Chapitre 3 La Chasse

|Nerhaël|
Le ciel pâle de l’aube baignait Nerhaël d’une lumière grise, presque métallique.
Une brume fine rampait encore entre les ruelles, léchant les pavés souillés de sang. Autour des corps inertes, le silence n’était plus celui du combat, mais celui, plus lourd, de ce qui suit. Un silence que les souffles hachés des survivants et les plaintes des blessés n’arrivaient pas à briser.
Les visages des Porte-rune, couverts de cendres, d’éclats et de poussière, reflétaient une stupeur hébétée plus qu’une victoire. Ils étaient debout, mais vacillants. Vainqueurs, peut-être, mais à quel prix ?
Des civils sortaient prudemment des maisons éventrées, les yeux rougis, les bras serrés contre eux. Certains restaient figés, incapables de détacher leur regard des corps disloqués.
Le vent léger agitait les voiles noires d’un navire solitaire, amarré au quai principal. Sans un bruit, il se détachait lentement, glissant sur l’eau comme s’il ne pesait rien. Il s’éloignait dans la brume, effaçant son passage comme un souvenir qui refuse de s’imprimer.
Marcus rassembla les Porte-rune encore debout, leur souffle court, leurs regards vides. Il était pâle, l’épaule en sang, mais sa voix, elle, restait droite.
— Ceux d’entre vous qui n’ont pas été formés à tuer, vous avez une autre tâche. Allez vers les blessés. Stabilisez. Rassurez. Aucun ne doit mourir aujourd’hui.
Il désigna du menton les runes d’eau et de terre, puis ajouta :
— Formez des binômes. Cherchez dans les ruelles, dans les caves. On ne laisse personne à l’ombre.
Son regard glissa sur chacun, puis s’arrêta sur Pearl.
Un simple regard. Un ordre silencieux.
Elle acquiesça, le visage fermé, comme taillée dans une pierre blanche tachée de sang.
Pearl s’élança sans un mot, sans un regard pour Marcus. Elle fendait la fraîcheur matinale, muette, rapide, résolue. Ses bottes soulevaient des volutes de poussière grise, et derrière elle, la ville restait suspendue.
Elle ne regarda ni les blessés, ni les survivants. Chaque battement de cœur la poussait en avant. Vers la taverne. Vers Fiona. Vers les quelques âmes qu’elle espérait encore vivantes.
Pearl disparut au coin d’une ruelle. Marcus s’effondra lentement contre un pilier noirci, les paupières lourdes. La lumière blafarde de l’aube dansait autour de lui comme une dernière braise.
La chasse venait de commencer.
Et Nerhaël, encore engourdie, ne savait pas encore qu’elle portait l’odeur de la peur.
—
Le battant de la porte avait été déverrouillé dès les premiers cris.
À l’intérieur, la pénombre régnait encore, troublée seulement par la lueur des flammes qu’Avvallino entretenait avec soin sous le chaudron suspendu. L’air sentait le bois mouillé, le fer brûlé… et le bouillon au lard.
Fiona, les bras encore couverts de sang séché, était penchée sur Rima, étendue sur une table dégagée. La blessure à sa jambe s’était rouverte sous l’effort, mais la jeune fille serrait les dents, le regard rivé au plafond noirci. Ses mains tremblaient malgré elle.
— Ça va passer, murmura Fiona. Elle déchira une bande de toile propre avec les dents, puis resserra le pansement avec des gestes sûrs. Tu es en vie. C’est tout ce qui compte.
Rima hocha faiblement la tête. Elle ne pleurait pas. Plus maintenant.
Derrière elles, deux Porte-rune plus âgés avaient pris le relais de ceux tombés à l’extérieur.
Ils s’appelaient Maerwyn et Obren. Leurs runes étaient ternes, usées, mais leur présence rassurait. Solides comme des vieux chênes.
Ils distribuaient des ordres calmes, précis :
— Compresses d’eau. Pas trop froide. Gardez-les éveillés. Ce garçon-là a une fracture. Là, doucement.
Les blessés étaient nombreux. Des civils, deux Porte-rune inconscients, et un gamin d’à peine dix ans, en état de choc, que Fiona avait ramené dans ses bras.
Dans un coin, Avvallino versait le contenu d’un flacon ambré dans un grand pot de terre, où mijotait un bouillon épais et doré aux racines douces, éclats de lard fumé et feuilles de torra séchées, rehaussé d’un trait de vinaigre de pomme noir.
— C’est pas du raffiné, mais ça remet les jambes sous un homme, déclara-t-il sans lever les yeux.
Il tendit un bol fumant à Maerwyn, qui acquiesça d’un grognement approbateur.
Avvallino faisait aussi griller ses galettes de floume directement sur les pierres plates du foyer, les retournant à la main. Une odeur de noisette grillée emplissait lentement la pièce.
— Bois ça, Rima, dit Fiona, en lui glissant un bol entre les mains.
La jeune fille hésita, huma le liquide, puis but par petites gorgées.
Ses doigts cessèrent un instant de trembler.
Maerwyn s’approcha, posa une main rugueuse sur l’épaule de Fiona.
— Tu t’en es bien sortie. Continue comme ça.
Et pour la première fois depuis l’aube, Fiona sentit un souffle d’apaisement naître dans sa poitrine. Pas de triomphe. Juste… un peu de chaleur revenue.
Derrière la porte toujours close, le monde pouvait bien attendre encore quelques instants.
—
Les rues dévastées de la ville portuaire semblaient respirer dans un silence de mort.
Un souffle lourd, chargé de poussière, d’ombres et de sang froid.
Pearl avançait. Pas après pas. Son épée longue cognait contre sa hanche, trop lourde à porter, inutile à lever. Son bras droit pendait, fourbu, engourdi, sa rune éteinte comme une braise noyée.
Alors, elle dégaina sa petite dague, fine et bien affûtée, qu’elle portait au creux de la cuisse. Elle n’avait que ça. Une arme courte, modeste. Et ce qui lui restait de rage.
Un craquement de bois la fit pivoter. Là, à quelques pas, dans l’éclat mourant d’une lanterne suspendue, un homme fouillait une échoppe éventrée. Une forge, à en juger par les étincelles mortes sur l’enclume renversée. Le forgeron gisait là, face contre les braises, la peau noircie, l’arrière du crâne enfoncé.
Le pirate, dos tourné, était grand, lourd, accroupi comme un vautour.
Pearl bondit sans bruit. Sa gorge brûlait. Son souffle haché résonnait dans ses tempes. Elle se jeta sur lui sans avertissement.
Le choc fut brutal. Le pirate, surpris, trébucha mais ne tomba pas. Il se retourna d’un geste ample, balayant l’air d’un marteau volé à l’atelier. Pearl se baissa, manqua de peu d’y laisser le crâne.
Elle roula au sol, se releva avec maladresse, la dague tremblante dans sa main.
Le second coup faillit l’abattre. Elle recula, heurta un établi. Puis, dans un élan de désespoir, elle s’élança à nouveau sur lui, visa le flanc, planta la lame dans la chair.
Le pirate hurla. Il la repoussa violemment, mais elle tint bon, s’agrippant à sa tunique, enfonçant la lame encore, jusqu’à sentir le sang jaillir chaud sur sa paume.
Ils tombèrent ensemble, roulèrent au sol.
Pearl finit au-dessus. Elle leva la dague. Frappa. Une fois. Deux. Trois. Jusqu’à ce que l’homme s’immobilise. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que le silence et ses propres halètements.
Elle resta là, penchée sur le cadavre, incapable de bouger, la main crispée sur la poignée, les jambes en feu.
Son regard se perdit dans les braises mourantes de la forge.
Un cri d’enfant. Loin, mais pas assez pour l’ignorer.
Pearl se releva lentement, s’aidant d’un mur, les muscles tétanisés. Elle recracha du sang. Son sang ? Elle ne savait plus. Son ventre la lançait. Son épaule en sang pendait toujours.
Elle marcha.
Au détour d’un angle, elle la vit : une fillette traînée par un pirate famélique, le regard fou, un coutelas à la main.
Il n’eut pas le temps de la voir arriver.
Pearl fondit sur lui, lame courte en avant. Il se retourna trop tard.
La dague lui trancha la gorge. Une ligne nette, sanglante.
L’homme chancela. Elle le poussa d’un coup d’épaule. Il s’écroula sur les pavés.
L’enfant s’était recroquevillée contre un mur, muette, secouée de tremblements.
Pearl s’agenouilla près d’elle. Peinait à respirer. Une main sur sa propre cuisse, l’autre tendue vers la petite.
— C’est fini… tu vas aller… à la taverne. Tu sais où c’est ?
La fillette hocha la tête, les joues salies de larmes et de cendres.
Pearl l’aida à se redresser, essuya du revers de sa manche un filet de sang sur son front. Puis la laissa partir. Elle la regarda courir, petite silhouette brisée, vers une lumière lointaine.
Quand Pearl atteignit la taverne, son pas n’était plus qu’un glissement.
Le jour se levait franchement, mais sa vision dansait. Des taches noires dévoraient les bords de son regard.
Deux Porte-rune, l’épée à la main, la reconnurent.
— Pearl ?
Elle acquiesça d’un signe de tête à peine perceptible, puis s’effondra à genoux.
— Ouvrez.
La porte s’ouvrit. La chaleur en jaillit comme un baume.
Des odeurs de pain rassis, de bouillon, de bois brûlé. Des voix calmes, du mouvement.
Quelqu’un la rattrapa sous les épaules. Elle sentit des bras puissants l’aider à se redresser.
Elle fit trois pas. Un monde.
Puis la lumière du foyer l’enveloppa, et elle disparut à l’intérieur.

🖤 Auteur de fantasy sombre | Terre de Cendre
✨ Magie, secrets & âmes brisées
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