Chapitre 4 Vision Onirique

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Des bruits sourds, comme étouffés par l’eau, montaient du rez-de-chaussée. Voix entrecoupées, tintement de verreries, chocs amortis de pas sur le bois. La taverne vivait encore, mais Pearl n’y était déjà plus.
Elle flottait quelque part entre deux souffles.
Une chaleur douce l’enveloppait, trop douce. Sa peau tremblait sous la sueur sèche. Sa rune palpitait faiblement. Une lueur pâle sous la crasse et le sang.
Elle voulait parler. Appeler Fiona. Mais seul un soupir rauque franchit ses lèvres.
Sa main chercha à bouger. Rien. Son esprit luttait pour revenir. Des éclairs de lucidité : la voix de Fiona, claire, inquiète, lointaine.
« Pearl… Tu m’entends ? » Un murmure. Une prière.
Elle sentit son propre poids disparaître soudain, comme happé. Son corps chutait. Doucement, lentement, dans la lumière. La chaleur devint blanche, aveuglante.
Elle crut reconnaître un parfum : celui de la mer, mêlé à celui du bois brûlé, du fer chaud et de l’herbe piétinée. Les traces de Nerhaël encore gravées dans ses sens.
Puis elle heurta un sol dur, froid. Pas de douleur. Juste une secousse.
La lumière s’éteignit.
Autour d’elle, tout était noir. Mais le sol sous son corps n’était pas rugueux. Il était lisse, presque parfait. Une surface translucide, comme du verre noir.
Elle cligna des yeux. Quelque chose luisait sous ses pieds.
Un battement.
Non, un frémissement.
Elle se pencha, vacillante. L’instinct de survie la faisait bouger à peine, comme une bête blessée.
Et là, sous la surface, elle vit.
Un œil. Gigantesque. Fermé.
Elle se figea, glacée.
Le silence était absolu. Et pourtant, elle entendit son propre cœur cogner dans sa poitrine. La rune à son poignet réagit faiblement, comme attirée par la présence.
L’œil s’ouvrit. Brutalement.
Une fente verticale noire, auréolée d’ombres mouvantes. Il la fixait. Il la voyait. Il attendait.
Pearl ne bougea pas. Elle n’avait même plus la force de fuir. Juste le souffle court, les mains crispées contre le sol. Une larme de rage glissa sur sa joue.
Elle avait peur. Elle le sut. Et lui aussi.
Un rire monta, lent, grinçant, comme raclé dans une gorge sans fond. Pas un rire d’homme. Pas un rire vivant.
« Tu m’as vu. »
La voix était partout, en elle, au-dessus, en dessous.
« Tu reviendras. »
L’œil se referma.
Le noir tomba.
Et Pearl, emportée par ce néant silencieux, perdit toute notion de temps.
Le sol glissa sous elle, et le souffle de l’air sembla retenir son rythme. Un frisson glacial traversa sa peau tandis que le silence se faisait plus dense, presque palpable.
Une voix douce, familière, perça le voile épais :
« Pearl… Respire… Je suis là… »
Le son venait de loin, comme filtré à travers l’eau, lent et étouffé. Son corps refusait d’obéir, alourdi comme une ancre. Un goût métallique de sang lui envahit la bouche, mêlé à l’âcre parfum du bois brûlé.
Sa rune palpitait faiblement, comme un battement de cœur incertain.
Peu à peu, un poids se leva de ses paupières. Elle sentit le grain rugueux du tissu sous sa joue, la chaleur douce d’une main qui pressait son front humide. Un souffle chaud effleura son oreille, porteur d’une promesse :
« Tiens bon, Pearl. Tu es plus forte que ça. »
Son regard s’accrocha à un halo flou, à la silhouette immobile d’une femme aux cheveux couleur de cuivre. Fiona. Autour d’elles, les murmures et les bruits lointains : des voix, un craquement, le tintement d’un verre posé sur la table. La taverne, toujours vivante en bas.
Les ombres de la nuit reculèrent peu à peu, et la lumière du matin filtra par une fenêtre. Pearl sentit son souffle revenir, irrégulier mais réel. Son corps répondait enfin, lentement, maladroitement. Sa gorge la brûlait, et chaque muscle protestait comme si elle avait combattu toute la nuit.
Elle ferma les yeux, puis les rouvrit, prête à reprendre la lutte, à se relever.
—
Une journée s’était écoulée depuis l’assaut sur les docks.
Le bastion des arpenteurs s’était refermé sur lui-même, comme un corps blessé.
Dehors, la pluie fine lessivait les pavés noircis, effaçant lentement le sang séché. Dedans, tout n’était que murmures, pas feutrés, et odeurs de fièvres contenues.
Dans l’infirmerie, l’air avait changé. Il portait à présent le parfum d’herbes brûlées, d’eaux infusées et de draps propres. Des tintements de verreries et le bruit discret de linges essorés accompagnaient les souffles inégaux des blessés.
Puis la porte s’ouvrit.
Pas d’urgence, pas d’éclat. Juste le grincement lent d’un bois ancien et une poussée d’air frais, chargé de l’odeur d’écorce mouillée et de rivière battante. Elle entra, seule.
Yssandra.
Drapée dans une cape d’un bleu de nuit profonde, ourlée d’un fil d’argent qui captait la lumière comme le givre, elle semblait glisser plus que marcher. Sa présence n’appelait ni regard ni révérence. Elle les imposait.
Sous la capuche abaissée, son visage paraissait avoir échappé au temps. Pas jeune, pas vieux. Juste… intact. Ses yeux, d’un bleu mouvant, fixèrent le corps fiévreux de Marcus.
Elle s’agenouilla sans un mot, effleurant son torse d’une main nue.
La rune d’eau, gravée dans son cou, s’illumina d’une lueur douce, presque paresseuse.
Une brume turquoise s’éleva de ses paumes, fluide comme un soupir de mer. Elle vibrait, vivante, froide mais enveloppante. L’air se chargea d’une humidité étrange, plus dense, comme dans les cavernes profondes ou les sanctuaires oubliés.
Le poison sous la peau de Marcus résista. Un instant.
Puis il recula, lentement, repoussé par la magie comme par un reflux implacable. Les veines pâlirent. La fièvre quitta le front en perles silencieuses. Un râle remonta de la gorge, suivi d’une toux, sèche mais pleine.
Marcus ouvrit un œil. Son regard, encore trouble, se posa sur elle avec un mélange de reconnaissance et de stupeur muette.
Yssandra ne dit rien. Elle avait vu ce regard cent fois.
Sans un mot, elle se releva. Son geste était net, son expression lisse. Puis elle se détourna, sa cape froissant à peine le silence.
Le claquement de ses bottes sur la pierre guida bientôt son escorte dans le couloir. Ils se formèrent derrière elle comme un seul corps, prêts avant d’être appelés.
Les Crocs du Déclin.
Six ombres suivaient la sienne.
— Këlis, Porte-rune de foudre, aux cheveux blancs hérissés comme une tempête prête à tomber. Son regard fuyait les murs ; ses doigts crépitaient, impatients.
— Barun, Porte-rune de terre, silhouette trapue et musculeuse, couvert de cuir durci et de boue séchée. Ses pas résonnaient comme des marteaux sur une enclume.
— Syrr, Porteuse de feu, silhouette fine et impassible, les yeux rougis par l’éclat intérieur de sa rune. Elle semblait brûler de l’intérieur, déjà ailleurs.
— Ifren, jeune manipulatrice de l’eau, ses gestes précis, son regard vide de crainte.
— Vaen, éclaireur, non-runé, dont le regard fouillait l’obscurité comme une lame cherche une faille. Deux dagues d’argent battant ses hanches à chaque pas.
— Et Durran, le silencieux, à la stature de muraille, dont l’œil gauche incrusté d’une rune rouge brillait faiblement, comme une braise au fond du crâne. On disait qu’il voyait les mouvements avant qu’ils ne se produisent.
Ils atteignirent la salle du Conseil, encore baignée de torpeur.
Les conseillers de Nerhaël, encore marqués par les débats de la veille, avaient laissé un arrière-goût amer dans l’air. Les longues heures de dissensions traînaient encore sur les visages. Les parchemins étaient froissés. Les plateaux, vides. L’air, sec et lourd d’un feu éteint.
Yssandra ne s’annonça pas.
Elle entra. Les autres la suivirent. Comme un bloc.
Le silence se fit naturellement, sans qu’un seul mot fût prononcé. Elle s’avança. Ses bottes claquèrent une fois. Puis plus rien.
Ses yeux balayèrent l’assemblée.
— Vous débattez. C’est bien.
Sa voix, grave, usée mais limpide, tomba comme une pluie froide sur un foyer tiède.
— Mais pendant ce temps, les Brumes se reforment.
Un murmure parcourut les bancs. Elle s’en désintéressa.
— La question n’est pas s’ils reviendront.
Elle s’arrêta. Sa voix se durcit.
— La question est : serons-nous prêts à les briser cette fois ?
Elle laissa le silence s’installer, puis ajouta, plus bas :
— … ou devrons-nous nous agenouiller, enfin, pour rejoindre les cendres.
Un silence de plomb s’abattit sur l’assemblée. Quelques conseillers échangèrent des regards inquiets. D’autres serrèrent les poings. Tous comprenaient qu’un nouveau chapitre venait de s’ouvrir.

🖤 Auteur de fantasy sombre | Terre de Cendre
✨ Magie, secrets & âmes brisées
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