête, et les lèvres de Tarek se détachent des siennes lentement. Ce dernier pose son front contre celui d’Aurore :

— J’espère que je ne t’ai pas embarrassée. Honnêtement, t’embrasser, j’en avais envie depuis la première fois que je t’ai vue si stupéfaite au milieu du vestibule. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai préféré parler d’une façon aussi cavalière à l’accueil. Je n’avais jamais ressenti une telle sensation, une telle émotion avant. Et toi ?

Elle se mord les lèvres et s’écarte de lui, puis déclare d’un ton sec :

— Je ne suis pas prête à aller plus loin. Et je pars bientôt.

Il incline la tête :

— Tu penses que j’allais te demander de passer la nuit avec moi ?

Un silence se fait qu’elle brise en disant :

— Il y a tout ce décor, et ces mots. Ce n’est pas le cas ?

Sa voix est grave quand il déclare :

— Tu sais, quand je t’ai promis, lorsque nous sommes allés au restaurant le soir précédent, qu’il n’y aurait aucune séduction de ma part, j’étais sincère. J’ai également très bien compris que tu ne cherchais pas une aventure avec moi, j’ai pu percevoir tes doutes, ta retenue. Dans ces conditions, non, je ne te demanderai pas de m’accompagner dans mon appartement. Tu rentreras dans ta chambre. Mais je veux juste savoir quand nous allons nous revoir.

— Je n’en ai aucune idée, chuchote-t-elle, après un instant à gamberger.

— Demain soir, de nouveau ?

— J’ai… enfin, j’ai besoin de réfléchir à tout cela.

— Bien. De toute façon, je sais où te recontacter. Je te raccompagne à ta chambre ?

— Non, je préfère rentrer seule. Bonsoir.

Tandis qu’elle fait volte-face, il lui saisit doucement le bras, puis penche la tête et dépose un nouveau baiser sur ses lèvres. Lorsqu’il lève la tête, il déclare dans un murmure :

— Bonne nuit.

Il la lâche ne prenant son temps, ne la quittant pas des yeux. Quand elle se dirige vers l’escalier, elle sent son regard peser sur elle, mais elle ne se retourne pas.

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