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96 - 134 minutes de temps de lectureMode de lectureRencontre dans le désert

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Chapitre 1

L’avion pique du nez.

Nous arrivons enfin.

L’Égypte, Le Caire. Une destination de rêve…

Mais le smog qui entoure cette ville est si dense que je n’essaye même pas de voir les pyramides.

Je n’oublie pas non plus que je suis avant tout ici pour le travail. Pourtant, je suis heureuse, car j’ai tant souhaité un jour découvrir ce pays !

Du reste, Éric et Stéphane sont aussi impatients que moi.

Lorsque nous descendons de l’avion, une bouffée d’air chaud et sec nous prend à la gorge. Des volutes de sable, venant du désert que nous pouvons distinguer entre les bâtiments, dans le lointain, virevoltent sur le tarmac. Nous pénétrons dans le grand hall envahi de valises et de voyageurs. Des groupes de touristes peu discrets font entendre leurs voix au milieu de personnes vêtues en costumes locaux. Cet ensemble disparate forme un brouhaha continu, entêtant et épuisant après un périple si soudain.

Toutefois, ici, il fait frais. Un air climatisé, appréciable en contraste avec l’atmosphère qui nous a accueillis nous octroie un peu de fraîcheur. Le mois de juillet n’est pas un des plus froids dans ce pays. Néanmoins, nous n’avons pas eu non plus le choix de la date !

Après les contrôles, pendant que mes compagnons de route règlent la paperasse, je m’avance dans le hall, cherchant la sortie du regard.

Mal m’en prend !

Je bute sur une des valises et je sens venir la chute, comme au ralenti.

Subitement, une main ferme jaillit, me rattrape et m’empêche de tomber.

Levant les yeux, je croise des prunelles d’un vert intense. Émeraude.

Soudain, je ressens quelque chose dont je n’ai jamais fait l’expérience avant. Une forte émotion. Une chaleur immédiate. Je ne peux que rester le regard plongé dans celui de l’inconnu.

J’ai le sentiment de discerner de l’étonnement chez cet homme au visage mat, à la chevelure brune. Cependant, il se reprend très vite et détourne ses yeux des miens, ensuite il relâche mon bras lentement. Immobile, sous le coup de l’émotion, je n’arrive à balbutier que quelques mots de remerciement en français. À son air surpris, je pense qu’il ne m’a pas comprise. Quelle idiote ! J’aurais dû le faire en anglais.

Mes amis me retrouvent alors.

— Ça va ? s’inquiète Stéphane. Nous t’avons vue de loin.

— Oui, réponds-je d’une petite voix.

Je me retourne vers l’homme à la haute stature vêtu d’un costume noir qui nous observe avec une certaine arrogance, pourtant, il me semble identifier dans ses yeux une étincelle d’amusement. Je lui renouvelle mes remerciements en anglais cette fois-ci. Je peux à ce moment-là remarquer qu’un sourire ironique s’esquisse sur ses lèvres, puis il incline la tête, ne prononçant aucune parole, pour finalement s’écarter de nous. Les trois hommes habillés d’une gandoura brune, qui se trouvent près de lui, paraissent là pour veiller sur sa personne, car ils le suivent aussitôt qu’il claque des doigts. Leurs lunettes noires dissimulent leur regard, mais ils donnent l’impression de ne rien rater de ce qui se passe autour d’eux. Il s’agit probablement d’une personne importante, et d’ailleurs tout dans son comportement l’indique. Il possède l’assurance de quelqu’un qui doit considérer que tout lui est dû. Il rejoint d’un pas rapide et égal un autre groupe d’hommes qui portent des dishdasha et des keffiehs blancs, et une discussion s’engage entre eux en arabe, calme.

Je me soustrais à la vision de cette scène, j’attrape ma valise, et nous partons vers la sortie, espérant trouver un taxi.

Tout au long de notre parcours, je sens un regard sur moi, toutefois, je n’ose pas jeter un coup d’œil en arrière, parce que je sais avec exactitude d’où il vient. Il me pèse et me suit jusqu’aux portes coulissantes.

Dehors, de nouveau, la chaleur accablante nous saisit.

Nous vérifions l’adresse de l’hôtel où nous sommes tenus de résider pour cette semaine. Cependant, nous avons une certaine appréhension à son sujet. Notre précédente aventure espagnole nous a servi de leçon parce que nous étions tombés sur un endroit insalubre, très éloigné de la capitale, peu desservi par les bus.

Dès lors, nous avions été dans l’obligation de faire appel à des amis qui avaient gentiment contacté des membres de leur famille pour qu’ils nous hébergent en catastrophe. Heureusement, cela avait rendu les circonstances beaucoup plus agréables et plus chaleureuses, puisque nous avions alors fait l’expérience de la vie madrilène, surtout celle nocturne, ainsi que les plats familiaux. Néanmoins, dans ce pays, ce ne serait pas possible d’opérer une telle rectification, étant donné que nous ne connaissons personne.

Nous réussissons à attraper un taxi et nous lui donnons l’adresse. Le vieux véhicule s’élance au milieu de l’embouteillage, avec un bruit de pétarade et un grand nuage noir.

Déjà, en France, je n’apprécie pas la vie urbaine et je ne me rends en ville que par obligation, dès lors le fait que notre université soit excentrée me convient vraiment. Céans, tout paraît dense, envahissant et oppressant. Par conséquent, si l’on ajoute les émanations des pots d’échappement, cela ne me donne pas envie d’en voir plus…

Cette année avait été difficile, compliquée, et même si elle incarne l’aboutissement de beaucoup d’années de travail, je suis loin de tout cela en cet instant. Je dois aussi commencer sans doute à ressentir la fatigue, à être lasse de tout. Au fond, prendre une année sabbatique me tente de plus en plus.

Ce voyage, qui est loin d’être d’agrément, est donc arrivé à temps. Une vraie bouffée d’oxygène. Bien que repose sur nos épaules le fait d’être dans l’obligation de représenter à nous trois les connaissances en civilisation antique de notre université, cela m’apaise, car j’ai la sensation de faire quelque chose de différent. Nous suppléons en urgence Mme Lapierre qui s’était cassé la jambe juste avant le départ et M. Aubert. La femme de ce dernier étant très malade, il a décidé sans prévenir de mettre un terme à sa longue carrière, souhaitant passer du temps avec elle. L’université a été forcée de trouver des remplaçants à ces deux éminents spécialistes promptement. Heureusement, les deux professeurs nous ont donné tous leurs documents, leurs notes, et avec ce que nous avions déjà, cela devrait aller. L’Égypte et la romanité : ici, ce sujet prend tout son sens. De surcroît, ce défi n’est pas non plus pour nous déplaire, et surtout un excellent moyen de faire nos preuves.

Pendant le trajet dans ce taxi bruyant et inconfortable, je reste silencieuse. Mes compagnons doivent mettre cela sur le compte de la lassitude, parce qu’ils me laissent tranquille, échangeant à voix basse leurs impressions.

Je repense à la rencontre fortuite de l’aéroport.

Je revois le regard émeraude.

Fascinant.

Fascinée encore par l’allure élégante et féline de cet homme. Je songe à ces princes du désert qui avaient hanté mes lectures adolescentes et qui m’avaient aussi donné le désir de découvrir les vastes étendues de dunes blondes. Je m’en rapproche de manière inattendue. J’espère pouvoir observer de près ces grandes immensités sableuses qui me font envie depuis que petite fille j’avais vu ces photos dans un des magazines de mon père.

Mais je cesse de gamberger à ce sujet et je me concentre sur notre parcours. Le taxi avance à vitesse réduite, car les rues sont encombrées et la circulation est compacte. En effet, des véhicules de toutes sortes et de toutes époques roulent de manière anarchique. Des cris viennent jusqu’à nous. Au milieu des automobiles, des ânes et des vélos tentent de passer. Des odeurs, des parfums se faufilent à travers les vitres ouvertes. De la poussière aussi. La chaleur suffocante pénètre à l’intérieur de ce véhicule où la climatisation est absente. Nous sommes loin des paysages photographiés sur papier glacé. Toutefois, nous ne nous lassons pas de ce spectacle : il est si inattendu et si vrai.

Le Caire se révèle être une métropole surprenante. Et le désir de voir les pyramides est là, même si je sais que la ville tentaculaire s’en rapproche graduellement. Cette atmosphère est réellement dépaysante. Cependant, la pollution mine cette vaste ville. Le nuage qu’elle produit nous a d’ailleurs empêchés de l’apercevoir durant notre descente en avion, et il nous est possible de distinguer, lorsque nous roulons dans le dédale des rues, des immondices.

Pour la suite des conférences, nous devons nous rendre dans une semaine à Louxor, et je n’attends que cela ! Le musée, Karnak, découvrir les vestiges de Thèbes… Je souhaite qu’après ce voyage, ce ne soit plus pour moi uniquement des photos, mais que cela devienne des réminiscences agréables.

Finalement, après un temps interminable passé dans le taxi et son étouffante moiteur, nous arrivons devant notre hôtel.

Une fois descendus, nous ne pouvons que nous regarder, stupéfaits.

Une façade décrépite, une enseigne qui clignote par intermittence. Et cette ruelle étroite et sale…

Nous sommes loin d’un orient rêvé !

Cela recommence ! Un hôtel minable !

Stéphane et moi, nous récupérons nos bagages pendant qu’Éric paye le taxi qui déguerpit assez vite, non sans avoir projeté un nouveau panache sombre et malodorant derrière lui.

Pour un premier contact, c’est un premier contact !

Nous pénétrons dans l’établissement. Dans le hall, un tapis oriental, qui ne doit en porter que le nom tellement il est défraîchi et élimé, recouvre le sol dallé. Les murs sont dans le même état que la façade, c’est-à-dire d’un écru qui a dû être blanc il y a longtemps. Pourtant, l’ensemble est propre, une odeur florale est perceptible, et je ne vois aucune poussière nulle part. Manifestement, le ménage est fait assez souvent. Lors de notre trajet d’arrivée, il m’avait semblé que la poussière paraissait omniprésente dans cette métropole surpeuplée et polluée.

L’hôtelier, un homme d’un certain âge, assis derrière un comptoir de bois où un bouquet de fleurs fraîches est posé, s’adresse à nous dans un anglais approximatif et avec un salut un peu triste. Il nous donne les clefs, puis nous conduit à nos chambres en traînant des pieds comme s’il portait le monde sur ses épaules ! Toutefois, il se montre affable et gentil quand il nous explique le fonctionnement de son établissement. Nous apprenons alors que nous serons dans l’obligation de prendre nos repas à l’extérieur et qu’ils ne fournissent pas le petit déjeuner. Prévoyants, nous avons fait suivre une bouilloire, étant des accros au café pour les garçons et au thé pour moi, ce qui nous permettra au moins d’avoir des boissons.

Les deux chambres sont côte à côte et, par chance, dans le même état de propreté que l’hôtel avec une peinture plus récente, dans des tons vert clair très doux, et des rideaux opaques permettent d’obturer les fenêtres. Un joli tapis orne le sol et l’ameublement est sommaire : un lit, une table de chevet, une commode, un fauteuil, très peu de décorations. Une des chambres possède un lit à deux places et l’autre deux petits. Mes deux compagnons de voyage se regardent.

— Bien, je pense que c’est simple, dit Stéphane.

— Ouais, j’espère que Cédric ne sera pas jaloux ! rétorque Éric avec un sourire en coin.

— Ça va, il comprendra, et Laura fera la même chose. Et puis, tu n’es pas mon type d’homme ! Choupette, tu dormiras dans la chambre avec le grand lit ! À moins que tu ne veuilles passer la nuit avec l’un d’entre nous ! me suggère-t-il avec un clin d’œil.

— Le choix est judicieux ! En tout cas, si vous devez partager la chambre, vous avez au moins une douche ! Moi, je n’ai qu’un lavabo, déclaré-je en riant.

— Quand tu en auras besoin, tu nous le diras. Nous resterons dans ta chambre pour te laisser ton intimité. Il n’y a pas de souci. À la guerre comme à la guerre ! Nous pouvons nous reposer un moment aussi si tu veux, vu que tu as vraiment l’air harassé, propose Éric.

— Non, il vaut mieux que nous sachions où nous devons aller et effectuer des achats pour nous nourrir, si c’est possible, affirmé-je.

— Choupette, tu es une mère pour nous ! s’exclame Stéphane. Je ne songeais pas à cela ! Mais il est certain que nous n’allons pas exploser notre budget dans ce domaine. Manger sur le pouce me convient. En revanche, nous allons quand même tenter de dénicher un petit resto sympa, puisque j’ai aussi envie de découvrir la cuisine locale. Bon, alors à tout de suite, nous te laissons.

Ils entrent dans leur chambre.

Je connais Éric et Stéphane depuis la seconde. Tous deux férus de cultures anciennes, ils m’avaient pris sous leurs ailes au lycée comme j’avais un an de moins qu’eux, dans la mesure où j’avais sauté une classe en primaire. Internes, nous avons pu partager notre passion commune, et depuis nous ne nous sommes plus quittés. Si nous n’étions pas dans la même classe, au moins l’option latin nous réunissait. Nous avions poursuivi nos études ensemble. Étant donné que les choses ont toujours été claires entre nous, notre amitié est devenue très solide. Éric va être papa dans six mois, et Stéphane coule des jours heureux auprès de son compagnon Cédric depuis trois ans, après avoir traversé des moments très difficiles, ses parents ayant du mal à se faire à son choix, bien qu’il n’ait jamais caché son orientation.

Nous nous installons dans nos chambres respectives où le ventilateur du plafond brasse de l’air chaud. Avec soulagement, il est toutefois possible de voir que les portes et les fenêtres ferment bien. J’espère pouvoir recharger mon PC et mon téléphone à l’unique prise assez désuète. L’eau du robinet est plus que tiède, néanmoins pour se nettoyer de la poussière et de la fatigue du voyage, elle suffit amplement. Je refais mon chignon et je rejoins les garçons.

Nous sortons après avoir vu sur le plan fourni par le professeur Lapierre juste avant notre départ que l’université se trouve à deux rues de celle où nous logeons. Par chance, cette dernière avait déjà eu l’occasion de venir au Caire et nous avait remis quelques documents. Nous décidons donc de nous y rendre à pied afin de repérer les lieux. En outre, le transport en taxi avait aussi eu un certain coût, et nous ne pouvons pas nous le permettre tout le temps, car même si nos frais seront remboursés, ce ne sera pas de si tôt ! Nous ne sommes pas non plus désireux d’emprunter les transports en commun, préférant nous familiariser avec cette métropole, la découvrir à notre rythme.

Certes, je n’apprécie pas la ville, cependant la curiosité l’emporte et maintenant, n’étant plus sur le coup de la lassitude du voyage, je souhaite en voir davantage. De plus, après ce long voyage assis, un peu de marche ne peut qu’être bénéfique, et la chaleur extérieure n’est pas pire que celle que nous éprouvons à l’intérieur.

Pendant notre cheminement au milieu de la foule bigarrée, nous parlons de cette arrivée.

— Je suis quand même déçu ! s’insurge Stéphane.

— Tu n’es pas le seul ! lui répond Éric, en secouant sa tête rousse.

Son regard bleu clair protégé par des lunettes noires cache mal sa mauvaise humeur, puisqu’il nous est possible de ressentir la tension qui habite tout son corps.

— Je téléphone demain à l’université ! Cet hôtel est correct, mais ce n’est pas la première fois que nous avons droit à ce type de logement. Enfin, au moins cela nous permet de découvrir la véritable Égypte, loin des clichés touristiques ! ajoute mon ami blond.

Ses yeux gris sont pleins d’étincelles. S’il fait cinq centimètres de moins qu’Éric, il est plus impressionnant, son corps ayant été modelé par une pratique intensive de la boxe.

— Je suis certain que pour M. Aubert et Mme Lapierre ils auraient trouvé une autre solution ! s’exclame Éric.

— C’est clair, ils ont dû vouloir faire des économies ! résumé-je, en haussant les épaules.

— Je crois que nous arrivons, annonce Éric.

— Je commence à avoir faim, dit Stéphane.

— Stéphane ! m’écrié-je, moqueuse.

— Oui, je sais, je ne pense qu’à manger… Bon, au boulot ! Il y aura peut-être une cafétéria ! dit-il avec un clin d’œil.

Je me contente de lever les yeux au ciel en soupirant et nous pénétrons sur le campus.

Tenues occidentales et orientales se mêlent dans les couloirs où nous retrouvons l’ambiance à laquelle nous sommes habitués. Nous nous sentons dans notre élément, même si notre présence semble attirer l’attention. D’habitude, j’aime bien les tenues assez bohèmes, pourtant aujourd’hui j’ai opté pour une jupe tailleur de couleur grège – que je ne porte que très rarement – et un chemisier classique marron. Néanmoins, mes sandales tropéziennes, ainsi que mon sac gibecière tranchent un tantinet sur cet ensemble. Ma sœur cadette, lorsqu’elle m’a cousu ce dernier, a quelque peu abusé sur les perles ! Mon chignon a pour but de me vieillir, car malgré mes vingt-six ans, j’ai toujours l’air assez juvénile, ce qui ne me sert pas dans ma profession. Ma petite taille n’arrange pas non plus les choses. Éric, avec sa passion pour les chemises hawaïennes, ne donne pas non plus l’idée attendue d’un professeur de littérature classique. La stature athlétique de Stéphane et son jean délavé non plus. Heureusement, notre entrevue avec le doyen se passe bien, notre réputation de sérieux et de compétence nous précédent. Notre connaissance du programme des conférences sur le bout des doigts semble l’impressionner. Je commence demain la première intervention et j’espère que tout ira bien. Le doyen nous confie à un étudiant chercheur, Hussein, qui nous fait visiter les lieux et je vois que l’amphithéâtre prévu pour le colloque est assez vaste, confortable et moderne.

Nous bénéficions d’une autorisation de consulter la bibliothèque. En outre, nous trouvons une cafétéria où nous nous restaurons, ce qui ne peut que réjouir Stéphane. Depuis notre départ hier soir, la collation matinale dans l’avion est déjà oubliée, et moi aussi je commence à sentir la faim. Ce repas de sandwichs et de salades nous est donc agréable. Nous profitons de la fin de l’après-midi pour améliorer nos notes pour le lendemain. À un moment, Éric se rend au secrétariat pour téléphoner à l’université, afin d’avoir des explications à propos de notre logement, tout en exposant nos doléances. On se contente de lui répondre que c’était la seule chose qu’ils avaient trouvée de disponible et que sa proximité avec le campus avait été aussi la raison de la réservation. Lorsqu’il nous relate cette conversation, nous ne pouvons que râler pour la forme.

À la fermeture de la bibliothèque, nous rentrons à l’hôtel. Les garçons restent dans ma chambre le temps que je me douche, puis nous nous quittons sur un bonsoir enjoué.



Chapitre 2

La journée a été longue et éprouvante.

D’abord, il y a eu le vol, et avec l’escale à Istanbul, onze heures au total, cela fait beaucoup, malgré la bonne compagnie et la lecture. Ensuite l’arrivée dans ce pays fascinant entre déception et joie. Et toute la précipitation du départ puisque nous avons dû nous organiser en catastrophe.

Alors, après m’être préparé pour la nuit, je me jette sur le lit avec bonheur. Puis je prends mon portable et j’appelle Hélène. Ma sœur doit se faire du souci, et avec son début de grossesse difficile, je n’ai pas envie qu’elle s’en fasse outre mesure.

Par chance, elle décroche assez vite : entendre sa voix est un vrai plaisir.

— Coucou, ma puce, l’interpellé-je.

— Ça va ? demande-t-elle.

— Oui, nous sommes bien arrivés.

— Et pas de mauvaise surprise ?

— Le vol a été long, mais pas inconfortable. L’hôtel est plus correct que celui de Madrid ! Vieillot, mais propre, même si je n’ai pas de douche dans ma chambre. Galamment, les garçons sont prêteurs de la leur.

— Et sinon ?

— Nous n’avons pas encore vu grand-chose. L’université est récente et très bien agencée. Nous avons été chaleureusement accueillis. Et toi, tout va bien ?

— Oui.

— Et les petits ?

— Tom et Lyne restent à la maison. Mon chéri ira constater demain si tout se passe bien pour eux. Tu es informée de quand les résultats tombent ?

— Pour le Bac, cette semaine, mais je ne sais pas si je vais pouvoir avoir les résultats.

— Cela devrait être positif !

— J’espère !

— Bien. Je suis consciente que communiquer à l’étranger coûte cher, alors je te laisse ! Tiens-nous au courant s’il y a quoi que ce soit, et surtout n’hésite pas à nous envoyer des photos par mail ! Je serais ravie de voir ce pays ! Sinon tu nous montreras à ton retour.

— J’espère seulement que j’aurais le temps et la possibilité de visiter la ville un peu, car il y a beaucoup de travail qui nous attend !

— Bisous ma grande.

— Bisous à vous tous.

Je ferme mon portable, et les yeux.

Un regard intense, émeraude, s’impose alors dans mon esprit.

La fatigue m’empêche de penser à autre chose et je m’endors avec la vision de ce beau visage à la peau mate, aux lèvres bien ourlées et à l’épaisse chevelure brune où l’envie d’y passer les doigts me surprend, étant donné que je ne le reverrai jamais…

Un coup frappé à la porte me réveille brusquement. Malgré le bruit et la chaleur, je me suis assoupie. Le matin est là, la lumière solaire recouvre déjà la pièce, la touffeur ambiante n’est pas encore présente.

— Annie !

Je me lève, ensommeillée, et j’ouvre le battant.

C’est Éric, habillé, un grand sourire sur les lèvres et décidément en pleine forme !

— Petit déjeuner dans notre chambre ? me propose-t-il.

— Je me prépare et j’arrive.

Je fais une toilette rapide. Heureusement que le soir précédent j’ai pu profiter de la douche des garçons, et même si la nuit a été lourde, je suis quand même un brin reposée. Néanmoins, je dormirai bien un peu plus. Les draps sont propres et la literie est correcte. C’est donc avec un grand soupir de regret que j’en détourne mon regard.

Je brosse mes longs cheveux blonds que je réunis dans un chignon bas. Avec cette chaleur, ce sera plus pratique ! Je passe un pantalon marron clair ample et fluide, acquis en catastrophe pour le voyage, avec une blouse de coton liberty – je me permets cette petite touche de couleur pour m’encourager –, puis je prends mon sac et ferme la porte. Je n’ai qu’à pousser celle de la chambre de mes amis, laissée entrouverte.

La bouilloire, qui nous accompagne partout lorsque nous nous déplaçons, est pleine, les pâtisseries achetées hier soir et les oranges sont sur le lit, étalées sur une serviette. Avec un thé pour moi et un café pour les garçons, c’est un déjeuner convenable. Je rince les gobelets récupérés à la cafétéria le jour précédent pour la prochaine fois, pendant que mes compagnons de route rangent.

Ensuite, nous partons de nouveau à pied. La foule me semble plus dense que le jour d’avant, sans doute à cause de la relative fraîcheur matinale. Nous prenons notre temps et observons ainsi des petites saynètes typiques : une marchande de fruits à côté de sa carriole bariolée, un groupe de femmes qui portent sur leur tête un grand panier en osier débordant de choses diverses, des vélos surchargés de marchandises qui se frayent tant bien que mal un chemin dans la circulation toujours aussi luxuriante, et des hommes en dishdasha ou en costume.

Une fois à l’université, le trac me submerge subitement.

Ce n’est pas la première fois que je donne une conférence, mais la responsabilité de représenter notre université pèse sur mes épaules. C’est moi qui dois tout organiser, bien que nous nous partagions le travail. M. Aubert, ayant été mon directeur de thèse, a souhaité qu’il en soit ainsi.

Je pénètre dans l’amphi bondé par un accès extérieur, la peur au ventre, même si mes deux compères m’ont promulgué avec force leurs encouragements, en me rappelant qu’ils seront présents, d’autant plus que je connais le sujet sur le bout des doigts. Toutefois, passer la première est loin d’être évident, je suis consciente que je n’ai pas droit à l’erreur.

Je m’assois à la table installée au milieu de l’estrade et je commence doucement, veillant à ma prononciation et regardant mes feuilles avec attention, tout en conservant un contact visuel avec le public. Si mon anglais est plus que correct, j’appréhende pourtant un peu les fautes de grammaire ou de syntaxe, et notamment les instants où le français va vouloir reprendre sa place. Mon exposé est entièrement rédigé en anglais, néanmoins, je redoute le moment où je risque de m’en écarter, poussée par une digression, par le trac.

Subitement, j’ai l’impression que tout se brouille, que les mots dansent sur le papier. La tension atteint son paroxysme, mais je sais comment réagir face à cela. Je respire posément, je me lève de ma chaise et passe devant le bureau. Posant mes notes à portée de main, je reprends mon discours.

Je me sens plus à l’aise, car il s’agit de ma façon habituelle de donner des cours, moins solennelle et plus personnelle. J’entends parfois quelques murmures, toutefois personne n’interrompt mon allocution. Les étudiants m’écoutent avec attention, visiblement captivés. À un moment, je croise le regard d’Éric, assis au dernier rang avec Stéphane, qui lève un pouce avec un grand sourire.

Et je poursuis. Je suis dans mon élément. J’aime tant faire ce partage de connaissances. La littérature latine et grecque, l’Antiquité, c’est une vraie passion chez moi depuis que j’ai commencé à faire du latin en cinquième. En fait, exercer mon métier est un bonheur, échanger davantage. Je conclus mon développement avec un texte appris par cœur. Alors quelques mains se lèvent et je réponds aux questions du mieux que je peux, tâchant de ne pas me laisser déborder par mon enthousiasme, restant rigoureuse.

Je quitte l’amphi pour céder la place à un autre professeur qui me serre la main, même si j’ai du mal sur le moment à retenir son nom, encore plongée dans mon exposé. Alors que je suis toujours dans ma bulle, dans le couloir de sortie, je croise le doyen qui parle avec un groupe d’hommes habillés du costume blanc local et d’un keffieh rouge et blanc. Il se dirige vers moi, me salue d’un signe de tête, puis il se tourne vers les hommes. Là, mon cœur se met à battre avec force à l’instant où je reconnais l’un d’entre eux.

L’homme au regard émeraude.

Ce même regard qui a hanté ma nuit. Un regard où il m’est possible de lire fugitivement de la surprise, pourtant, manifestement, il n’est pas homme à montrer son étonnement. Ce qui n’est pas mon cas !

Je dois rougir, sentant le feu sur mes joues. Et avec ma carnation, c’est loin d’être discret !

Le doyen ne semble rien remarquer de mon malaise :

— Professeur Clément, je me permets de vous présenter Monseigneur le cheikh Kassem Ben Khamsin, ainsi que son frère le cheikh Khalid.

Le cheikh Kassem s’incline devant moi, un petit sourire au coin des lèvres, manifestement amusé par mon embarras. Il me fait de cette manière comprendre qu’il m’a reconnue.

— Mademoiselle, dit-il dans un français parfait malgré un léger accent.

Ma stupéfaction est à son comble. Je frise franchement le ridicule. Il parle français, et moi qui pensais qu’il ne m’avait pas comprise à l’aéroport.

L’art d’être une idiote en dix leçons !

Son frère se contente d’un signe de tête pour me saluer.

Le doyen continue :

— Le professeur Clément est au Caire pour effectuer quelques conférences dans le cadre d’un échange interuniversité.

— J’espère que vous vous plaisez ici ? s’enquiert pour lors l’homme au regard émeraude avec un soupçon d’ironie dans la voix.

L’arrivée de mes compagnons m’évite de discuter, et au fond cela m’arrange. Le doyen les présente à leur tour, et ce sont eux qui répondent aux questions. Moi, j’en suis incapable. Le cheikh Kassem ne me quitte pas des yeux, et cette inquisition visuelle me déconcerte. Je n’ose porter mon attention dans sa direction, même si c’est impoli. Finalement, le doyen et ces hommes nous laissent, le premier reprenant son exposé interrompu sur les lieux.

Je les regarde s’éloigner, encore sous le choc de cette nouvelle rencontre. Ensuite nous partons dans le couloir à notre tour.

— C’est bien le type de l’aéroport ? demande Stéphane.

— Oui, réponds-je d’une toute petite voix.

Il m’observe avec un drôle d’air, puis s’exclame :

— Beau mec en plus !

— Stéphane !

— Quoi, ce n’est pas parce que je suis au régime que je n’ai pas le droit de lire le menu ! Sans compter que ce sont de purs hétéros, alors ils ne risquent rien avec moi. Cependant…

— Quoi ?

— J’ai vu la façon dont celui qui t’a aidée à l’aéroport t’a regardée. Tu as une touche ! ajoute-t-il sur un ton goguenard.

— Stéphane, arrête, répliqué-je en levant les yeux au plafond, tant il peut être à certaines occasions impossible.

— Ma puce, tu es une jolie jeune femme, intelligente, avec du caractère, mais comment l’exprimer sans te mettre en rogne ? Parfois, tu peux être très…

— … coincée, c’est cela ? répliqué-je.

— Je dirais plutôt qui se laisse trop envahir par ses responsabilités, qui ne profite pas assez…, continue-t-il en fronçant le nez.

— Et monsieur me conseille quoi maintenant ? Je te rappelle que c’est un cheikh, déclaré-je, agacée.

— Comment ? s’exclame-t-il, sidéré.

— Eh oui, vous n’étiez pas là quand le doyen les a présentés. Alors, qu’ajoutes-tu ? ironisé-je.

— Bon sang, tu tombes sur un type qui te plaît et c’est l’équivalent d’un prince ! s’écrie-t-il.

Heureusement, nous parlons en français et nous avons de cette manière moins de chance que notre conversation soit comprise, car les étudiants commencent à nous regarder bizarrement.

— Qui t’a dit qu’il me plaisait ? m’enquis-je, toujours autant énervée.

— Je te connais, c’est tout, conclut-il en haussant les épaules, visiblement peu atteint par mon ton de voix.

— Je confirme, il te plaît, enchérit Éric, malicieusement.

Je secoue la tête. Si mes amis me connaissent bien, et que leurs propos ne sont pas si éloignés de la vérité, je trouve quand même qu’ils exagèrent. De plus, nous sommes là pour le boulot, et je ne suis pas venue pour marivauder avec le premier homme intéressant croisé, qu’il soit prince ou pas.

Nous rejoignons Hussein qui nous attend dans la pièce qui nous a été réservée aujourd’hui afin que nous puissions être au calme. Pour le repas de midi, il nous conseille un petit restaurant local situé à quelques rues et pas très cher, tenu par un ami. J’avoue que ce repas me fait du bien. Le cadre est assez épuré, avec juste la touche orientalisante qui suffit pour mettre dans l’ambiance. Assurément, c’est un endroit qui ne désemplit pas. Le taboulé est simplement parfait, ainsi que les kofta que nous découvrons avec plaisir. Ces boulettes de viande hachée sont excellentes ! Cela nous change des sandwichs.

Pendant que nous savourons ce moment, à Hussein, qui s’est joint à nous, nous demandons des éclaircissements sur les deux cheikhs. Ou plutôt, Stéphane se livre à un véritable interrogatoire, poussé par sa légendaire curiosité. Hussein se révèle être un informateur de première classe et nous comprenons mieux pourquoi cette université est si bien aménagée. Les Ben Khamsin font partie des donateurs privés.

Une fois notre repas achevé et de retour à l’université, Éric révise son exposé rapidement dans la petite pièce afin de préparer son intervention sur le culte d’Isis à Rome qui a lieu dans deux jours. La fin de la journée s’écoule comme la précédente par un détour à la bibliothèque, néanmoins je les quitte assez tôt, souhaitant me reposer seule.

Au bout d’une heure, plongée dans la lecture de mes notes, j’entends un bruit sec au battant. Je me lève du lit où j’étais assise en tailleur – la pièce étant dépourvue de bureau – et j’ouvre la porte.

Un homme inconnu, vêtu d’une ample gandoura brune, se trouve sur le seuil.

Il s’incline devant moi, restant silencieux.

— Vous désirez ? demandé-je en anglais, assez perplexe face à cette présence muette.

— Mon maître vous envoie ceci.

— Pardon ?

Il me tend une enveloppe beige épaisse, avec un dessin sur le coin gauche où il me semble distinguer un cheval et un oiseau de proie, ainsi qu’une longue boîte rectangulaire noire que j’identifie comme un écrin. Je saisis le pli, mais pas la boîte, ayant envie en premier lieu de savoir de quoi il en retourne, puis je la décachette et lis rapidement la missive rédigée en français. L’écriture est élancée, les lettres bien tracées.

Mademoiselle,

Veuillez recevoir ce présent.

Je souhaiterais aussi vous inviter à dîner ce soir à vingt heures.

Cheikh Kassem.

Alors que je boue à l’intérieur, je replace le billet dans l’enveloppe avec calme et la rends à l’homme.

— Veuillez rapporter ceci à votre maître, dis-je en insistant bien sûr le dernier mot.

Celui-ci semble un instant interloqué par mon geste, mais il demande quand même :

— Quelle réponse dois-je donner à mon maître, mademoiselle ?

— Que je ne suis pas intéressée, toutefois je le remercie, répliqué-je avec ironie.

L’homme est visiblement embarrassé. Il ne paraît pas comprendre que ma répartie est une fin de non-recevoir. Les yeux grands comme des soucoupes, il ne doit pas être accoutumé à ce genre de réaction, et il commence :

— Mais Mademoiselle…

Bien que ce soit impoli, je le coupe :

— Et faites-lui bien savoir que je ne mange pas de ce pain-là. Je refuse donc l’invitation. Désolée pour le dérangement.

Je lui dis au revoir avec sourire courtois. Après tout, il n’est que le commissionnaire, il n’est nullement responsable de l’impudence de son maître.

Une fois la porte refermée, je repense à ce qu’Hussein nous a appris au sujet de cette famille : la famille Ben Khamsin se compte parmi les plus puissantes en Égypte. Propriétaires de plusieurs centaines d’hectares de terres et de désert, avec également beaucoup de sociétés diverses, ils sont milliardaires et possèdent aussi des liens avec l’Arabie Saoudite depuis que le père du Cheikh Kassem a épousé en secondes noces une princesse issue de ce pays. En outre, Kassem jouit d’une réputation de séducteur en Europe et aux États-Unis, en même temps que d’être un homme d’affaires avisé et un ingénieur reconnu.

Je fulmine. Que croit-il ? Qu’il va m’accrocher à son tableau de chasse ?

J’ai du mal à me replonger dans mon travail, cette visite et surtout cette demande impromptue n’arrivant pas à sortir de mon esprit.

Une nouvelle heure est passée lorsqu’à nouveau on toque à ma porte.

Je l’ouvre, toujours autant énervée par ce qu’il s’est produit tout à l’heure. Et je retrouve cet homme sur le seuil.

La moutarde me monte au nez et je l’interpelle vivement :

— Que voulez-vous cette fois-ci ?

Il me tend encore une lettre :

— Mon maître me demande une réponse écrite.

— Vous ne lui avez pas transmis mon message oral ?

Il émet un petit soupir penaud.

— Je vois, vous avez peur de le fâcher ! compris-je.

Je saisis l’enveloppe et je lis le mot glissé à l’intérieur.

Mademoiselle,

Je pense que vous vous êtes méprise sur mes intentions.

Je souhaite juste vous inviter à dîner ce soir.

Merci de me dire à quelle heure nous pouvons venir vous chercher.

Cheikh Kassem

Non mais, il se moque de moi ! À dîner ! Pourquoi pas une invitation à plonger direct dans son lit ! Il me prend réellement pour une idiote !

Il veut une réponse, il va l’avoir !

Je saisis un stylo dans ma trousse et note au dos de la missive :

Monsieur,

Comme j’ai pu précédemment le dire à la personne chargée de m’apporter votre billet, ma réponse est non.

Sachez aussi que parfois il vaut mieux faire les choses par soi-même.

Je ne signe pas et n’ajoute aucune formule de politesse. Je n’ai pas pour habitude d’agir ainsi ; toutefois, le fait qu’il passe par quelqu’un m’insupporte assez. À lui de comprendre à mots couverts mon message. Manifestement, il est coutumier de ce qu’on lui obéisse en un clin d’œil. Avec moi, il va tomber sur un os.

Je donne l’enveloppe à l’homme qui la saisit dans une courbette, puis il repart dans le couloir où il croise mes amis qui reviennent de l’université après avoir effectué quelques achats sur le chemin pour notre repas du soir. Ceux-ci me rejoignent sur le palier et me demandent ce qu’il se passe. Je leur explique tout. Ils sont d’abord assez surpris par cette façon de faire, puis leur côté moqueur ressort et les plaisanteries fusent face à cette nouvelle mésaventure.

Si nous n’avons pas encore pu visiter quoi que ce soit dans cette ville si riche, le séjour se révèle très intéressant pour eux, surtout en ce qui me concerne. Moi et mon absence de vie sentimentale ! Je me retrouve prise dans une entreprise de séduction assez inédite qui devient pour eux un prétexte pour se gausser un brin de moi. Et manifestement, ils adorent cela !

Nous mangeons les kebabs qu’ils ont achetés, avec des fruits, et après avoir discuté du programme du lendemain, revu certaines de nos notes, nous nous séparons et je me prépare cette fois-ci pour la nuit.

Dehors, il y a toujours autant de bruit, et sans compter la tiédeur ambiante, j’ai le pressentiment que je ne vais pas dormir énormément.

 

Chapitre 3

Aujourd’hui, nulle conférence n’est prévue pour nous, cependant nous sommes dans l’obligation d’écouter celles des autres dans le but d’en rédiger un résumé à destination de Mme Lapierre. Nous nous partageons les exposés pour ne plus avoir par la suite qu’à réunir nos notes. Nous profitons de la bibliothèque avec l’intention de peaufiner nos travaux et effectuer des recherches demandées par nos collègues. Et aussi, en ce qui me concerne, afin de fureter un brin et dénicher un livre que je ne connais pas, bien que je sois assez fatiguée après une nuit blanche passée à m’interroger sur cette invitation impromptue, ainsi qu’à trouver un peu de fraîcheur.

Dans l’après-midi, de retour à l’hôtel, j’utilise la douche des garçons, puis ceux-ci repartent, me laissant le soin de mettre au propre nos notes et pour que je me repose un peu.

Après un thé vite bu, je m’installe devant mon travail. Même si mon ordinateur portable commence à vieillir, il me rend toujours service, et au moins pour ce type de tâche, il ne rame pas trop.

Je ne vois pas le temps passer, absorbée dans nos notes manuscrites.

À un moment, j’entends frapper à la porte. Imaginant que les garçons, de retour, ont quelque chose à me demander, j’ouvre sans aucune arrière-pensée…

… Pour me retrouver face à lui ! Je m’immobilise.

Il me salue avec déférence, ainsi qu’avec un très large sourire un peu moqueur :

— Bonsoir !

— Que faites-vous ici ? interrogé-je assez rudement, me montrant très impolie.

Ma mauvaise humeur ne semble nullement le troubler, car il me répond avec un calme olympien assez agaçant :

— Eh, bien votre message a été clair. Donc, je suis venu en personne.

Alors là !

J’avais malgré tout espéré qu’il comprendrait que je ne souhaitais pas le revoir. Il ne renonce pas facilement. Désire-t-il jouer à un jeu avec moi dont je ne connais pas les règles ?

— Que voulez-vous ?

— Vous inviter. Je considère que ma lettre était suffisamment intelligible.

Il sourit, mais cette fois-ci avec une touche de charme qui me désarçonne.

— Pardon ? demandé-je.

— Je suis venu afin de vous convier à partager mon repas de ce soir, répète-t-il en détachant bien les mots.

— Mais pourquoi ?

— Je pense qu’il vaut mieux que nous en discutions ailleurs que sur ce seuil, affirme-t-il.

— Non, rétorqué-je.

— Comment ?

— C’est non, je refuse. J’ai du travail et je souhaite me coucher tôt. Alors… Et puis comment connaissez-vous mon adresse ?

— Je n’ai eu qu’à demander au doyen sous un prétexte quelconque. Même si la mention de l’hôtel m’a quelque peu surpris !

— Mon université cherche à faire des économies. D’habitude, ils font appel à un autre établissement, cependant à cette date, il n’y avait plus de place…, expliqué-je.

— Je vois. Mademoiselle, en ce qui concerne mon invitation, ne vous méprenez pas sur mes intentions. Je m’engage à vous ramener de bonne heure.

— Ah oui !

Je dois sûrement avoir l’air d’une idiote ! Pourtant, indubitablement, mon refus l’a déstabilisé. Il ne doit pas être habitué à en essuyer.

— Accordez-moi ce repas. Je vous promets que vous n’avez rien à craindre de ma conduite. J’estime… que vous êtes suffisamment explicite !

Je suis plutôt troublée. Son comportement m’horripile foncièrement. Cette conversation me gêne. J’ai vraiment du mal à comprendre son intérêt pour moi. Pourtant, je suis assez désireuse d’en savoir plus.

Toujours est-il que je ne sais quel petit démon intérieur me pousse à dire :

— Bon, j’accepte.

Il semble soulagé par mon consentement et un sourire franc illumine ses yeux, puis il incline la tête en m’affirmant :

— Je vais veiller à ce que tout soit prêt. Hassan viendra vous chercher dans une heure.

— Ce soir ?

— Je sais que vous n’êtes pas ici pour longtemps, et demain soir, cela ne m’est pas possible.

C’est si soudain, toutefois il est inconcevable que je me dédise.

— Je serais prête.

— Je n’en doute pas. À tout à l’heure.

Il me salue, puis s’engage dans ce couloir à la peinture vieillie et au parquet élimé où sa présence, vêtue d’un pantalon noir à la coupe parfaite et d’une chemise bleue, semble totalement incongrue. Il se retourne au moment où j’allais fermer ma porte pour me poser cette question :

— Ah, au fait ! Mon présent ne vous a pas plu ?

— Celui qui se trouvait dans la boîte ?

— Oui…, hésite-t-il.

— Je ne peux vous le dire, je ne l’ai pas ouverte, déclaré-je.

— Pourquoi ?

— Ma mère m’a toujours dit de ne pas accepter des cadeaux d’inconnus, lancé-je avec ironie.

Il émet un petit rire :

— Je comprends.

Je le vois rejoindre deux hommes qui se trouvent au bout du couloir vêtus de la gandoura de la même couleur qu’Hassan, puisque je suis désormais informée du nom de cet homme.

Je ferme le battant et m’y adosse. Je n’en reviens pas…

J’ai dit oui !

Bon sang ! Dans quoi vais-je me lancer ?

Je dois être pour lui un défi, je ne peux pas expliquer autrement l’intérêt qu’il porte à une petite enseignante de littérature classique française. Sans vouloir me jeter des fleurs, je suis jolie, pourtant je ne l’ai pas toujours été, ayant connu une adolescence fil de fer et appareillage dentaire, et depuis longtemps je sais que je ne réussirai qu’en travaillant. Nonobstant le fait que depuis l’âge de dix-neuf ans, j’ai d’autres préoccupations que ma vie sentimentale… En une soirée, je fais fi de toutes les règles que je me suis fixées depuis tant d’années.

Mais je n’ai pas l’intention de me mentir, je n’ai jamais éprouvé cela. Une telle attirance, une telle manière de ressentir la présence de l’autre. Voire peut-être du manque… Il ne s’agit pas seulement d’une réaction de mon corps, j’ai l’impression que mon cœur et mes pensées sont aussi engagés. Cette prise de conscience est relativement douloureuse. De même que la confusion qui envahit mon esprit. Il faut que j’en parle. Je ne peux pas garder cela pour moi. J’entends un bruit de pas dans le couloir, et la porte qui est située à côté de la mienne s’ouvre : les garçons sont rentrés.

Attendu que mon rendez-vous est pour dans une heure, je me hâte de sortir et d’aller frapper à leur porte. Éric ouvre tout de suite, et aussitôt en entrant je leur narre les derniers faits. J’ai besoin d’avoir leur ressenti et notre amitié est telle que je sais que je peux leur en toucher un mot sans que cela ait une quelconque incidence. Ils ont toujours été là, dans les meilleurs moments comme dans les pires. Je suis aussi sûre qu’ils ne me jugeront pas.

— Tu as accepté ! s’exclame Stéphane, à la fin de mon récit.

— Oui.

— Eh bien, Choupette, t’es mordue, analyse-t-il avec tact.

— Oh, arrête !

— On ne t’a pas vue comme cela depuis l’épisode avec ce crétin, et encore, tu étais beaucoup moins troublée.

— Je fais une bêtise, c’est cela ?

— Pour cela, on verra quand tu seras revenue, déclare Stéphane.

— Je ne vais…

— Nous ne t’avons jamais connue ainsi. Il te plaît, c’est indéniable. Soit, nous sommes au courant des raisons de ton célibat. Mais nous sommes en Égypte, loin de chez toi, de tout ce qui fait que tu t’interdis de nouer une relation amoureuse. Tes études sont achevées, tu possèdes moins de responsabilités. Et cet homme, tu n’auras sans doute jamais l’occasion de le revoir. Alors…

— Vous ne me dites pas de… coucher, d’avoir une aventure, quand même ?

— Tu prendras la décision qui te semble la meilleure. Néanmoins, honnêtement, personne n’est jamais mort d’avoir eu une passade, énonce avec un clin d’œil Stéphane.

— Merci pour le réconfort, rétorqué-je d’un ton boudeur.

— Bon, tu voulais notre avis ! Et franchement, si Laura était présente, elle te déclarerait la même chose. Elle te dirait de profiter, et que, quelle que soit ta décision, cela ne changera pas ce que nous pensons de toi, affirme Éric.

— Et tu vas porter quoi ? interroge Stéphane.

— Rien, comme cela je serai parée à toute éventualité, assurai-je.

— Annie ! s’insurge Éric.

— Bon, ma jupe longue bleu ciel et ma tunique blanche à broderie anglaise. Je compte être moi-même.

— C’est parfait, et en plus la tunique fait ressortir le bleu de tes yeux, m’accorde Stéphane. Mais il va bientôt être l’heure.

— Mon Dieu ! J’y vais…

— N’oublie pas ton portable.

— Bien sûr !

— Allez, fonce. Et s’il y a quoi que ce soit, nous sommes là.

— Je sais.

Je pars pour vite me préparer.

Que suis-je en train de faire ? Cet acte déraisonnable me ressemble si peu. Je réfléchis la plupart du temps à deux fois et, en cet instant, je laisse parler mon cœur et mes envies.

Je m’habille rondement, brosse mes cheveux pour les attacher en chignon, me maquille légèrement.

Lorsque j’entends frapper à ma porte, je saisis rapidement mon sac et ma veste. Hassan est à l’heure, il me salue en s’inclinant, restant silencieux. Je le suis, inquiète et curieuse, et surtout le cœur battant à tout rompre.

Une fois à l’extérieur, je marque une pause, ébahie.

Je ne m’attendais pas à la voiture qui occupe une partie de la chaussée.

Noire, élégante, et très grande.

Hassan me tient la porte de la limousine ouverte le temps que je m’installe à l’intérieur.

Je sens un moment la panique me gagner.

Seigneur !

Tout va bien, Annie. Tu as décidé d’aller dîner avec un milliardaire. Une telle voiture, cela va de soi ! Pourquoi réagis-tu ainsi ? Ce qu’il se produit est tout à fait normal ! Ce genre de chose arrive tous les jours.

Mais j’aurais préféré un véhicule plus… discret !

J’ose à peine m’adosser aux sièges en cuir brun foncé. Un minibar se trouve dans un coin, une tablette et un téléphone. Ma Twingo semble pitoyable à côté de ce véhicule.

Nous cheminons dans les rues, et je peux observer l’activité des Cairotes à travers les vitres opaques. Je regrette de ne pas avoir demandé où nous allions manger. Je m’attends à nombre de choses, néanmoins nullement à ce qui se révèle devant moi à un moment. Je vois avec surprise un port se profiler. Nous sommes au bord du Nil, sur un quai où plusieurs types de bateaux sont amarrés.

La voiture s’arrête.

 

Chapitre 4

Hassan sort et m’ouvre la portière.

Il m’aide à descendre, puis m’accompagne jusqu’à une passerelle. Je peux observer toutes sortes de bâtiments : des bateaux de croisière, des yachts… Mais ce qui m’intéresse le plus, ce sont les felouques avec leurs blanches voiles triangulaires qui ressemblent à des papillons posés sur les eaux tranquilles.

Je regrette sur le moment de ne pas avoir davantage de temps pour les contempler, car nous nous dirigeons rapidement vers un yacht élégant et assez vaste, sur le pont duquel est tendu un voilage. Lorsque je descends les marches, Kassem me rejoint et s’incline devant moi.

— Merci d’être venue, me salue-t-il.

— Vous vivez ici ? demandé-je, encore surprise par le choix de cet endroit.

— Pas exactement. Le yacht appartient à ma famille, cependant je suis celui qui l’emploie le plus souvent. Lorsque je suis au Caire, j’apprécie de m’y trouver, car c’est calme.

— Il est très beau !

— Vous êtes déjà monté à bord d’un yacht ?

Je fais la moue avant de dire :

— Non, un ferry, une barque, une péniche, mais jamais sur un tel bateau, dis-je en désignant l’ensemble de la main. C’est assez inhabituel pour moi, et je ne connais personne qui en possède dans mon entourage.

Il jette un rapide regard vers moi, toutefois il ne relève pas ma dernière remarque nettement ironique.

— Venez.

Il me guide vers une table dressée à l’occidentale où seuls le tissu chamarré et la vaisselle colorée me rappellent le pays où je me trouve. Il doit noter ma surprise puisqu’il me dit :

— Je ne pense pas que vous soyez au fait des coutumes orientales, par conséquent j’ai envisagé que cela vous rendrait plus à l’aise.

Il me désigne un siège de toile à l’armature en bois sur lequel je prends place. Il s’installe en face de moi, et Hassan, qui se tient à côté de la table, me sert un verre rempli d’un liquide opalescent.

— De quoi s’agit-il ? demandé-je.

— Une sorte de citronnade, légèrement sucrée. C’est très rafraîchissant.

Je saisis le verre glacé et je goûte. En effet, c’est doux, tout en n’étant pas écœurant. Je me retiens de ne pas finir la boisson immédiatement.

— C’est bon ! m’exclamé-je.

Il a un sourire, ravi, puis il m’explique :

— En revanche, si j’ai opté pour un service à l’occidental, ce que nous dégusterons sera oriental. Cela ne vous gêne pas ?

— J’ai déjà eu l’occasion de goûter à des kofta dans un petit restaurant, j’ai apprécié, toutefois, j’ai trouvé cela un peu épicé !

— J’ai demandé à mon cuisinier de veiller à ce que cela ne soit pas le cas. Je connais les goûts des Français.

Je lève un sourcil, mais je me retiens de dire quoi que ce soit. Il se comporte poliment, alors je ne souhaite pas envenimer les choses, même si je reste sur mes gardes. Comme Hassan commence à nous servir un premier plat que Kassem nomme kochari, m’expliquant qu’il s’agit d’un mélange de macaronis, de lentilles, d’oignons frits et de sauce tomate, je me contente de poser cette question :

— Où avez-vous appris le français ?

— Mon arrière-grand-mère.

— Pardon ?

— Mon arrière-grand-mère, Marguerite, était française. Elle a épousé un Irlandais rencontré alors que ce dernier s’était rendu pour vendre des chevaux en Normandie, et elle est partie vivre avec lui. Son fils, mon grand-père, ingénieur, est arrivé en Égypte pour découvrir le fonctionnement d’une oasis et essayer de trouver des solutions pour améliorer la distribution d’eau. Il est tombé amoureux de la fille aînée du Cheikh Omar Ben Khamsin, mon arrière-grand-père. À la mort de son mari, Grand-mère Marguerite n’a pas voulu rester seule en Irlande, et comme elle n’avait plus de famille en France, elle est venue rejoindre son fils ici. Elle nous a enseigné sa langue, car bien qu’elle ait vécu une grande partie de sa vie en Irlande, elle n’a jamais oublié ses racines normandes. Elle a toujours eu du mal avec la nourriture épicée !

Je suis vraiment surprise par ce qu’il m’apprend. Il me regarde avec un sourire discret :

— Eh oui, j’ai un peu de sang français et irlandais dans les veines !

— D’où la couleur de vos yeux ! remarqué-je.

— Ce sont ceux de mon arrière-grand-mère.

— Je vois, l’hérédité fait souvent des choses étranges. En ce qui me concerne, je suis la seule dans ma famille qui soit blonde aux yeux bleus. Une arrière-grand-mère aussi… Mais si j’ai bien suivi votre histoire, vous devriez porter un nom irlandais.

Il hoche la tête :

― O Malley, en effet. Il est présent à l’état civil, cependant il disparaît à l’usage, celui de Ben Khamsin auquel il est adjoint est alors employé.

Je sens soudainement le bateau bouger :

— Que… ?

— Nous allons nous éloigner du Caire pour la soirée. Le Nil y est plus beau. Et ne vous inquiétez pas, nous reviendrons. Il me semble qu’une promenade sur le fleuve sera agréable. Il y fait moins chaud, et cela vous permettra de découvrir ses rives d’une autre manière, m’explique-t-il posément.

— De toute façon, pour le moment, je n’ai pas aperçu grand-chose ! m’exclamé-je.

— Comment cela ?

— À part le trajet entre l’aéroport et l’hôtel, et l’université, ainsi que les petites rues autour de notre lieu de résidence, nous n’avons pas encore pu voir la ville.

— Ah, je comprends…

Pendant que nous discutons, Hassan a débarrassé le plat et nous a apporté des kalaoui – rognons grillés – avec des babaghanous – aubergines écrasées avec de l’huile. Nous mangeons un moment tranquillement, comparant la cuisine française et celle égyptienne. Il me dévoile alors une grande ouverture d’esprit, car il connaît une quantité de choses, même s’il m’avoue avec un sourire en coin qu’il ne cuisine pas. Je me concentre aussi sur la saveur nouvelle de ces plats, et la gourmande invétérée que je suis ne peut qu’apprécier. Il s’agit d’une véritable découverte gustative et mon plaisir doit se lire sur mon visage, puisque mon hôte me demande :

— Vous aimez ?

— C’est particulier, mais cela me convient. C’est très bon.

À bord de ce yacht, nous avançons lentement, et peu à peu l’air se transforme. Il se rafraîchit et porte des senteurs parfumées florales, et d’autres que je ne connais pas, toutefois elles me changent agréablement de celles de la capitale. Les bâtiments sont moindres, devenant plus petits et plus typiques. J’ai envie de regarder cela de plus près, et comme j’ai achevé mon assiette, j’ose m’enquérir :

— Je peux aller voir ?

— Bien sûr.

Il se lève en même temps que moi pour m’accompagner. Lorsque je pose mes bras sur la bordure en bois qui entoure le pont, il fait de même, veillant à conserver une certaine distance. Je me plonge dans la contemplation de l’eau, de la rive, guettant les bruits, observant certains détails plus particulièrement, gravant dans ma mémoire ces instants. Cela ressemble aux photos de mon enfance, avec cette verdure, ces palmiers, ces arbres exotiques dont je ne connais pas le nom, ces champs qui nous encadrent sur les deux berges. Et les roseaux et les papyrus qui ondoient au moindre souffle de vent. Je peux distinguer un vol d’oiseaux. Peut-être est-ce des ibis ? Cependant, je n’ose le demander à l’homme qui se trouve près de moi, hésitant à briser ce silence contemplatif si agréable. Je vois aussi des dromadaires, des chèvres et des ânes. Je ferme les yeux un instant, et momentanément je me retrouve trois millénaires en arrière en imaginant les fellahs cultivant les terres, de hauts dignitaires passant au bord des rives avec leur suite, vêtus de costumes précieux, des pêcheurs ramenant leur filet ou leur nasse… La passionnée de l’Antiquité se réveille en moi, et j’oublie où je me trouve.

Comme je me penche pour regarder mieux le Delta s’esquisser au loin, j’entends alors à côté de moi :

— Attention à ne pas tomber quand même !

Et je sors de ma bulle de rêve antique avec brutalité.

— Pardon ? m’écrié-je.

— Mon pays est rempli de légendes, mais celle du crocodile du Nil n’en est pas une ! Même s’ils se trouvent un peu plus bas. Les eaux paraissent paisibles, néanmoins, elles peuvent aussi être dangereuses pour qui ne les connaît pas. Je souhaite vous ramener entière…

Je secoue la tête, attentive à retrouver ce paysage rêvé. C’est étrange, pourtant la présence à mes côtés de Kassem ne m’importune pas. Au contraire, elle semble presque une évidence. Toutefois, je ne me tourne pas dans sa direction. Au bout de quelques instants, j’entends un soupir venant de lui, et il s’enquiert :

— Vous voulez un dessert ?

— Heu… oui.

Je ne sais pas pourquoi, néanmoins j’ai la certitude qu’il désirait s’informer sur tout autre chose et qu’il s’est rétracté au dernier moment. Sa voix me semble moins assurée. Peut-être est-ce simplement mon imagination ? Il paraît se reprendre et me pose alors cette question, étendant le bras dans un mouvement circulaire pour désigner le paysage :

— Vous aimez ?

— Oui, c’est très beau.

— Bien, j’en suis satisfait. Retournons à table, sinon Hassan va s’impatienter !

Il me saisit doucement sous le bras et me reconduit vers la table qui est débarrassée. Hassan nous apporte le dessert composé d’une coupelle de glace à la vanille et d’ataief, une sorte de pâte farcie aux noix, frite et trempée dans le sirop. Un délice pour les papilles ! Mon beau-frère, Sylvain, un cuisinier de talent qui tient l’auberge de notre village, serait comblé de découvrir cela. Je décline le café, mais accepte le thé à la menthe. J’avais au fond redouté une grande entreprise de séduction, cependant, comme il me l’avait promis, il se comporte correctement, et mon malaise du début a disparu. Alors, toujours quand même un peu dubitative, je me lance pour lui poser la question qui me taraude depuis que j’ai reçu son invitation :

— Pourquoi m’avez-vous invitée ?

Deux yeux émeraude me fixent, et un silence s’impose quelques secondes, qu’il rompt en disant :

— Parce que vous me rendez curieux.

Surprise par cette réponse, je hausse un sourcil :

— Que voulez-vous dire ?

— Je m’explique : je vous envoie une boîte, et vous n’essayez même pas de savoir ce qui se trouve dedans.

Je le coupe :

— Je vous en ai donné la raison.

— Et visiblement, ce qui nous entoure vous perturbe peu. Je vous vois simplement profiter du moment, sans tenter d’en demander plus, et cela m’étonne.

— Je ne suis pas coutumière de…

— C’est ce que je comprends ! s’écrie-t-il avec un geste de la main.

— Donc, vous regrettez votre invitation ?

— Non, pas du tout ! Votre présence est très agréable, très apaisante. Et puis, je suis enchanté de vous faire découvrir mon pays. Vos interventions sont bientôt finies ?

— Éric doit en effectuer une demain, et nous avons des recherches à faire. Toutefois, dans l’ensemble cela avance bien. Dans trois jours, nous partons pour Louxor, où nous allons rester cinq jours, pour suivre des conférences au musée. Nous sommes surtout là pour prendre des notes pour nos collègues. Nous aurons peut-être un exposé à faire, voire deux. Enfin, on verra sur place.

— Louxor ?

— Oui, j’espère que l’on pourra y faire du tourisme.

— Ce qui me surprend aussi, c’est comment une jeune femme a pu faire le choix d’enseigner les langues mortes ?

— Ma mère m’en a donné le goût…

— Monseigneur.

Hassan s’incline devant Kassem et une discussion s’engage en arabe. Mon hôte se lève, puis il me dit :

— Vous m’excusez, j’ai un appel important à faire.

— Oui, bien sûr.

Il disparaît à l’intérieur du bateau. Je repousse ma chaise et me dirige de nouveau vers le bastingage pour ne rien manquer du spectacle qui se déroule devant moi : le soleil couchant commence à étendre ses nuances et fait miroiter les eaux calmes dans un camaïeu de rouge, d’orange et de jaune. Comme mon hôte ne me rejoint pas encore, je m’assois alors sur une des banquettes écrues qui sont disposées à certains endroits pour regarder plus commodément. Petit à petit, l’astre solaire dissout ses lambeaux colorés dans le ciel qui s’assombrit. Je pose ma tête contre le bois du rebord, ferme les yeux et écoute les infimes bruits autour de nous. Le moteur est arrêté. Je suis bien.

Je ne sens pas les bras qui me soulèvent en douceur et qui m’emportent. Je me sens juste entourée par un parfum musqué et rassurant.

 

Chapitre 5

Un rayon de soleil effleure ma peau. Pour m’en débarrasser, je plonge ma tête dans l’oreiller. Mais brusquement, je me relève, me rendant compte que ce ne sont pas les draps de l’hôtel, car le coton est très doux, dense et parfumé. Très luxueux.

Je m’assois et je regarde autour de moi.

Les murs sont recouverts avec un bois très clair jusqu’au milieu, puis peints dans un bleu ciel très lumineux. Et il y a cette ouverture ronde masquée seulement par un rideau blanc opaque, très différente de la croisée de ma chambre d’hôtel.

Je ne suis pas dans ma chambre.

Où suis-je ?

La mémoire me revient progressivement.

J’écarte le drap et descends du lit, posant mes pieds sur une moquette marron clair, très moelleuse et très épaisse.

À côté de la porte, je peux apercevoir mes sandales, mon sac et ma veste posés sur un fauteuil dont le tissu est du même coloris que la moquette.

Je porte encore mes vêtements d’hier soir, et même s’ils sont froissés, cela me rassure un peu.

Comment ai-je pu m’endormir ainsi ?

Je vais dans la salle de bains adjacente, bleue et grise, pour me passer un peu d’eau sur le visage et ôter les dernières marques de maquillage, m’essuyant ensuite avec une serviette jaune clair au tramage épais. Je profite de la brosse en bois avec une dorure sur le manche pour démêler ma chevelure, puis je veille à bien enlever mes cheveux de celle-ci. Je reviens dans la chambre pour refaire le lit et prendre enfin mes chaussures et mes autres affaires. Je respire un grand coup et je me dis qu’il va falloir sortir de là. Je n’ai pas envie qu’il vienne me chercher, car la situation est suffisamment embarrassante comme cela.

J’ouvre la porte, tendant l’oreille. Je peux entendre des voix qui arrivent d’en haut. Alors après avoir attrapé mes affaires, je m’engage dans le couloir aux boiseries claires, puis je monte l’escalier. Là-haut, la vivacité lumineuse m’aveugle momentanément, très différente de l’atmosphère feutrée d’en bas.

Kassem vient m’accueillir avec un grand sourire :

— Bonjour. J’espère que votre nuit a été bonne ?

J’esquisse un petit sourire en retour, mal à l’aise.

— Bonjour. Comment se fait-il que j’aie dormi ici ?

— Vous vous êtes assoupie sur le pont. J’ai tenté de vous réveiller pour vous remmener chez vous, cependant vous avez murmuré : « Juste encore un peu, je suis fatiguée. ». Alors, j’ai préféré vous porter jusqu’à une des chambres, et vous laisser vous reposer tranquille.

— Mais…

— Et j’ai aussi demandé à Hassan de prévenir vos amis pour qu’ils ne s’inquiètent pas par le biais de votre hôtel. Ils lui ont déclaré que ce matin vous n’aviez pas de travail prévu, et que, de toute façon, ils pouvaient prendre les choses en main. Dès lors, je vous ai laissée dormir en toute quiétude. À bord, il n’y a aucun risque. Un de mes hommes veille toujours sur la sécurité, même la nuit.

Surprise par cette attention, mais aussi assez contrariée qu’il est décidé une telle chose sans que je n’en sache rien, je ne peux que lui dire, ravalant toute autre remarque :

— Merci.

— Bien, Hassan va vous raccompagner. Je ne peux le faire en personne, car je dois partir assez vite pour régler certaines affaires. Toutefois, avant je vous propose de partager mon petit déjeuner.

Il me prend doucement par la main pour me guider vers une table beaucoup plus petite que celle du soir précédent où je peux apercevoir du miel, des pâtisseries, du thé, du café et des fruits. Rien ne manque. Pendant que je m’installe, encore stupéfaite par la tournure des événements, j’entends le moteur se mettre en marche, et le bateau quitte sans à-coups la rive où il avait accosté, pour repartir en direction du Caire. Pourquoi n’est-il pas rentré au cours de la nuit ? J’aurais pu ainsi dormir à l’hôtel, et je m’informe :

— Pourquoi ne sommes-nous pas revenus pendant la nuit ?

— Nous n’avions pas achevé notre promenade, j’ai pensé que le retour vous conviendrait, et puis vous m’aviez aussi dit que vous n’aviez rien de prévu, ainsi que l’ont rappelé vos collègues. En outre, c’est bien plus paisible loin du Caire. Le port n’est pas un des lieux les plus calmes à cause du commerce.

Comme Kassem s’assoit en face de moi, je lui renouvelle mes remerciements. Franchement, je ne sais pas quoi dire d’autre, partagée entre agacement vis-à-vis de cette manière de décider somme toute péremptoire et confusion face à sa prévenance.

— Je respecte toujours mes promesses, sachez-le. Et bien sûr, je vous en avais fait une. Mais tant que j’y suis…

Il met la main dans la poche de sa veste, ensuite il pose sur la table la longue boîte noire rectangulaire que je ne peux que reconnaître.

— C’est pour vous, dit-il posément.

Il la pousse vers moi.

J’avais commencé à napper un petit pain de miel. Je le place dans l’assiette destinée à cet usage pour respirer un grand coup et lui déclarer :

— Écoutez, j’ai apprécié cette soirée.

Je désigne le bateau, puis je continue :

— Ainsi que cette petite croisière sur le Nil, cependant, honnêtement, je ne peux pas consentir à ce type de chose. Je pensais que vous aviez compris.

— Ouvrez, vous déciderez après.

Je saisis, puis j’ouvre l’écrin pour découvrir, reposant sur un lit de satin blanc, un bracelet tout simple, avec une arabesque florale gravée dessus la gourmette. La couleur jaune brillant de la chaîne fine me fait quand même tiquer, et je demande :

— Je ne voudrais pas être désobligeante, mais elle n’est pas en or, n’est-ce pas ?

Il hausse un sourcil, il me semble que son regard étincelle momentanément et que sa voix n’est plus aussi chaleureuse qu’au début de notre conversation lorsqu’il m’affirme posément :

— Je n’ai pas pour habitude d’offrir des cadeaux bas de gamme.

Je referme la boîte, décidée à camper sur mes positions.

Il ne cherche pas à comprendre. J’ai envie de hurler, pourtant je me retiens, et je dis simplement, en adoptant une inflexion affable :

— Désolée, je ne peux l’accepter.

— Mademoiselle…, commence-t-il à dire avec un ton dur.

Tâchant de ne pas me laisser démonter, je continue :

— Il est trop précieux. Écoutez, cela me rend très mal à l’aise. Je vous le répète : le repas, ce trajet, votre hospitalité me suffisent amplement.

Il me regarde intensément. Je me doute que mon refus le déstabilise. Nous vivons dans deux mondes si opposés. Et les femmes qu’il fréquente d’habitude n’attendent que ce type de cadeau de sa part.

— Vous ne mentez pas ?

— Non, pourquoi ?

— Je connais des femmes qui n’auraient aucune excuse à accepter.

— Alors, sachez que je ne suis pas pareille.

Le ton que j’adopte ne souffre aucune faiblesse.

Cessant de m’observer, il reprend la boîte pour la mettre dans la poche de sa veste de costume.

Puis il me dit, d’une voix redevenue plus consensuelle, mais où l’énervement y laisse toujours une note grave :

— Bien, qu’il en soit ainsi. Achevez tranquillement votre déjeuner. De toute façon, nous serons bientôt à destination. Je vous abandonne un instant, j’ai des choses à régler avec Hassan. À tout de suite.

— À tout de suite.

Je suis profondément effarée par son revirement subit, par son comportement tout en retenue et en politesse, bien que j’aie ressenti une soudaine tension à un moment. Car au fond de moi, j’ai encore des doutes. Il semble si différent de l’image véhiculée sur papier glacé, telle que nous avons pu la découvrir sur internet lorsque Stéphane, poussé par la curiosité, a voulu en savoir un peu plus. Les photos que j’ai vues défiler sur l’écran à ce moment-là m’avaient aussi fait prendre conscience de l’abîme qu’il y avait entre nous deux. Et ce que j’avais vécu le soir précédent me l’avait également confirmé. Pourtant, un je-ne-sais-quoi en moi me donne envie d’en apprendre davantage, de connaître ce qui se dissimule derrière cette façade. Quel est son vrai visage ? Le riche play-boy qui distribue des cadeaux ou l’homme prévenant ? Celui qu’il m’a montré ou celui qu’il affiche devant ses conquêtes et amis jet-setter ? Je ne sais que penser. Je mange machinalement et bois le thé à la menthe, ne réussissant pas à faire attention à sa saveur.

Petit à petit, autour de nous, les bâtiments se font de plus en plus nombreux, de plus en plus serrés, et le bruit revient. Nous arrivons devant le port où une limousine et un gros 4X4 noirs sont garés sur le quai.

Kassem sort sur ces entrefaites.

— Vous avez terminé ? s’enquiert-il.

— Oui.

— Bien, alors comme je vous l’ai dit, Hassan va vous reconduire chez vous.

Ce dernier vient se placer à côté de moi.

Je prends mon sac et passe l’anse à mon épaule, puis Kassem me demande :

— Seriez-vous prête à partager de nouveau un repas en ma compagnie dans deux jours ?

— Comment ?

— À moins que vous n’ayez prévu autre chose ?

— Je…

Dans ma tête, ça tourne à toute vitesse. Que dois-je répondre ? Nous sommes ici pour le travail, je ne peux pas lâcher les garçons ainsi tout le temps. Et puis, si j’accepte une nouvelle fois, que pourra-t-il conjecturer de cela ? J’ai des amis, j’ai déjà eu un petit ami, mais avec ce type d’homme riche, rempli d’assurance, et dont je connais la réputation, je n’ai aucune idée de la manière dont je dois prendre cette seconde invitation.

— Annie ?

Punaise ! Il a une telle façon de prononcer mon nom avec cet accent si particulier… J’essaye de faire abstraction de son charme, de ne pas y penser…

Je vais faire une bêtise… Je vais faire une bêtise…

— Je vais voir si mes collègues n’ont pas besoin de moi.

Fichu petit démon intérieur !

— Vous avez un portable ?

— Heu… oui.

— Pouvez-vous me donner votre numéro ? Ainsi je vous appellerai pour connaître vos disponibilités.

Je lui donne mon numéro qu’il écrit sur un carnet extrait d’une des poches de sa veste, ensuite il le glisse de nouveau à l’intérieur.

Alors là, c’est officiel : je suis folle !

Puis sur un dernier salut et un sourire qui confère à ses yeux une lueur particulière – remarquer un tel détail, est-ce un mauvais signe ? –, il s’efface pour que je puisse emprunter la passerelle. Ensuite, après m’avoir dit « à bientôt », il rejoint le 4X4, qui se trouve devant la limousine où me conduit Hassan, dont il a déjà ouvert la porte. Dès que Kassem s’engouffre à l’intérieur du véhicule, celui-ci démarre. Je regarde le véhicule s’éloigner.

— Mademoiselle ?

Visiblement, Hassan s’interroge sur le fait que je ne monte pas encore dans la limousine.

— Oh, pardon.

Je m’installe dans cette voiture et nous partons dans les rues, au milieu de l’embouteillage qui semble permanent dans cette vaste métropole. Cette parenthèse de calme m’a fait du bien et cette nuit dans une cabine fraîche et sans bruit m’a aussi été bénéfique. Je me sens à la fois apaisée et reposée. Au fond, il a eu raison sur le fait que s’éloigner de la capitale ne serait pas une mauvaise chose.

Lorsque nous parvenons à l’hôtel, Hassan me laisse devant, et je reste un instant sur le seuil pour voir disparaître au coin de la rue cette voiture noire. Et je prends conscience soudainement de tout ce qu’il s’est produit.

Bon sang ! Je suis montée dans une limousine, et j’ai vogué sur un yacht d’une blancheur éclatante, assisté à un coucher de soleil sur le Nil.

Une soirée inoubliable, mais qui a quand même un goût amer.

Après un salut au propriétaire, je gravis l’escalier sur ce constat en demi-teinte.

J’ai à peine mis ma clé dans la serrure que la porte voisine s’ouvre.

 

Chapitre 6

— Alors ? m’enjoint Stéphane, avec un clin d’œil, pendant qu’Éric me prend par la main pour me guider vers leur chambre.

— Quoi alors ? rétorqué-je, désirant un tantinet le faire mariner.

— Eh bien…

Il fait mine de se crocheter les deux index.

— Stéphane Vigouroux ! m’écrié-je.

Comment peut-il imaginer cela ? Soit, je ne suis pas non plus prude, mais il me connaît suffisamment pour savoir que ce premier pas, j’ai du mal à le franchir. Je suis trop vieux jeu, et j’ai besoin de plus. Et jusqu’à maintenant, cela n’a pas été le cas.

— Mais non, pas du tout ! m’insurgé-je.

— Vous n’avez pas… ? demande-t-il.

— Non. Je me suis bêtement assoupie sur le pont du bateau et il m’a laissée dormir dans une cabine, c’est tout !

— Un bateau ? interroge Éric.

Il jette un regard à Stéphane qui lui fait un clin d’œil, en étouffant un petit rire.

— Oui, nous avons dîné à bord d’un yacht, et nous nous sommes promenés sur le Nil.

— Eh bien ! s’écrie-t-il, me contemplant d’un air étonné. Lors de son appel, il nous a dit que tu t’étais endormie, mais rien de plus ! Une croisière sur le Nil ? Eh bien, ça, c’est de la drague !

— Bon, je crois que j’ai assez perdu de temps. Pour résumer, j’ai passé une très belle soirée, et si vous voulez en savoir plus, il m’invite après-demain pour de nouveau dîner avec lui. Je pense accepter. Et je vous le répète, il n’est rien arrivé. Nous avons du travail. Nous sommes venus ici pour cela et je suis la responsable de tout. Donc, je me change, et au boulot !

Sur cet éclat, je sors de leur chambre pour aller dans la mienne et je claque la porte violemment.

Je les adore, seulement ils peuvent parfois être exaspérants, voire pénibles.

J’enlève mes vêtements froissés, puis je me rafraîchis un peu au lavabo. Je préfère éviter de les solliciter pour prendre une douche afin de ne pas essuyer une nouvelle rafale de questions, me doutant que dès que j’ai tourné le dos, ils ont dû se lancer dans moult extrapolations sur cette nuit. J’enfile un pantalon fluide noir et une tunique en lin écru sans manche, j’attrape mes notes et je reviens dans la chambre des garçons.

À voir mon visage fermé, ils me connaissent suffisamment pour ne pas m’interroger plus amplement et nous pouvons donc nous mettre au travail immédiatement.

Nous consacrons cette matinée à nos recherches et l’après-midi nous allons à l’université pour qu’Éric puisse œuvrer à son tour. La journée s’achève sur nos sandwichs habituels. Pour le lendemain, nous décidons d’aller faire une excursion dans les vieux quartiers qui ne sont pas si éloignés d’où nous nous trouvons à pied, afin de faire un peu de tourisme.

Je me couche, mais je suis loin de penser à notre prochaine expédition.

Je songe à Kassem.

Cet homme me trouble infiniment, et je m’interroge vraiment sur cette invitation, car j’ai le pressentiment qu’il ne m’a pas tout dit lorsque je me suis enquise de la raison pour laquelle il m’avait conviée. Oui, il m’intrigue, et j’ai envie d’en connaître plus sur lui. Et par-dessus tout, je veux faire le point sur ce que j’éprouve pour lui. Ce que j’espère, et cela je ne peux me le cacher, c’est que la nouvelle invitation me permettra de le faire. Si elle a lieu…

Aujourd’hui, la journée est belle, nous n’avons rien de prévu et nous pouvons enfin visiter cette ville.

Quand nous avons demandé à Hussein de nous guider, il a accepté avec plaisir, heureux, lui aussi, de fuir un tantinet l’université pour cette matinée. Il se révèle un très bon guide que ce soit dans le souk, où il nous permet d’effectuer des affaires, nous faisant découvrir les véritables artisans, ou encore lorsque nous explorons les vieux quartiers. Il est dommage que nous ne puissions pas plus emporter de souvenirs, néanmoins je ne me retiens pas pour prendre des photos. Hussein nous donne beaucoup de détails concernant l’architecture et nous délivre des anecdotes. C’est une journée très agréable, malgré la chaleur. La senteur des épices, les étoffes colorées – j’achète d’ailleurs des étoles pour moi et mes sœurs, et une paire de babouches pour mon frère Tom – la vaisselle, les objets en cuivre, les vieilles pierres qui, si elles pouvaient parler, nous diraient tant de choses… des réminiscences odorantes et visuelles…

Nous prenons notre repas de nouveau dans le petit restaurant où nous avions déjà déjeuné, et en cette occasion je tente un des plats dégustés sur le yacht, mais la version épicée me surprend un peu. Puis nous nous rendons tous les quatre à l’université pour écouter une nouvelle intervention.

Le soir venu, Kassem n’a toujours pas téléphoné.

Je ne sais trop que penser, même si j’ai pu comprendre qu’il est de parole. Alors…

Le lendemain matin, Hussein nous organise avec un ami un transport aux pyramides de Gizeh, étant donné que celui-ci doit y faire une livraison. Nous partons très tôt, un brin anxieux. Allons-nous être déçus ?

Nous montons dans une vieille voiture qui a dû être marron dans sa jeunesse, mais dont l’épaisse couche de sable dissimule pour une grande part sa couleur. Son coffre est encombré de paquets divers. Pourtant la gentillesse de l’ami d’Hussein nous met à l’aise. De plus, il adopte une conduite nettement plus souple que celui du taxi que nous avions pris à l’aéroport et sa voiture ne fume pas. Du moins, pas trop.

Mohamed nous laisse sur le parking pour effectuer sa livraison en nous demandant de ne pas trop nous attarder.

Depuis le début du trajet nous n’attendions que cela et nous guettions, comme des enfants, de les voir apparaître.

Et là, devant elles, l’émotion nous submerge.

Nonobstant la ville du Caire, si proche, à cause de l’urbanisation galopante qui dérobe une portion de désert et les rend moins solitaires dans cette immensité, ainsi que le smog que nous pouvons discerner autour de la capitale, nous oublions tout. Nous ne voyons qu’elles et leurs pics pointés vers le ciel. Khéops, seule parmi les sept merveilles du monde qui subsiste et dont nous parle Hérodote, attire mon regard même si les trois ensembles forment un tout indissociable et très organisé, ainsi que les plus petites. Ces pierres, bien qu’elles ne soient plus recouvertes de la couche de calcaire blanche d’origine, demeurent impressionnantes. Et le sphinx me fascine. Sur le moment, je me souviens de ces vignettes d’Astérix où l’on aperçoit Obélix en casser le nez et le ranger dessous… Lorsque je relate cette pensée à mes compagnons de route, cela les fait rire. Nous ne pouvons pas nous approcher, néanmoins nous ne nous lassons pas de les contempler. Pourtant, nous aimerions pouvoir en découvrir davantage, même si nous savons qu’actuellement il est de mise de faire attention aux dégradations que les visites incessantes produisent sur ces monuments qui semblaient si forts, mais qui ne sont plus que des colosses aux pieds d’argile.

En tout cas, nous sommes heureux de nous retrouver devant ce paysage plurimillénaire. Le désert autour de nous, malgré le tourisme assez envahissant, nous enchante. Nous faisons photo sur photo, cherchant à conserver un souvenir, et pas seulement dans nos têtes.

Mohamed ne peut malheureusement pas trop attendre, et nous le rejoignons vite, le remerciant. Il nous remmène à l’hôtel, faisant quelques haltes en route pour déposer des paquets. Dans la chambre des garçons, nous grignotons rapidement pour nous rendre ensuite à la bibliothèque. Toutefois, après cette excursion, nous avons réellement du mal à nous mettre au travail avec efficacité, les images de ces monuments étant toujours dans nos têtes. Dans ces conditions, nous déambulons aux alentours du grand groupe de bâtiments, puis nous nous installons à l’ombre sur un banc.

 

Chapitre 7

Nous sommes en pleine discussion lorsque mon téléphone se met à sonner. Je m’éloigne un peu d’eux pour prendre la conversation, mais pas assez pour ne pas remarquer entre les deux garçons un échange de regards.

— Oui ?

Une voix reconnaissable entre toutes, avec cet accent si particulier, résonne.

— Mademoiselle Clément, c’est Kassem.

Bon, essaye de ne pas trop montrer dans ta réponse que tu es quand même heureuse de l’entendre. Tiens, adopte ton intonation professorale.

— Oh ! Bonjour.

— Bonjour, je vous appelle au sujet de mon invitation. Êtes-vous disponible ce soir ?

Sa voix paraît nerveuse. C’est étrange. Redoute-t-il mon refus ?

— Nous allons finir vers dix-neuf heures.

— Est-ce que je peux venir vous chercher vers vingt heures trente ?

OK, ma fille, tu as un choix à faire…

— Oui, cela ira.

Je crois entendre un soupir au téléphone. Est-il soulagé de mon acquiescement ? Pourtant quand il me répond, sa voix est rieuse et je n’y décèle aucune trace de son trouble.

— Alors à ce soir !

— À ce soir, répliqué-je dans un souffle.

Je referme le clapet. Je n’en reviens pas d’avoir encore pris cette décision irréfléchie avec tant de promptitude, et surtout sans me poser de question.

Bien, ma fille, tu y es !

Stéphane doit remarquer ma tête, car il me demande avec une voix qui dissimule mal une pointe d’inquiétude :

— Annie, ça va ?

— Oui.

J’ai accepté !

— Qui était-ce ?

— Kassem.

— Le cheikh ? s’étonne Éric.

— Oui.

Décidément, à part des monosyllabes, je ne suis pas capable de sortir autre chose… ce qui rend Stéphane encore plus curieux :

— Que voulait-il ?

— Savoir si je serai d’accord pour dîner avec lui ce soir. Je vous ai déjà parlé de son invitation.

Stéphane a un sourire digne du Chat dans Alice au pays des merveilles, et j’ai la vague impression que s’il le pouvait, il se frotterait les mains !

— Et ?

— J’ai dit oui.

Je m’assois.

— Bon sang ! Je suis en train de faire quoi ? dis-je en me prenant la tête entre les mains.

Non mais c’est vrai ! Nous sommes ici pour le boulot, et moi je tombe sur un homme qui me plaît, et je décide de lui accorder un rendez-vous ! Et même un deuxième ! Mon Dieu, mais qu’est-ce qui me passe par la tête ?

— Annie, ça va, il n’y a pas mort d’homme. Tu as juste accepté de dîner une nouvelle fois avec lui. Veille seulement à ne pas t’endormir cette fois-ci, suggère Stéphane, avec un sourire moqueur et une intonation nettement ironique.

Je me contente d’émettre un petit son inarticulé.

— Allez rentre, douche-toi, fais-toi belle. Et nous on se débrouille ! me conseille Éric.

— Je ne peux pas toujours vous laisser tout faire !

— Choupette, tu es une bosseuse, cependant tu n’as plus rien à prouver à quiconque dans notre domaine. Pour une fois, oublie tes responsabilités, et je suis sûr que ni Lyne ni Tom ne te reprocheraient quoi que ce soit. Tu as le droit de vivre un peu ! Pour l’occasion, cette après-midi, profite, et prends un peu de temps pour toi !

— Mais…

— Il n’y a pas de « mais ». Nous sommes assez grands pour nous débrouiller tous seuls. Nous prendrons les notes et ferons ce qu’il y a à faire.

— Je suis responsable…

— Tu n’as pas confiance en nous ? s’insurge-t-il, mimant un air offusqué.

Je lève un sourcil :

— Si…

— Bon, cesse de trouver des excuses, et fais ce que l’on te conseille. Dois-je te rappeler ce qu’il t’est arrivé lorsque nous avons passé l’Agrég’ ?

Je secoue la tête. Il sait appuyer là où cela fait mal.

À la fin de ce concours, j’étais tellement fatiguée que j’avais failli en tomber gravement malade et risquer un séjour à l’hôpital. Mon oncle m’avait alors trouvé une retraite dans un couvent du Midi de la France pour me ressourcer et faire un point sur ma vie pendant quinze jours, avec pour consigne de ne pas lire quoi que ce soit en rapport avec le travail : romans sentimentaux, broderie, aquarelle avaient été au programme. J’en étais ressortie plus reposée et plus forte, et en ayant conscience que j’avais des limites. Une petite piqûre de rappel ne faisait pas de mal de temps en temps.

— J’y vais…

— Choupette !

— Oui, Stéphane ?

— Amuse-toi bien !

Il ponctue sa phrase d’une œillade remplie de sous-entendus.

Il est vraiment impossible !

Je récupère mes affaires sur le banc et pars en direction de l’hôtel. Là, je prends la clé des garçons et je me douche chez eux. Puis je retourne dans ma chambre pour terminer mon après-midi au calme, en lisant un livre, paisiblement. Lorsque mes deux amis rentrent, je leur restitue leur clé en les remerciant.

Peu avant vingt heures trente, j’entends frapper à ma porte. Je saisis mon sac et ouvre le battant pour me retrouver avec stupéfaction en présence de Kassem :

— Vous ?

Son sourire s’élargit en disant :

— Bonsoir. Nous devons bien dîner ensemble, non ?

— Pardon, bonsoir. Mais je pensais que ce serait Hassan qui viendrait, et…

— Il m’attend dans la voiture. Vous êtes prête ?

— Oui.

Je prends vite ma veste sur la chaise et je referme la porte derrière moi.

Ce soir, il est vêtu d’un polo blanc et d’un jean stone, ce qui ne manque pas de me surprendre. Même si ses vêtements doivent être d’un grand créateur, cette simplicité m’étonne, sans compter que je trouve qu’il a un charme fou, une démarche souple et… Je ne peux que soupirer.

Il m’entend sans doute, car il me demande aussitôt :

— Tout va bien ?

— Heu… oui.

Pourvu qu’il ne m’ait pas vu en train de le regarder. Bon Dieu, ma fille, calme-toi ! Je sais que tu es célibataire depuis très longtemps, mais là… mesure tes pensées.

Il m’aide à entrer dans la voiture et prend place à son tour sur la banquette tout en conservant un espace suffisant entre nous deux.

— Où allons-nous ? demandé-je, alors que le moteur démarre.

— J’ai supposé qu’un nouveau repas sur mon yacht vous plairait, cependant cette fois-ci nous voyagerons dans l’autre sens. Cela vous convient-il ?

— Oui…

Mon téléphone se met alors à sonner.

— Excusez-moi.

Je suis prêt à l’éteindre, cependant il me murmure que je peux répondre et que cela ne le gêne pas. Je jette un coup d’œil au numéro de mon interlocuteur avant de m’exprimer :

— Oui, Tom.

— Mention très bien avec les félicitations du jury !

— Comment ?

— J’ai eu mention très bien avec les félicitations du jury.

— Bon Dieu !

Kassem me regarde, surpris probablement par mon exclamation.

— Tu as tes résultats ? m’enquiers-je.

— Depuis ce matin. J’ai essayé de te joindre avant, mais c’était impossible.

— Je sais, cela ne capte pas toujours, et mon ordi rame pour me rendre sur ma messagerie. C’est génial, mon grand. Je suis fière de toi !

— Ouais, j’ai aussi fait mieux que toi. Si je ne m’abuse, tu n’as eu que mention bien !

— Ça va…

— Je fête cela avec les potes ce soir.

— Je m’en doute. Vous vous y rendez comment ?

— Eh bien… en voiture.

— Non.

— Mais si.

— Non. Je pense que vous n’allez pas vous contenter de boire seulement du jus d’orange.

— Nanou ! C’est le bac !

— Donc, si tu veux avoir mon autorisation pour y aller, vous devrez être emmenés par un adulte, et de même pour le retour.

— Décidément, vous vous êtes consultés avec Sylvain, râle-t-il.

— Pourquoi ?

— Ben, il se propose de venir nous chercher quand nous aurons achevé la soirée, et le père de Kevin va nous conduire à la boîte de nuit.

— Parfait, cela me convient tout à fait. Fais attention alors. OK, c’est important de fêter cela, mais j’ai quand même envie qu’il ne t’arrive rien pendant le trajet. Tu n’as ton permis que depuis peu !

— Nanou…

Je coupe très vite ses récriminations :

— Bon, bisou mon grand, et encore toutes mes félicitations. Je suis fière de toi !

— Bisou sœurette.

Je referme mon portable, néanmoins, comme une idée traverse mon esprit, je le rouvre vite, et compose le numéro de mon beau-frère.

— Oui, répond-il aussitôt.

— Sylvain, c’est Annie.

— Qu’y a-t-il ?

— Tout va bien. Je suis désolée de te déranger, mais Tom vient de m’appeler pour me donner ses résultats et m’avertir du fait qu’il allait fêter cela avec ses copains. Je souhaitais juste vérifier qu’il ne m’avait pas menti en me disant que des adultes s’occuperaient du transport. Je connais aussi sa façon de conduire !

— Ah, ne te fais aucun mouron. M. Martin les porte, et j’irai les chercher. Nous avons tout prévu.

— OK, je suis rassurée. Tu sais comment il peut être, je craignais qu’il ne me dise un mensonge pour que je ne me fasse pas de souci ! Et sinon, pour Hélène, tout va bien ?

— Oui, cela fait deux jours qu’elle ne vomit pas.

— Bien !

— Bon, je te tiens au courant pour les petits gars, dit-il pour me rassurer.

— Merci, à bientôt.

Je referme mon téléphone, plongée encore dans mes conversations. Regardant autour de moi, je me rends alors compte que la voiture est arrêtée et que nous nous trouvons devant le quai. Kassem attend la fin de mes appels en silence.

— Oh, pardon !

Il secoue la tête :

— Ce n’est pas grave.

Il ouvre la portière, descend le premier, puis reste à côté pendant que je sors à mon tour du véhicule, et referme derrière moi.

— Cela avait l’air important, déclare-t-il.

— Mon frère a eu son bac, il va fêter cela avec des amis, et je préfère vérifier que l’on viendra les chercher, car ils boiront peut-être un peu trop d’alcool !

— Je vois ! Mais vos parents ne peuvent pas s’en charger ?

Je donne une réponse assez lapidaire :

— Mes parents sont morts il y a sept ans.

Il me regarde intensément.

— Désolé.

Il doit noter mon malaise, parce qu’il me conduit aussitôt vers la table où le couvert est déjà posé.

— Venez, installons-nous.

J’entends le moteur ronronner, et en effet le bateau part dans le sens contraire de la dernière fois. La ville diminue en densité. Nous mangeons dans un silence qu’il rompt seulement pour m’expliquer les plats, puis il me pose ces questions :

— Vous avez d’autre famille que votre frère ? J’ai cru comprendre que vous parliez d’une sœur ?

— Oui, j’ai un frère et deux sœurs. Hélène attend un bébé, et tout à l’heure, j’ai téléphoné à mon beau-frère. Il y a aussi des cousins, cousines, oncles, tantes, et grands-parents. Ma mère avait sept frères et sœurs, et mon père cinq. Cela fait donc une grande famille.

— Oui, en effet.

Je lui demande à mon tour :

— Et vous ?

— Vous avez eu l’occasion de voir mon frère Khalid, et j’ai également deux petites sœurs. Ils sont issus du deuxième mariage de mon père. Venez, il y a un monument que je pense susceptible de vous plaire un peu plus loin.

Nous nous levons et nous accoudons au bastingage. Autour de nous, des felouques évoluent. Je remarque aussi cette barque exiguë à bord de laquelle un homme pagaie avec ses mains. En fait, je suis sûre que ce paysage doit ressembler à celui d’il y a trois mille ans. À un moment, il me désigne un petit bâtiment, m’expliquant qu’il s’agit d’un temple, en me renseignant sur sa fonction entre autres, montrant une culture sur son pays assez importante.

Nous demeurons quelques instants, comme la dernière fois, à observer les ruines qui défilent devant nous, puis Kassem me prend la main avec douceur. Il pose un doigt sous mon menton pour m’obliger à le dévisager.

Et je me sens happée par son regard. Quelques secondes passent, les yeux dans les yeux. J’ai entendu parler de ces instants hors du temps. Et celui-ci en est un…

— Monseigneur !

Kassem ferme les paupières et pousse un soupir, en faisant retomber sa main le long de son corps.

— Hassan nous attend pour servir le dessert, dit-il. Dans sa voix, une note d’émotion est perceptible.

Ce moment s’achève brusquement et le retour à la réalité est brutal. J’ai ressenti un tel bouleversement intérieur. Une certitude que j’ai pu toucher du doigt. Peut-être que je peux espérer… Je m’assois, encore ailleurs, et nous dégustons en silence une glace à la vanille nappée d’une sauce parfumée à la cannelle. Puis Hassan débarrasse, apporte le thé, Kassem lui dit quelques mots en arabe, et nous sommes de nouveau seuls. Kassem tend sa main par-dessus la table, paume ouverte, et je sens son regard peser sur moi. Je ne sais que faire. Je lève les yeux vers lui et me perds dans ses prunelles. Le sourire qu’il fait lorsque je pose ma main dans la sienne éclaire ses iris émeraude.

— Le hasard fait parfois bien les choses, dit-il.

— Pardon ?

— Si l’on m’avait dit que je rencontrerais une charmante jeune femme dans un aéroport, je ne l’aurais pas cru ! Vous êtes à part, vous savez ?

— Comment cela ?

Il secoue la tête et sort sa main de dessous la mienne, puis il se lève pour aller s’accouder au bastingage. Je le regarde un moment, il semble tendu. Alors je le rejoins, encore indécise sur ce que je dois faire. Nous restons côte à côte. Soudain, je sens sa paume se placer dans mon dos, et délicatement il me tourne vers lui. Ensuite il se penche vers moi. Dans l’émeraude de ses yeux des étincelles dansent, et je ne vois que cela. Son odeur musquée m’enveloppe, me retient. Et lorsqu’il pose sa bouche sur la mienne, je ne peux que répondre, me laissant porter.

J’entends seulement ces mots chuchotés à mon oreille :

— Venez.

Doucement, il me prend la main, puis nous descendons l’escalier.

Je sais ce qu’il va se passer, mais je suis dans l’instant. Je m’abandonne. Dans le couloir, nous ne croisons personne, et nous nous dirigeons vers une porte qu’il ouvre, puis une fois dans la pièce, il me serre contre lui.

J’ai la sensation d’être envoûtée.

Chapitre 8

Il y a un nouveau baiser où je ressens une grande force.

Blottie contre lui, je suis bien.

J’ai l’impression d’être à ma place.

Ce baiser me fait chanceler. Je n’ai jamais connu cela. Intense et passionné. Je me sens partir. Je remarque à peine qu’il me soulève pour me mener jusqu’à un lit très moelleux, plongée dans la profondeur de cette étreinte. Et les gestes qui suivent me perdent complètement. Je ne perçois que ses mains sous ma tunique, sur ma peau. Douces. Ce parfum musqué me cerne, m’entête. Ses paumes se faufilent sous ma jupe, remontent délicatement. Il sait exactement de quelle manière agir pour me faire basculer, pour produire dans mon corps une chaleur enivrante.

À un moment, j’ouvre les yeux, et je croise les siens, fiévreux, étincelants. Je prends conscience de ce que je suis en train de faire…

Cela me ressemble si peu. M’abandonner de cette façon, tout oublier. Je ne peux pas… Cela va trop vite… je le repousse doucement.

— Non, murmuré-je.

Ses yeux montrent leur incompréhension face à ce refus soudain.

Je lui dis un peu plus fort :

— Je suis désolée.

Il s’écarte de moi :

— De quoi ?

— Je ne peux pas aller plus loin.

Il se lève, et me regarde : les étincelles qui dansent dans ses prunelles sont dorénavant celles produites par la colère.

— Ainsi, vous êtes semblable aux autres, constate-t-il dans un murmure où l’amertume se fait percevoir sous l’irritation.

— Je…

— Partez donc.

Il m’indique la porte, se détournant de moi.

— Kassem…

— Je pensais que vous étiez différente, mais vous jouez au même jeu. J’ai commis une erreur. Hassan va vous remmener.

— Kassem, laissez-moi vous expliquer. Je n’ai…

— Suffit ! enrage-t-il.

Il ouvre la porte hargneusement, et je l’entends donner des ordres en arabe avec force, puis il me prend la main pour me conduire dans le couloir, avec quand même de la douceur malgré son courroux inattendu et referme la porte derrière lui.

Je ne sais plus quoi faire.

Je ne comprends plus rien.

Mais aussi pourquoi a-t-il réagi avec tant de virulence ?

Je vois venir à moi Hassan, tandis que j’entends les moteurs se mettre en marche. S’il constate ma mine défaite et ma rougeur, il ne fait aucune remarque. Il m’accompagne le long du couloir, silencieux, ensuite une fois en haut, je prends place sur une des banquettes, serrant mon sac contre moi, ne parvenant pas à profiter du paysage paisible qui se déroule devant moi. Je n’ai pas la tête à cela. J’espère aussi que Kassem va me rejoindre, et que nous pourrons discuter de cela, afin que je puisse lui fournir des éclaircissements, lui faire comprendre que je ne me livrais à aucun jeu, lui expliquer que mon refus était seulement guidé par le fait que cela allait trop vite… Pourtant le voyage s’achève, et rien ne se produit. Hassan ne tente pas de me parler, même s’il reste auprès de moi. Que peut-il penser de cela ? Rien dans son attitude ne laisse deviner ses sentiments. Il n’y a aucune insensibilité à mon égard, juste de la réserve.

La ville se profile, je trouve de plus en plus que ma veste ne me protège pas de la fraîcheur ambiante. Et surtout de ce froid intérieur qui commence à m’envahir. Cependant, à quoi pouvais-je m’attendre d’autre ? Il pensait que j’irais plus loin, seulement je ne suis pas arrivée à dépasser mes appréhensions. Soit, je savais qu’il était un play-boy, je me doutais au fond de ce qu’il se produirait, et une grande partie de moi en avait envie. Toutefois, tout est allé si vite ! Enfin, j’ai eu quelques moments de rêves… Je vais les garder au chaud, et passer à autre chose…

Le quai est là et une voiture est prête. Nous accostons en douceur.

— Venez, je vous raccompagne, dit Hassan avec gentillesse.

Il fait un geste pour me prendre mon sac, mais je secoue la tête en signe de refus, la conservant baissée. Alors il me laisse descendre la passerelle, restant derrière moi, puis il m’ouvre la portière, néanmoins, il ne tente pas quoi que ce soit pour m’aider à monter. Je m’assois sur la banquette machinalement, le regard fixé devant moi.

Je n’arrive toujours pas à comprendre la réaction plus que vive de Kassem, et notamment qu’il ne m’ait pas accordé le temps de m’expliquer.

Je me sens au bord des larmes, et je ne cherche pas à les retenir. Le flot salé qui s’écoule sur mes joues m’aide à évacuer une partie de ma douleur, toutefois je sais que cela va être difficile pour moi de m’en remettre. Lorsque Quentin avait rompu, j’étais tellement bouleversée par la mort de mes parents, par les responsabilités qui me tombaient dessus que cela ne m’avait fait ni chaud ni froid, et puis… Je n’éprouvais pas la même chose pour lui. Ce n’était pas aussi intense.

Lorsque nous arrivons devant l’hôtel, je n’attends pas qu’Hassan vienne m’ouvrir la portière pour sortir, après avoir essuyé toute trace de larmes sur mes joues. Je préfère laisser tout cela derrière moi très vite. Tête basse, je chuchote rapidement un au revoir, et je rentre dans l’hôtel, ne faisant pas attention à son appel. Je ne vais pas chez les garçons. Je n’ai pas envie de parler de cela, et je sais que je ne leur dirai rien.

J’ai besoin d’être seule.

D’oublier.

Je me couche sur le lit. Habillée.

Au réveil, je ne sens que l’oreiller mouillé sous ma tête.

J’éprouve des difficultés à me lever.

J’ai mal aussi. Mais je dois tourner la page. Avancer. Toutefois, je suis consciente que sortir cette histoire de ma mémoire sera long.

Un coup est frappé à ma porte.

Je n’ose pas répondre, redoutant de montrer la tête que je dois avoir.

— Annie !

Je reconnais la voix de Stéphane.

Je me mets debout, me dirige vers le battant, puis tourne la clé, ensuite je reviens vers le lit où je m’assois en tailleur.

Stéphane entre et lorsqu’il découvre ma mine, il me demande aussitôt avec gentillesse, comprenant qu’une plaisanterie serait de mauvais aloi :

— Ma puce, ça va ?

— Je ne veux pas en parler…

— Ton rendez-vous, c’est cela ? Que t’est-il arrivé ?

Son intonation est pressante, avec une nuance anxieuse.

— Rien, j’ai tout gâché, c’est tout.

Éric se montre sur le palier.

— Eh bien, Choupette ! Que se passe-t-il ?

Je me lève et lisse machinalement mes vêtements froissés, pour affirmer d’une voix qui ne veut pas trembler :

— Écoutez, on va être clair. Je ne désire plus en parler. On va terminer notre travail ici, aller à Louxor, et une fois en France, je ne souhaite entendre aucune allusion à ce qui m’est arrivé. D’accord ?

Mes amis se regardent. S’ils meurent d’envie d’en apprendre davantage, ils me connaissent aussi suffisamment pour comprendre que, vu mon air, ce n’est pas le moment.

— OK, concède Stéphane.

Il s’approche de moi et me dit en plongeant ses yeux gris dans les miens :

— Cependant, si jamais tu changes d’avis, nous serons là.

— Je sais.

Il me sourit, et Éric intervint :

— Bien, alors tu vas te doucher et prendre tout le temps que tu veux. Cela te fera du bien. Après rejoins-nous… et nous travaillerons.

Je hoche la tête, attrape ma veste, mon nécessaire de toilette et des vêtements, puis je pars dans la chambre des garçons.

La douche me fait un bien fou ! Je laisse ruisseler l’eau, mais celle-ci n’enlève pas tout…

Allons, Annie, reprends-toi !

Je respire, m’habille et je passe dans ma chambre. Ils sont tous les deux là, et Éric vient me serrer contre lui. Puis Stéphane s’exclame :

— Bon, un petit déjeuner, et au boulot !

Je ne vois pas le reste de la journée s’écouler. Et le lendemain non plus.

Une dernière conférence, un au revoir à Hussein, et nous faisons nos bagages.

Dans le taxi, je ne regarde pas la ville. Elle me laisse un tel goût amer.

 

Chapitre 9

À l’aéroport, je suis toujours dans un état d’esprit semblable. Les garçons ne pipent mot et me laissent en paix. J’ai l’impression d’agir comme un automate.

Pendant le vol, je conserve mon mutisme. Même me rendre à Louxor n’y fait rien, alors que je rêve de cette ville depuis si longtemps !

Lorsque nous sortons de l’aéroport, la langueur me quitte un peu. La lumière qui nous accueille est belle. Nous sommes loin de la pollution du Caire, de cette oppression que j’y ai subie. Cette cité me paraît plus humaine.

Le chauffeur de taxi est plaisant et son véhicule beaucoup plus confortable que celui du Caire. Notre hôtel est également une heureuse surprise, nous apportant cette fois-ci un grand soulagement. Pour touriste, il est neuf, simple et confortable. Et par-dessus tout, nous bénéficions d’une chambre chacun, et d’une salle de bains individuelle. Je m’octroie d’office celle avec une baignoire. Non mais ! Oui, un bain chaud, c’est ce dont j’aurai besoin lorsque cette journée sera achevée ! Nos repas du soir seront consommés sur place, ainsi que le petit déjeuner, ce qui nous facilitera bien les choses.

Nous nous rendons au musée où se dérouleront les conférences, et nous y passons le reste de l’après-midi, ne résistant pas à la perspective de le visiter comme il n’y a rien de prévu ce jour-là et que le travail ne commence que demain. Thèbes était si importante. Nous prenons notre temps pour observer ces vieilles pierres si impressionnantes, ces objets plurimillénaires et ces statues. À l’hôtel, nous mangeons assez tôt un très bon repas mi-couleur locale mi-occidental, et ce n’est qu’une fois dans ma chambre, dans ce bain chaud, moussant et parfumé que je m’étais promis, que je repense à Kassem.

Cette histoire avortée.

Même si je m’étais abandonnée dans ses bras, serais-je mieux dans ma tête ? La passion seule aurait-elle suffi à me satisfaire ? Vivre une aventure, cela me rassemble si peu. J’attends plus, je le sais. Je veux croire que le futur me réserve quelque chose d’agréable. Et puis je suis encore tutrice. Bien que je ne risque plus grand-chose des services sociaux, je me dois de conserver un comportement exemplaire, et cette impression de n’avoir pas droit à l’erreur est toujours ancrée en moi. Je sais que depuis que j’ai accepté ces responsabilités de tutrice, j’ai aussi décidé de faire le sacrifice de ma vie de femme, toutefois cela devient compliqué avec les années. J’ai beau adorer les petits, et assumer mon choix, la solitude me pèse. J’aimerais pouvoir partager cela avec quelqu’un, avoir une épaule sur laquelle me reposer. Et je viens d’en avoir la preuve. Face à l’attirance, et à quelque chose de plus intense, j’ai du mal à lutter. Enfin, heureusement je ne suis pas si vieille que cela. Encore trois ans…

J’ai pourtant senti un lien s’installer entre cet homme aux yeux verts et moi. J’ai eu l’impression que cela pouvait déboucher sur quelque chose de plus beau, de plus fort, malgré toutes nos différences.

Certes, il est milliardaire, cheikh, Égyptien et moi enseignante, fille de paysan, les pieds bien enracinés dans ma Dordogne natale. Néanmoins, au cours de nos échanges, j’ai remarqué chez lui une certaine ouverture d’esprit, une volonté de partager et de faire oublier sa richesse. Il avait été un compagnon agréable. Mais au fond peut-être ne s’est-il intéressé à moi qu’à cause de cela justement ? J’étais une nouveauté ! Il a trouvé avec moi une petite chose très éloignée des mannequins ou des autres femmes qu’il a l’habitude de fréquenter, peut-être moins facile, une femme différente de son univers coutumier. Et avec moi, il a touché le gros lot ! Aucune publicité ! Qui pourrait me croire ? Je suis si quelconque.

Pourtant une part de moi n’adhère pas à ce scénario. J’ai du mal à imaginer un tel manque de respect venant de sa part, une si grande malhonnêteté à mon égard. Il y a eu de la sincérité de son côté. Assez importante d’ailleurs. Il a vraiment recherché ma compagnie. C’est un homme de parole, aussi inflexible avec lui-même qu’avec les autres, mais également si tendre…

Et il y a cette attirance physique envers lui, comme une attraction tellement évidente qu’elle semble inéluctable, et pas seulement d’ordre charnel. Je ne peux oublier notre premier échange de regards. C’était si intense. Semblable à une reconnaissance mutuelle. Je suis sûre que lui l’a ressentie de son côté, sinon pourquoi aurait-il cherché à me revoir ainsi ? C’était plus qu’un coup de foudre.

Jamais avec Quentin cela n’avait été si limpide ni avec aucun de ceux que j’ai pu rencontrer après…

Et cette façon de me sentir bien auprès de lui, en sécurité, en confiance, inexplicablement. Je n’ai jamais éprouvé cela ! Pourquoi tout cela s’est-il achevé sur une telle amertume, sur ce malentendu ? Pourquoi… ?

Je sors du bain, qui au cours de mes réflexions s’est sensiblement refroidi, je m’essuie et enfile un de mes vieux tee-shirts en coton. Cette nuit sera infiniment plus reposante que la nuit dernière, même si je veux toujours savoir pourquoi il m’a repoussée de cette manière.

Les deux jours qui suivent s’écoulent vite. Nous sommes plongés dans le travail et les interventions sont réellement intéressantes. Beaucoup de conférenciers sont logés dans le même hôtel que nous, les deux soirées se prolongent donc assez tard entre discussions et plaisanteries. Nous élargissons notre cercle de connaissances dans notre discipline et nous sommes aussi ravis de rencontrer des sommités dans le domaine de l’Antiquité. Certains étaient d’ailleurs intervenus au Caire. Comme nous sommes encore non titulaires, nous recevons des propositions de travail, toutefois les garçons ne souhaitent pas quitter la France. Pour ma part, je suis partagée. S’opposent mes responsabilités familiales et mon envie de découvrir autre chose. Mais seule, cela peut devenir complexe. Pourtant cette idée de vivre quelque chose de différent m’a toujours attirée…

Enfin…

C’est aussi lors de ces deux premiers jours que j’apprends que Lyne a eu son Brevet avec une mention très bien, mais mon portable faisant des siennes, je ne peux pas discuter plus amplement avec elle. Malgré tout, j’ai été heureuse d’entendre sa voix. Ils me manquent.

Ou est-ce ce voyage qui commence à être trop long ? Ou encore les conséquences de ce que j’y ai vécu ? Voire peut-être ce regret que je vais rapporter en France qui me donne cette impression ? Je me sens d’humeur mélancolique.

Aujourd’hui, nous avons travaillé toute la matinée, et après un repas rapide, nous nous promenons un peu dans la ville. À un moment, j’attends sur un banc les garçons qui sont entrés dans une boutique pour acheter des souvenirs pour leur famille. Je suis bien à l’ombre des hibiscus dont les fleurs mauves bougent sous le souffle léger de la brise et leur odeur musquée et florale me cerne.



Chapitre 10

— Mademoiselle Clément !

Cette voix, j’en ai des frissons dans le dos. Et je prends enfin conscience que cela fait trois jours que j’espérai l’entendre, que j’aspirai à l’entendre, à le revoir.

Et c’est ici, à Louxor… Je me retourne.

Un regard émeraude me fixe, intensément. Je ne sais comment réagir, mais j’arrive quand même à glisser un « bonjour Monsieur » d’une petite voix, malgré mon trouble. Cela semble le surprendre, des étincelles s’allument dans ses yeux, mais je vois aussi apparaître sur son visage, de manière fugitive, comme un voile de tristesse.

— Vous êtes donc à Louxor ? s’enquiert Kassem, d’une voix inhabituelle, où le masque d’assurance se craquelle un peu.

J’essaye d’avoir une intonation plus forte lorsque je lui réponds :

— Oui, comme c’était prévu.

Son regard quitte le mien pour observer les alentours.

— Vos amis ne sont pas avec vous ? me questionne-t-il.

— Si, ils ne devraient pas tarder à me rejoindre. Ils font quelques emplettes dans la boutique.

— Ah, je vois. Je me permets de vous présenter mon cousin Djalil Ben Khamsin.

L’homme brun, qui se tient à côté de lui, s’incline devant moi. Je trouve son attitude un peu moqueuse. Est-il au courant pour moi et Kassem ? Enfin, de notre rencontre, de ce qui aurait pu être. Étant donné que pour le reste…

— As-salam alaykom[1], je suis enchanté, mademoiselle.

Son accent est plus déclaré que celui de Kassem, mais son français est tout autant correct. Toutefois, il y a en lui une certaine arrogance qui me laisse perplexe, pourtant, il est plein d’amabilité lorsqu’il me demande :

— J’espère que vous vous plaisez ici ?

— Oui, merci.

Il lance un coup d’œil à son cousin, et j’ai le sentiment d’un échange muet entre eux, car le dénommé Djalil se tourne vers moi et me dit simplement :

— Au plaisir de vous revoir !

De la gentillesse perce dans ses derniers propos, alors que je ne réussis qu’à esquisser un sourire pour répondre. Kassem me jette un étrange regard où je crois lire du regret, puis il passe à côté de moi et s’éloigne. Je suis des yeux les deux hommes en costumes, blanc pour Djalil et bleu marine pour Kassem, lorsqu’ils se dirigent vers une limousine garée sur le côté.

Lorsque je l’aperçois monter dans la voiture, je ressens un manque.

Pourquoi ai-je cette réaction ?

Le revoir devant moi, aussi beau, aussi imposant, et croiser ce regard vert si intense, cela a remué trop de souvenirs. Cette rencontre n’est pas encore assez lointaine, et je suis convaincue que tant que je resterai en Égypte, elle ne s’effacera pas. Les larmes me montent aux yeux, mais je tâche au mieux de refréner cette émotion. Après tout, je suis en pleine rue, cela n’a pas lieu d’être. Pas pour le moment.

Que peut-il penser de moi dorénavant ?

Quand les garçons me rejoignent, ils ne peuvent que voir la tristesse qui émane de mon visage. Ils se regardent et face à la question pleine de sollicitude d’Éric, je leur explique rapidement la rencontre inopinée.

Je n’ai pas besoin d’en dire plus pour qu’ils comprennent que je suis troublée plus que je ne l’admets. Sans attendre, nous retournons à l’hôtel. Je désire être un peu seule, seulement c’est sans compter sur mes deux meilleurs amis et leur notoire entêtement à se mêler de ma vie, ou à vouloir rattraper le fait qu’ils n’aient énoncé aucune allusion à cela pendant les deux jours précédents.

Contre toute attente, cela m’apaise de les voir à mes côtés alors que j’ai du mal à désenchevêtrer les fils de mes émotions. Stéphane, avec diligence, me prépare un thé qu’il sucre.

— Tiens, cela te réconfortera, dit-il en me tendant le gobelet.

Je le prends, la chaleur est bienfaisante et se diffuse lentement, m’aidant à m’apaiser.

— Merci, mais je vais bien, le rassuré-je.

— Bon, alors passons aux choses sérieuses ! Ma puce, nous ne savons pas ce qu’il s’est produit la dernière fois que tu l’as vu, et nous avons respecté ton souhait de ne pas aborder le sujet, pourtant depuis tu es mal. Il y a comme une cassure en toi. Tu vas nous dire ce qui ne va pas. Ce type, ce que tu éprouves pour lui, c’est fort, profond. Sinon, tu n’aurais pas cette mine. Ce n’est pas seulement une aventure. Tu es amoureuse, c’est cela ? me demande Éric en s’accroupissant devant moi, en tapotant mon genou.

Décidément, ils me connaissent très bien !

— Je pense, murmuré-je. Et le revoir aujourd’hui n’arrange pas les choses. Mais je vais rebondir. Vous savez, je suis solide. Il faut juste… que cela passe.

Stéphane se penche vers moi :

— Viens que je te fasse un petit câlin !

Il me serre contre lui :

— Tu vas tenir le coup ?

— Oui. S’il vous plaît, on peut parler d’autre chose ?

— OK, rassemblons toutes nos notes, réagit sur-le-champ Éric.

Et cette séance de travail me permet – momentanément – de me reprendre et d’oublier cette rencontre. Nous mangeons rapidement, puis je retourne dans ma chambre, laissant les garçons continuer la conversation avec nos collègues. Moi, je n’en éprouve aucune envie. Là, une fois le battant clos, je revois ce regard d’émeraude, si dur, si insondable, et cette nuance douce que j’ai cru relever lorsqu’il s’est détourné de moi.

Je me sens seule d’un coup.

Malheureuse.

Amoureuse.

Je me brosse les cheveux longuement. Cela m’aide toujours à réfléchir, mais en cet instant, mon esprit est fermé. Brusquement, j’entends toquer à ma porte. Que veulent encore les garçons ?

J’ouvre.

Et j’aperçois Hassan sur le seuil. J’ai à peine le temps de le saluer, que ce dernier me tend aussitôt une lettre avec un léger sourire sur les lèvres :

— Bonsoir, Monseigneur m’a demandé de vous apporter cela.

— Mais comment avez-vous découvert que je loge ici ?

J’ai l’impression pendant quelque temps qu’il ne va pas me répondre, puis il me dit en définitive :

— Louxor est une petite ville, et nous… avons appelé tous les hôtels susceptibles de convenir. Monseigneur m’a alors envoyé.

S’avisant que je ne tente pas de saisir la missive, il ajoute :

— Je reviens dans quelques minutes pour connaître votre réponse.

— Heu, bien.

Je prends le pli, et sur une inclination du chef, il part dans le couloir où je le vois prendre place sur une banquette, dans un coin.

Mon cœur bat à tout rompre. J’ai l’impression de revenir une semaine en arrière.

Je referme la porte derrière moi, tournant et retournant l’enveloppe dans ma main. Je vais m’asseoir sur le lit et je la décachette. Ce que j’y lis m’étonne énormément :

Annie,

Je m’excuse tout d’abord pour mon comportement de cette après-midi, je ne m’attendais pas à vous revoir, même si je savais que vous deviez être à Louxor ces jours-ci. Et vous apercevoir dans cette rue, seule, m’a surpris. C’était si inopiné !

Serait-il possible de nous revoir afin que nous discutions ? Je pense que nous avons beaucoup de choses à nous dire. Je regrette ce qu’il s’est passé au Caire, je regrette d’avoir mal compris certaines choses, d’avoir mal interprété votre refus. Peut-être demain soir ?

Quelle que soit votre réponse, je vous renouvelle mes excuses.

Kassem

Je la relis, estomaquée. Dans ma tête, cela tourne à toute vitesse. Je ferme les yeux un instant, et je réfléchis.

Ma décision est vite prise. J’aspire à en savoir davantage. Je veux le revoir. Je souhaite tirer un trait définitif sur cette histoire, mais je désire que cela soit fait comme il faut, avec toutes les explications nécessaires.

J’ouvre la porte.

Immédiatement, Hassan vient me rejoindre.

— Merci de lui dire que je suis d’accord, dis-je doucement.

Pour la première fois, je remarque un sourire franc sur les lèvres de cet homme. Il me remercie avec chaleur et tourne des talons rapidement. J’attends qu’il disparaisse avant de fermer le battant.

J’ai toujours la lettre dans ma main.

Demain soir, je le reverrai.

Je me fais l’impression de redevenir une adolescente qui va se rendre à son premier rendez-vous. Je me sens fébrile, sur mon petit nuage. Je suis aussi soulagée, car tout ne pouvait pas s’achever sur cette méprise.

Je m’endors assez heureuse et pensive.

Au matin, lorsque nous prenons notre déjeuner ensemble, je leur parle de la visite d’Hassan, du message de Kassem, sans leur donner de plus amples détails.

— Et tu vas y aller ? demande Éric.

— Oui, je souhaite comprendre pourquoi il a réagi ainsi. Nous nous sommes quittés sur un malentendu, et peut-être que cela me permettra aussi de tourner la page.

— Bien, tu sais ce que tu dois faire, affirme-t-il.

— Et si nous allons bosser ? Je te rappelle Choupette que tu as une intervention cette après-midi. Alors on se concentre sur notre travail et on passe à autre chose ! Décidément, tu ne tombes pas souvent amoureuse, mais là, cela va nous distraire du boulot si nous nous étendons trop ! On a autre chose à faire ! s’exclame Stéphane, avec un sourire ironique.

Je secoue la tête face à sa mauvaise foi, car c’est bien lui qui veut en apprendre davantage, et je riposte avec laconisme, ne préférant rien dire de plus qui lui donnerait l’occasion d’en ajouter :

— Je sais.

Il éclate de rire et enchaîne :

— Bon, pour récupérer le temps perdu, nous t’avons préparé trois-quatre trucs hier soir.

— Merci !

Éric me tend quelques feuilles rédigées avec son écriture serrée, limite pattes de mouche.

— Bon sang, tout cela ! m’exclamé-je.

— Ben oui, on a fait au mieux. M. Aubert nous a transmis quelques documents par mail, mais on ne peut pas faire des copies papier.

— Je peux plutôt lire les documents directement sur ton ordinateur ?

— OK, vas-y. On verra cela dans la chambre.

Nous achevons notre repas, et nous revenons à la chambre d’Éric, qui m’ouvre son portable et sa boîte mail. J’attrape son ordi et m’installe sur le lit, avec à proximité de moi mon bloc pour prendre des notes. Et je m’absorbe dans ce sujet. C’est pour cette raison que j’ai choisi d’enseigner à l’université. La recherche, l’analyse, les découvertes, c’est ce que j’apprécie le plus. Et il est vrai aussi que notre travail en Égypte a été très enrichissant et nous a donné une expérience considérable pour la suite de notre carrière, de belles rencontres, et une certaine reconnaissance malgré notre jeune âge.

Les garçons m’assistent et cela avance.

Nous partons pour la conférence, nous arrêtant pour manger quelque chose sur la route. Mon exposé se passe sans heurt. Mes deux amis sont à côté de moi, et nous pouvons répondre aux questions selon nos domaines. Je suis assez satisfaite du déroulement de ces jours. On a fait du bon travail.

Pourtant, une fois sortie du lieu de réunion, je me mets à redouter l’arrivée du soir.

Et ce rendez-vous.

Je prends un peu de repos dans un parc contigu au musée, pendant que les garçons restent encore sur place. J’aime bien Louxor, plus que Le Caire. Ici, c’est plus petit, et malgré le tourisme, j’y suis à l’aise, je me sens moins oppressée. Et il y a aussi cette proximité avec le désert : si je sais qu’une escapade à l’intérieur n’est pas possible, le voir de loin m’enchante.

Je m’assois sur un banc, devant une fontaine, avec un livre dans la main, profitant de ce moment de calme, et de mes derniers jours dans ce pays.

— Mademoiselle Clément ?

Je lève la tête.

Un homme brun me sourit. On dirait… Mais il est cette fois-ci habillé du costume traditionnel, et j’ai des doutes. Il doit comprendre mon indécision, car il me dit :

— Djalil Ben Khamsin, vous vous rappelez ?

Derrière lui, un homme vêtu de cette gandoura brune, que je connais bien, semble épier tous mes gestes et ce qu’il se passe autour de nous.

— Oui, bien sûr.

Sans façon, il vient s’asseoir à côté de moi. Si la dernière fois, il avait brillé par son attitude hautaine et moqueuse, présentement, il a un visage sérieux.

— Je suis heureux de vous trouver ici, seule.

Je l’observe, stupéfaite. Que me veut-il ?

— Pourquoi ? demandé-je, méfiante.

— Je souhaite vous parler, explique-t-il.

— À quel sujet ?

— Mon cousin.

— Écoutez, je ne vois pas pourquoi…

Je me lève en ajoutant :

— Excusez-moi, mais je suis convaincue que cette discussion n’a aucun lieu d’être et je préfère m’en aller. Au revoir.

— Mademoiselle, je sais que vous devez le voir ce soir, dit-il calmement, se mettant debout à son tour, tentant de m’apaiser en posant sa main sur mon bras.

Je déplace mon bras de manière à lui faire comprendre qu’il doit ôter sa paume, et je lui rétorque sans me soucier de le froisser :

— Et vous allez sûrement me signifier de ne pas y aller !

— Non, c’est plutôt l’inverse.

Je me rassois, complètement dépassée.

— Alors là, je ne comprends pas !

— Je ne sais pas tout sur vous deux, étant donné que Kassem n’est pas du genre à se confier. Mais je le connais bien, et depuis quelques jours il nous a été possible de voir qu’il a changé. Il est taciturne, triste. Cela ne lui ressemble pas. Après que nous vous avons rencontrée, j’ai souhaité en apprendre davantage, car j’ai ressenti un tel malaise entre vous deux ! Il m’a alors parlé de votre rencontre au Caire, sans être trop explicite, comme il en a l’habitude, toutefois j’ai compris qu’il s’était produit quelque chose d’important qui vous concernait également. Par conséquent, non, je ne vais pas vous dire de ne pas y aller. En revanche, si vous n’aviez pas accepté, je vous aurais plutôt conseillé le contraire.

— Qu’attendez-vous exactement de moi ? m’enquiers-je, ayant du mal à saisir ce qu’il souhaite vraiment.

— Rien, dit-il en penchant la tête sur le côté. Je suis juste curieux de voir comment les choses vont se finir, laissant son attitude moqueuse refaire surface sous cette phrase assez sibylline.

Il émet un petit rire, puis s’incline devant moi :

— À bientôt sans doute.

Et il s’éloigne.

Je m’attendais à beaucoup de choses, mais pas à cela !

Que cherche-t-il au fond ?

Et que lui a appris exactement Kassem sur notre histoire ? Espérait-il que j’en dévoile davantage ?

J’ai alors le pressentiment que cette soirée va se révéler pleine de surprises.

 

Chapitre 11

Les garçons me rejoignent. Je garde pour moi cette rencontre particulière et nous discutons, profitant de la douceur de ce lieu en déambulant.

Depuis notre arrivée à Louxor nous avons l’impression d’être presque en vacances, car nos journées sont moins chargées, et nous passons beaucoup de temps dehors. Ici, la pollution est moins présente et nous nous sentons à l’aise. À l’hôtel, je prends une douche et me prépare. Si Kassem ne m’a pas donné d’heure précise, je préfère ne pas être surprise par une arrivée impromptue.

Peu avant sept heures, j’entends un coup à la porte.

Je saisis mon sac, mon étole achetée au Caire, et je retrouve Hassan sur le palier. Nous sortons de la ville dans une berline luxueuse. Je remarque que nous nous dirigeons vers les quartiers aisés. Nous nous arrêtons au bord d’un mur, puis Hassan me conduit à une cour dallée assez exiguë, après que nous avons franchi un épais battant de faible hauteur, où une petite fontaine coule en son centre avec un son très musical et doux. Au fond, je peux distinguer une porte en bois foncé, pleine, avec un heurtoir ouvragé, qui s’ouvre.

Kassem m’accueille avec un grand sourire, néanmoins il dégage une certaine réserve perceptible dans la raideur de son corps.

— Bonsoir !

— Bonsoir.

Il s’efface pour me laisser entrer dans une pièce spacieuse au sol pavé d’un carrelage magnifique. Des arabesques s’entremêlent avec des fleurs dans un camaïeu de vert et de bleu. Un vaste divan recouvert d’un tissu brun moiré occupe tout un côté. Je distingue contre les cloisons des carreaux identiques à ceux qui se trouvent sous mes pieds, toutefois, dans un aspect plus géométrique, le reste du mur étant blanc. Et de petites ouvertures, ressemblant aux moucharabiehs, apportent de la lumière. Des carreaux chamarrés sur le haut envoient au sol des carrés multicolores et mouvants. Sur un côté, une porte arrondie est en partie occultée par un rideau aux nuances similaires à celle du divan, et je peux discerner un couloir qui dessert plusieurs battants. Sur une ancienne table basse en bois des plats sont disposés, recouverts de cloches, avec autour des coussins de couleur bleu ciel, le même bleu ciel qui orne le plafond. Dessous, un tapis aux tons éclatants est étendu.

Face à mon mutisme, Kassem m’interroge :

— Tout va bien ?

— Euh, oui, excusez-moi, j’observais les lieux. C’est très beau.

— Ce sont mes appartements. Nous sommes ici chez mon père.

— Chez votre père ?

— Et pour tout vous dire, au début du siècle dernier cette partie était celle consacrée au harem.

— Comment ?

C’est quoi ce nouveau truc ? Où suis-je tombée ?

Je ne peux que faire un mouvement de recul. Il laisse échapper un petit rire face à ma réaction, et m’explique :

— Mon grand-père n’en a jamais eu besoin, mon père encore moins, et, il y a une dizaine d’années, nous avons décidé de transformer cet endroit en trois appartements. Mon frère occupe l’autre côté, et celui du milieu est réservé aux invités. Venez vous asseoir.

Il pose doucement une main dans mon dos pour me guider vers la table, et lorsque je m’assois – toujours troublée par cette allusion –, j’ai l’impression d’être sur un nuage, tellement les coussins sont moelleux. Il enlève les cloches de plats en disant :

— J’ai opté pour des plats tout prêts, car je ne souhaitais pas que nous soyons dérangés.

Je ne sais que répondre, et devant mon mutisme, il continue :

— Tout d’abord, je tenais à m’excuser.

— Je…

— Non, écoutez-moi. Je mesure toute ma responsabilité dans l’échec de notre dernière rencontre, et j’ai eu à votre égard le comportement d’un… comment dit-on en français déjà ? Oui, c’est cela : d’un mufle, j’ai eu l’attitude d’un mufle. Je me suis mal conduit, tirant des conclusions trop hâtives et qui m’ont amené à me montrer impoli à votre égard. Cela ne se reproduira plus.

Je secoue la tête, partagée entre soulagement et embarras face à ses propos :

— Kassem, ne vous inquiétez pas pour cela.

Il place sa main sur la mienne, et du bout du doigt délicatement posé sous mon menton, il me fait comprendre qu’il faut que je le regarde. Ses yeux sont doux. Très doux. Le temps se suspend un instant avant qu’il ne rompe le silence en disant :

— Si, je vous ai blessée. Et lorsque je vous ai revue hier, je me suis rendu compte de cela. Dans la façon dont vous m’avez regardé, j’ai lu une vérité qui m’a fait mal. Je ne désire plus vous blesser. J’aspire à ce que nous repartions sur de nouvelles bases, et que vous profitiez de ce repas. Mais avant je veux vous demander quelque chose, dit-il avec un air enjoué.

— Quoi ?

— Avez-vous eu l’occasion d’aller voir le spectacle son et lumière à Karnak ?

— Non.

— Je souhaiterais vous y emmener demain.

— Écoutez, je ne trouve pas que ce soit une bonne idée.

— Pourquoi ?

— Je m’en vais dans deux jours. Alors, je suis heureuse que nous ne nous quittions pas sur l’épisode de la dernière fois, mais je pense qu’il ne faut pas… Enfin…

J’ouvre ma main dans un geste qui se veut révélateur de mes difficultés à m’exprimer.

Son regard s’adoucit et il me surprend profondément lorsqu’il énonce :

— Et si je vous propose que nous continuions à nous voir ?

— Mais je viens de vous dire que nous partons bientôt !

— J’ai très bien entendu… Néanmoins si je trouve des solutions…

— Je ne comprends pas…

— Bien, dînons, et nous verrons par la suite.

Le repas commence en silence. Je ne parviens pas à le rompre. Dans ma tête tout s’embrouille. Où souhaite-t-il en arriver ?

— Annie ? m’interpelle-t-il.

— Oui ? m’enquis-je d’une petite voix.

— Ce repas ne s’achèvera pas comme au Caire. Je peux vous le promettre. Je me suis abandonné à l’emportement là-bas, avec aussi une grande part de frustration, d’incompréhension. Je n’ai compris qu’après votre départ que j’étais allé trop vite. Et je m’en veux des accusations que j’ai portées à votre égard. J’aurais dû vous laisser vous expliquer ainsi que vous avez tenté de le faire. Mais sur le moment, j’ai eu l’impression d’avoir été floué, que vous vous étiez moquée de moi. Je me suis comporté comme un véritable idiot. Et puis, je n’ai pas pour habitude…

Il cesse de parler, pour me sourire avec franchise, et je m’enquiers, voulant en savoir la raison :

— Quoi ?

— Que l’on résiste à mes charmes, dit-il avec un clin d’œil.

J’éclate de rire. Au moins, ces paroles ont le mérite non seulement de clarifier les événements, mais aussi de détendre l’atmosphère, et je ne peux m’empêcher d’ajouter :

— Pourtant, je ne trouve pas que j’ai beaucoup résisté. Et puis, je suis ici ce soir.

— En effet, et je vous en remercie. Pour lors, dorénavant, Hassan me sourit, c’est plus sympathique.

— Pardon ?

— Cela faisait quatre jours qu’il me faisait la tête, ne discutait plus avec moi, et j’avoue que ce silence était plus qu’agaçant. Il vous estime beaucoup, vous savez ?

— Pourquoi ?

Il hausse les épaules avant d’expliquer :

— Parce que vous n’hésitez pas à dire ce que vous pensez de moi ou à me dire non. Et visiblement, mon cousin vous apprécie également.

— Mais il m’a à peine vue !

Je n’ose pas lui parler de l’étrange conversation que nous avons eue lors de notre entrevue, souhaitant éviter de commettre un lapsus, ne sachant pas s’il lui a touché un mot sur notre entrevue.

— Djalil est jeune, mais il est déjà un bon juge des personnes, et il se trompe rarement. Enfin, jusqu’ici, le repas vous convient ?

— Tout à fait.

— Vous appréciez Louxor ?

— Oui, honnêtement, je m’y sens nettement mieux qu’au Caire. Je ne veux pas être trop critique, mais pour moi, c’est une trop grande ville, et la pollution… Bref, ici, je trouve cela plus calme, plus humain, ajouté-je.

— Moi aussi, pourtant l’endroit où je me trouve le mieux, c’est dans le désert.

Je ne peux que me sentir interpellée par la manière dont il prononce ce mot :

— Comment cela ?

— J’ai une oasis où je vis la plupart du temps. Je n’étais au Caire que pour y régler quelques affaires pour ma famille. Khalid y est avocat, et y réside beaucoup plus souvent. Louxor est avant tout la ville de mon père, moi c’est le désert. Vous ne pensiez pas cela de moi ?

Je hausse les épaules :

— Je ne sais pas. Vous êtes pourtant habitué au confort, non ?

— C’est vrai, mais là-bas, c’est réellement chez moi. Vous savez, j’ai des goûts simples. Vous aussi, n’est-ce pas ?

— Oui, mais je ne roule pas en limousine ni ne voyage en yacht ! rétorqué-je, ne pouvant m’en empêcher.

Son rire résonne dans la pièce.

— En effet ! Mais ce ne sont que des moyens de transport. Et puis notre famille a un rang à tenir. Pour demain soir, le spectacle, vous seriez d’accord ?

— Je ne sais pas… Toutefois, il est clair que c’est tentant.

Je finis par dire après un moment de réflexion :

— Oui, pourquoi pas !

— Bien. Dans ce cas, je viendrai vous chercher, puis nous souperons dans ce lieu. Sauf, si vous préférez que cela se passe ailleurs, dans un restaurant par exemple.

— Non, c’est très bien ici.

Il m’explique alors de quelle manière le spectacle se déroulera, y étant allé un grand nombre de fois depuis son enfance et ne s’en lassant pas. Nous nous mettons d’accord pour un horaire, j’espère seulement que cela ne posera pas de problème pour les garçons, et je lui en parle.

— Vous les connaissez depuis longtemps ? m’interroge-t-il.

— Depuis le lycée. Nous avons une passion commune pour l’Antiquité, et comme j’ai un an de moins qu’eux, ayant sauté une classe en primaire, ils m’ont en quelque sorte pris sous leurs ailes, et depuis nous travaillons ensemble. Cela fait maintenant douze ans que nous nous sommes liés.

— Ce ne sont que des amis ?

— Oui, c’est une véritable amitié. Éric va bientôt être papa, sa compagne attend un bébé pour l’automne, et Stéphane vit avec son compagnon depuis trois ans. Cela ne vous choque pas, j’espère ?

— Non, pas du tout. Quand, on vous voit, on sent une réelle complicité.

— En effet, et cela nous permet de bien travailler ensemble.

Il hoche la tête, puis me demande en montrant mon assiette :

— Vous avez achevé votre repas ?

— Oui.

Il se lève, empile les assiettes et les plats, puis il les pose au bout de la table, ensuite il vient s’asseoir à côté de moi. Je le regarde, surprise, mais je n’ai pas le temps de réagir qu’il se penche vers moi, et son baiser m’empêche de songer à autre chose.

Bon sang, quelques jours sans le voir, sans sentir son parfum, et je replonge… !

Mais ce soir, il ne profite pas de mon émotion et interrompt assez vite son baiser. Puis, je l’entends murmurer :

— Je ne me lasserai jamais de cela.

Que veut-il dire ?

— Pardon ?

Il me regarde et secoue la tête :

— Je vous remmène, il vaut mieux.

Il se déplace vers un téléphone mural et entame une conversation en arabe, puis il revient vers moi et dispose mon étole sur mes épaules, me donne mon sac, ensuite nous nous dirigeons vers la porte. Hassan arrive à ce moment-là, et nous partons dans la limousine. Le voyage s’effectue en silence. Kassem me tient par la main. Je suis bien et je contemple cette ville sous le ciel nocturne.

Quand nous sommes parvenus devant l’hôtel, il descend en même temps que moi et me raccompagne jusqu’à ma chambre. Les membres du personnel que nous croisons semblent surpris par sa présence auprès de moi. J’aurais dû l’envisager : Kassem doit être connu ici. Mais lui ne paraît nullement s’occuper des regards qui se posent sur nous. Une fois face à ma chambre, il s’incline puis prend congé :

— À demain soir.

— À demain.

Un dernier sourire, et il s’en va.

Je referme la porte doucement, ensuite je m’adosse contre elle. Un léger sourire danse sur mes lèvres et mon cœur est apaisé.

Je le reverrai demain soir…

Au matin, j’avertis les garçons au sujet de ma sortie du soir. Ils paraissent stupéfaits.

— Tu es sûre que tu veux prolonger cette histoire ? demande Éric, visiblement dubitatif.

— Oui, et puis ce sera la dernière fois que je le verrai, alors…

— Choupette, t’es une grande folle. Mais là, je ne sais plus quoi te dire.

— Par conséquent, ne dis rien et laissez-moi faire ce dont j’ai envie. On part après, et tout sera terminé.

Je soupire et me tais un instant pour reprendre :

— Bien, je crois que nous avons du travail.

Éric et Stéphane se regardent :

— Si tu préfères, dit Éric, comprenant que je veux changer de sujet, car pour moi celui-ci est clos.

La journée passe, et nous profitons de l’après-midi pour voir dans le musée ce que nous n’avons pas été en mesure de découvrir à notre arrivée.

Puis le soir arrive. Je suis impatiente. J’ai envie de profiter de cette ultime soirée.

En outre, je suis remplie d’appréhension.

Et lorsqu’à la porte j’entends frapper, je tente de ne pas avoir l’air de me précipiter.

C’est Kassem qui se tient sur le seuil, aussi élégant que de coutume malgré un jean et une chemise. J’ai revêtu pour l’occasion une tunique écru manche trois-quarts et un pantalon noir fluide.

— Bonsoir.

— Bonsoir.

Je prends mon sac et le rejoins.

Devant l’hôtel, il n’y a pas de limousine de garée, mais un 4X4. Kassem doit noter ma surprise, car il me dit :

— C’est plus discret qu’une limousine pour se rendre au spectacle.

— Plus discret !

Relativise ma fille, un gros 4X4 noir est plus discret qu’une limousine pour lui !

Il m’ouvre la porte et m’aide à monter dans ce véhicule haut sur roues. Puis nous démarrons. Nous roulons dans les rues pour finalement quitter la ville, et de loin, je vois se dessiner les ruines de Karnak.

Et je comprends le choix de Kassem.

Sur le parking, il y a des bus, des taxis, et des véhicules du même type que le nôtre. Nous pouvons donc passer inaperçus, ou plutôt le Cheikh Kassem Ben Khamsin peut être un spectateur incognito.

Il y a ce fossé entre nous, et je l’ai encore oublié.

Mais j’abandonne cette idée derrière moi pour me laisser embarquer par ce spectacle fascinant.

J’oublie tout le travail de mise en scène pour me plonger dans la représentation de la vie à l’époque des pharaons. Et ce mélange visuel, vocal et sonore, avec cette musique si entêtante, produit une intense émotion en moi, redonne vie à ces vieux murs qui ont vu tant de choses, me ramène à cette Antiquité qui devient si présente, m’immerge dans l’histoire de Thèbes, et la naissance de Karnak.

Lorsque tout s’arrête, j’ai du mal à sortir de ma fascination.

Kassem pose une main sur mon épaule :

— Nous devons y aller. Je souhaite éviter les embouteillages.

Je le regarde et me lève avec un sourire. Nous retournons vers la voiture, et vers Louxor.

— Vous avez visiblement apprécié ? me demande-t-il dans l’intérieur feutré du véhicule.

— Oh oui !

— J’en suis heureux. Nous allons maintenant nous restaurer dans un endroit que je connais bien.

— Ah ! Pourtant hier soir, vous aviez parlé de votre appartement ?

— Oui, toutefois, j’ai pensé que cela nous changerait.

Nous nous arrêtons dans une ruelle, devant un restaurant où nous sommes accueillis par le propriétaire avec une grande gentillesse. C’est un petit établissement où je me sens très vite à l’aise. Le service est à l’orientale, mais un couvert complet est disposé sur la table basse. Sans doute une marque de prévenance de la part de Kassem. Assis sur les coussins, nous discutons de tout et de rien.

Lorsque nous quittons le restaurant, je commence à percevoir un malaise s’installer en moi.

 

Chapitre 12

Dans la voiture, je me sens mal.

Nous partons demain après-midi, et je me promets de profiter de cette dernière soirée auprès de lui. Mais cette idée que tout va s’arrêter est très difficile à envisager pour moi.

Kassem ne parle pas. Et ce silence devient gênant. A-t-il des regrets ?

Nous arrivons devant la porte que je reconnais dorénavant très bien. Mon compagnon descend le premier, puis il me tend la main pour m’aider à sortir du véhicule, mais ensuite il conserve ma main dans la sienne. La chaleur familière m’envahit, même si je me trouve un peu au bord des larmes. Cependant, je veille à les retenir. Cela dévoilerait trop la profondeur de mes sentiments. Et cela, je ne le veux en aucune façon. Kassem donne des ordres à Hassan qui disparaît par une petite porte située dans un coin de la cour exiguë.

Nous entrons dans l’appartement, et je me retrouve tout contre lui, mes lèvres emprisonnées par les siennes, mon corps épousant le sien.

Je n’ai pas envie de partir, de m’éloigner de lui, et pourtant…

Notre baiser s’achève, mais il me garde blottie contre lui. Et cette étreinte est infiniment agréable.

— Je crois que nous devons parler, dit-il.

Je lève la tête et opine du chef.

Il m’accompagne jusqu’au canapé où nous nous asseyons côte à côte.

— Quand partez-vous ?

— Demain après-midi.

Il prononce dans un souffle :

— Déjà…

Un silence s’installe qu’il rompt en disant doucement, ma main dans la sienne, et ses prunelles ne lâchant pas les miennes :

— Je préfère vous dire que vous ne restez pas ici cette nuit.

— Que…

Il me regarde plus intensément :

— J’en ai envie… énormément. Néanmoins, ce ne serait pas raisonnable. Je ne veux pas que tout s’achève sur une nuit, même si celle-ci serait belle. Vous méritez plus.

Je ne sais plus quoi penser :

— Kassem, je…

— Ce qu’il y a entre nous est trop fort pour qu’une seule nuit puisse l’exprimer, affirme-t-il.

Sa main caresse ma joue. Je ferme les yeux. C’est si doux. Cette facette tendre je ne m’en lasse pas, car je perçois au plus profond de moi qu’il ne joue pas quand il agit ainsi.

— Je ne comprends pas, murmuré-je, encore émue par son geste.

— Je veux vous proposer quelque chose.

— Quoi ?

Sa voix se fait pressante lorsqu’il annonce :

— Demain, ne partez pas, restez quelques jours avec moi.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, affirmé-je en secouant la tête.

Il adopte alors un ton plus sérieux pour déclarer :

— Annie, des rencontres comme la nôtre, c’est rare. Et j’ai envie de vous revoir. Peut-être même que nous pouvons envisager jusqu’où il nous serait possible d’aller ensemble.

— Ce n’est pas concevable…

— Pourquoi ?

— Nous sommes trop différents, et puis ma vie est en France. Non, ce n’est pas concevable, répété-je, chagrinée par cette réalité.

Je me lève.

— Je crois qu’il vaut mieux que je parte maintenant, annoncé-je, veillant à ne rien dévoiler de mes sentiments.

— Annie, laissez-nous une chance, s’il vous plaît, s’exclame-t-il.

Je m’avance vers la porte, faisant tout mon possible pour conserver un air assuré. Toutefois, il me rejoint pour m’obliger à le regarder.

— Vous allez donc partir ? demande-t-il d’une voix rauque.

— Oui.

La lumière qui brillait dans ses yeux disparaît lorsqu’il réplique :

— Bien, je préviens Hassan.

Il se dirige vers le téléphone mural et donne un ordre bref en arabe, puis il revient vers moi.

— Sachez seulement que si vous changez d’avis, quelqu’un sera présent à l’aéroport, affirme-t-il.

— Kassem…

— Je n’abandonne pas, Annie. Je sais qu’entre nous deux il peut y avoir une belle histoire. J’ai failli tout gâcher par ma stupidité, mais je ferai tout pour me rattraper.

— Pourquoi ?

— Avec vous, je suis un homme, et pas uniquement un milliardaire, ou un cheikh. Et le regard que vous posez sur moi me fait comprendre que vous me voyez comme je suis. En ce qui me concerne, j’ai le désir aussi d’en connaître plus sur vous. Et par-dessus tout, j’éprouve le besoin d’être avec vous.

À la porte, on entend frapper.

Sur un mot de Kassem, Hassan entre dans la pièce.

— Bien, vous comprendrez que je ne vous raccompagne pas moi-même, je vous dis juste un au revoir.

— Kassem…

Il prend ma main dans la sienne sans se soucier de la présence d’Hassan :

— N’oubliez pas : demain, j’enverrai quelqu’un à l’aéroport, si vous changez d’avis. Je vous propose seulement de passer un jour ou deux avec moi.

Je ne réponds rien, il me sourit et sur le seuil me dit :

— À demain, j’espère.

Il soupire. Je ne sais pas pourquoi, mais je ressens chez cet homme si sûr de lui comme… du désarroi lorsqu’il ajoute :

— Sinon, bon voyage et bon retour chez vous.

Je hoche la tête, et il referme la porte. Je reste immobile un instant.

— Mademoiselle ? s’enquiert Hassan.

Je respire un grand coup :

— Je vous suis.

Hassan me fait une courbette, et m’accompagne vers la voiture.

Le voyage me semble interminable.

Quelle décision dois-je prendre ?

Une fois à l’hôtel, Hassan me conduit jusqu’à ma chambre où il me laisse devant le seuil sur un bonsoir amical.

Machinalement, je me prépare pour la nuit.

Et lorsque je me couche, je ne sais toujours pas quoi faire…

[1]As-salam alaykom : Bonjour

https://librairie.bod.fr/rencontre-dans-le-desert-christelle-dumarchat-9782322420629

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