La prison de verre
Derrière le miroir
Tome 1
Chapitre 1
Les monstres n’existent pas.
Du moins, c’est ce que j’avais toujours cru jusque-là. Mais avant de vous conter mon histoire, je dois vous expliquer le contexte dans lequel ma famille est passée d’une charmante bourgade du nom de Bruz en France à une misérable et terrifiante maison de coron située dans un petit village de Belgique. Je m’appelle Michaël Blanchart et, à l’époque, j’étais un adolescent de dix-sept ans passionné d’histoire. J’adorais lire des romans historiques mais j’étais également passionné par le paranormal. Bizarre ? Peut-être, mais j’étais fait ainsi. J’étais aussi très introverti, ce qui n’était pas pratique pour se faire des amis, je l’avoue. Du haut de mon mètre quatre-vingts, j’avais tendance à intimider mes camarades, mais cette impression ne durait pas dès qu’ils se rendaient compte de ma timidité maladive. Le nez toujours dans mes bouquins, je m’étais donc forgé la réputation d’un géant solitaire. Un géant affublé d’une longue chevelure noire, d’un nez aquilin et des yeux bleu azur. Avant de quitter Bruz, j’étais inscrit dans une école catholique privée du nom de Providence. Mon père, Jean Blanchart, Français de naissance, travaillait au Crédit Agricole de Bruz. Il adorait son travail. Malheureusement, m’avait-il expliqué un soir, quand vous êtes performant, et mon père l’était, vous avez des problèmes avec ceux qui veulent en faire le moins possible et vous finissez par les gêner. Dix années ont suffi à mon père pour comprendre que seuls les « piranhas », comme il les appelait, s’en sortaient. Bien que la banque ait mis toute une politique en place pour le bien-être au travail, le bureau des ressources humaines était bien trop éloigné du terrain pour défendre efficacement ceux qui mettaient toute leur énergie et leur temps au service du client. Ainsi, après une décennie d’heures supplémentaires, de pressions quotidiennes et d’exigences de plus en plus sollicitées, mon père avait fini par craquer. Il était rentré un soir, la mine sombre et les yeux rougis, et avait annoncé à ma mère qu’il allait démissionner. Il avait l’air si vieux, si fragile que j’en ai eu le cœur serré. A quarante-deux ans, ses tempes étaient déjà grisonnantes et il paraissait usé. Lui qui avait toujours été d’une nature enjouée, qui aimait rire et était d’un naturel optimiste m’a paru ce soir-là comme éteint. Je me souviens l’avoir vu s’asseoir en silence à la table de la cuisine, mettre son visage dans ses mains et fondre en larmes.
De toute ma vie, je ne l’avais jamais vu dans cet état. Mais il est vrai que quand on est jeune, on ne remarque pas toujours quand une personne va mal. Et comme mon père était toujours de bonne humeur quand il rentrait du travail, je ne m’étais jamais demandé si tout allait bien pour lui en général. J’étais dans le salon en train de faire mes devoirs et je voyais donc la cuisine. Ma mère, qui était en train de préparer le dîner, n’avait pas répondu mais s’était avancée vers mon père et l’avait serré dans ses bras. Il avait l’air si désemparé que j’allais me lever pour le rejoindre mais je vis ma mère secouer la tête, m’intimant de rester à ma place. Tout en caressant doucement ses cheveux, elle le laissa s’épancher dans ses bras et quand ses sanglots se transformèrent en simples reniflements, elle lui donna un mouchoir et le rassura en lui promettant que tout allait s’arranger. Ils trouveraient une solution ensemble, comme ils l’avaient toujours fait. Elle était ainsi, ma mère. Toujours positive, toujours aimante, toujours disponible. Italienne de naissance, ma mère Sylvia Giorno était femme au foyer depuis ma venue au monde. Avant de rencontrer mon père, elle vivait en Belgique, dans un village appelé Péronnes Charbonnage. Elle venait d’une famille nombreuse d’immigrés italiens qui avaient travaillé dans les mines de charbon. Heureusement, c’était bien après l’horrible accident du Bois du Cazier, où plus de deux cent trente mineurs avaient péri dans un incendie souterrain. Son père et sa mère avaient mis tout en œuvre pour scolariser leurs quatre enfants, et quand ma mère eut terminé ses études secondaires, elle décida de s’inscrire aux Beaux-arts de Paris et quitta donc son pays natal pour suivre ses cours, logeant dans un petit appartement partagé avec d’autres étudiants. C’est là qu’elle le rencontra. Il faisait un Master en sciences juridiques et financières. Ils eurent le coup de foudre immédiat. Oui, c’est un peu fleur bleue, mais c’est ainsi que mes parents m’ont toujours raconté leur rencontre. Et quand je les revois dans mes souvenirs, après tant d’années de mariage, je me dis qu’ils avaient raison. Que c’était ça le grand amour. Quand mon père fut enfin calmé, il sembla remarquer ma présence et se força à sourire en me demandant : -Alors, comment tu vas champion ? Comme d’habitude, il essayait de me rassurer. Je me levais et allais l’embrasser. Nous avions une très belle relation, lui et moi. Je lui répondis que tout allait bien et lui retournais la question. Il devait voir l’inquiétude sur mon visage car il se leva et me serra dans ses bras en m’assurant qu’il était simplement fatigué. Une voix se fit entendre à l’autre bout de la maison. Ma mère se dirigea vers la chambre d’amis où se trouvait mon grand-père Antonio, que j’appelais Nonno. Mon grand-père vivait avec nous depuis le décès de sa femme, il y a de cela plus de vingt ans. Je n’ai pas eu la chance de la connaître mais mon Nonno m’en avait si souvent parlé que je me sentais proche d’elle sans l’avoir jamais vu.
D’après ce que ma mère m’avait raconté, sa mère Giulia était partie au marché et sur le chemin du retour, elle avait été percutée par un chauffard qui était sous l’emprise de l’alcool. Le choc l’avait tuée sur le coup. Mon grand-père ne s’en était jamais remis. Et quand il tomba malade, ma mère décida de mettre sa petite maison de coron en location et installa son père chez nous. Je me dirigeais également vers la chambre et vis que mon grand-père était assis dans son fauteuil et regardait ma mère d’un air interrogateur. Il avait dû entendre mon père pleurer et semblait inquiet. Ma mère le rassura et lui demanda s’il voulait se joindre à nous pour le dîner, ce qu’il accepta avec joie. Quand il était dans une de ses bonnes journées, comme il les appelait, il aimait partager notre compagnie autour d’un bon plat et nos conversations étaient assez animées. Lui aussi était un féru d’histoires et il n’était pas rare que je passe la soirée entière à discuter avec lui de tout et de rien mais surtout des sujets qui me passionnaient. Quand il rejoignit la cuisine avec ma mère, mon père se leva instantanément et lui avança une chaise pour qu’il s’y installe. J’aimais voir mon grand-père sourire. C’était plutôt rare à cette époque, son emphysème pulmonaire s’étant aggravé avec les années. Mais malgré ses souffrances, il était solide. Jamais il ne se plaignait et surtout il nous aimait. Rien ne lui faisait plus plaisir que de passer du temps avec nous. Il considérait mon père comme son propre fils et était toujours à l’écoute quand mon père lui demandait conseil. Ce soir-là, nous dînâmes dans la bonne humeur et le repas terminé, ma mère me demanda d’aller finir mes devoirs dans ma chambre. Je me doutais que mes parents voulaient parler de la situation avec mon grand-père donc je pris mon sac de cours, embrassai ma petite famille et montai dans ma chambre. Je laissai néanmoins ma porte entr’ouverte dans l’espoir de capter quelques bribes de la conversation mais ma mère dut se douter de mon stratagème car elle avait refermé la porte menant au salon. Je m’installai donc à mon bureau et entrepris de me concentrer sur mon devoir de mathématiques. Après plus de deux heures d’efforts, je fermai mon cahier et entendis la voix de mes parents souhaiter une bonne nuit à mon grand-père. Ils montèrent à l’étage et j’entendis frapper à ma porte. Mon père et ma mère entrèrent, me demandant si j’avais fini mon travail et m’embrassèrent avant de regagner leur chambre. Ils ne me dirent rien de plus ce soir-là, mais leur expression me faisait dire que notre vie était sur le point de changer. Aujourd’hui, je me rends compte que j’étais loin de savoir à quel point. Plongé dans mes pensées, je me mis en pyjama et allai me coucher. Cette nuit-là, mon sommeil fut rempli de cauchemars mais quand je me réveillai le lendemain, je n’avais plus aucun souvenir de ceux-ci. La semaine qui suivit cette soirée se passa normalement. J’allai à l’école et mon père, ayant écrit sa lettre de démission le soir même où il avait annoncé sa décision à ma mère, était parti au travail pour clôturer certains dossiers qui exigeaient sa présence. Ma mère avait accompagné mon grand-père à l’hôpital pour un examen de routine. Le vendredi, quand mon père rentra à la maison, il me demanda de rejoindre ma mère et mon grand-père dans le salon. Je descendis donc de ma chambre et allai m’installer sur le canapé. Mon père m’annonça qu’au vu de la situation, ils avaient décidé, ma mère et lui, de retourner en Belgique dans la maison de mon grand-père. Mes parents attendaient de voir ma réaction mais je ne savais pas quoi répondre. Devant mon silence, ils m’expliquèrent que leur situation financière ne nous permettait plus de vivre à Bruz et que le temps que mon père retrouve un emploi, mon grand-père lui avait proposé d’aller vivre dans sa maison, ce qui donnerait du temps à mes parents pour se remettre sur pieds.
Voyant que je ne répondais toujours pas, mon grand-père tenta de me rassurer en m’expliquant que la Belgique n’était pas si différente de la France et qu’il était sûr que je serais beaucoup plus épanoui à la campagne. Sincèrement, je n’y voyais pas d’objections. Je leur dis donc que j’étais d’accord et ils parurent tous soulagés, ce qui me fit sourire. Mon grand-père me prit dans ses bras et m’embrassa en me disant que j’étais un bon garçon. Ma mère aussi était ravie. Mon père paraissait soulagé et me promit que tout cela serait temporaire et que c’était pour moi l’occasion de visiter un autre pays. Sur cette nouvelle, je regagnai ma chambre sans rien dire d’autre. La Belgique. Je ne connaissais rien de ce pays. Je me dirigeai donc vers mon ordinateur et fis une recherche. Quand le résultat s’afficha, je remarquai que c’était un tout petit pays à côté de notre chère France. Je tapai le nom du village de mon grand-père et tombai sur quelques images de petites maisons et d’étendues de champs. Ce n’était pas Bruz, c’est sûr. Mais je n’étais pas difficile. Après tout, ce n’était pas comme si j’avais une vie sociale et des amis à quitter. Rappelez-vous, j’étais le géant solitaire. En plus, j’étais curieux de voir l’endroit où ma mère avait grandi. C’est donc serein que je me couchai ce soir-là.
Le lendemain, je me rendis donc au secrétariat de mon école pour leur annoncer notre départ prochain et je fus étonné de voir la réaction des élèves de ma classe qui m’organisèrent dans la semaine un pot de départ en me souhaitant bonne chance dans ma nouvelle vie. J’ai toujours cru qu’ils me prenaient pour quelqu’un d’étrange et je me rendis compte à ce moment-là qu’ils allaient me manquer. Cependant, cela me rassura aussi. Si je n’étais pas le bizarre de service, mon entrée dans une autre école devrait bien se passer. Quand la fin du mois arriva, mon père revint avec une excellente nouvelle. Notre maison s’était vendue à un très bon prix, ce qui nous permettrait de subvenir à nos besoins pendant un temps. Le lundi suivant, ma mère m’annonça qu’il était temps que j’emballe mes affaires car nous partions à la fin de la semaine. Je passai donc mes journées à empiler mes vêtements et mes livres dans plusieurs valises et aidai mon père à charger la camionnette qu’il avait louée en vue du déménagement. Ma mère emballa la vaisselle et fit les valises de mon grand-père, s’assurant de ne rien oublier. Dans l’après-midi, nous prîmes la route, mon père au volant de la camionnette et ma mère, mon Nonno et moi-même dans notre voiture. Le trajet promettait d’être long. D’après le GPS, nous étions à presque sept cents kilomètres de notre destination. Lorsque nous arrivâmes à hauteur de Paris, mon père s’engagea sur un petit parking qui jouxtait un restaurant italien. Ma mère se gara juste à côté de la camionnette et nous profitâmes de cet arrêt pour nous restaurer et surtout pour soulager nos vessies. Le repas fut convivial, les plats excellents et lorsque le serveur nous apporta l’addition, ma mère en profita pour s’occuper de son père. Il avait l’air épuisé par le voyage et ma mère s’inquiéta de son teint pâle mais il la rassura. Tout allait bien et il était heureux de revenir chez lui. Nous reprîmes donc la route. Plusieurs heures plus tard, nous arrivâmes enfin à destination.
Mon père se gara devant la maison, suivi de ma mère. Mon grand-père regardait d’un air satisfait la façade brune aux briques sales, laissant traîner son regard sur la demeure. Je ne fus pas aussi enthousiaste que lui. La maison avait l’air minuscule et semblait laissée à l’abandon. Les fenêtres étaient sales et ressemblaient à des yeux qui nous regardaient d’un air mauvais, comme si nous étions responsables de son état. Le toit était en pente aiguë fait de tuiles flamandes. La porte d’entrée avait vraiment besoin d’un bon coup de peinture. Il faisait sombre à l’intérieur, malgré le soleil éclatant dans le ciel. Un vrai taudis. La vérité, c’est que cette maison me mettait mal à l’aise et quand ma mère introduisit la clé dans la serrure, je fus parcouru par un frisson glacé qui remonta le long de ma colonne vertébrale, faisant dresser mes cheveux sur ma nuque. C’était ridicule bien sûr. Cette maison était vieille et mal entretenue mais rien ne pouvait me laisser croire que je risquais quoi que ce soit sous son toit. Pourtant, en pénétrant dans la maison, mon malaise persista. La pièce de devant était minuscule. Composée d’une énorme cheminée aux proportions grotesques, elle ne devait cependant pas dépasser les huit mètres carrés. Nous avançâmes et tombâmes sur un minuscule couloir où se dressait un escalier qui permettait de monter à l’étage. S’ensuivait une autre pièce un peu plus spacieuse où trônait au fond une minuscule cuisine et une autre porte donnant sur une salle de douche. Ma mère installa son père sur un vieux canapé laissé par les anciens locataires et me demanda d’aller inspecter les chambres. Je montai doucement les escaliers, comme sur la défensive. Il faisait vraiment sombre malgré les luminaires. J’arrivai sur le palier et constatai que l’étage ne comportait que deux petites chambres de plus ou moins dix mètres carrés chacune. Elles étaient vides mais le sol était poussiéreux et les vitres salies par de nombreuses intempéries. Le papier peint fané était d’un marron foncé avec de petites striures blanches. Le sol était couvert d’un vieux linoléum gris. Il était clair que personne n’avait fait le ménage depuis un bout de temps. L’autre chambre était identique. Même papier peint, même linoléum. Je revins sur le palier et, regardant par la petite fenêtre qui éclairait peu le couloir, je remarquai une corde pendant du plafond. Je la saisis et tirai dessus doucement. Un escalier escamotable se déplia en grinçant et un carré d’obscurité apparut. Je montai prudemment les marches et passai la tête par la trappe. C’était un grenier. Il devait bien faire la surface des deux chambres du dessous. Je montai le restant des marches et regardai autour de moi. La pièce avait certainement été aménagée en chambre supplémentaire mais elle n’était guère plus accueillante avec son papier peint orange garni de grosses fleurs brunâtres. Le tapis était jauni aux endroits où s’étaient trouvés d’anciens meubles. Le sol était revêtu d’un vieux linoléum marron usé par les années. La pièce comportait un placard exigu qui devait certainement servir de fourre-tout. Il était vide également. Un petit velux laissait passer quelques rayons de soleil mais la vitre était tellement sale que la lumière avait du mal à filtrer. En retournant vers l’échelle, j’eus une étrange sensation. Comme une impression d’être observé. Je me retournai mais, évidemment, il n’y avait personne. Je redescendis l’échelle et repassai par le petit palier quand je constatai que les portes des chambres étaient grandes ouvertes. Je fus un instant déstabilisé car j’étais certain d’avoir refermé derrière mon passage mais je décidai de ne pas m’attarder sur le sujet. Après tout, j’avais peut-être oublié de refermer les portes. Je descendis l’escalier en direction du rez-de-chaussée et rejoignis mes parents dans le « salon».
Là aussi, le papier peint était affreux et le sol tellement sale qu’il était impossible de savoir sur quoi nous marchions. On aurait dit une étable. Je décrivis les chambres à ma mère qui soupira. Nous allions devoir faire un grand ménage avant de commencer à vider la camionnette. Mon père avait déjà sorti des brosses, des serpillières et des seaux et commençait à les remplir au robinet de la cuisine. Je partis un instant à la recherche de mon grand-père et le retrouvai à l’arrière de la maison. Sur le côté de la cuisine, une porte camouflée par un énorme rideau en velours donnait sur un petit potager où rien n’avait poussé depuis longtemps. Assis sur un banc en pierre moussue, mon Nonno contemplait l’état du jardin. Des mauvaises herbes avaient envahi tout le terrain. Un pommier malade trônait au milieu. On voyait encore des lambeaux de corde qui avaient dû appartenir à une balançoire pendre au bout d’une des plus grosses branches de l’arbre. Nonno me remarqua et m’invita à le rejoindre. Il avait vraiment l’air malade, pourtant il se tenait droit et souriait. Il avait vécu plus de vingt ans dans cette maison. Revenir ici devait remuer beaucoup de souvenirs et lui donner l’impression d’être plus proche de ma grand-mère. Au fond du jardin, quelques rosiers en piteux état se balançaient doucement dans la brise légère. Je lui demandai s’il avait besoin de quelque chose mais il me conseilla d’aller aider ma mère pour le ménage. Prendre l’air lui suffisait pour l’instant. Je n’insistai pas et retournai dans la cuisine où mon père était déjà en train d’astiquer le sol à grands coups de balai-brosse.
-Courage, champion ! me dit-il quand il vit ma mine déconfite devant l’ampleur du travail qui nous attendait. Tu verras qu’une fois remise en ordre, nous serons bien installés. Bien sûr, il faudra effectuer quelques travaux de rénovation mais quand ce sera fini, nous aurons une splendide demeure, je te le promets.
Je lui souris sans rien répondre, pris un seau d’eau savonneuse et m’attaquai à la pièce de devant. Le nettoyage du rez-de-chaussée dura le reste de la journée. Je découvris que sous l’énorme crasse du sol se cachait un carrelage couleur rouille. Ma mère avait récuré la cuisinière et nettoyé toutes les armoires. Elle finissait le frigo et alla chercher quelques cartons dans la camionnette. Elle rangea quelques assiettes et couverts, ainsi que quelques verres dans les armoires. Quand elle eut terminé, elle alla chercher son père dans le jardin et l’installa de nouveau dans le salon. Nous étions épuisés et affamés. Mon père proposa à ma mère d’aller faire quelques courses à la supérette du coin pour le souper. Ils partirent donc, me laissant veiller sur mon grand-père. Celui-ci s’était endormi sur le petit canapé, épuisé par le voyage. J’en profitai pour sortir une chaise de jardin qui se trouvait à l’entrée de la camionnette et m’installai à ses côtés. Je commençai à somnoler quand j’entendis soudain de petits grattements. Au début, le bruit était plutôt discret mais plus je tendais l’oreille, plus le grattement s’intensifiait.
-Super, me dis-je. Il doit y avoir une belle colonie de rongeurs dans les murs.
J’allais me lever pour chercher d’où venait le bruit quand la porte d’entrée s’ouvrit sur mes parents, les bras chargés de provisions. Je m’empressai d’aller aider ma mère et déposai les courses sur le plan de travail de la cuisine. Mon père alla chercher les casseroles que ma mère avait oubliées dans la camionnette et nous préparâmes le dîner. J’allais réveiller mon grand-père quand j’entendis encore ce grattement insistant. Je me tournai vers mon père, l’œil interrogateur.
-Tu n’as rien entendu ? lui demandai-je.
Mon père tendit l’oreille mais le grattement avait cessé.
-Non, je n’entends rien de spécial, me répondit-il. Tu dois être fatigué. Viens manger et ensuite, nous irons chercher les matelas gonflables.
Je réveillai mon grand-père et lui apportai un bol fumant de minestrone et des petits pains à la mortadelle. Nous mangeâmes en silence. Quand nous eûmes fini de manger, ma mère alla faire la vaisselle et mon père et moi sortîmes les matelas. Mon grand-père préféra rester sur le canapé. Ma mère alla lui chercher une épaisse couverture et un coussin moelleux et l’installa le plus confortablement possible. Puis elle distribua à chacun une couverture et un oreiller et nous nous installâmes chacun dans une pièce. Je logeai dans la pièce de devant. Souhaitant bonne nuit à ma famille, j’allai m’allonger, un bouquin à la main. J’étais épuisé, mais je n’arrivais pas à m’endormir. Je tendis l’oreille mais n’entendis rien de spécial. Je consultai mon GSM et constatai qu’il était déjà vingt-trois heures. Je posai donc le livre près de mon oreiller et fermai les yeux. J’entendis la voix de mes parents pendant quelques minutes puis je finis par m’endormir.
Le lendemain matin, je fus réveillé par la voix de mon grand-père qui semblait venir du jardin. Je consultai l’heure sur mon GSM et vis qu’il était déjà huit heures. Je me levai péniblement et me dirigeai vers la cuisine. À travers la fenêtre, je vis mon Nonno en grande conversation avec un vieil homme au visage buriné, habillé d’une chemise blanche, d’une vieille salopette en velours marron et d’une sorte de béret marron également. Je les observai un moment et quand je les entendis rire, je finis par me diriger vers la salle d’eau, dans l’espoir de pouvoir nettoyer la sueur du travail de la veille. Tout en me savonnant, j’entendis par la petite fenêtre ouverte de la pièce les rires de mon Nonno et du vieil homme. Ils devaient certainement se connaître. Sortant de la douche, je tombai sur ma mère qui était en train de préparer le petit déjeuner. Je l’embrassai sur la joue et lui demandai si elle avait bien dormi.
-Comme un loir, me répondit-elle en riant. J’ai les articulations qui craquent comme des biscottes, mais sinon tout va bien.
Mon père nous rejoignit quelques minutes plus tard, les cheveux en bataille et les yeux encore collés par le sommeil. Ma mère lui tendit une tasse de café noir. À ma grande stupéfaction, elle m’en tendit une également.
-Juste pour cette fois, dit-elle pour se justifier. Nous avons encore une énorme journée qui nous attend.
Je pris la tasse en souriant. Je n’avais pas le droit de boire du café car ma mère estimait que j’étais encore trop jeune pour me shooter à la caféine. Mais avant d’avoir pu porter la tasse à mes lèvres, elle y ajouta une bonne rasade de lait et un morceau de sucre. Je la regardai, étonné, et tout le monde se mit à rire.
Ma chère maman ! Ce qu’elle me manque aujourd’hui.
Elle alla chercher mon grand-père en lui apportant une tasse de café et discuta un moment avec l’inconnu qui se dressait devant notre jardin. Je pouvais les voir de la fenêtre. Je vis à sa réaction qu’elle venait de reconnaître son interlocuteur car, à un moment donné, elle passa la porte du jardin et serra le vieil homme dans ses bras. Elle l’invita à entrer et lui servit également un café noir. Le vieil homme nous salua, mon père et moi, et s’assit sur le canapé, suivi de mon grand-père. Ma mère fit les présentations. Vittorio Rizzoli était notre voisin. Il habitait la maison juste en face de la nôtre. C’était un grand ami de mon grand-père et également un ancien collègue de travail. Quand il avait vu le camion de déménagement se garer la veille devant chez lui, il avait constaté avec plaisir que son ami Antonio était revenu au pays. Il s’était donc levé de bonne heure pour lui souhaiter la bienvenue et nous proposa de l’aide pour nous installer. Sa femme et lui avaient deux fils robustes qui ne demandaient pas mieux que de nous prêter main forte. Il nous raconta que les locataires précédents n’étaient malheureusement pas des gens très propres et qu’il avait vu, impuissant, la maison de son ami se dégrader d’années en années. Nous acceptâmes sa proposition de bon cœur et une heure plus tard, nous vîmes deux solides gaillards habillés de salopettes en jeans et de T-shirts, chaussés de bottes de jardinage nous attendre près de la camionnette. Mon père leur ouvrit la porte et les salua chaleureusement. Ils se présentèrent. Sylvio et Salvatore. Du fond de la cuisine, ma mère, à l’évocation de ces prénoms, nous rejoignit et étreignit les deux hommes dans ses bras.
-Mon dieu, mon dieu ! dit-elle. Comme vous avez changé !
Il était clair qu’elle les connaissait depuis longtemps. Elle m’expliqua que les frères étaient ses amis d’enfance. Elle me présenta également et les deux hommes me serrèrent la main en complimentant ma mère d’avoir eu un beau jeune homme comme moi, ce qui me fit rougir sur le champ. Ils m’informèrent qu’ils avaient également deux fils chacun qui étaient du même âge que moi et que je les rencontrerais très vite. J’étais un peu embarrassé mais heureux de voir que ces gens étaient aussi chaleureux. Sans plus attendre, ils se mirent au travail, munis de tout un équipement de nettoyage professionnel et se dirigèrent vers les escaliers menant à l’étage. Sylvio monta immédiatement. Salvatore, par contre, eut un moment d’hésitation qui n’échappa pas à mon attention. Quand il se rendit compte que je le regardais, il me sourit en m’expliquant qu’il n’avait jamais aimé monter à l’étage. J’allais lui demander pourquoi mais ma mère m’appela et Salvatore commença à monter les marches sans me répondre. Elle avait commencé le nettoyage des vitres et me demanda de passer un torchon humide sur les plafonds et les murs pour en retirer la poussière et les toiles d’araignées qui s’y étaient accumulées. Je me mis donc au travail.
Quand j’eus terminé, je lui demandai ce que je pouvais faire d’autre et elle me suggéra d’aller voir si les frères n’avaient pas besoin d’aide à l’étage. Je montai donc les marches et me mis à la recherche de Salvatore. Je le trouvai dans le grenier. La lumière y était plus vive grâce à un nettoyage intensif de la vitre et je vis que Salvatore avait déjà bien avancé dans le récurage du sol. Quand je m’approchai de lui, il eut un sursaut et son regard se figea un instant, mais quand il constata que ce n’était que moi, il me sourit et me demanda si j’avais besoin d’aide. Je lui répondis que non et que c’était plutôt le contraire que j’étais venu proposer. Il accepta et nous nous mîmes au travail. Tout en frottant les boiseries du grenier, je décidai d’engager la conversation. Il m’apprit qu’il habitait la maison voisine de celle de son père et que lui et son frère avaient monté une boîte de nettoyage professionnel, ce qui expliquait les nombreuses machines à vapeur qu’ils possédaient.
J’orientai la conversation vers leur enfance commune avec ma mère. Il m’expliqua qu’ils se connaissaient depuis toujours et qu’il leur arrivait souvent de jouer l’un chez l’autre, leurs parents respectifs étant de très bons amis. Il me raconta quelques anecdotes de leur enfance, les jeux, les dîners, les bêtises qu’ils avaient faites, et se dit attristé quand ma mère avait décidé de quitter le pays pour aller faire ses études en France. De la façon dont il en parlait, je pense que Salvatore avait certainement eu le béguin pour ma mère dans son adolescence. Ce que je trouvais compréhensible. Ma mère était aussi jolie que gentille et elle était aussi très douée en art. Elle pouvait vous peindre des tableaux extraordinaires en l’espace d’une journée. Mais quand j’évoquai sa remarque sur le fait qu’il n’aimait pas monter à l’étage, son visage se rembrunit et il devint silencieux. Comme j’insistai, il me répondit d’un air sombre que toutes les maisons avaient leur secret et leur bizarrerie et que je ne devrais pas trop m’inquiéter. Mais je voyais bien qu’il ne me disait pas tout. Pourtant, voyant le malaise sur son visage, je décidai de ne pas insister. Il était clair qu’il n’était pas prêt à me révéler les sombres secrets de cette maison. À cet instant, Sylvio informa son frère qu’il avait terminé les deux petites chambres et qu’il descendait aider mon père à installer le mobilier dans la maison. Ayant terminé également, je me dirigeai vers l’échelle quand je surpris Salvatore jetant un coup d’œil inquiet au placard du grenier. Je ne dis rien mais je commençai vaguement à me demander la raison de son malaise. Il me suivit sans tarder et nous allâmes rejoindre Sylvio et mon père. À la fin de la journée, la maison avait l’air bien plus habitable qu’à notre arrivée. Quelqu’un frappa à la porte et ma mère alla ouvrir. Une vieille dame portant une énorme casserole fumante franchit le seuil et se présenta. Elle s’appelait Herminia et était la femme de Vittorio. Elle était venue nous souhaiter la bienvenue et nous avait préparé un délicieux repas pour fêter le retour d’Antonio et de sa famille dans leur maison. Ma mère la remercia et prit la casserole qu’elle déposa dans la cuisine. Maintenant que les meubles étaient installés, la maison semblait plus confortable et nous pûmes tous nous installer autour de la table de la salle à manger. Le repas se passa dans la joie des retrouvailles et quand Vittorio et sa famille s’en retournèrent chez eux, mon grand-père semblait si heureux que je me souviens m’être dit que la décision de revenir chez lui avait été la meilleure. Mais ça, c’était avant que des événements de plus en plus terrifiants ne nous arrivent. Ce soir-là, néanmoins, j’étais heureux d’être ici, notre nouveau chez nous. Nous allâmes nous coucher car le lendemain, nous devions monter les meubles des chambres à coucher à l’étage. Je souhaitai bonne nuit à ma famille et je m’effondrai sur mon matelas. Je m’endormis immédiatement.
Chapitre 2
Le lendemain, je me levai de bonne heure et entrepris de préparer le petit déjeuner. Je voulais faire plaisir à ma mère et l’idée d’avoir enfin un lit pour dormir ce soir m’enchantait énormément. La pièce de devant était remplie de caisses contenant nos vêtements et accessoires de décoration ainsi que nos lits démontés. Je bus un chocolat chaud quand ma mère se leva. Elle m’embrassa et me demanda si j’étais prêt à avoir ma nouvelle chambre. Je lui répondis avec enthousiasme mais quand elle m’annonça qu’elle et mon père avaient décidé de me laisser la chambre située au grenier, mon sang se figea. Le souvenir du regard de Salvatore vers le placard me revint en mémoire. Ma mère remarqua mon trouble et me demanda s’il y avait un problème. Je lui répondis que non, que c’était parfait. Après tout, mis à part l’inquiétude de Salvatore et les petits grattements entendus le premier jour de notre arrivée, je n’avais rien constaté d’inquiétant. Mais pourtant, l’idée d’être seul dans cette grande pièce lugubre me donnait des frissons. Mais je ne voulais pas inquiéter ma mère avec ce genre d’inepties donc, après avoir dévoré mes tartines, je me mis à monter le mobilier de ma chambre avec l’aide de Sylvio qui était arrivé pile poil au moment où mes parents finissaient de déjeuner. Heureusement qu’il était costaud, ce gars. La trappe était étroite et il fallut trouver toutes les astuces possibles pour pouvoir passer tous les meubles que je possédais. Une fois tout au sol, nous commençâmes par monter le lit. Nous passâmes au bureau et l’installâmes juste à côté. Je posai la caisse qui contenait mon ordinateur sur le bureau. S’ensuivit la bibliothèque munie de plusieurs colonnes et les nombreuses caisses de livres que je possédais. À la vue de tous ces bouquins, Sylvio émit un sifflement admiratif et me félicita pour cette énorme collection. Il aurait bien aimé que ses fils en fassent autant. Malheureusement, à son grand désarroi, ils préféraient les jeux vidéo. Quand je lui proposai de faire un dressing avec le placard, il hésita un instant, puis accepta. Il démonta donc la porte et regarda l’intérieur pour se faire une idée des dimensions des étagères qu’il allait disposer. En sortant de là, il semblait un peu mal à l’aise. Je lui demandai si tout allait bien. Pas de problème, me dit-il. Je vais te faire ça en quelques heures. Sur ce, il descendit l’échelle et je me dirigeai vers le placard. Il n’avait rien de particulier, si ce n’est cette impression de claustrophobie et le froid glacial qui s’en dégageait. Pourtant, il faisait bien trente-deux degrés dehors. -Bizarre, me dis-je. Avant que j’aie eu le temps de m’appesantir sur ces phénomènes, ma mère m’appela pour le dîner. Je descendis donc les rejoindre quand j’entendis de nouveau ces grattements. Cette fois, je localisai leur source. Cela venait du placard. Je regardai à l’intérieur mais ne vis rien de spécial. Encore une fois, je me dis que ça devait grouiller de rongeurs dans les murs. Je tendis l’oreille mais il n’y avait plus aucun bruit. Des rongeurs. Certainement. L’après-midi fut encore bien chargé. Sylvio s’attelait sur les étagères de mon placard et ma mère était occupée à récurer la salle de douche. Mon père passa les coups de fils indispensables lors d’un déménagement. Il avait relevé les compteurs d’eau et d’électricité et les avait communiqués aux services concernés. Il était maintenant en ligne avec l’administration communale pour un rendez-vous concernant notre changement d’adresse. Cela avait l’air de prendre du temps. Je le vis soupirer d’agacement. N’ayant plus rien à faire pour l’instant, je m’installai à côté de mon grand-père et lui demandai s’il avait besoin de quelque chose. Il me demanda un verre d’eau et je me levai pour le servir quand je remarquai la porte de la cuisine grande ouverte. M’avançant pour la refermer, je ressentis une sensation de froid et, sous mes yeux ébahis, la porte se referma toute seule.
Comment cela était-il possible ?
Il n’y avait pas un seul souffle de vent à l’extérieur. L’air devint glacé et je vis mon souffle se matérialiser devant ma bouche. Quoi ? Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Soudain, je ressentis une étrange sensation dans l’estomac, comme si je m’apprêtais à rendre mon chocolat chaud du matin. Je me dirigeai lentement vers la salle de douche et m’effondrai devant le cabinet de toilette. La tête me tournait. Ma mère, qui était occupée à nettoyer la cabine de douche, lâcha son éponge et vint s’accroupir à côté de moi.
-Qu’est-ce qu’il t’arrive ? me demanda-t-elle, inquiète.
Je ne pus lui répondre. Un énorme jet de vomis jaillit de ma bouche et je finis par perdre connaissance.
Avant de perdre totalement conscience, je crus voir des silhouettes sombres juste derrière ma mère.
Je l’entendis crier mon nom mais j’étais fixé sur ces ombres.
Puis, tout devint noir.
Quand je repris conscience, j’étais allongé dans le canapé du salon, ma mère assise à mes côtés.
Mon grand-père et mon père, ainsi que les fils de Vittorio étaient assis autour de la table de la salle à manger et me regardaient avec inquiétude.
Ma mère me demanda comment je me sentais.
Je voulus me redresser mais elle me força à me recoucher.
J’entendis des coups à la porte et je vis mon père revenir avec Herminia, la femme de Vittorio.
Elle m’observa un instant et me fit boire un verre d’eau avec une poudre blanche à l’intérieur.
-Ne t’inquiète pas, me dit-elle. Ce n’est que du bicarbonate de soude. Ça va soulager tes nausées et te remettre sur pieds. Tu as dû faire une insolation à cause de la chaleur et des efforts pour monter les meubles. Tu devrais te reposer. Je suis sûre que tu te sentiras beaucoup mieux demain.
Je regardai mes parents et ils me firent signe pour me faire comprendre qu’ils étaient d’accord. Je me levai donc doucement et me dirigeai vers les escaliers. En arrivant sur la première marche, mon regard fut attiré par une porte que je n’avais pas encore remarquée. Elle se trouvait sous les escaliers et semblait à peine perceptible, se fondant presque dans le mur. Je demandai à mon père ce que c’était. Il me répondit que c’était certainement le sous-sol et que si je le voulais, nous irions vérifier demain matin. Sans rien ajouter, je leur souhaitai bonne soirée à tous et montai doucement les marches. Je me sentais encore un peu nauséeux et j’avais l’impression d’être vidé de toute mon énergie. Quand j’arrivai à l’échelle, j’eus un instant d’hésitation. Maintenant que le soir était tombé, le grenier était vraiment très sombre. Néanmoins, j’allumai la lampe de poche de mon téléphone portable et commençai à monter l’échelle, pas à pas, puis passai la tête par la trappe pour inspecter les lieux. Je ne vis rien de spécial et je montai donc m’allonger dans mon lit. J’allumai ma petite lampe de chevet et remontai ma couette jusqu’au cou. J’allais m’endormir quand j’entendis de nouveau ce bruit de grattements. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête et je restai immobile. Tendant l’oreille, j’écoutai si le grattement se reproduirait mais ça ne fut pas le cas. Saleté de souris ! me dis-je. J’écoutai encore un moment puis, harassé de fatigue, je finis par m’endormir. Je ne savais pas depuis combien de temps je dormais quand j’ouvris les yeux, pris de frissons. J’ignorais ce qui m’avait tiré du sommeil mais je remarquai qu’il faisait étrangement froid dans ma chambre. Mon souffle faisait une espèce de nuage autour de ma bouche. Je restai immobile, pris d’une peur irrationnelle. Je constatai que ma lampe de chevet était éteinte. Je tendis le bras à la recherche de mon téléphone mais ne le trouvai pas. Je me relevai doucement et un bruit me fit sursauter. J’écoutai plus attentivement, cherchant son origine. Les yeux agrandis par la peur, j’allumai ma lampe et regardai autour de moi. Rien. Pourtant, j’aurais juré avoir entendu du bruit ! J’attendis un moment, tendant l’oreille mais seul le silence me répondit. Je décidai de me recoucher.
J’allongeai le bras vers l’interrupteur de ma lampe quand j’entendis le parquet craquer. J’étais tétanisé. On aurait dit que quelqu’un ou quelque chose se déplaçait dans la pièce. Je me levai doucement de mon lit et regardai de nouveau dans tous les coins de la pièce mais je ne vis rien de spécial. Je trouvai mon portable sur mon bureau et le repris. J’avais dû le laisser là quand j’avais mis mon pyjama. J’allais retourner me coucher quand je sentis un souffle glacé sur mon cou. Je me retournai brusquement, m’attendant à tomber nez à nez avec une immonde créature. Mais là encore, je ne pus que constater qu’il n’y avait que moi dans la chambre. Je fus tenté de descendre réveiller mes parents mais la journée avait été longue et je ne voulais pas les déranger. J’attendis encore quelques minutes mais rien d’autre ne se produisit. Tremblant de peur, je regagnai mon lit, remontant la couverture jusqu’au dessus de ma tête. Je maudis mon imagination trop fertile. J’avais laissé la lumière allumée. Les minutes passèrent et je finis par somnoler. Soudain, les grattements reprirent de plus belle. Je restai tétanisé sous la couverture, ayant trop peur pour regarder. Le bruit s’accentua puis cessa brusquement. Plus j’y pensais et plus ces bruits me faisaient penser à des ongles crissant sur le plancher. Je n’osais pas sortir la tête de la couverture. Au moment où je me disais qu’il était ridicule d’avoir peur de quelques rongeurs, je sentis comme un poids au bout de mon lit. L’impression que quelqu’un s’était assis sur mes pieds et m’empêchait de remuer. Glacé de terreur, je n’osais pas bouger. Cela dura un moment puis la sensation de poids disparut. Je risquai un œil en dehors de ma couverture et regardai peureusement au bout de mon lit. Il n’y avait rien. Je me levai de nouveau de mon lit et alla voir jusqu’au placard. J’avais la main sur la poignée, prêt à ouvrir, puis la relâchai. Quelque chose me disait que ce ne serait pas une bonne idée d’ouvrir cette porte. Surtout que j’étais seul et qu’il faisait nuit. J’attendis un peu pour voir si les phénomènes allaient se répéter mais quoi qu’il se fût passé, c’était apparemment fini. Je me remis donc au lit, remis ma couverture et observai encore un moment la porte de ce fichu placard. La fatigue finit par l’emporter. Je m’endormis et rien d’autre ne vint me perturber cette nuit-là. Le lendemain matin, je me levai avec la tête lourde. Je m’assis sur mon lit et cherchai à chausser mes pantoufles mais mes pieds ne rencontrèrent que le vieux linoléum. Je me levai et regardai en dessous de mon lit. Rien. Je me mis en quête de mes pantoufles et les retrouvai juste devant le placard. En me dirigeant vers elles, je butai contre l’un de mes livres. Je regardai ma bibliothèque et constatai avec stupéfaction que mes bouquins que j’avais rangés la veille sur mes étagères étaient maintenant disposés sur mon bureau et sur le sol. J’étais interloqué. Je me dirigeai doucement vers mes pantoufles, les chaussai et restai un moment à observer ce désordre. Puis, sans m’attarder sur ces événements, je remis mes livres sur ma bibliothèque, pris mon GSM et me dirigeai vers l’échelle quand j’entendis comme un ricanement lointain. Je me figeai et attendis un instant, la main sur la rampe. La sueur sur mon front s’était glacée. Je n’osais pas bouger. J’attendis de voir si cela allait recommencer mais plus rien ne se manifesta. Je commençai à descendre les barreaux de l’échelle quand j’entendis encore de petits bruits. Je passai la tête par la trappe et constatai que ma couette était tombée en bas de mon lit. C’en était trop ! Pas question de rester là-haut tout seul. Sans attendre, je descendis en vitesse les marches et me dirigeai vers la chambre de mes parents. J’ouvris la porte et constatai que leur lit était vide. Je descendis donc les escaliers en ayant l’impression désagréable d’être suivi. Arrivé au bas des marches, je faillis percuter mon père de plein fouet.
-Ola, champion ! me dit-il. Tu es pressé, dis-donc ! Tu as failli me faire tomber ! Bien dormi ?
Je racontai à mon père ma découverte matinale et lui expliquai les bruits entendus dans ma chambre. Il m’écouta et quand je lui demandai ce qu’il pensait de tout ça, il haussa les épaules et me répondit qu’il ne savait pas quoi dire. Je le suivis dans la cuisine où étaient déjà installés mon Nonno et ma mère. Mon grand-père me questionna du regard et je lui racontai les phénomènes de la veille ainsi que le désordre et les bruits de ce matin dans ma chambre. Ma mère m’écouta également et me dit que j’avais certainement dû faire une crise de somnambulisme, sinon comment expliquer tout cela ? Je me tournai vers mon grand-père, attendant qu’il ajoute quelque chose mais il se contenta de boire son café en silence. Je m’installai donc à la table et mordis dans un croissant, mes pensées revenant sans cesse à ce maudit placard. Ma mère m’informa qu’elle m’avait inscrit à l’Athénée Royal et que je commençais les cours la semaine suivante. Elle me demanda donc de m’habiller pour aller chercher mes fournitures scolaires ainsi que quelques tenues vestimentaires. Je bus donc mon chocolat chaud et me dirigeai vers l’étage quand mon grand-père m’interpela.
-Attends, mon grand ! me dit-il. Je n’ai pas eu l’occasion de voir ta chambre. Je peux venir avec toi?
Il se leva et me suivit dans les escaliers. Je n’étais pas sûr qu’il puisse monter l’échelle mais il m’épata en la grimpant rapidement. Il fit le tour de la pièce et s’arrêta devant le placard. Il s’en approcha et mit sa main sur la poignée de la porte. J’aurais voulu lui dire de ne pas ouvrir mais il tira dessus et se retrouva devant un vrai carnage. Les étagères que Salvatore m’avait installées la veille étaient à terre. Mon grand-père s’avança et son pied heurta une dizaine de vis éparpillées sur le sol. Je m’avançai également, regardant ce carnage d’un air dubitatif. Comment cela avait-il pu arriver ? Je regardai les étagères. Elles n’étaient pas abîmées. On aurait dit que quelqu’un avait passé son temps à retirer toutes les vis et les avait rassemblées au milieu du placard, juste devant le tas d’étagères. Je regardai mon grand-père, les yeux apeurés. Lui aussi semblait perplexe. Il me connaissait assez bien pour ne pas me demander si c’était de mon fait. Il se tourna vers moi et me demanda si j’avais entendu quoi que ce soit après m’être finalement endormi. Je lui répondis que non. Même si cela semblait impossible, je n’avais pas entendu les étagères se détacher des murs et tomber sur le plancher. Il réfléchit encore un moment et me demanda de ne pas en parler à ma mère. Il ne voulait pas l’inquiéter pour rien. Quand je lui demandai s’il savait ce qu’il se passait, il me répondit simplement qu’il était temps pour lui d’aller rendre visite au prêtre de notre paroisse. Il m’attendit, le temps que je m’habille et nous descendîmes en gardant cet épisode pour nous. Ma mère m’attendait devant la porte d’entrée. Elle demanda à mon grand-père s’il voulait nous accompagner, mais celui-ci refusa poliment. Avec un regard appuyé, il informa ma mère qu’il allait rendre visite au Père Rosso. Mon père s’était attaqué au petit jardin et nous souhaita une bonne journée. Quand je montai dans la voiture, mon grand-père me salua et se dirigea vers le bout de la rue. Ma mère le salua et tourna en direction de La Louvière. Nous passâmes un bel après-midi à faire du shopping dans les rues de La Louvière. Je dus admettre que l’endroit me plaisait bien. Nous allâmes manger une glace et, passant devant un petit cinéma de quartier, ma mère me proposa d’aller voir un film. Je n’étais pas pressé de regagner notre domicile donc, nous nous dirigeâmes vers l’accueil et nous passâmes un bon moment à rire devant un film parlant de Minions, de petites créatures jaunes en salopettes bleues, parlant un langage étrange et dont la fonction était d’aider un célèbre criminel dans ses mauvais plans.
La séance terminée, nous regagnâmes la voiture. Installé au volant, ma mère m’observa un moment et me demanda si tout allait bien. Je me rappelai ce que m’avait dit mon Nonno et je lui répondis que j’avais juste besoin de temps pour m’adapter. Elle me sourit et me promit que tout irait bien. J’aurais tant aimé la croire. Je ne répondis rien et nous rentrâmes à la maison. Quand je rejoignis mon grand-père dans le salon, il était en pleine conversation avec mon père à propos des plantations prévues pour le potager. Je me dirigeai vers le jardin et constatai que mon père avait bien avancé. Les mauvaises herbes avaient disparu, le pommier malade avait été abattu et les rosiers taillés. Il avait nettoyé la cour et le dallage avait un aspect lisse et propre. Il avait retourné un bon carré de terre et l’avait déjà préparé pour les plantations à venir. Mon grand-père me rejoignit dans le jardin.
-Ton père est habile de ses mains, me dit-il. Tu vois, l’habit ne fait pas toujours le moine. Qui se serait douté qu’un banquier était si habile en jardinage ?
J’admirai le travail de mon père quand je sentis quelque chose se glisser dans ma main. Je baissai les yeux vers ma main et observai l’objet que mon Nonno y avait glissé. C’était un petit crucifix. Je regardai mon grand-père et celui-ci me conseilla de l’accrocher au-dessus de la porte de mon placard.
À ce moment-là, ma mère sortit nous rejoindre et je m’empressai de ranger la croix dans la poche de mon jeans.
Elle enlaça son père et lui demanda s’il était satisfait du travail de son beau-fils.
Il lui répondit que c’était une véritable œuvre d’art et ils rirent tous les deux de bon cœur.
Mon père nous rejoignit et leva les bras en signe de victoire, ce qui nous fit tous rire aux éclats.
Ce soir-là, j’empruntai un clou et un marteau et entrepris d’accrocher le crucifix au-dessus de la porte du placard.
Je regardai ensuite le résultat et me dis que ça devait faire l’affaire.
Je rejoignis mes parents dans le salon. Ils regardaient les informations.
Je m’installai à côté de mon grand-père. Il me regarda et je hochai la tête à sa question silencieuse.
Il me sourit et me tapota la jambe en signe d’encouragement.
Tout irait bien.
Quand le journal télévisé se termina, ma mère se leva, s’étira et annonça qu’elle allait se coucher.
Elle proposa à mon grand-père de l’installer mais il lui répondit qu’il voulait passer un peu de temps avec moi avant la rentrée scolaire et me demanda si je pouvais m’en charger moi-même.
J’acceptai et mes parents montèrent donc se coucher.
Une publicité vantant les mérites d’un liquide vaisselle révolutionnaire envahit l’écran.
Je restai silencieux un moment, attendant de voir si mon grand-père allait m’expliquer pour le crucifix.
Cependant, quand il prit la parole, il me demanda de lui apporter la photographie qui se trouvait sur le buffet de la salle à manger.
Je lui rapportai et il la regarda longuement.Il passa un doigt noueux sur le portrait.
-C’est ma Giulia, me dit-il. Ma chère épouse. Je sais que je t’ai déjà beaucoup parlé d’elle mais je n’ai jamais eu l’occasion de te montrer à quel point elle était belle.
Je regardai la photographie et dus admettre que ma mère lui ressemblait énormément.
Il la regarda encore un instant, puis posa le cadre sur la table de salon.
Il se tourna vers moi et se mit à me parler très vite.
-Tu dois m’écouter, mon petit. Tant que nous sommes seuls, j’aimerais te parler de cette maison. Je pense que tu as déjà remarqué quelques bizarreries. Il y a des choses que tu devrais savoir mais je sais que ta mère m’en voudra énormément si elle apprenait que je t’ai parlé de ça. Surtout qu’elle ignore aussi une bonne partie de la vérité. Alors, promets-moi de garder tout ceci pour toi, d’accord ?
Je ne savais pas comment réagir mais je sentis la main de mon grand-père serrer mon poignet et je promis.
Il me regarda un instant dans les yeux, comme pour s’assurer que je ne mentais pas, puis il me demanda d’aller chercher un album photo. Il m’informa qu’il était caché à l’intérieur de la grosse cheminée de la pièce de devant. Devant mon air dubitatif (qui irait cacher un album photo dans une cheminée ?), il insista en agitant le bras vers la pièce de devant. Je me dirigeai donc vers cette grotesque construction et me penchai pour regarder à l’intérieur. Je ne vis rien au début et m’apprêtai à l’annoncer à mon grand-père quand, en passant la main à l’intérieur du conduit, je sentis un objet dur enveloppé dans un morceau de tissu. Je sortis l’objet et l’apportai à mon Nonno. Il le prit délicatement et commença à dénouer la ficelle qui retenait le tissu. Un vieil album en cuir craquelé apparut. Il n’avait rien de particulier, mis à part qu’il paraissait très vieux. Mon grand-père me demanda de m’asseoir à côté de lui et se mit à tourner les pages. Des photos en noirs et blancs se succédaient sur le carton jauni par le temps. Sur la première, on pouvait y voir mon grand-père, ma grand-mère et ma mère entourée de ses trois petits frères. Je savais que ma mère n’était pas fille unique mais elle ne me parlait jamais de ses frères. Je remarquai que les deux plus jeunes étaient jumeaux. Mon grand-père se rapprocha et commença les présentations.
-Ce beau jeune homme, c’est moi, me dit-il en souriant.
Je lui souris aussi.
-Elle c’est ma Giulia, ta Nonna. A côté d’elle, c’est ta mère, évidemment. Et là ce sont mes fils. Filipe, et nos jumeaux Julio et Roberto. Ils devaient avoir cinq ans sur cette photo. C’était un peu après notre arrivée. C’est notre voisin Vittorio qui l’a prise avec un appareil photo que ses parents lui avaient offert quand il avait émigré avec sa famille. On a dû rester immobile comme des arbres pendant qu’il prenait la photo. Ce n’était pas la technologie d’aujourd’hui, pourtant c’était déjà pas mal du tout.
Sur la photo suivante, on pouvait voir ma mère entourée de ses trois frères. La photo était joliment décorée d’un ruban qui entourait tout le cadre. Une photo d’école, évidemment.
Sur la troisième photo, on pouvait voir que mes oncles avaient bien grandi. Ils devaient avoir au moins quinze ans. C’était de solides gaillards bien bâtis. Les jumeaux se tenaient par les épaules et leur frère aîné se tenait derrière eux, le sourire aux lèvres.
Sur la quatrième photo, on voyait toujours les frères ensemble mais les sourires avaient disparu.
Quand je regardai mon grand-père, il m’encouragea à regarder le reste de l’album.
Je tournai donc les pages et remarquai que les frères jumeaux, autrefois costauds et souriants, étaient devenus maigres et leurs yeux étaient comme éteints. Leur grand frère était également sur la photo mais se tenait un peu éloigné d’eux. Aucun n’abordait de sourire.
La photo qui suivait représentait les deux jeunes hommes dans une sorte d’hôpital que je ne connaissais pas. Les deux hommes paraissaient sous-alimentés et même sur cette vieille photo, on pouvait voir que leurs tenues étaient sales. Ils ne souriaient pas là non plus.
Un détail me perturba. L’appareil devait avoir un défaut car l’un des jumeaux paraissait presque transparent alors que l’autre était plus net.
Les deux dernières photos représentaient une famille habillée de noir autour de deux cercueils identiques. Une photo de chaque jumeau était collée en dessous et leur nom, leur date de naissance et de mort étaient inscrits d’une écriture tremblante et presque illisible. Apparemment, ils étaient morts à seulement six mois d’intervalle.
La seule autre photographie qui se trouvait sur la dernière page de l’album était en couleur et je vis qu’elle me représentait. Je devais avoir trois mois. L’inscription en dessous confirma mon idée.
Michaël Julio Roberto Blanchart.
Mon nom complet.
Je ne savais même pas leur signification jusqu’à ce jour.
Je regardai mon grand-père.
Il ferma doucement l’album, se renfonça dans son canapé, tendit l’oreille pour voir si mes parents dormaient et commença son histoire.
Le récit d’Antonio
Antonio s’installa confortablement dans son fauteuil. Son emphysème le faisait souffrir de plus en plus. Il savait au fond de lui qu’il n’en avait plus pour longtemps. C’est pourquoi, quand il avait remarqué que son petit-fils semblait tourmenté, il se douta que tout recommençait. Il se devait de le mettre en garde contre le mal qui rongeait sa demeure. Ne pas lui en parler risquait de le mettre en danger. Il avait espéré que les années auraient effacé la malédiction de sa maison, les locataires successifs ne s’étant jamais plaints d’aucuns phénomènes bizarres, mais il s’était trompé. Lui aussi avait entendu les grattements et la nuit, il lui avait semblé voir des ombres se promener dans la maison. Il avait mis tout cela sur le compte de la culpabilité et du chagrin, son retour ayant fait remonter de mauvais souvenirs. Mais quand Michaël commença à signaler ces petits incidents, et surtout quand il vit l’état dans lequel s’était retrouvé le placard, il n’eut plus aucun doute. Ça recommençait.
Et dire que tout cela n’était que le résultat de l’ignorance et de l’innocence d’enfants cherchant simplement à expérimenter des jeux un peu trop dangereux pour leur âge.
Il n’avait pas été assez vigilant.
Et le fait qu’il travaillait quatorze heures par jour à la mine n’était pas une excuse.
Ses fils avaient été livrés à eux-mêmes quand Sylvia était partie pour la France.
Ho ! Il n’en voulait pas à sa fille. Il était même fier qu’elle ait pu entrer à l’université. La première fille de la famille qui faisait des études d’art, qui n’aurait pas été fier ?
Mais son départ avait provoqué de grands changements au sein de leur famille. Leur mère Giulia était tombée malade et avait souvent des pertes de conscience. Il était devenu difficile pour elle de s’occuper de leurs fils sans la présence de sa fille aînée. Antonio, accaparé par son travail, ne lui avait pas été d’une grande aide. Essayant de garder un œil sur ses garçons, il n’avait pas pu éviter le malheur qui leur tomba dessus. Son ami Vittorio connaissait les mêmes soucis avec ses deux fils. Les gamins étaient souvent ensemble et cherchaient un peu d’amusement dans ce monde si insipide. Mis à part les heures d’école, ils n’avaient pas grand-chose pour se changer les idées. Aucune famille ne possédait de télévision. Ils leur arrivaient donc souvent de se rassembler tous les cinq dans la chambre des deux frères pour jouer aux cartes, se raconter des histoires ou s’entraider pour leurs devoirs. Cela avait commencé comme un jeu. Un jeu de gosses innocents. Un jeu de gosses inconscients. Ce jour fatidique où leur vie avait changé du tout au tout, ils avaient eu l’idée stupide de grimper sur la toiture de leur maison en passant par le velux de la chambre et de voir qui pourrait aller d’un coin à l’autre de la toiture. Les enfants de Vittorio, plus adroits, avaient réussi sans peine leur exploit. Filipe avait aussi fait le tour de la toiture, suivi de Roberto. Cependant, Julio n’eut pas le courage de se lancer. Il souffrait d’une terrible phobie du vide mais avait accompagné son frère. Ils étaient inséparables, comme tous les jumeaux qu’Antonio avait connus jusqu’à ce jour. Ne voulant pas passer pour un trouillard aux yeux de ses camarades, mais surtout à ceux de son frère, il s’était décidé à traverser à petits pas le toit en pente. Arrivant vers le bas, il commença à remonter lentement sous les encouragements de Roberto quand le malheur se produisit. Il était presque arrivé en haut de la toiture quand une tuile se détacha et le fit glisser. Roberto, aidé des trois autres garçons, avait tenté de rattraper son frère, manquant sa main de quelques centimètres. Il avait plut la veille et les tuiles étaient encore toutes humides. Avant qu’il ne puisse atteindre Julio, d’autres tuiles se détachèrent et Julio, déséquilibré, chuta d’une hauteur de huit mètres. Sa tête heurta le trottoir avec un bruit sourd. Il ne mourut pas mais fut hospitalisé pendant de longs mois dans le service des traumatismes crâniens. Il resta quelques mois dans le coma. Quand il se réveilla enfin, il arrivait à peine à parler et avait du mal à tenir sur ses jambes. Il se plaignait souvent de douloureux maux de tête et d’acouphènes. Il avait l’impression que quelqu’un murmurait dans ses oreilles. Après une année de rééducation, il fut autorisé à rentrer à la maison. Quand Roberto avait appris la nouvelle, il avait été transporté de joie ! Cela faisait un an qu’il était séparé de son frère et il n’avait pas eu souvent l’occasion de lui rendre visite car il s’occupait de sa mère qui faisait de plus en plus de crises. Filipe avait trouvé un emploi dans une usine et travaillait plus de dix heures par jour. Sa mère avait besoin d’une surveillance constante et Roberto n’osait pas la laisser seule trop longtemps. Le retour de Julio était synonyme de joie. Par conséquent, quand son frère réintégra le cocon familial, Roberto remarqua immédiatement que son frère n’était plus vraiment lui-même. Il agissait parfois bizarrement et il lui arrivait souvent de parler tout seul dans la maison ou lors de ses rares sorties dans leur petit jardin. Les jeunes du quartier avaient fini par s’éloigner de lui car il leur faisait peur. Quand ils passaient devant la maison, Julio était souvent assis sur le banc de pierre et semblait regarder dans le vide. Il ne répondait pas quand ses anciens camarades lui demandaient des nouvelles et se contentait de les fixer avec un regard étrange. Il fut donc évité par la plupart de leurs amis communs.
Mais Roberto ne pouvait se résoudre à abandonner son frère. Ils étaient unis depuis leur vie utérine et rien ne pourrait jamais les séparer. Donc, quand son frère cessa sans raison de s’alimenter, Roberto fit pareil. Quand Julio ne voulut plus qu’on l’aide à se laver, hurlant que l’eau le brûlait, Roberto arrêta également de se doucher. Il pensait que Julio verrait là un soutien et un réconfort qui pourraient le mener vers le chemin de la guérison.
Mais les choses se mirent à empirer. En effet, Julio commença à avoir des comportements dangereux. Il déambulait parfois dans la maison, armé d’un couteau et semblait parler à quelqu’un que personne d’autre que lui ne voyait ou n’entendait. Les seuls amis qui venaient encore prendre de ses nouvelles étaient Sylvio et Salvatore. Ils se sentaient coupables de l’état de Julio et tenaient à se montrer présents. Néanmoins, eux aussi avaient remarqué le comportement étrange de Julio.
Un soir, alors que Julio s’était enfermé dans la chambre du grenier, Roberto était allé chercher de l’aide chez ses amis. Il redoutait que Julio ne se précipite par le velux pour mettre fin à ses souffrances. Il leur expliqua que son frère lui avait avoué qu’un démon lui intimait de tuer toute sa famille et que cette chose ne le laissait jamais en paix.
– Il lui avait donné un crucifix et de l’eau bénite qu’il avait volé à l’église voisine de chez eux dit-il, mais ça n’avait pas suffit.
Julio continuait à entendre cette voix dans sa tête et il lui arrivait souvent de rester dans un état de torpeur pendant des jours entiers, comme s’il n’était plus qu’une coquille vide, sans âme. Même son regard était étrange dans ces moments-là. Il était plus sombre et semblait habité par autre chose que Julio. Roberto avait également constaté que Julio avait souvent des ecchymoses et des griffures qui apparaissaient sans raison apparentes sur son corps. Il était d’une pâleur et d’une maigreur terrifiantes.
Roberto avait essayé de convaincre son père que quelque chose n’allait pas chez Julio et qu’il devait le faire ré- hospitaliser mais Antonio avait mis tout cela sur le fait que son fils avait eu une fracture du crâne et que les médecins lui avaient prédit que Julio ne serait peut-être plus le même homme qu’avant.
Constatant que son père ne voulait pas admettre qu’il y avait quelque chose de sombre chez Julio, Roberto s’était absenté un moment de la maison pour se rendre chez le Père Rosso, dans l’espoir que celui-ci puisse aider son frère et aussi raisonner son père. Il expliqua au saint homme toutes les choses étranges qui se passaient dans leur chambre depuis le retour de son frère. Les craquements sur le plancher alors qu’ils étaient tous les deux allongés dans leur lit, le froid incessant dans la pièce même par journée caniculaire, les objets qui semblaient se déplacer tout seuls, les ombres qui semblaient voyager sur les murs, les grattements qui semblaient provenir de leur placard, mais surtout la voix que son frère entendait dans sa tête, cette voix qui lui intimait de tuer toute sa famille.
C’est alors qu’il admit même avoir entendu cette voix. Un jour où Julio était resté dans sa chambre, Roberto, s’inquiétant de la maigreur de son frère, lui avait monté une assiette de raviolis. Cela faisait plusieurs jours que Julio n’avait rien mangé ni bu. Il était au pied de l’échelle quand il avait entendu son frère parler. Habitué à cela, il avait commencé à monter les barreaux quand il entendit une voix caverneuse répondre à Julio. Sur le coup, il était resté tétanisé au bas de l’échelle. Il se dit qu’il avait du imaginé le phénomène mais quand il commença à monter l’échelle, il entendit de nouveau cette voix dire à son frère que Roberto arrivait et qu’il reviendrait le voir plus tard. Quand il était arrivé en haut, son frère était assis dans le placard et le fixait d’un air sombre. Roberto lui avait demandé à qui il parlait mais son frère n’avait pas répondu.
Il s’était contenté de le regarder de ce regard sombre et lointain. Il lui avait donc laissé l’assiette et était descendu précipitamment au rez-de-chaussée pour prévenir Antonio. Son père l’avait écouté et avait mis cet événement sur le compte du stress et de l’inquiétude que Roberto avait pour son frère. La seule explication que son père lui avait donnée était que Julio avait pu changer sa voix pour se donner le change.
Le Père Rosso l’avait écouté avec attention et lui avait promis de venir le lendemain matin pour rendre visite à Julio et tenter de l’aider du mieux qu’il le pouvait. Il avait aussi promis à Roberto de bénir la maison si cela pouvait calmer ses peurs.
Pourtant, Roberto n’était pas dupe. Le Père Rosso devait se dire la même chose qu’Antonio ; que le comportement de Julio était le résultat de sa chute du toit de la maison et de sa longue convalescence.
Quand il fut rentré, sa mère était prostrée dans le canapé, apeurée par quelque chose qu’elle n’avait pas su lui expliquer. Elle se signa plusieurs fois et lui indiqua du doigt le plafond vers la chambre de son frère. Roberto avait cherché son père mais celui-ci était parti au travail. Il était donc courageusement monté à l’étage mais quand il voulut se rendre dans la chambre, il remarqua que l’échelle escamotable avait été remontée et qu’il lui était impossible d’y monter. Il cria après Julio mais celui-ci avait l’air de se disputer avec quelqu’un. Il hurlait que non, il ne le ferait pas, qu’il préférait mourir.
Puis, il se mit à hurler comme quelqu’un qui subissait les pires tortures.
Roberto était alors parti chercher de l’aide auprès de Sylvio et Salvatore. Quand ils arrivèrent à l’étage, Julio poussait des hurlements d’agonie. Salvatore était alors descendu pour aller prendre l’échelle qui se trouvait dans la cour et était revenu presque aussitôt. Cependant, les hurlements avaient cessés et avaient laissé la place à une série de gargouillis atroces.
Sylvio essayait d’aider Roberto à atteindre la corde de la chambre en le prenant sur ses épaules. Il finit par l’attraper et monta les marches précipitamment. Salvatore et Sylvio se regardèrent d’un air sombre et, avant qu’ils ne commencent à monter l’échelle, entendirent Roberto hurler le nom de son frère.
Ils se précipitèrent et restèrent pétrifiés devant le spectacle horrible qui se déroulait devant leurs yeux. Julio, les yeux exorbités et la langue violette, pendait au bout d’un nœud coulant qui était attaché sur une des poutres apparentes du plafond du petit placard. Roberto était agenouillé devant son frère et hurlait son nom. Les frères essayèrent de décrocher Julio, mais celui-ci était trop haut, ses pieds se trouvant à cinquante centimètres du sol. Aucune chaise ne se trouvait dans le réduit. Comment avait-il pu s’y pendre sans prendre d’appui ?
C’est une question que personne n’osa prononcer à voix haute. Sylvio proposa à Salvatore de le soulever sur ses épaules et, sortant un canif de sa poche, commença à découper la corde qui retenait Julio. Sachant qu’il était trop tard, il se dépêcha de délivrer la dépouille de son ami. Après quelques minutes d’effort, elle atterrit sur le plancher dans un bruit sourd. Roberto se jeta sur lui et criait son nom mais l’angle de son cou indiquait aux fils de Vittorio qu’il n’y avait plus rien à faire. Ils en firent part à leur ami. Roberto serra alors son frère dans ses bras et se mit à pleurer hystériquement.
Alerté par ses hurlements, des voisins avaient appelés la police. Quand les forces de l’ordre étaient arrivées sur place, elles ne purent que constater le décès de Julio. Elles durent employer la force pour obliger Roberto à lâcher le cadavre et demandèrent à Sylvio et Salvatore de l’emmener au rez-de-chaussée. Ils descendirent donc auprès de Giulia et Salvatore courut jusqu’à la mine pour annoncer la terrible nouvelle à Antonio. Heureusement, il vit son père en premier et lui raconta les événements. Vittorio, le regard assombri, annonça la tragédie à son ami. Salvatore observa Antonio écouter son père. A mesure que celui-ci l’écoutait, il vit le visage d’Antonio se décomposer et le vit s’effondrer au sol. Des mineurs qui les entouraient se précipitèrent pour relever leur camarade. Il reprit conscience mais n’arrivait pas à admettre qu’il avait perdu son fils. Il se mit sur ses jambes et commença à remonter le chemin vers sa maison, suivi de près par Vittorio et Salvatore.
Quand il arriva devant chez lui, la police était déjà sur place et Antonio s’arrêta devant un sac mortuaire qui trônait au milieu du salon. Il voulut s’approcher mais un policier lui barra le chemin.
-C’est mon fils ! lui avait crié Antonio en hurlant. Puis, sans force, il avait répété: -C’est mon fils.
Roberto était assis à côté de sa mère. Il se tenait courbé, les bras pendant entre ses jambes, les yeux dans le vague, encore sous le choc. Antonio s’approcha de lui en demandant des explications mais Roberto ne lui répondit pas. Le choc l’avait rendu catatonique.
Il n’y eut pas d’enquête, la mort de Julio étant considérée comme un suicide au vu de ses antécédents psychiatriques. La famille fut peu questionnée sur les raisons de cet acte et le corps de Julio fut rendu à la famille pour l’enterrement. Et la vie reprit son cours pour tout le monde, sauf pour Roberto.
A la suite du suicide de son frère, il commença à délirer, à raconter à sa famille, ainsi qu’à son entourage que Julio était toujours là et qu’il venait souvent le voir pendant la nuit. Il racontait à qui le voulait que son frère avait élu domicile dans le placard de sa chambre et qu’il lui avait promit de rester avec lui. Ayant peur pour sa santé mentale, Antonio avait fait interner son fils dans un centre psychiatrique situé à Manage.
Malheureusement, l’état de Roberto se dégradait progressivement. Les premiers mois de son internement, les surveillants avaient remarqué qu’il parlait souvent tout seul, ce qui ne les avait pas surpris. Cependant, une nuit, un surveillant eut l’impression que quelqu’un était avec Roberto. Il avait donc ouvert la cellule mais avait constaté que Roberto était seul. Il mit ça sur le compte du stress ; travailler avec des barjos toute la journée n’était pas fait pour lui ; mais il aurait juré un instant que Roberto n’était pas seul. Il alla même jusqu’à regarder sous le lit et dans le placard de la chambre mais n’avait rien trouvé. Roberto l’avait regardé sans broncher et n’avait même pas cherché à s’enfuir. Heureusement car si cela avait été le cas, ce surveillant aurait été renvoyé pour négligence. Roberto s’était contenté de regarder le surveillant d’un regard éteint et n’avait pas fait un seul mouvement dans sa direction, sauf quand le gardien s’était approché du placard.
Cependant, le surveillant avait ouvert l’armoire et n’avait rien trouvé d’autre que les vêtements que son patient portait lors de son internement. Il referma donc le placard et se dirigeait vers la porte quand Roberto lui fit une étrange requête. Il demanda au surveillant s’il avait un appareil photo. L’hôpital en possédait un et il revint donc avec l’appareil. Roberto lui demanda de le prendre en photo avec son frère. Ne voulant pas le contrarier, le surveillant s’exécuta. Il prit la photo et la donna à Roberto en lui précisant que celle-ci ne s’afficherait que dans quelques minutes. Mais ce que Roberto lui répondit le marqua à tout jamais. Car quand la photo commença à apparaître, le gardien remarqua que quelque chose se tenait à côté de Roberto. Quand la photographie fut nette, Roberto montra l’apparition qui se trouvait juste à côté de lui. Et ce qu’il dit au gardien sembla le ravir.
-Tu vois ? C’est mon frère Julio ! dit-il en pointant le doigt sur la forme noire qui était assise à coté de lui.
Le gardien, décontenancé, la peur suintant par tous les pores de sa peau, sortit précipitamment de la chambre et ferma à double tour la porte. Il ne signala pas l’événement et il ne revient jamais travailler. Le lendemain de l’incident, il téléphona à l’établissement et donna sa démission pour raison de santé.
La dernière fois qu’Antonio était allé voir son fils, il n’avait presque plus rien d’humain. Il refusait depuis des mois de se nourrir et, un soir de novembre, finit par succomber à une crise cardiaque. Un surveillant les avait appelés pour leur annoncer la nouvelle. Antonio, accompagné de Vittorio, était parti signer les documents nécessaires et récupérer le peu d’affaire que Roberto avait pu emporter. En regardant dans le sac transparent, il avait aperçu la photo de Roberto et ne put s’empêcher de remarquer la silhouette qui se tenait à ses côtés. Il l’observa attentivement et du admettre qu’elle ressemblait énormément à Julio. Il mit la photo dans sa poche et garda ce secret pour lui.
S’en suivit l’enterrement. Les jumeaux étaient enfin réunis. La cérémonie terminée, Antonio, Giulia et Filipe étaient rentrés à la maison. Aucun d’entre eux n’avait pensé prévenir Sylvia des événements. Elle l’apprit bien plus tard par Filipe, le jour de la naissance de Michaël. Le choc fut rude et c’est pourquoi elle donna les prénoms de ses frères à son fils, comme une sorte d’hommage pour leur vie si vite écourtée. Filipe lui avait parlé de l’accident de Julio et de son suicide, ainsi que la dépression mortelle de Roberto.
Peu de temps après, sa mère se fit renverser par une voiture. Bien que le conducteur fût en état d’ivresse, il avait affirmé que la dame s’était jetée sous les roues de sa voiture. Il fut quand même condamné mais Antonio et Filipe connaissaient la vérité. Leur mère délirait encore plus depuis la mort de ses fils et disait qu’elle pouvait les entendre crier après elle. Giulia avait voulut rejoindre ses fils. L’enterrement et les formalités terminés, Filipe avait quitté la Belgique, épuisé par tant de tragédies et son père n’eut plus jamais de nouvelles de lui.
Il était donc resté seul dans cette maison vide et malgré les visites assidues de son voisin et ami de toujours, sa santé commença également à se détériorer. Cela avait commencé par d’horribles cauchemars et des réveils soudains au milieu de la nuit. La maison qui avait toujours résonné de rires joyeux s’était peu à peu transformée en un tombeau silencieux. Puis il avait commencé à entendre des grattements. Ceux-ci provenaient généralement de la chambre des jumeaux mais pouvaient aussi se manifester dans d’autres pièces de la maison. Antonio avait mis cela sur le compte du chagrin. Mais plus le temps passait, plus les manifestations étranges se multipliaient. Il entendait des voix, des rires, des pleurs, des cris. Il voyait des ombres, des formes, des visages. Il sentait des présences, des frôlements, des souffles. Il était persuadé que ses fils étaient revenus le hanter.
Cependant, il se réveillait souvent la nuit avec l’impression d’être observé. Il lui était même arrivé de voir des ombres se balader dans la maison. Il y faisait toujours glacial, même les jours d’été. Les objets aussi avaient tendance à changer de place. Il en avait parlé avec Vittorio et se demandait s’il ne perdait pas la tête. Voyant la santé aussi bien physique que mentale de son ami se dégrader, Vittorio avait appelé Sylvia et l’avait mise au courant de l’état de son père. Il était sûr que si Antonio quittait cet endroit maudit, sa santé ne s’en porterait que mieux. C’est ainsi qu’un jour d’été, Antonio, aidé par Vittorio, Herminia et ses deux fils, avait emballé quelques effets personnels et s’était installé dans la maison de sa fille. Avant de partir, il avait caché l’album photo dans la cheminée. Pourquoi ? Il l’ignorait mais une voix lui disait qu’il en aurait besoin un jour.
Au moment où ils avaient démarré, Antonio avait jeté un dernier coup d’œil par la vitre de la voiture et avait cru apercevoir deux ombres derrières la fenêtre de son ancienne chambre. Elles semblaient l’observer sans bouger. Antonio avait frissonné mais n’avait rien dit. Qui l’aurait cru, de toute manière ? Les fantômes, ça n’existait pas. Du moins, pas d’après la Sainte Bible. Il avait décidé de laisser son passé douloureux derrière lui et s’était concentré sur sa nouvelle vie avec sa fille, son beau-fils et leur nouveau-né, Michaël. Malgré sa santé défaillante, il avait passé les vingt années les plus heureuses de sa vie.
Mais c’était fini. Le passé avait fini par le rattraper. Et maintenant, il se devait de prévenir son petit-fils pour le protéger. C’était, il le pensait, sa dernière mission avant de rejoindre sa famille là où vont tous les défunts.
Son histoire terminée, Antonio avait regardé son petit-fils et avait attendu sa réaction. Le gamin semblait choqué mais avait l’air aussi soulagé. C’était un gamin solide. Quand il s’était tourné vers son grand-père, il avait un air décidé.
-Grand-père, je sais ce qu’il faut faire ! dit-il avec conviction.
Antonio avait repris espoir et l’avait écouté à son tour.
Chapitre 3
Quand mon grand-père eut terminé son histoire, je fus pris d’un accès de terreur mais aussi d’un immense soulagement. Contrairement à ce que je pensais, tous ces événements étaient bien réels. Je ne perdais pas la raison. Je demandais donc à mon grand-père comment s’y prendre pour arrêter ces phénomènes. Il me regarda d’un air malheureux et m’avoua qu’il n’en avait aucune idée. Il avait espéré que tout était fini, sinon il ne nous aurait jamais invités à séjourner dans cette demeure. Vittorio gérait lui-même la venue des locataires et envoyait le loyer sur le compte de mon grand-père. Il n’avait jamais signalé aucune manifestation et Antonio ne lui avait jamais demandé non plus. Je lus la tristesse dans ses yeux mais je le rassurais en lui promettant de trouver une solution. Il me serra la main en m’implorant d’être prudent. Je lui promis et l’aidais à monter les marches et à s’installer dans son lit. Avant de monter dans ma chambre, j’entendis mon Nonno m’appeler. Je me retournais et attendit mais il s’était endormi. Avouer tous ses secrets avait dû être éprouvant pour lui. Mais j’étais heureux qu’il l’ait fait car je sais aujourd’hui qu’il a fait de son mieux pour me protéger. Je l’observais donc encore un moment puis m’apprêtais à monter l’échelle conduisant à ma chambre. La chambre des jumeaux. C’était une pièce mansardée avec deux lits séparés par une commode. Sur les murs, il y avait des posters de footballeurs et de chanteurs italiens. Je passais devant la chambre de mes parents et entendis les ronflements de mon père. J’allais monter l’échelle quand j’entendis une porte s’ouvrir. Je restais un instant sans bouger et je fus soulagé d’entendre la voix de ma mère me demandant si tout allait bien. Je me tournais vers elle en lui disant que grand-père s’était endormi et que j’allais me coucher. Comme la rentrée était proche, je voulais être en forme pour mon premier jour. Elle me souhaita donc bonne nuit et alla se recoucher. Je montais donc et inspectais la pièce. Rien à signaler, tout était à sa place. Je jetais un coup d’œil au crucifix et constatais qu’il était toujours au-dessus de la porte du placard. Cette nuit-là fut calme et je m’endormis sans problème. Le lundi arriva sans aucun phénomène à signaler. Puisque le crucifix avait rempli son office, je commençais à me dire que le calme reviendrait dans nos vies. Je me levais de bonne heure, m’habillais et pris mon cartable. Je descendis dans la cuisine. Ma mère était déjà debout et me préparait mon déjeuner. Je me mis à table et lui demandais ce qu’elle avait prévu pour la journée. Elle m’annonça qu’elle allait faire quelques emplettes avec mon père car ils envisageaient de changer le papier peint des murs et me demanda de rentrer tout de suite après les cours. Je l’embrassais et me dirigeais vers l’arrêt de bus qui se situait pratiquement devant la maison. Quatre garçons s’y trouvaient déjà. Quand j’arrivais à leur hauteur, ils se présentèrent. C’étaient les fils de Salvatore et Sylvio, Mario et Massimo et leurs cousins Lucas et Pietro. Leurs pères leurs avaient demandé de veiller sur moi pour ma première journée d’école. J’étais assez content. Ils avaient l’air sympa et le courant passa immédiatement entre nous. Ils me demandèrent ce que je pensais de ma nouvelle demeure mais ne sachant que répondre, j’haussais les épaules en leur répondant que c’était pas mal. Le bus arriva. Nous montâmes et nous dirigeâmes vers l’arrière. Mario me montra le fonctionnement de ma carte de bus et après avoir validé mon ticket, je m’installais à leur côté. Massimo me regardait avec curiosité. Il ne lui fallut pas longtemps pour me demander comment était la vie en France, les cours que j’y avais suivi et si les françaises étaient plus jolies que les filles d’ici. J’étais rouge comme une tomate. Fichue timidité. Son frère Mario, voyant mon embarras, demanda à Massimo de me lâcher un peu et celui-ci se calma, un grand sourire sur le visage. Arrivé devant l’école, ils m’accompagnèrent au secrétariat où je fis mon inscription. La secrétaire me donna mon emploi du temps.
Mario m’observa et m’annonça que nous étions dans la même classe. Je fus soulagé. J’avais au moins quelqu’un que je connaissais pour mon premier jour. Nous arrivâmes en classe et, après les présentations habituelles, nous commençâmes avec une de mes matières préférées, le latin. Sur le temps de midi, après avoir mangé, il me fit visiter l’établissement. C’était un immense bâtiment rempli de couloirs. J’espérais me familiariser rapidement avec ce dédale de couloirs. Quel labyrinthe ! Il dut voir mon trouble car il me prit par les épaules et me dit : T’inquiète pas, l’ami. On s’y habitue vite. N’est-ce pas un mini Poudlard avec ses rangées interminables d’escaliers, ses grandes allées et ses nombreuses classes ? Il abordait un sourire malicieux et je compris aussitôt que nous étions amis. A la fin de cette première journée, je faisais donc partie de la bande. Mario était très intelligent et me proposa de me remettre en ordre pour les cours que j’avais manqué. J’acceptais et l’invitais donc chez moi en début de soirée. Il parut hésiter mais me promit d’être là. De retour à la maison, ma mère était déjà en train de préparer le dîner. Elle me demanda comment s’était passée ma journée. Je lui parlais de mes amis et elle parut heureuse de voir que je m’adaptais bien. Je l’informais que Mario passerait chez nous ce soir. Mon père arriva à ce moment-là, les bras chargés de rouleaux de papiers peints. Mes parents avaient passé la journée à feuilleter des catalogues et avaient choisi un papier peint de couleur beige doré, espérant donner plus de luminosité à la pièce. Il déposa le tout sur la table de la salle à manger et me lança un catalogue pour que je puisse choisir les tons de ma chambre. Je jetais un coup d’œil sur la couverture et vis que ça venait d’un magasin appelé Leroy Merlin.
En attendant mon repas, je feuilletais le catalogue, à la recherche d’une couleur qui, je l’espérais, donnerait un peu de chaleur à ma chambre, la rendrait moins lugubre. Je finis par choisir un ton bleu assez neutre et le montrai à mon père. Il regarda et me dit que c’était pas mal. Les assiettes arrivèrent. Mon père posa les rouleaux de papier peint à même le sol et se mit à manger comme un affamé. Je le regardais certainement d’un drôle d’air car quand il croisa mon regard, il se mit à rire. Je ris également. Il était très drôle avec la moustache de sauce tomate qu’il avait autour de la bouche. Ma mère alla chercher mon grand-père dans sa chambre. Elle m’informa que Nonno n’avait pas eu une bonne journée et qu’elle était restée auprès de lui, laissant mon père s’occuper du papier peint. J’attendis de les voir arriver quand, soudain, des hurlements terribles se firent entendre. Nous nous précipitâmes vers les marches mais avant que l’un d’entre nous n’atteigne le haut de l’escalier, la porte de la chambre s’ouvrit et ma mère s’effondra sur le seuil. Mon père se lança directement vers elle. Il lui prit la tête dans les mains et l’appela doucement en lui caressant les cheveux. Par la porte entr’ouverte, je vis ce qui l’avait fait défaillir et mon cœur s’emballa. Je passai par-dessus mes parents et m’approchai doucement du lit. Couché sur le côté, mon grand-père avait les yeux vitreux et écarquillés par la peur. Au bout de son poignet pendait un chapelet. Sa main était toujours serrée autour de la petite croix qui y pendait. La réalité me frappa de plein fouet. Nonno, mon grand-père, mon meilleur ami, venait de nous quitter. Je restai immobile, le regard fixé sur son visage. La gorge nouée, je n’arrivai pas à bouger. Ma mère revint doucement à elle et se mit à pleurer hystériquement. Mon père la serra contre lui et m’appela. Voyant que je ne réagissais pas, il m’appela de nouveau et je dus me forcer à détourner le regard du visage horrifié de mon Nonno pour le regarder. “Appelle le docteur”, me dit-il. Devant mon regard perdu, il me demanda de nouveau de passer l’appel au médecin pour faire constater le décès. Il me tendit son téléphone et je lui pris d’une main tremblante. J’étais comme dans un état second. Je fis défiler les contacts et tombai sur le bon numéro. La sonnerie retentit quelques secondes et une dame me répondit. Je lui expliquai la situation et elle me répondit : “Le docteur sera là dans les vingt prochaines minutes.” Je raccrochai sans rien dire. Ma mère était toujours au sol, dans les bras de mon père et semblait ne pas pouvoir se relever. Je rejoignis mon Nonno et attendis, lui prenant la main, lui parlant doucement dans l’espoir qu’il puisse encore m’entendre. Les larmes coulant sur mon visage, je remarquai quelque chose dépassant de son oreiller. Je tendis la main et mes doigts touchèrent un bout de papier. Je tirai doucement dessus et vis qu’il s’agissait d’une enveloppe. Je l’ouvris et pus y apercevoir quelques pages pliées à l’intérieur, ainsi que des photographies. La sonnerie de la porte retentit et je m’empressai de mettre l’enveloppe dans la poche de mon jeans. Mon père alla ouvrir et remonta avec le docteur. Le médecin s’approcha du lit, plaça mon Nonno sur le dos, lui prit le poignet à la recherche d’un quelconque pouls, mit son oreille sur sa poitrine et se releva en soupirant. C’était fini. Il ferma les yeux du mort et nous adressa ses plus sincères condoléances. Il quitta la pièce et aida mon père à conduire ma mère au rez-de-chaussée. Je n’avais pas envie de descendre. Je voulais encore rester près de lui, avant qu’on vienne nous l’enlever. Je pris donc l’unique chaise qui se trouvait dans la pièce et le veillai pendant quelques heures. Je crois que ce fut pour moi le jour le plus douloureux de ma vie. Encore aujourd’hui, l’évocation de ce souvenir me brise le cœur aussi atrocement que ce jour maudit. A un moment donné, j’entendis des pas dans les escaliers.
Après quelques minutes, Vittorio passa la porte. Il était suivi de sa femme et de ses fils. Ils me présentèrent leurs respects et Vittorio se dirigea vers mon grand-père. Je sortis de la pièce. Je voulais le laisser dire au revoir à son ami de toujours. Je descendis donc les marches et tombai sur Mario. Il me demanda comment j’allais. Je me retournai pour lui répondre mais la tête me tourna et je fus pris de vertiges. Je repris mes esprits, la voix de Mario répétant mon nom avec insistance. J’étais allongé sur le sol. Je me relevai avec l’aide de mon ami et me dirigeai vers le salon. Ma mère était allongée dans le canapé. Le docteur venait de lui administrer un calmant et mon père lui tenait la main, assis à son chevet. Il avait les yeux rougis mais restait silencieux. Il se devait de rester fort, pour ma mère, pour moi, pour lui. Il m’aperçut et me fit signe de le rejoindre mais je secouai la tête. Mario m’attrapa par les épaules et dit à mon père que nous allions prendre l’air dans la rue un moment. Mon père y consentit et je me laissai entraîner par mon ami. L’air frais de la soirée me remit un peu les idées en place. Mario se dirigea vers le jardin de son grand-père et je le suivis, m’installant sur le même petit banc de pierre que possédait ma maison. Nous restâmes un long moment sans parler, puis Mario me demanda ce qu’il s’était passé. Au lieu de lui répondre, je pris l’enveloppe de ma poche et en sortis son contenu. Je distinguai une écriture tremblante qui recouvrait les pages et commençait par le nom de ma mère. Je compris que cette lettre lui était adressée. En regardant les photographies, je me rendis compte qu’elles ne provenaient pas de l’album photo que mon grand-père m’avait montré. Il y en avait une bonne vingtaine. Je les regardai l’une après l’autre. L’horreur m’envahit doucement. Voyant mon visage blêmir, Mario regarda également les photographies et lui aussi devint pâle comme la mort. Il porta sa main à la croix qu’il portait autour du cou et se signa plusieurs fois… Les photographies représentaient mon grand-père lors de sa vie solitaire. On pouvait voir de manière successive plusieurs silhouettes se rapprocher de plus en plus de lui. Sur la dernière photo, on distinguait parfaitement deux visages juste derrière lui. Et ces visages étaient reconnaissables entre tous. C’était les jumeaux. Leurs yeux semblaient exprimer une terreur sans nom. Leurs bouches étaient ouvertes sur un cri silencieux. En y regardant de plus près, on pouvait voir qu’une autre entité se trouvait derrière eux. La photographie avait été prise dans le petit palier de l’étage. En haut sur la droite, on pouvait voir l’escalier escamotable. A son pied se tenait une ombre noire. De longs bras. De longues jambes. Sa tête paraissait être deux fois plus grosse que la normale. Mais le plus terrifiant était sa face. La photo ne montrait que le bas de son visage mais ce que l’on y apercevait était terrifiant. Une énorme gueule se détachait de ce faciès rugueux comme le cuir. Sa bouche semblait étirée de manière grotesque et révélait une rangée de dents acérées et pointues. Mario me demanda ce que tout cela voulait dire. Ne sachant que lui répondre, je lui racontai… l’histoire que mon grand-père m’avait contée la veille. Il m’écouta attentivement sans m’interrompre une seule fois. Quand j’eus fini, il resta silencieux un moment, semblant réfléchir.
Il se leva et se dirigea vers la maison de son grand-père. Je l’attendis un moment et le vis revenir avec un petit papier à la main. Inscrit d’une écriture bien nette, se trouvait un numéro de téléphone. Je le regardais un instant sans savoir quoi dire et il me précisa que c’était le numéro de téléphone du Père Rosso. Je ne veux pas t’effrayer mec, me dit-il, mais ce qui se passe chez vous n’est pas normal. C’est maléfique. Ce qui vit chez vous n’est pas humain et je pense que cette chose est dangereuse. On devrait aller voir le Père Rosso et lui montrer les photos. Je le regardais, les yeux pleins de détresse et glissai le morceau de papier dans ma poche, sans rien ajouter. Une ambulance arriva devant chez nous et je vis quatre brancardiers monter avec une civière. Je me levai et me rapprochai de la porte d’entrée. Quelques minutes plus tard, ils descendirent avec le corps de mon Nonno. Au moment de le charger dans l’ambulance, le bras de mon grand-père glissa de la couverture qui le recouvrait. Je m’approchai pour la remettre avant qu’un des ambulanciers ne puisse réagir et arrachai le chapelet qui se trouvait encore dans sa main. J’eus du mal à le détacher et remarquai alors que la croix semblait coller à sa main et avait laissé une trace de brûlure sur sa paume. Je regardais cette marque, troublé, mais avant d’avoir le temps d’interpréter ce que je voyais, je sentis qu’on me repoussait gentiment sur le côté. L’ambulancier remit le bras à sa place et la civière entra dans l’ambulance. Trois d’entre eux se mirent à l’arrière et le quatrième s’installa au volant. Quelques instants plus tard, le véhicule démarra et tourna au coin de la rue, en direction de l’hôpital de La Louvière. Je restai un moment au milieu de la rue et entendis Mario me rejoindre. Cependant, une question me taraudait et je me tournai vers mon ami. Mario, lui dis-je, si mon grand-père vivait seul et qu’il était sur les photos, qui tenait l’appareil ? Mario réfléchit un instant, puis, me regardant d’un air abasourdi, me répondit : Il n’y avait qu’une seule personne qui possédait ce genre d’appareil à l’époque. Et cette personne, c’est mon Nonno ? Nous nous fixâmes un instant sans savoir quoi faire. Soudain, Mario se dirigea vers ma maison. Je le suivis en lui demandant ses intentions. Quoi ? Tu veux aller voir ton grand-père maintenant ? Il s’arrêta net et me dit : Je veux savoir s’il était au courant de tout ça. Car si c’est le cas, il nous met tous en danger ! Je l’arrêtai en l’empoignant par le bras. Il me regarda d’un air surpris. Pas maintenant, lui dis-je. Le moment est mal choisi pour lui mettre ça sous le nez. Mais après l’enterrement, j’aimerais avoir une discussion avec ton grand-père. Mario me regarda droit dans les yeux, soupira et acquiesça. Nous revînmes donc calmement dans la maison et j’allais rejoindre mes parents. Ma mère était effondrée. Elle ne cessait de pleurer et de prononcer le nom de son père d’une voix brisée. Herminia la tenait dans ses bras et essayait de la calmer de son mieux. Je restais un moment auprès d’elle et quand le calmant finit par faire son effet et qu’elle tomba endormie, je rejoignis mon père. Il parlait avec Vittorio pour l’organisation des obsèques. Je les laissais discuter et allais m’installer à côté de ma mère. Herminia me regardait avec compassion. Elle se leva et vint me serrer contre elle. Je me sentais assommé. J’avais l’impression de ne plus avoir d’air dans les poumons, de me noyer. Après un moment, elle me lâcha et alla rejoindre son mari et mon père. Ne tenant plus en place, je montais les escaliers jusqu’à la chambre de mon grand-père. Quand je pénétrai dans la pièce, un grand froid y régnait. Je n’y avais pas prêté attention lorsque j’étais monté plus tôt. Me rapprochant du lit, je me laissai tomber dessus et regardai autour de moi. Mes yeux tombèrent sur la photo de mon Nonno. -Tu l’as enfin rejoint, dis-je tout haut dans la pièce vide. Vous êtes réunis. Tu me manques déjà tellement, Nonno. Les larmes se mirent à couler, silencieuses, sur mon visage. Je restai encore un moment quand j’entendis soudain ces maudits grattements. Sans réfléchir, je me levai, soudain empli de colère et hurlai :
-Vous êtes contents ? Vous avez fini par l’avoir ? C’est ce que vous vouliez ? Bande d’ordures ! Pourquoi ? Pourquoi ? C’était votre père !
Je finis par me calmer et tendis l’oreille. Aucune réponse. Je décidai donc de descendre. Arrivant sur le seuil de la chambre, j’entendis comme un ricanement rauque. Je me retournai et crus voir dans un coin reculé de la pièce une sorte d’ombre allongée. Je m’essuyai les yeux pour mieux voir mais quand je regardai de nouveau, elle avait disparu. Cependant, une drôle d’odeur emplit la pièce. Une odeur pestilentielle. Une nuée de mouches. Mes yeux qui se mettent à brûler. Je commençai à suffoquer. Pris de panique, je cherchai la poignée à tâtons et finis par sortir de la chambre en refermant la porte derrière moi. Je restai un moment cloué sur place et j’entendis encore les grattements, mais cette fois, ils paraissaient plus forts, comme des griffes qui se déplaçaient sur le plancher. Des pas lourds se faisaient entendre. Ils se dirigeaient vers la porte. Terrorisé, je descendis l’escalier et me précipitai dans le salon. Ma mère était toujours endormie. Je tendis l’oreille, m’attendant à entendre des pas descendre les marches, mais cela ne se produisit pas. Je voulais aller tout raconter à mon père – il était toujours en conversation avec Vittorio – mais je n’en fis rien. En m’asseyant, je ressentis une brûlure dans la main. J’ouvris celle-ci et remarquai que je serrais toujours la croix du chapelet de mon Nonno. Je la pris de l’autre main et sifflai quand celle-ci se détacha difficilement de ma peau. Je regardai ma paume avec stupéfaction. La croix y avait l’air incrustée. Exactement comme mon grand-père. Je ne comprenais pas ce que tout cela voulait dire. Je remis le chapelet dans ma poche et allai passer ma main sous l’eau dans la salle de douche. En regardant dans le miroir, je m’aperçus que je n’étais pas seul. Derrière moi se tenaient deux silhouettes sombres. Deux silhouettes identiques. Elles m’observaient sans bouger, cependant leurs visages étaient toujours tendus sur ce cri silencieux, comme s’ils me demandaient de l’aide. Pris de panique, je fermai les yeux en répétant sans cesse : Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Laissez-moi ! Laissez-nous tranquille ! Un vent glacial sembla me traverser puis tout redevint calme.
J’ouvris les yeux avec précaution, mais il n’y avait plus personne. Les larmes me montèrent aux yeux, je me sentais abandonné. Je courus rejoindre mon père dehors et me blottis contre lui sur le banc de pierre. Mon père me prit dans ses bras sans un mot. Je levais les yeux vers lui et il me sourit tristement. Nous restâmes ainsi un moment puis nous rentrâmes dans le salon. Ma mère dormait toujours, elle ne se réveillerait pas avant le lendemain. Mon père alla chercher le matelas gonflable dans la pièce de devant et l’installa dans le salon. Je me glissais dans l’autre canapé. Hors de question que je remonte à l’étage. Il ne me força pas à monter dans ma chambre. Il se coucha et me dit de dormir un peu. Demain serait une longue journée. J’aurais voulu lui raconter ce qui s’était passé, mais je gardais le silence. J’avais l’impression que c’était à moi de régler ce problème. Après tout, j’étais le seul à voir cette chose depuis que mon grand-père était mort. Je ne voulais pas leur faire plus de peine alors que ma mère venait de perdre son père. Je lui souhaitais bonne nuit et je fermais les yeux. Le sommeil m’emporta aussitôt. J’étais épuisé par cette soirée cauchemardesque. Le lendemain, je me réveillais avec un goût de cendre dans la bouche. Je sortis du canapé sans faire de bruit pour ne pas réveiller mes parents. En passant devant la salle de douche, je jetais un coup d’œil à l’intérieur. Rien d’anormal, apparemment. Je décidais de me laver. Je montais les escaliers pour aller chercher des vêtements propres et je m’arrêtais devant la porte de la chambre de mon grand-père. Je tendis l’oreille mais n’entendis rien. J’étais nerveux mais je continuais vers ma chambre. Dès que j’entrais, je sentis que quelque chose n’allait pas. La pièce était plongée dans l’obscurité et l’air était glacial. Je me précipitais vers mon bureau, cherchant à tâtons mes vêtements, quand un étau invisible se referma sur ma poitrine et me coupa le souffle. Ma tête tournoyait, je vacillais sur mes jambes. Un bruit grinçant me fit sursauter. En panique, je balayais la pièce du regard et découvris avec horreur que la porte du placard s’était ouverte. Je m’approchais prudemment, le cœur battant, et heurtais du pied un objet dur. Je me baissais pour le ramasser et mon sang se glaça. C’était un morceau du crucifix que mon grand-père m’avait donné. Je restais pétrifié. Mes jambes flageolaient et je reculais du placard. Quand je touchais le dossier de ma chaise de bureau, la porte du placard claqua brutalement. Un souffle fétide emp