La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas.
Charles Baudelaire
Prologue
Hélène se réveille. Elle a dû sombrer un instant. Elle souhaite ouvrir les yeux, mais elle a peur. Très peur. Seul le silence règne. Elle redoute ce qu’elle va découvrir dans la pièce sordide. Peut-être est-il sorti ? L’observe-t-il ? Reste-t-il terré dans un coin telle une hyène salivant devant sa future proie ? Son bâillon est imbibé de bave. Elle l’a supplié de ne pas lui introduire la boule de tissu dans la bouche. Impassible, il lui a décoché un regard froid et pénétrant. Alors, elle a abdiqué.
Elle n’a plus prononcé un mot depuis. Dans les yeux de son bourreau, elle n’a perçu que du vide. C’est là qu’elle a compris. Elle ne sortira pas vivante de ce calvaire. Terrorisée, elle a uriné sous elle comme une petite fille. Il n’a eu aucune réaction. Elle devine alors son habitude face à ce genre de réaction. Elle n’est pas la première qui passe entre ses mains. Que va-t-il donc lui faire ?
Elle ose enfin regarder autour d’elle. Soulagée, elle constate que le prédateur est absent, cette accalmie durera seulement quelques minutes. Observant le décor, elle comprend très vite les projets de son ravisseur. Une table en métal est installée sur une grande bâche en plastique. Sur la droite, posés sur un chariot, des instruments de torture, minutieusement nettoyés, la narguent. Deux grosses bassines en inox sont disposées sous la table. Une caméra domine le plan de travail.
Lorsqu’elle entend le bruit d’une clé dans la serrure de l’antre, elle est saisie d’épouvante. Elle espère succomber rapidement. L’homme en noir s’approche d’elle d’un pas lourd et affirmé. Elle sent une nouvelle fois le liquide chaud couler entre ses jambes. Il s’accroupit face à elle et plonge son regard terrifiant dans le sien. Hélène ressent la jubilation de son ravisseur, elle est si perceptible. Les larmes reprennent, en silence cette fois. Résignée à devenir le pantin d’un monstre sans pitié, elle se lève quand il lui ordonne de se lever d’un simple geste de la main.
- Le pendu de la Villa Montmorency
Jean Dumon s’apprête à quitter l’hôpital. Suite à deux appendicites, l’ablation d’un fibrome et la visite de quatre patients avant intervention, le chirurgien apprécie troquer sa tenue de travail contre son costume flambant neuf. Il entend les rires d’internes dans le couloir. La voix joyeuse d’une infirmière résonne. Celle-ci raconte une blague graveleuse à ses collègues et la narre formidablement bien, ce qui suscite une effusion d’éclats de rire à la fin de l’histoire. Jean ne peut s’empêcher de sourire en entendant la chute. À sa sortie du vestiaire, le petit groupe dans le couloir reprend son sérieux et le salue avec courtoisie. Au sein du milieu hospitalier, le métier de chirurgien inspire une sorte de « statut » haut de gamme. De par son élégance naturelle associée à une attitude distinguée, Jean Dumon impose le respect.
Quelques minutes plus tard, il empoigne le volant de sa Maserati 3200 GT. Perdu dans ses pensées, il conduit machinalement son bolide. Devant la grille de la Villa Montmorency, un des gardiens l’accueille solennellement et lui donne accès à l’enclave la plus huppée de Paris. La voiture à l’abri dans le garage, Jean prend soin de la verrouiller car même au sein du ghetto chic dans lequel il ne se passe jamais rien, il conserve une forme de vigilance. Sûrement une vieille habitude qu’il a gardée de ses parents. Dans la cuisine, il soulève le couvercle du faitout orange et observe que Maria, la femme de ménage, a préparé un bœuf bourguignon. Il pourrait lui demander de ne venir que deux ou trois fois par semaine, mais elle possède un tel talent de cuisinière que la place de chef a pris le dessus sur son rôle premier de technicienne de surface. Jean Dumon n’a guère le temps de cuisiner. Grâce à Maria, il savoure chaque soir des mets délicieux. Il émet une seule exigence : elle doit concocter ses repas tous les jours et en quantité. Cela lui permet de manger correctement le week-end et lorsqu’elle prend ses congés. Il se sert généreusement et se rend dans le salon. C’est une habitude quotidienne, du moins lorsqu’il n’opère pas pendant la soirée. Il allume le téléviseur et dîne devant les informations qui passent en boucle.
Un bruit provenant de l’étage détourne son attention. Il reste immobile, à l’affût. Un boucan jaillit au-dessus de lui. Il est revenu. Il se trouve en ce moment dans son bureau. Il cherche. Jean Dumon devine qu’il balance les babioles et les livres à travers la pièce. Son cœur bat à tout rompre. Il va devoir se rendre à l’étage et l’affronter une fois encore. Alors, il pose sa fourchette et se lève, le visage grave. Il gagne l’escalier et chemine silencieusement dans l’obscurité. La peur le tenaille mais une nouvelle confrontation s’impose. Un mélange de dégoût et d’angoisse l’enveloppe au fur et à mesure de son ascension. Car il en est conscient, raisonner le diable demeure une expérience effroyable…
Marc Sevin embrasse sa femme avant de quitter le domicile familial. Les enfants dorment, il est très tôt. Jules, son collègue de la brigade criminelle du mythique 36 quai des Orfèvres, l’attend dans la voiture. Marc ferme à peine la portière du véhicule qu’il démarre déjà.
– Salut ! Fais-moi un bref récap…
– Un type s’est pendu. Sa femme de ménage l’a retrouvé dans son bureau.
- Qu’est-ce que l’on vient faire là-dedans ?
- Le toubib qui constate le décès a remarqué des traces douteuses sur le visage et sur le cou de la victime.
- Je vois.
Marc reste silencieux durant le trajet. C’est la première fois qu’il va pénétrer à l’intérieur de la villa Montmorency. Il s’agit d’une résidence fermée située sur une butte du quartier d’Auteuil dans le 16e arrondissement. Elle est limitée par la rue Poussin au sud, la rue Bosio au sud-est, la rue Raffet au nord-est et le boulevard de Montmorency au nord-ouest. D’une superficie de six hectares, la villa est l’enclave la plus privée et la plus huppée de Paris. Elle est habitée par des capitaines d’industrie, des personnalités du show-biz et d’héritiers de grandes familles. Cent-quatorze propriétaires résident dans ce ghetto chic. On y accède exclusivement sur invitation. L’entrée principale se trouve dans la rue Poussin.
À leur arrivée, ils découvrent au numéro 12 une haute grille noire. Jules approche la voiture devant une barrière baissée, ce qui les empêche d’accéder au quartier le plus sélect de France. Un gardien vient à eux et leur fait signe d’ouvrir la vitre. Malgré la carte de la DRPJ sous les yeux, il inspecte d’un coup d’œil vigilant l’habitacle de la voiture et leur laisse l’accès au bout de quelques secondes lesquelles paraissent interminables. Jules et Marc s’engouffrent dans les allées ombragées de la cité interdite. Ils découvrent des villas opulentes, des hôtels particuliers et des demeures cossues noyées par la glycine. Face à eux, un rond-point puis une rue rectiligne. Un panneau indique « Avenue des Tilleuls ». Marc se rappelle que Mylène Farmer vit dans cette avenue. Il l’a lu dans un des magazines que sa femme laisse traîner dans les toilettes. L’atmosphère paisible et calme du quartier dénote totalement avec l’agitation parisienne qu’il connaît.
Les voilà enfin dans l’avenue des Peupliers. Un attroupement de voitures se remarque devant une gigantesque maison austère. Dans le salon, une femme brune et rondouillarde pleure. Elle est assise dans un fauteuil, près d’une immense cheminée. Ses sanglots sont entrecoupés par le bruit désagréable lorsqu’elle se mouche. Il s’agit sûrement de la personne qui a trouvé le corps. Jules fait signe à Marc de gravir l’escalier. Sont accrochés le long du mur des cadres contenant des photos de famille. Les visages sont fermés. La pose est figée, presque solennelle. Les personnes sur les portraits semblent appartenir à une autre époque, elles baignent dans une atmosphère semblable à celle des films de Tim Burton.
Le bureau est plus petit qu’il ne l’imaginait. Le médecin est seul dans la pièce. Il observe le cadavre tout en prenant des notes. Le corps, accroché à une poutre, ballotte légèrement dans le vide. Le crissement léger et régulier de la corde accentue le glauque de la situation. Le toubib montre à Marc quelques hématomes visibles à l’œil nu sur le cou de la victime.
- J’ai fini. Vous pouvez prendre la suite. Je vais dire aux gars de le décrocher et de l’emmener.
- Ok. On vous rejoint tout à l’heure pour l’autopsie.
Pendant que l’équipe s’occupe de décrocher le corps, Marc retourne au rez-de-chaussée. Il retrouve la femme brune dans le salon.
- Bonjour Madame, je suis Marc Sevin de la criminelle. J’ai quelques questions à vous poser. C’est bien vous qui avez retrouvé le corps de monsieur Dumon ?
- Oui, j’ai déjà tout raconté à vos collègues tout à l’heure.
- Je comprends Madame. Cependant, c’est moi qui suis chargé de l’affaire maintenant. Alors, nous allons tout reprendre depuis le début. J’ai bien conscience que cette expérience soit traumatisante. C’est pourquoi nous allons réaliser cet interrogatoire en douceur. Est-ce que c’est bon pour vous ?
La femme se mouche une nouvelle fois et hoche la tête de haut en bas. Elle se tamponne les yeux avec un mouchoir en papier et regarde Marc, l’air totalement désemparé. Il lui prend la main avec douceur pour la rassurer.
- Ça va aller, lui dit-il.
Elle reprend son calme et ses larmes cessent progressivement.
- Comment vous appelez-vous ?
- Maria. Maria Michel.
- Très bien Maria. Où habitez-vous ?
- Je vis ici, à la villa. Nous sommes logés dans une petite maison, au fond de l’avenue des Sycomores.
- Combien y a-t-il de gardiens ?
- Nous sommes trois couples de gardiens, sans compter les veilleurs de nuit.
- Que faisiez-vous chez monsieur Dumon ?
- Je travaille chez lui tous les matins pendant trois ou quatre heures. Je m’occupe du ménage, des repas et du linge.
- À quelle heure arrivez-vous ?
- En général, je suis ici à 6 h 30 le matin.
- Comment et quand avez-vous rencontré cet homme ?
- Il y a une dizaine d’années, peu de temps après son arrivée à la villa. Monsieur Dumon avait alpagué mon mari pendant sa tournée. Il recherchait une personne de confiance pour faire le ménage chez lui. Mon époux a tout de suite perçu sa gentillesse. Il m’en a parlé le soir même. J’ai rencontré mon futur employeur dès le lendemain. Il était différent de la plupart des résidents. Certaines personnalités de la villa n’éprouvent aucune considération pour nous, les employés de maison. Nous ne représentons rien à leurs yeux. Lui se montrait bien plus humain et bienveillant envers le personnel. Alors, j’ai accepté de travailler pour lui.
- Je vois, répond Marc avec un léger sentiment d’amertume.
- Quel travail exerçait monsieur Dumon ?
- Chirurgien.
Marc est surpris. Les revenus d’un chirurgien ne suffisent pas pour s’offrir un logement dont le prix avoisine les dix millions d’euros.
- Vous en êtes sûre ?
- Oui, absolument.
Après quelques secondes de réflexion, il poursuit l’interrogatoire.
- Lorsque vous êtes arrivée ce matin, pourquoi vous rendre directement à l’étage ?
- J’ai vu de la lumière. À cette heure-là, mon employeur est déjà parti. Alors, je suis montée afin d’éteindre. C’est là que je l’ai vu. Oh mon dieu, le pauvre homme ! J’ai prévenu la police immédiatement.
- Avez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel dans le comportement de monsieur Dumon ces derniers temps ? Est-ce que quelque chose a été volé ?
- À vrai dire, je le croise rarement. Comme je viens de le dire, mon employeur n’est déjà plus chez lui à 6 h 30. Choquée de le voir accroché à la poutre, je n’ai absolument pas prêté attention aux objets de valeur. Je suis allée dehors et j’ai guetté l’arrivée des policiers. Je ne voulais pas rester seule dans la maison…
Marc souhaite vivement que la femme de ménage retourne dans le bureau afin d’en vérifier le contenu. Il réfléchit un instant à la formulation afin qu’elle accepte sa demande sans paniquer. Il la regarde droit dans les yeux et lui reprend la main.
- Maria, j’ai besoin de vous. Il est important de savoir si un élément a disparu. Pour l’instant, nous allons nous concentrer sur le bureau. Le sol est jonché de livres et de bibelots. Visiblement, quelqu’un cherchait quelque chose, je veux savoir de quoi il s’agit.
- Je ne comprends pas. Vous pensez que monsieur Dumon a été assassiné ?
- C’est une hypothèse. Vous constituez une aide précieuse dans cette affaire. Vous seule connaissez les lieux. J’ai besoin de vous, Maria.
La femme hoche la tête et se lève lentement. Elle donne l’impression de vouloir retarder la montée des marches. C’est alors que Marc comprend.
- Rassurez-vous Maria, le corps n’est plus présent.
Il devine le soulagement de son unique témoin. Marc précède la femme de ménage car il préfère entrer le premier dans le bureau. Jules prend des clichés et cesse immédiatement son activité lorsqu’il aperçoit Maria. Le but est d’éviter la distraction de la seule personne en mesure de les aider. Elle observe la pièce tout en regardant régulièrement la poutre à laquelle était suspendu le corps.
- Prenez votre temps. Chaque détail a son importance.
- D’accord. Je n’avais pas remarqué ce capharnaüm ce matin.
Les deux hommes observent en silence. Maria scrute les objets à terre et semble les disposer mentalement à leur place d’origine. Elle s’approche du bureau de façon délicate, de manière à ne pas endommager la scène du crime présumé.
- Le tiroir ! Il est ouvert !
Marc s’approche et constate la même chose.
- Effectivement. Notre « voleur » a fouillé à l’intérieur et ne l’a pas refermé.
Maria le regarde, interdite.
- Ce tiroir est toujours fermé. Il est impossible de l’ouvrir. Seul monsieur Dumon possède la clé. Je crois qu’il la gardait sur lui.
Jules, muni de gants, l’ouvre complètement. Il est vide. Une trace rectangulaire est visible sur le bois. Celle-ci ressemble fortement aux empreintes laissées depuis de nombreuses années par un grand cahier. Jules prend la parole.
- Que vous a dit votre employeur à ce sujet ?
- Pas grand-chose. Je pouvais venir dans cette pièce à ma guise. Il a simplement précisé que ce tiroir était fermé à clé parce qu’il contenait quelque chose de très important à ses yeux. Il a ajouté qu’il agissait ainsi non pas par un manque de confiance en moi mais par mesure de sécurité. Nous en sommes restés là.
- Avez-vous remarqué autre chose d’inhabituel ici ?
- Aucunement. Rien ne manque.
Jules remercie Maria et reste dans le bureau afin d’effectuer d’autres clichés. Marc raccompagne la femme au salon et l’interroge au sujet du fonctionnement de la villa Montmorency. Les premiers instants, elle paraît mal à l’aise pour dévoiler certains aspects de cette vie à part. Elle finit enfin par se lancer et dévoile des éléments intéressants. Marc apprend que deux types de population se côtoient à la villa Montmorency. Il y a les vieilles familles qui se transmettent les maisons de génération en génération. Puis, il y a les très riches arrivés ces vingt dernières années. Selon Maria, ces deux mondes se parlent peu, voire pas du tout. En effet, leurs intérêts diffèrent. Deux personnes influentes (dont elle tait le nom) par leur poids financier usent de leur pouvoir afin de sécuriser les lieux au maximum. Quant aux vieilles familles, elles tentent de freiner l’ardeur des riches afin d’éviter l’explosion des charges mensuelles.
Comme dans les quartiers plus modestes, les gens d’ici se détestent mais de façon cordiale. Il existe parfois des conflits explosifs entre résidents qui n’hésitent pas à s’insulter dans la rue. Mais il y règne surtout beaucoup de haine et de non-dits. Il y a un règlement intérieur d’une trentaine de pages. Celui-ci est établi par l’association syndicale de copropriétaires. Les résidents ont l’interdiction d’organiser une fête nocturne et aucun bruit n’est toléré. Un simple barbecue en famille n’est pas réalisable. Comme le précise Maria, la moindre maison ne se négocie pas à moins de trois millions d’euros. Elle mentionne qu’un célèbre opticien tente de vendre la sienne à trente-cinq millions d’euros. Marc éprouve alors du dégoût pour les résidents de cette cage dorée.
- Quelles sont les autres obligations pour les propriétaires ? demande-t-il, curieux.
- Eh bien, les charges des résidents comprennent l’entretien des voies, les travaux d’adduction d’eau, le ramassage des ordures et l’élagage des arbres. Il y a une interdiction formelle de laver sa voiture avec un tuyau d’arrosage. Concernant les véhicules, la limitation est de 25 km/heure. Les employés de maison doivent se garer à l’extérieur de la villa, seuls les propriétaires peuvent circuler librement en voiture dans les allées. Ils n’ont le droit qu’à deux voitures, enfin, je veux dire deux voitures garées devant leur maison à condition de placer le macaron de la villa sur le pare-brise. De plus, les travaux, quelle qu’en soit la nature, sont surveillés. La hauteur des bâtisses ne doit pas excéder plus de neuf mètres. La simple réalisation d’une véranda requiert l’accord des voisins. Par obligation esthétique, les décorations des façades doivent être harmonisées. Et lorsque c’est nécessaire, il est fortement recommandé de repeindre son portail ou d’élaguer les arbres dont les branches dépassent dans la rue. Sinon, le conseil syndical procède aux travaux et adresse la facture au propriétaire concerné. Chaque arbre coupé doit être remplacé par un autre de la même espèce.
- Dis-donc ! Le règlement ne rigole pas ! ironise Marc. De quelle façon sont protégés les résidents ?
- Nous sommes trois couples de gardiens et des veilleurs de nuit sécurisent l’ensemble de la villa. L’ensemble est associé à un système de vidéosurveillance très élaboré, sans compter les propriétés qui en sont également équipées.
Marc reste pensif quelques secondes. Ces privilégiés sont ultra-protégés. Il se dit qu’il est donc très difficile pour un individu de pénétrer à l’intérieur.
- Ok Maria. Admettons que j’ôte mon identité de flic, comment dois-je m’y prendre pour entrer dans ce beau quartier ?
La femme sourit timidement.
- Vous resterez dehors, et ce, malgré tous les arguments possibles et inimaginables.
- Pourquoi ?
- Tout simplement parce qu’il existe un registre des visiteurs. Si l’un des propriétaires des lieux reçoit du monde, il doit en informer les gardiens en mentionnant l’identité de son invité et les gardiens se passent le mot. L’invité en question doit prouver son identité ou remettre un carton d’invitation. Ici, les visites spontanées n’existent pas. Les propriétaires informent les gardiens d’une visite, les gardiens filtrent et contrôlent les entrées.
Marc fronce les sourcils. En effet, si la thèse du meurtre est maintenue par le légiste, la piste d’un assassin au sein de la villa Montmorency n’est pas à exclure. Avec une sécurité grandement instaurée en ces lieux, il est peu probable que le coupable soit un individu autre qu’un des résidents.
- Pouvez-vous me décrire monsieur Dumon ?
À cette question, Maria sourit. Marc peut ressentir l’affection sincère que la femme éprouvait pour son employeur.
- Monsieur Dumon était un homme bon et généreux. Il se montrait bien plus humain que la plupart des gens d’ici. Il me rémunérait grassement et ne lésinait jamais sur le montant des étrennes. Certains le prenaient pour un sauvage. Mais en réalité, il se montrait juste discret. Il ne se mêlait pas des histoires entre résidents. D’ailleurs, il échangeait peu avec les autres habitants et ne participait que très rarement aux réunions organisées par le syndicat. Il paraissait au-dessus de tout cela.
- Que pouvez-vous me dire sur son passé ? J’avoue être surpris qu’un chirurgien vive au milieu d’hommes d’affaires et de personnalités du show-biz. Le salaire de votre employeur ne suffit pas à financer une maison dans ce quartier.
- Il ne parlait pas de cela. Selon les rumeurs, il aurait perçu un très gros héritage. Je crois savoir que son père possédait une scierie et aurait fait fortune grâce à cette activité.
- Parlait-il de sa famille ?
- Très peu. À vrai dire, il évitait le sujet.
- Pouvez-vous me décrire une journée type lorsque vous travaillez ?
- J’arrive à 6 h 30 dans la maison.
- Par où entrez-vous ?
- Par le garage. Je possède un jeu de clés que monsieur Dumon m’a donné.
- Ensuite, j’enlève mes chaussures. Je laisse toujours une paire de chaussons dans la maison afin de ne pas salir le travail que j’ai effectué. En général, je commence par la chambre. Je récupère les vêtements sales et s’il y a un costume sur la chaise, je le prends et le dépose au pressing un peu plus tard. Puis, j’aère la pièce le temps de refaire le lit. Si besoin, je nettoie. J’ouvre l’ensemble des volets à l’étage avant de me rendre à la cuisine. Je me prépare un café, je précise que l’autorisation m’a été donnée, sinon, je ne me le permettrais pas. Tous les matins, je trouve une enveloppe sur la table dans laquelle se trouve de l’argent. La consigne est de préparer un repas différent pour six personnes chaque jour. Je réalise une liste des courses de façon à ne rien oublier et je me rends au marché afin d’acheter le nécessaire avec l’argent laissé par monsieur Dumon..
- Excusez-moi, pourquoi préparer un plat pour six personnes alors que l’homme vivait seul ?
Les joues de Maria rosissent légèrement.
- Je crois qu’il était très friand de ma cuisine. Le fait d’avoir des repas préparés en quantité lui permettait de ne pas cuisiner pendant mes jours d’absences. Il congelait les restes en portions individuelles.
Marc se dit que monsieur Dumon était une personne organisée. Ce procédé est judicieux.
- J’ai remarqué deux véhicules dans le garage. Les deux appartiennent à votre employeur ?
- Oui. Pour se rendre à son travail, il utilise… Je veux dire, il utilisait la voiture. Le 4×4 servait davantage le week-end et certains soirs.
- Merci Maria. S’il le faut, je reviendrai vers vous. Pour l’heure, je vous libère.
- Ah oui, j’allais oublier ! Qui d’autre travaille ici ?
- Personne. Il n’y a que moi.
La femme se lève immédiatement et prend congé. Marc visite la maison après son départ. Il découvre l’univers du suicidé et prend soin d’observer les moindres recoins de chaque pièce. L’ameublement est moderne, les pièces sont grandes et lumineuses, la décoration soignée. Le style épuré renforce la propreté des lieux. Alors qu’il se trouve dans la véranda, il remarque un homme sur le trottoir. Il semble à l’affût, attisé par la curiosité. Il épie les faits et gestes des policiers. Marc décide d’aller à la rencontre de ce personnage avant qu’il ne file. Lorsqu’il approche du type, il constate un style vestimentaire décontracté. Un lewis troué, un tee-shirt noir avec le visage de Jim Morrison plaqué sur le torse, des baskets aux pieds.
- Bonjour Monsieur. Puis-je vous aider ?
- Bonjour. Qui êtes-vous ?
- Je suis Marc Sevin, police judiciaire.
- Que s’est-il passé ici ?
- Un de vos voisins s’est pendu.
- Oh… Le chirurgien a mis fin à ses jours ! Incroyable !
Marc profite de la situation pour en apprendre un peu plus.
- Vous le connaissiez bien ?
- Non, pas trop. On se disait bonjour par politesse. Je n’accrochais pas avec ce gars. Il était bizarre.
- C’est-à-dire ?
- Cela m’arrivait de le croiser, parfois il me saluait avec un sourire et un air agréable. D’autres jours, il m’ignorait. Il passait fier au volant de son 4×4, comme si j’étais un parfait étranger. Quelle arrogance ! Du coup, je n’ai pas souhaité entretenir une quelconque relation avec lui. J’ai horreur des lunatiques.
- Je comprends. Où habitez-vous ?
- Dans l’avenue des Peupliers. La maison moderne avec les baies vitrées. Au numéro 10.
- Ok. Depuis combien de temps vivez-vous ici ?
- Presque trois ans.
- Merci. J’ai besoin de connaître votre identité.
L’homme, surpris par la question, répond sans broncher. À entendre sa réponse, Marc se sent stupide. Sans même s’en rendre compte, il a échangé avec un célèbre joueur de l’équipe de France de football. Il ne tente même pas de rattraper le coup, en fait, il s’amuse du grotesque de la situation. Le sportif s’éloigne, avec cette démarche qui caractérise bien les footballeurs. Comme si un oursin siège dans son slip et que ses épines frottent l’intérieur des cuisses. Le policier ne peut s’empêcher de sourire. Jules le rejoint, l’appareil photo dans les mains.
- On y va ?
- Ouais, le toubib nous attend pour l’autopsie.
Marc se sent soulagé de quitter les lieux, il ne se sent pas à l’aise. Ici, chaque maison et chaque voiture lui rappellent qu’il n’est pas à sa place. Cela lui renvoie en pleine gueule son statut de petit flic de la crim’, avec son modeste salaire et son petit crédit. Jules l’observe.
- C’est spécial chez les riches, hein ? dit-il amusé.
- L’ambiance est particulière…
- Quand je suis venu ici la première fois, j’ai méprisé tous ces gens.
Surpris, Marc regarde son collègue, interrogatif.
- En 2003, le corps d’une riche propriétaire a été retrouvé près de son domicile. Il avait été enveloppé dans des sacs-poubelle. La cause du décès était due à une balle dans la tête, la pauvre femme était décédée depuis deux jours. Le lendemain, nous avons retrouvé son employée. Elle vivait avec son conjoint dans une petite maison, au fond du jardin. Elle aussi a été découverte morte, prise en sandwich entre le matelas et le sommier dans sa chambre, le corps également enfermé dans des sacs, une balle dans la tête. Le lendemain, nous avons interpellé son conjoint. Il tentait de pénétrer à l’intérieur de la maison de la propriétaire. Ce taré a sorti un 22 long rifle et l’a retourné contre lui. Cet homme était un alcoolique fini. Nous avons appris que leurs employeurs souhaitaient les licencier dans un futur proche. Assez âgés, ils désiraient du personnel de maison qui puissent conduire. Ce qui n’était pas possible avec le couple employé, la femme n’ayant pas le permis. Quant à son conjoint, il se l’était fait retirer à cause de son addiction. La thèse établie est que l’alcool et la jalousie ont entraîné chez lui un énorme pétage de plomb. Je suis revenu à la villa Montmorency deux ans plus tard. C’était au tour du célèbre architecte Cacoub, un intime de Jacques Chirac, âgé de quatre-vingt-quatre ans à l’époque. Son épouse et lui avaient été pris en otage. Des individus avaient fait irruption dans la maison et violenté les employés de maison. Ils avaient saucissonné le couple et dérobé l’équivalent de 500 000 euros en bijoux et en espèces. C’est depuis ce malheureux événement que la sécurité des lieux a été renforcée.
- Tu m’étonnes ! Autant de personnalités aisées regroupées au même endroit ! Cela ne peut que susciter un vif intérêt pour des individus mal intentionnés.
L’institut médico-légal se situe 2 place Mazas, le long du quai de la Rapée, dans le 12e arrondissement. En moyenne, 3 000 corps passent à cette adresse, 2 000 sont autopsiés et 1 000 examens externes, c’est-à-dire sans incision, sont effectués. Jules et Marc entrent dans une petite pièce dans laquelle sont présents le médecin légiste ainsi qu’un officier de la police technique. Ce dernier décrit la scène telle qu’elle est apparue à son arrivée chez la victime. La connaissance des signes thanatologiques est primordiale pour mettre ses éléments en évidence lors de la prise de clichés numériques. Ce technicien en scène de crime réalise un album photographique lié à cette enquête-décès, où il situe le corps de la victime dans l’espace et dans le temps. Ce n’est qu’à ce moment que le médecin légiste et l’officier de police judiciaire peuvent procéder ou faire procéder aux prélèvements et aux conditionnements de vêtements et bijoux en vue d’identification ou pour rechercher d’éventuelles déchirures, traces biologiques ou micro traces comme les bris de verres, peinture, résidus de tir etc… Quelques minutes après l’arrivée des policiers, le médecin commence l’examen du corps. Il progresse de la tête vers le tronc puis aux extrémités des membres.
- Je suis sûr à 80 % que ce type était déjà mort avant d’être pendu. Je pense que quelqu’un l’a étranglé. Regardez.
Jules et Marc s’approchent et constatent des traces pouvant s’apparenter à celle d’une strangulation. La corde en a laissé également mais bien plus en hauteur. Au cours de l’examen, le légiste note la présence d’une dent cassée et de plusieurs hématomes sur les bras. Cependant, il va devoir procéder à un examen interne afin de verrouiller sa thèse et ainsi démontrer les éléments visibles à l’extérieur par les éléments trouvés à l’intérieur. L’état des tissus ne ment jamais. Les incisions profondes réalisées avec un scalpel au niveau des masses musculaires (dos, bras, cuisses, mollets, fesses) consistent à mettre en évidence des zones ecchymotiques sous-cutanées et/ou intramusculaires potentiellement dues à un traumatisme (empoignement, strangulation, coup, lutte, etc.). Il arrive parfois qu’une trace ne soit pas apparente à l’œil nu alors qu’une simple crevée au niveau d’une masse musculaire peut permettre la visualisation d’un hématome. Marc n’aime pas cette « dissection » du corps. Cela lui retourne le ventre à chaque fois.
- Avant de commencer, je vais effectuer une radio du thorax.
Quelques minutes après, la fracture d’une côte est visible. Ensuite, il réalise les crevées, lesquelles confirment son hypothèse. Jean Dumon s’est battu avec son assaillant. Les coups portés ont été violents, cependant c’est sous l’effet d’une forte strangulation qu’il est mort.
– Le type sur la table ne s’est pas suicidé. Vous pouvez y aller les gars, je vous apporte mes conclusions tout à l’heure.
De retour au 36, Marc prend connaissance du procès-verbal qui comporte l’intégralité des éléments laissés sur place. Il visionne les photos du corps et celles prises dans le bureau. Il rédige de façon officielle le contenu de son entretien avec Maria. Il en fait de même avec le sportif. Après la relecture complète de son rapport, il prend conscience de la complexité de l’affaire. L’enquête va être réalisée à un endroit où le silence est d’or. À première vue, le suspect est un résident de la villa Montmorency. Oui, mais qui ? Un gardien ? Un employé de maison ? Un voisin ? Un complot entre résidents ? Un entretien individuel de chaque propriétaire s’avère indispensable. Avec ces gens de la haute, Marc n’a pas d’autres choix que de mettre de côté ses préjugés. La sonnerie du téléphone l’arrache à ses pensées et la voix de Jules résonne dans le combiné.
- On décolle ! Un bras vient d’être retrouvé dans une poubelle.
Marc soupire. Une nouvelle affaire voit à peine le jour qu’une deuxième s’installe déjà. Toutes ces horreurs, cesseront-elles un jour ?