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Dystopies, Science-fiction

Alban, l’enfant prodige tome 1: Naissance du pouvoir suprême

CHAPITRE 1

Dimanche 13 juin 1993, minuit

  Une nuit où la lune brillait de mille éclats. La luminosité qu’elle apportait était spectaculaire. Elle luisait haut dans le ciel et les étoiles scintillaient étrangement. Ce n’étaient que de petits détails et personne ne semblait s’en soucier, excepté un homme de grande carrure. Il portait une longue cape noire et des habits sombres. Il avait un regard sinistre et froid. Son visage était démuni de sourire. Tout laissait croire, dans son apparence, que seule la méchanceté se dégageait de cet individu. Tout le monde le traitait de monstre. Il aimait passer pour un malfaisant. En réalité, il détenait le titre de grand mage noir, un être dépourvu de sentiment, l’un des plus grands mages noirs que la terre ait jamais porté. Il s’appelait Titan, mais ce n’était qu’un surnom. Il ne fallait jamais prononcer son vrai nom, car il détestait l’entendre résonner à ses oreilles. De toute façon, rares étaient ceux qui le connaissaient vraiment et qui demeuraient encore vivants pour le dire. Quiconque avait proféré ce mot interdit résidait désormais au fond d’une tombe avec des vers qui le rongeaient.

Il semblait attendre quelqu’un ou quelque chose, peut-être un événement auquel il voulait assister. Il guettait la voûte céleste, comme si un spectacle allait s’y manifester.

   Puis, son visage afficha un sourire narquois. Apparemment, ce qu’il escomptait se produisit. En effet, le ciel sembla s’assombrir et bientôt, de gros nuages se formèrent. D’un côté, des gros nuages noirs et de l’autre côté, des blancs, peu nombreux et minuscules. Ils se mirent à se rapprocher hâtivement, s’ils continuaient à ce rythme-là, ils allaient se heurter de plein fouet. Pourtant, au moment où ils risquaient de se percuter, un éclair déchira le firmament tout entier. Les clairs se mirent à grandir et à s’étaler, jusqu’à engloutir les sombres. Puis, dans un long sifflement, tout redevint calme et paisible.

   Titan se retourna subitement, manquant de se déplacer la colonne vertébrale dans la précipitation. Il ne paraissait plus réjoui du tout. Il marchait maintenant dans le silence. Seuls le bruit de sa cape qui volait au vent et celui de ses pas troublaient la tranquillité.

   Il tourna au coin de la rue Mouftard et avança vers un immense portail en fer. Cette porte de métal n’avait pas fière allure. Il s’arrêta net devant les grilles qui paraissaient ordinaires, un peu effrayantes à cause de leur peinture noire miroitante. Cependant, un détail manquait et non des moindres, puisqu’il ne disposait d’aucune poignée. Titan avait pourtant l’air bien décidé à vouloir l’ouvrir pour entrer dans l’effroyable jardin qui se tenait derrière les barreaux. Comment allait-il y parvenir ? Peut-être tenterait-il de l’escalader ? Impossible, il s’avérait trop haut et les pointes aiguisées à son extrémité trop acérées. De plus, les barres horizontales qui l’ornaient se révélaient extrêmement glissantes. Pas de point d’appui pour se hisser par-dessus. À première vue, il n’existait aucun moyen pour s’y infiltrer. Le grand mage noir fixait cet obstacle, sur son visage ne transparaissait aucune inquiétude. Il ne semblait pas se poser de questions. Il paraissait sûr de s’introduire à l’intérieur. Il savait exactement où il se rendait. Il passa sa main gauche en demi-cercle sur la grille sans la toucher. Et il prononça distinctement :

— Ouvre-toi, Titan, couronné chef des mages noirs, te l’ordonne.

   Après quelques instants, pendant lesquels le portail ne sembla pas vouloir bouger, il s’entrebâilla enfin devant l’homme, très lentement, en grinçant atrocement. Toutefois, Titan ne s’en souciait pas, cela ne le dérangeait pas le moins du monde. Il resta un moment à fixer l’espace qui s’offrait à lui. Il se décida finalement à passer le seuil et à s’engouffrer dans ce qui paraissait être : « Le jardin des ombres ». Il s’appelait ainsi, car c’était l’endroit le plus sombre et le plus inquiétant de la ville. Ce lieu effrayant ne disposait d’aucune herbe, d’aucun arbre garni. Telle, la belle verdure des vastes jardins les jours de beau temps, où le soleil tape sur les champs verdoyants. Au printemps, quand les oiseaux chantent le bonheur qu’ils respirent en comtemplant la palette de couleurs magnifiques de cette gracieuse nature. Ce parc n’avait rien de toutes ces somptueuses descriptions. Absolument rien de comparable, à l’intérieur se tenait un espace très différent. Des roses rouges fanées s’étalaient partout avec leurs épines très pointues et aiguisées, prêtes à s’enfoncer profondément dans la chair. Il n’y avait pas de pelouse fraîche, mais uniquement de mauvaises herbes coupantes et desséchées. Les arbres effrayaient les passants, surtout la nuit. Pas la moindre feuille verte sur leurs ramures ni aucune feuillaison. Jamais ils n’en avaient possédé, même pas une seule. Le bois se présentait nu, sans habillage, et cela, quelle que fût la saison. Parfois, certains habitants jugeaient qu’avec la brise, ils semblaient vivants. Mais ce soir-là, ils remuaient comme jamais, néanmoins pas au rythme du vent, ils s’agitaient dans tous les sens. Leurs branches craquaient étrangement. Cela ressemblait à une effroyable symphonie. Ce vacarme était difficile à supporter, pourtant, Titan n’y faisait pas attention. Il s’avança vers une petite porte en marbre noir à peine visible, dissimulée derrière de longs feuillages bruns tombant jusqu’au sol, peu de gens soupçonnaient son existence. Il écarta le rideau naturel du revers de sa main gauche et prononça une phrase incompréhensible pour quiconque, car seuls les mages noirs comprenaient ce langage. Heureusement, les autres individus ne pouvaient reproduire ces mots assemblés en une longueur inimaginable et complètement illogique. Sinon, ils auraient pu être imprudents et décider de s’aventurer dans cet abominable lieu. La voix de Titan, était encore plus effrayante que lors de ces propos précédents, énoncés en français. Son timbre stoppa net les arbres qui s’immobilisèrent. Le silence était tel que si une mouche volait, les voisins les plus proches auraient pu l’entendre de loin. Mais cela ne dura pas longtemps. La porte s’ouvrit dans un fracas assourdissant. Titan pénétra par l’un des nombreux accès qui menaient dans ce que beaucoup surnommaient l’enfer.

CHAPITRE 2

Dimanche 13 juin 1993, minuit cinq

   Les pas de Titan résonnaient dans un long couloir, en enfer, le sol et les murs s’avéraient être en pierre. Dans la pénombre, difficile de dire exactement quelle en était la matière. Mais la roche renvoyait le bruit de cette allure pressante à travers cet interminable corridor sombre et froid. Il s’enfonçait de plus en plus dans l’obscurité. Les rochers des remparts étaient d’un noir de jais. Ces énormes blocs semblaient si fragiles et pourtant ils étaient très robustes. Des hommes ou plutôt des mages noirs avaient tenté durant des siècles de percer un passage, ils pensaient découvrir des trésors cachés. Leurs aspects déformés, certains endroits creux et d’autres bossus lui donnaient une allure étrange. D’innombrables trous crevaient la façade. Ils ressemblaient à une énorme météorite dans laquelle des gens auraient taillé un tunnel pour pouvoir y faire une galerie. Il se trouvait que ce n’était pas une supposition parmi tant d’autres, il s’agissait réellement d’un objet venu de l’espace. Il s’était révélé si gigantesque que Satan, le premier grand mage noir, avait décidé de le façonner ainsi, le jour où il avait entrepris d’établir ses quartiers dans les profondeurs de la terre.

   Titan continuait à cheminer dans les ténèbres. Soudain, au loin, il distingua une faible lueur. Ses pas commençaient à retentir derrière lui. La lumière s’amplifiait davantage, le bout du couloir semblait proche. Il perçut alors, à l’extrémité du souterrain, des voix humaines qui discutaient. Ils ne paraissaient pas entendre les pas de Titan approcher, plongés dans leur conversation, ils continuaient à parler tranquillement. Tellement pris dans leurs bavardages, ils ne virent pas le grand mage noir apparaître. Les trois individus, assis sur les dalles en pierre noire polie, ne remarquèrent pas l’arrivée de leur maître dans la pièce. L’un d’eux, courbé en deux sur le sol, s’appelait Tork, un être stupide et sans cervelle. Il s’esclaffait sans gêne devant les blagues de Morgan. Ce dernier se moquait du danger, il ne pensait qu’à s’amuser, mais ses jeux pouvaient en déranger certains. Car sa distraction favorite était d’attraper un rat et de le vider entièrement de son sang et de ses organes. Ensuite, il disait à cet idiot de Tork de l’offrir à leur chef. Celui-ci, agacé de cette stupide coutume, faisait dévorer cet immonde repas à Tork qui riait bêtement, très content que son maître lui offrît quelque chose.

   N’ayant toujours pas repéré Titan à l’embrasure de la porte, Morgan poursuivait, essayant d’imiter leur chef en colère. Ce qui était fréquent, vu l’intelligence et l’excellente servitude que lui apportaient ses larbins.

   Nauriac, allongé sur le sol, râlait à cause du vacarme que produisaient ses compagnons ; gros paresseux, il passait la plupart de son temps à dormir.

— Oh ! La ferme, Nauriac, viens plutôt rire avec nous de cet affreux Titan qui crie comme un coq. Cot, Cot, Cot… à longueur de journée, plaisanta Morgan.

   Il plaça ses mains sous ses bras, en tapant du pied et bougeant la tête d’avant en arrière pour imiter le roi de la basse-cour.

   Nauriac releva lentement la tête pour dire à Morgan d’arrêter ses âneries et de le laisser se reposer. À ce moment-là, il aperçut, derrière son ami, le visage menaçant et crispé de Titan. Nauriac devint pâle et tout tremblant, il leva le doigt pour prévenir les deux autres que leur maître se trouvait avec eux. Mais Morgan croyant qu’il s’effrayait de son audace, affirma d’un air heureux, fier de lui, le torse bombé :

— Mais oui, je sais, cher ami, je possède un talent incontestable. Si, au lieu de dormir à tout bout de champ, tu suivais mon exemple, tu pourrais sans doute avoir une petite chance de m’égaler. Il faut savoir prendre des risques dans la vie. Je ne pense pas que c’est comme ça que tu réussiras, mon vieux.

   Quand Tork s’arrêta enfin de glousser, en se relevant pour reprendre un peu sa respiration, il entrevit à son tour le grand mage noir bouillonnant de colère derrière Morgan. Il devint brusquement silencieux, les yeux fixés sur son maître. Morgan savait parfaitement que quand cet abruti se mettait à se tordre de rire, personne ne pouvait le stopper. Sauf Titan. Il perçut alors un raclement de gorge suivi d’un souffle glacial qui le parcourut tout le long de sa nuque, jusqu’à se répandre dans l’ensemble de son corps. Sans même examiner derrière lui, il sut qu’il se trouvait là, en train de le fixer, hors de lui. Se retournant lentement, il sentit le sol se dérober sous ses pieds. La terre semblait tourner à la vitesse de la lumière et quand il se retrouva nez à nez avec son patron, son cœur parut s’arrêter. En admettant qu’il en possédât un. Après tout, sûrement en avait-il un comme tout le monde, mais le sien devait être noir, recouvert de méchanceté. Titan s’étira de toute sa hauteur en fixant son pitoyable serviteur d’un regard foudroyant, et prononça distinctement :

— Toi, immonde petit être, te moquerais-tu de moi ? Oserais-tu défier ma colère ? Prosterne-toi devant moi, le tout puissant mage noir, car aujourd’hui, ma fureur est terrible. Certes, je viens d’apprendre il y a quelques jours à peine que l’ancien grand mage noir Mortan est mort, me léguant ses pouvoirs. Mais à l’heure où je vous parle, bougre d’idiots, la plus puissante force du monde est en train de naître. Le pouvoir suprême se révèle pour la treizième fois, vous savez ce que cela signifie : le don unique, mélange de mal et de bien. Ne pouvant être détruit que par les deux parties, cet affreux sage et moi-même. Donc, la guerre semble être en marche, nous ne pouvons admettre que le bien s’empare de cette puissance. Alors, allons prendre ce bébé, si petit, mais si précieux. Rallions-le à notre cause. Ensemble, relevez-vous et marchez avec moi vers le chemin de la vengeance. Ce soir, c’est notre jour de gloire, c’est le moment de prendre de l’avance sur le bien et de l’anéantir.

   Les serviteurs dévisagèrent leur maître avec stupeur. N’osant le contredire, ils restèrent cois et ne firent aucun commentaire, surtout qu’au vu de la scène précédente, ils se trouvaient en mauvaise posture. Ils savaient que Titan se vengerait de cet affront, mais en attendant, ils le suivraient. Ils se redressèrent, car ils s’étaient tous agenouillés devant lui, et crièrent d’une seule et même voix :

— Maître, où vous irez, nous irons. Nous vous servirons jusqu’à notre dernier souffle, tel est notre serment. À bas le bien, et vive le mal !

   Titan se retourna, faisant claquer sa cape. Il partit d’un pas pressé et décidé, ses esclaves sur ses talons, bien rangés en file indienne.

CHAPITRE 3

Dimanche 13 juin 1993, minuit huit

   Au même moment, dans une petite allée étroite et isolée, dans un coin sombre de la rue d’Aristot située à Verlant, une femme aux longs cheveux châtains allait donner naissance à l’être le plus exceptionnel jamais conçu. Elle était belle malgré les circonstances. Elle possédait des yeux d’un vert émeraude et de petites oreilles légèrement décollées, des doigts longs et fins, une bouche délicate avec des lèvres toujours roses, de jolies petites fossettes sous ses yeux en amande. Elle disposait de la carrure d’une princesse, elle semblait éclatante de vie, en d’autres circonstances, elle aurait souri. Elle paraissait plutôt petite et très mince. Elle se révélait si menue que les gens pouvaient distinguer ses côtes sous sa peau bronzée. Avant qu’elle ne soit enceinte bien sûr. Cette femme dans la souffrance grimaçait, allongée par terre entre deux poubelles. Ce n’était pas un lieu très confortable pour donner vie à un enfant.

   Un homme se tenait agenouillé à ses côtés, lui tenant fermement la main droite. Une stature plutôt grande, avec des cheveux bruns et des yeux bleus. Un nez un peu crochu. Une peau mate. Il était mal rasé. Il semblait fatigué, le visage pâle et les traits tirés. Les cheveux tout ébouriffés, il ressemblait à une personne qui ne dormait pas depuis des semaines. Il arborait la carrure d’un boxeur, toujours les poings serrés quand il se mettait en colère ou stressait. Ce qui paraissait être le cas ce soir-là, mais peut-être cela venait-il de sa courte carrière de boxeur amateur au lycée ? Il avait une petite tache de naissance sur la joue droite.

   Cet homme et cette femme se nommaient : Rose et Robert Milford.

   Un événement vint rompre le silence. Un long hurlement que Rose émit. Son mari se précipita vers elle pour lui mettre un morceau de bois entre les dents, car il ne fallait pas qu’ils soient repérés. Beaucoup de mages noirs ne souhaitaient pas la venue au monde de cet enfant.

   Robert se releva d’un bond, il venait d’entendre un bruit de pas, d’abord très lointain, mais qui se dirigeait rapidement vers eux. Rose aussi distingua ces claquements, son visage se crispa subitement.

— Nous sommes fichus, dit l’homme paniqué, je crois qu’ils arrivent. Ils vont attendre que notre enfant naisse, après quoi ils nous tueront et partiront avec notre fils.

   Le visage de sa femme refléta un mélange de terreur et de douleur. Robert qui, pris de panique, réalisa que pendant quelques instants, il avait oublié la présence de son épouse, s’avança vers elle. Il lui agrippa la main fermement et lui murmura, délicatement et avec tendresse :

— Je suis désolé, ma chérie, je ne voulais pas t’effrayer. Je sais que ça semble difficile pour toi d’accoucher dans de telles conditions, mais ils approchent. Je te demande de me pardonner si j’ai failli à ma promesse, cependant je tiendrai ma parole. Je te défendrai jusqu’à donner ma vie, nous nous battrons pour sauver notre enfant. Sois courageuse et garde en tête que je t’aime et t’aimerai toujours, mon ange.

   Il lui baisa la main, les larmes aux yeux. Elle pleurait, peut-être à cause de la douleur, du courage ou de l’amour que lui portait son mari.

— Oui, d’accord, mon cœur, je t’aime, prononça Rose d’une petite voix.

   Tout se bousculait dans sa tête, elle allait mourir sans pouvoir prendre son enfant dans ses bras. Une catastrophe pour leurs familles, plus d’héritier. C’était ce que les mages noirs voulaient le plus au monde. Elle et son mari le savaient bien. Les bruits de pas se rapprochaient précipitamment. Les amoureux s’enlacèrent et se donnèrent leur dernier baiser avant la mort.

   Les foulées retentissaient sur le sol en pierre. Les mêmes pavés où Rose était allongée. Elle sentait les dalles vibrer à chaque enjambée. Elle pressentit qu’il devait y avoir deux personnes ou peut-être plus, car elle percevait des pas précipités et d’autres plus lents. Difficile de deviner le nombre de gens qui approchaient, à cause de l’écho.

   Robert avait les mains moites. Les individus se devinaient à proximité, ils pouvaient maintenant entendre le souffle haletant des nouveaux arrivants. Une ombre apparut au coin de la rue. Il serra les poings, prêt à se battre.

CHAPITRE 4

Dimanche 13 juin 1993, minuit dix

— Ce sont eux ! s’écria Robert.

   Après une courte réflexion, il reprit :

— Non, impossible, il ne viendrait pas seul et il se déplace rarement sans soutien. Ça m’étonnerait qu’il n’apparaisse pas en personne, il n’enverrait jamais un de ses serviteurs à sa place.

— Il me semble avoir discerné plusieurs pas, répondit Rose, inquiète.

— Finalement, je ne crois pas que ce soit les mages noirs. Ils ne seraient pas là si tôt. Normalement, ils ne devraient être au courant que depuis quelques minutes, peut-être même qu’ils ne savent encore rien. Ce qui serait une chance supplémentaire pour nous. Mais de toute façon, même s’ils en sont informés, le temps qu’ils s’organisent et qu’ils arrivent, nous serons, j’espère, déjà loin, répliqua Robert.

— Pas eux ? Tu crois ? Alors qui est-ce ? interrogea sa femme.

   Plongés dans leur conversation, ils n’aperçurent pas la silhouette qui se cachait dans la pénombre à quelques mètres d’eux. Dès qu’ils la distinguèrent, ils sursautèrent.

   L’individu dissimulé dans l’ombre fit un pas en avant et ils découvrirent son visage à la lueur du réverbère. Un homme de petite taille, avec un ventre bien rond et des épaules carrées. Il était chauve avec une petite barbe blanche. Des yeux marron très clair. Il détenait de fines rides sur le front et de grosses joues boursouflées. La sueur coulait de son front à grosses gouttes. Il sortit un mouchoir de la poche intérieure de sa robe et leur sourit. Rose lui rendit son sourire et lui dit d’une voix soulagée :

— Bonsoir, père Léon, je me doutais bien que vous nous rejoindriez.

— Je ne manquerais cet événement pour rien au monde. Je me trouvais présent à ta naissance, Robert, en tant qu’assistant du père Joseph. Comment avez-vous pu penser un seul instant que je ne viendrais pas ?

— Excuse-nous père Léon. Je savais que vous alliez apparaître, mais je ne pensais pas que vous seriez là si vite, vu que vous ignoriez notre position. Avant que vous vous dévoiliez, nous avons d’abord cru que les mages noirs venaient nous tuer et prendre notre enfant, s’exclama Robert, paniqué.

— Pardonnez-moi, cher ami. Pourquoi n’ai-je pas prévenu de mon arrivée ? Comment ai-je pu être aussi stupide ? Je n’ose imaginer la frayeur que vous avez pu ressentir. Mea culpa. Par chance, je suis…

   Un bruit provenant de derrière les poubelles l’interrompit. Ils sursautèrent au tintement assourdissant d’un couvercle en fer qui tombe. Ils retinrent leur souffle et Rose repensa aux nombreux pas entendus. Quand le père Léon avait surgi seul, elle avait pensé à un écho, à présent, ce fracas l’effrayait.

   Elle fixa son mari, elle lisait sur son visage une expression inquiète. En le découvrant ainsi, elle se rappela le jour où ils avaient appris qu’elle portait l’enfant que tout le monde attendait. Mais son attitude à ce moment-là se mêlait d’inquiétude et de bonheur. Tandis que ce soir, il ressemblait à une personne extrêmement anxieuse. Elle ne pouvait supporter de voir son époux dans cet état. Elle détourna les yeux pour les poser sur le père Léon. Ce qu’elle découvrit fut très surprenant. Il souriait en direction de l’endroit d’où provenait le vacarme. Ce dernier constata que Rose l’observait. Il s’arrêta brusquement de sourire en pensant qu’il omettait un point capital. Il s’avança vers elle et lui parla d’une voix rassurante :

— Oh ! Suis-je bête. Avec toute cette agitation et ce stress, j’ai complètement oublié de vous présenter mon assistant, frère Jean.

   Changeant soudain de ton, il s’adressa à l’homme qui attendait, apeuré, dans l’ombre.

— Mais voyons, mon cher, ne sois pas empoté, viens près de moi, invita le père Léon avec impatience.

   Rose et Robert observèrent attentivement le coin sombre, s’attendant à apercevoir le frère Jean, mais rien ne se passa. Ils se retournèrent vers le père Léon, ils s’inquiétaient, car ils vivaient dans l’angoisse permanente depuis qu’ils avaient appris que Rose était enceinte de cet être exceptionnel. Ils prirent peur que quelqu’un ne vînt enlever leur enfant pour en faire un monstre.

   Le père Léon interrompit les pensées obscures du couple.

— Je vous prie de l’excuser, il se montre très timide et depuis que je lui ai confié cette mission, il vit dans la crainte.

   Il se retourna pour s’adresser à son assistant.

— Allez, viens, il ne t’arrivera rien. Il faut que tu m’aides à mettre cet enfant au monde. Ensuite, nous les cacherons, lui et sa famille. Ils seront en sécurité à l’abbaye, où ils ne risqueront plus rien. Bon, tu sors maintenant et presto.

   Le frère Jean quitta alors la pénombre. C’était un jeune homme d’environ vingt-cinq ans. Il se révélait grand et maigre. Il portait la tonsure et apparemment des cheveux châtains comme le laissaient paraître ses larges sourcils épais et touffus. Il disposait d’un long nez pointu. Autrefois, certains de ses camarades de classe l’appelaient « l’oiseau », car, il faisait penser à un volatile. Ses joues creuses et son teint pâle étaient éclairés par des lèvres plutôt roses. Ce qui pouvait parfois choquer certaines personnes qui le croisaient. Cependant, cela était extrêmement rare, car il ne sortait pas souvent. Il restait confiné dans l’enceinte de l’abbaye à longueur de journée.

   Robert s’approcha doucement de lui pour le rassurer :

— Bonsoir ! Je me présente, Robert Milford, content de vous rencontrer, frère Jean.

   Celui-ci fixait avec des yeux écarquillés l’homme qui lui tendait la main. Robert espérait qu’il lui serre la main en retour. Mais cet homme ne le fit pas et le dévisageait comme s’il était face à un extraterrestre. Il crut qu’il était effrayé, donc il l’interrogea :

— Pourquoi me fixez-vous comme ça ? Je ne vais pas vous manger. Vous n’avez quand même pas peur de moi ? Si ?

   Le père Léon ricana :

— Il ne vous répondra pas, il est muet depuis quatre ans.

— Comment est-ce arrivé ?

— Ben, commença le père Léon, il se rendait…

— ARGHH !!!

   Un cri de douleur l’interrompit, et tous se retournèrent. Rose hurlait de douleur. Elle serrait son poing gauche jusqu’à enfoncer ses ongles dans la paume de sa main. De la droite, elle tenait fermement sa belle robe vert émeraude offerte par son mari. Parce qu’il trouvait qu’elle allait parfaitement avec ses yeux et il s’avérait qu’il avait raison. En effet, la robe, à quelques nuances près, possédait la même couleur que ses iris.

   Son mari se précipita pour lui mettre un morceau de bois entre les dents. Père Léon, agenouillé à côté de Rose, lui dit solennellement en se relevant :

— C’est l’heure. Le travail commence. L’enfant arrive.

CHAPITRE 5

Dimanche 13 juin 1993, minuit treize

   Le visage de Rose pâlit tout à coup. Bien sûr, elle savait qu’elle allait accoucher, mais elle aurait préféré que cela survienne plus tard. Elle avait un mauvais pressentiment au fond d’elle. Elle devinait que les mages noirs les retrouveraient n’importe où. Ils ne lâcheraient pas l’affaire, ils voulaient cet enfant. Ils iraient jusqu’au bout et ne reculeraient devant rien. Elle redoutait d’être séparée de son fils.

— Il faut y aller maintenant. Robert, tu t’occupes de l’empêcher de crier comme tu peux. Il est capital de faire le moins de bruit possible. Frère Jean, prends l’eau, les serviettes et tout le matériel qui se trouve près de la poubelle. Allez vite, cria père Léon dans un moment de panique. Et toi, Rose, il va falloir te préparer à pousser, et surtout, n’oublie pas de respirer, en suivant l’enseignement de notre brave Solaris. Dommage que l’enfant naisse plus tôt que prévu, sinon elle t’aurait assistée dans cette lourde tâche.

   Déjà qu’il paraissait difficile d’accoucher dans la rue, sans soins médicaux, alors quand vous deviez mettre au monde un nouveau-né qui attirait toutes les convoitises… Tous étaient énormément stressés. Robert s’agitait, il n’arrêtait pas de changer de position. Un coup, il s’asseyait en tailleur, la tête entre ses mains, puis il se mettait à genoux. La plupart du temps, il s’accroupissait, regardait tout autour de lui et tendait l’oreille pour essayer d’entendre si quelqu’un approchait.

   Frère Jean n’arrêtait pas de faire craquer ses doigts ou de tapoter nerveusement sur ses cuisses. Le père Léon, lui, paraissait le plus détendu de tous. Son secret : se concentrer sur l’accouchement en essayant d’oublier le danger et la menace qui pesaient sur eux.

— Allez, maintenant il faut pousser, encouragea père Léon.

   Rose refusait, mais malheureusement elle y était obligée. Elle prit une profonde inspiration et poussa aussi fort qu’elle pouvait. Elle savait que c’était la procédure habituelle que le père Léon lui ordonne de pousser ou de souffler. Cependant, cela l’agaçait et pour couronner le tout, son mari, comme tous les époux, répétait stupidement tout ce que le père Léon disait. Mais un ton plus haut et plus vite. Ce qui énervait davantage Rose. Cela ne paraissait pas assez difficile, il fallait qu’il en rajoute. Comme si c’était lui qui accouchait !

   Rose agrippa Robert par le col de sa chemise, se hissa légèrement et lui lança méchamment :

— Je ne suis pas sourde, je t’en prie, tais-toi.

   Elle se laissa retomber lourdement sur le sol.

   Il prit un air sérieux et compréhensible.

— D’accord, chérie, pardon, je voulais juste t’aider.

— Je sais, mais tu m’aiderais plus en te taisant, mon cœur.

   Robert lui sourit tendrement en lui caressant la main.

Le visage du père Léon s’illumina.

— Je commence à voir la tête, allez, un dernier effort, poussez à fond. Le plus fort possible. Soufflez, soufflez, soufflez… Maintenant, poussez, poussez, poussez, allez… le voilà…

   Le père Léon resta figé, les yeux grands ouverts. Rose épuisée, ne remarqua pas son expression, fort heureusement. Robert, lui, oui et s’inquiéta :

— Quoi ? Que se passe-t-il ? Il y a un problème ? C’est normal qu’il ne pleure pas ?

   Rose releva la tête avec les dernières forces qui lui restaient.

— Qu’y a-t-il ? Mon bébé, il va bien ? demanda-t-elle, haletante.

   Le père Léon, dans la panique, ne prit pas le temps de leur répondre. Il ordonna à frère Jean :

— Vite, apporte-moi les ciseaux pour que je coupe le cordon, prends la couverture aussi.

   Ce dernier se précipita, il avait tout aperçu. Il savait que l’enfant que tout le monde attendait était mort. Au teint blanchâtre du nourrisson, il pouvait deviner que cela faisait plusieurs heures, voire plusieurs jours. Leur espoir s’anéantit, le mal allait englober leur monde pour plusieurs siècles. Le grand mage blanc précédent avait rendu l’âme deux jours auparavant. De plus, chose rare, il se trouvait que c’était le grand-père de l’enfant. Si aucun autre ne prenait sa succession, le bien était détruit. Le mal gagnerait. Cet enfant se révélait être le treizième grand mage blanc, plus puissant que tous les autres. Impossible d’imaginer qu’il fût décédé.

   Frère Jean tendit les ciseaux, les larmes aux yeux.

   Rose et Robert comprirent la situation à la mine triste et abattue de frère Jean et de père Léon et s’effondrèrent en pleurs.

   Le père Léon coupa le cordon, séparant ainsi la mère et son enfant. À cet instant, une chose incroyable et impensable se produisit. Les doigts du bébé bougèrent légèrement, son ventre se mit à se soulever et s’abaisser. Son cœur commença à battre, l’enfant ouvrit les yeux. De somptueux yeux bleu azur étincelants. Sa peau reprit une couleur normale. Père Léon sourit et tendit le nouveau-né à ses parents :

— Voici l’enfant prodige, il paraît vivant et en bonne santé. Nous pouvons appeler ça un miracle.

   Les parents du petit pleuraient à chaudes larmes, mais cette fois de bonheur. Rose prit son fils dans ses bras et le serra tendrement en le berçant. Robert passa sa main gauche sur le visage de son garçon et de la droite, il soutint la tête de sa femme. Il embrassa avec douceur son enfant sur le front et lui sourit. Le bébé le regarda et lui rendit son sourire. Il s’avérait incroyablement éveillé, surtout pour un nourrisson qui était encore mort quelques instants plus tôt.

   Robert se redressa subitement :

— Avec toute cette agitation, nous n’avons pas vraiment pensé au prénom.

— Si, moi j’y ai réfléchi, je souhaite l’appeler « Alban ». Qu’en dites-vous, Alban, c’est bien ? répliqua Rose.

   Robert sourit à sa femme :

— Oui, Alban, ça me plaît bien.

   Frère Jean et père Léon acquiescèrent d’un signe de tête, l’air réjoui. Tout allait bien, ils en avaient presque oublié la menace. Cela ne dura pas longtemps, des bruits de pas vinrent troubler le silence. Des pas décidés. Cette fois, plus aucun doute, les mages noirs arrivaient, il fallait agir et vite. Sinon, tout était fini.

CHAPITRE 6

Dimanche 13 juin 1993, minuit vingt

Comment faire ? Rose était encore trop faible pour pouvoir courir, elle les retarderait plus qu’autre chose. Père Léon ne pouvait pas prendre le risque. Il fallait réfléchir très vite, mais Robert fut le plus rapide. Pendant que les pas approchaient de plus en plus, il exposa son plan aux autres :

– Ma femme ne pourra pas suivre. Donc, si elle vient et qu’ils nous rattrapent, ils sauront que l’enfant est né et que nous l’avons caché. Je vais rester ici avec elle pour tromper les apparences. Père Léon partira devant pour mettre mon fils à l’abri, nous vous rejoindrons plus tard. Frère Jean, vous vous tiendrez en retrait derrière, mais assez éloigné pour que, s’ils vous saisissent, ils ne voient pas Alban leur échapper. Si ce cas-là arrive, vous garderez votre calme. Ils vous interrogeront, mais quand ils comprendront que cela ne sert à rien, nous aurons gagné un peu plus de temps.

   Père Léon prit l’enfant des bras de Rose ; elle l’embrassa tendrement et ajouta, à l’adresse de père Léon :

— Nous nous retrouverons à la chapelle, où ils ne pourront pénétrer. À tout à l’heure.

   Robert caressa le front de son petit garçon. Père Léon partit en courant en serrant Alban contre sa poitrine, emmitouflé dans la couverture fournie par son assistant.

   Le couple regarda s’éloigner leur bébé. Avant que Robert ne dise quoi que ce soit, frère Jean, acquiesça d’un signe de tête en guise d’approbation et il s’esquiva en marchant hâtivement dans la même direction que père Léon.

   Il se retourna une dernière fois pour faire un signe de la main aux parents avant de disparaître. Robert pivota vers sa femme et lui sourit :

– Ne t’inquiète pas, tout ira bien, notre fils va être mis à l’abri et nous le verrons plus tard. Pour l’instant, tenons-nous sereins et attendons.

   Rose lui rendit son sourire et lui prit la main.

— Je ne m’en fais pas, le plus important est que nous soyons ensemble. Espérons que tout se passera bien, que nos amis mèneront notre petit Alban au refuge. Tu sais, je…

   Un cri l’interrompit ; c’était le grand mage noir qui criait contre ses serviteurs.

   Titan, dans une rage noire, insultait les abrutis qui étaient sous ses ordres.

— Vous êtes vraiment stupides. Je vous chuchote depuis tout à l’heure de ne pas faire de bruit et de rester tranquilles. Et toi, imbécile profond, hurla-t-il en s’adressant à Tork, tu me marches sur le pied. Comment as-tu osé ? Bougre d’idiot, crétin absolu !

   Ce dernier, agenouillé devant son chef, pleurnichait presque :

— Pardon, pardon, excusez-moi, ça n’arrivera plus, je suis désolé. Maître, soyez indulgent, épargnez-moi.

   Le grand mage noir le foudroya du regard. Les deux autres magors savaient que leur coéquipier n’aurait pas dû ajouter cette dernière phrase. Le patron détestait que les gens lui demandent clémence. Ils connaissaient la sentence qui lui serait infligée. Titan tendit sa main gauche au-dessus du front de son larbin. Il courba légèrement ses doigts, comme s’il tenait une boule au creux de sa main.

   Tork, qui venait de comprendre ce qui allait lui arriver, blêmit tout à coup. Déjà qu’il était très pâle, comme tous les magors. Cette blancheur semblait surtout due au manque de soleil, car ils sortaient le plus souvent au cours de la nuit et voyaient rarement la lumière du jour. Ils possédaient des yeux colorés soit de noir, soit de rouge.

   Titan contracta ses muscles et des ondes rouges, pratiquement invisibles à l’œil, jaillirent de sa main et s’abattirent sur le front du pauvre Tork. Au moment où le maléfice le heurta, le partisan se tordit de douleur. Sans pouvoir crier, il souffrait intérieurement. Du sang sortait de son nez, de ses oreilles et de ses yeux. Son cerveau allait exploser sous les vibrations que lui lançait son maître. Pour amplifier sa douleur, Titan avec son autre main serra son cœur de l’intérieur. Il ne pouvait toujours pas hurler, car son chef maintenait sa langue immobile. Il tremblait et se tortillait dans tous les sens. Le grand mage noir relâcha un peu la prise, jusqu’à reposer ses mains le long de son corps en interrompant le sortilège.

   Il lui marmonna, comme si rien ne s’était produit :

— Maintenant, tu te relèves et tu te tais. Je ne veux plus entendre un son sortir de ta bouche à moins que je ne t’y autorise. Compris ?

   Tork se redressa difficilement, en acceptant la punition sans poser un regard sur son maître. Il se remit avec difficulté dans le rang, prêt à repartir.

— Bien, nous pouvons continuer à présent ? interrogea Titan.

— Oui, maître, répondirent en chœur Morgan et Nauriac.

— Tork ? questionna le grand mage noir.

   Surpris qu’il lui adresse la parole, il sursauta et s’empressa de dire :

— Euh… Oui maître, oui Titan, le plus grand des plus grands.

   Ils reprirent leur route, l’un derrière l’autre. En tête, Titan marchait avec empressement. Leurs pas résonnaient bruyamment sur les dalles. Il espérait que si jamais ces abrutis qui luttaient pour le bien entendaient leur marche, ils paniqueraient et commettraient une erreur fatale.

   Ils virent enfin le bout de la rue. Dès qu’ils émergèrent de l’obscurité, ils aperçurent le couple au milieu de l’allée.

   Il dit à ses serviteurs :

— Nous allons attendre que l’enfant naisse et nous l’emporterons. Ils ne sont que deux, ils ne pourront pas fuir. Postez-vous autour d’eux et empêchez-les de tenter quoi que ce soit. Notre triomphe est proche.

   Ils se placèrent en cercle derrière Rose et Robert qui paraissaient effrayés. Qu’allait-il advenir d’eux quand ils apprendraient que l’enfant était né et avait été mis en sécurité, là où ils ne pourraient l’atteindre ?

CHAPITRE 7

Dimanche 13 juin 1993, minuit trente

   Père Léon continuait sa course dans la ruelle sombre. Il se retourna. Plus personne derrière lui. Mais où se cachait frère Jean ? Il s’inquiéta, se demandant s’il ne lui était rien arrivé de grave. Peut-être se trouvait-il entre les griffes des mages noirs ? Il posa les yeux sur l’enfant, qui le regardait sans ciller. Maintenant qu’il le voyait de plus près, il distingua la même petite tache de naissance que son père, sur sa joue droite. Sauf que la sienne paraissait beaucoup moins visible. Il l’apercevait à peine, semblable à un point écrit au stylo. Avec le temps, sans doute doublerait-elle de volume, comme celle de son géniteur. Ce bébé semblait tellement petit qu’il avait du mal à imaginer que ce garçonnet possédait un si grand pouvoir…

   Plongé dans ses pensées, il ne remarqua pas tout de suite le bruit de pas qui se dirigeait vers eux. Pris de panique, il chercha un endroit où se dissimuler. Il aperçut un petit coin plus sombre que le reste de l’allée. À cet endroit se trouvaient quatre grosses poubelles cylindriques en fer. Il s’accroupit entre elles. De la rue, ils ne pourraient pas le repérer, car il faisait trop noir. Lui, en revanche, suivait tout ce qui pouvait s’y passer, en regardant entre deux poubelles. Il se tapit dans la pénombre, juste à temps. La personne qui s’approchait déboula en trombe du coin de la rue voisine. L’homme courait et s’arrêta brusquement. Les mains posées sur les genoux, légèrement courbé, il semblait essoufflé. Père Léon le reconnut alors et s’en réjouit. Il chuchota à l’homme :

— Frère Jean, frère Jean, enfin te voilà…

   Il allait sortir de sa cachette, quand il s’aperçut que son ami, ayant identifié sa voix, s’avançait en agitant les bras dans tous les sens comme pour prévenir d’un danger, il avait l’air effrayé. Frère Jean le rejoignit laborieusement, car il ne distinguait rien.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi galopes-tu comme ça ? demanda père Léon en sachant parfaitement qu’il ne lui répondrait pas.

   Son compagnon pointa du doigt l’endroit d’où il venait, et ses yeux se remplirent de terreur. Père Léon abaissa le bras de son assistant. Il lui fit comprendre qu’il comprenait de quoi il voulait parler. Les mages noirs arrivaient. Frère Jean tremblait. Ils lui faisaient très peur depuis qu’il avait eu affaire à eux, ils l’avaient torturé et enfermé pendant trois jours. Sans aucune raison, juste pour s’amuser. Cela faisait partie de leur nature, cela représentait un jeu pour eux.

   Père Léon posa sa main droite sur l’épaule de son disciple. Il le regarda avec tristesse. Il imaginait ce qu’il pouvait ressentir et en fut peiné.

   Ils entendirent au loin, les pas des ennemis qui se rapprochaient à grande vitesse. Père Léon regarda l’enfant qui le fixait inlassablement, sans détourner son attention. En fait, depuis qu’il se trouvait dans ses bras, le petit l’observait sans discontinuer. Entendant les pas, le bébé se mit à pleurer.

— Chut ! Chut ! S’il te plaît, ne pleure pas, supplia-t-il, embarrassé.

   Alban cessa aussitôt de geindre. Père Léon se tourna vers son assistant et lui demanda :

— Peux-tu le prendre ? Je vais me mettre devant vous pour éviter qu’ils vous voient ; s’ils y parviennent quand même, je pourrai tenter quelque chose et vous aurez le temps de fuir. Tu mettras le petit en sécurité, si ça se passe mal, promis ?

   Père Léon scruta frère Jean avec insistance. Ce dernier donna son approbation. Quand son supérieur lui tendit le rejeton, celui-ci arrêta de contempler père Léon et tourna ses yeux vers frère Jean avant même d’échoir dans ses bras.

— Fais attention, les voilà. Je les perçois, ils sont proches. Ils ont sûrement entendu le bébé crier.

— D’acc… D’accord, fais… fais atten… attention toi auss… aussi, répliqua frère Jean en bégayant.

   Père Léon le dévisagea, abasourdi :

— Comment se fait-il que tu parles ? Pourquoi maintenant ? Ça fait tellement longtemps que tu n’as pas prononcé un mot.

— Je… je ne sais p… pas, rétorqua-il, quand j’ai po… posé m… mon regard sur l’en… l’enfant, j’ai eu… une… vague de cha… chaleur et je me suis m… mis à par… parler s… sans m’en rendre compte. C… c’est mer… merveilleux.

   Père Léon regarda le petit, il était né depuis une vingtaine de minutes environ et il avait déjà fait un miracle.

   Les magors surgirent au bout de la rue. Père Léon et frère Jean retinrent leur souffle.

— Ils sont où ? Toi aussi, tu as entendu un bébé pleurer ? s’exclama Morgan.

— Oui, c’est ce que j’ai cru, mais je n’en suis pas sûr, dit Nauriac en bâillant.

   Il marchait en raclant les pieds, les yeux ensommeillés.

— De toute façon, nous tenons les parents. Ils nous diront bien où est l’enfant, sinon…

   Morgan tapa son poing dans sa paume gauche et l’enfonça très fort dans le creux de sa main. Il ajouta, avec un sourire ironique :

— Nous allons les tuer, les écrabouiller. Décampons, ils ne sont pas ici. Espérons que nous attraperons le nourrisson avant qu’ils le cachent.

— Oui, tu as raison, après, nous pourrons rentrer dormir, râla Nauriac.

— Tu m’énerves, tu ne penses qu’à ton appétit grandissant et ton sommeil quasi permanent, cria Morgan en s’éloignant de l’autre côté de la rue.

   Nauriac le suivit nonchalamment.

Père Léon et frère Jean, qui avaient retenu leur respiration autant que possible jusque-là, éclatèrent. Ils avaient eu beaucoup de mal à éviter de respirer pour ne pas être surpris.

   Père Léon rompit le silence qui s’était installé :

— Ce n’est pas vrai, ils ont découvert le pot aux roses. Pauvres Robert et Rose, c’est de ma faute. Pourquoi avoir permis ce plan stupide ? Il faut aller les sauver.

   Frère Jean l’en empêcha en le retenant par le bras.

— Non… il f… faut que nous me… mettions le pe… petit à l’abr… l’abri. Il f… faut s’en te… te… tenir au pl… plan

   Père Léon consentit, les larmes aux yeux :

— Tu as raison, c’est juste un moment de panique. Emmenons le petit à la chapelle, et si ses parents ne viennent pas dans les deux heures qui suivent, nous le confierons à sa grand-mère qui s’occupera de lui en leur absence.

   Il ne voulait pas admettre que Robert et sa femme devaient sûrement être éteints ou que cela ne saurait tarder. Il espérait qu’ils pourraient trouver un moyen de s’échapper. Père Léon et frère Jean se regardèrent, compatissants à leur malheur, et reprirent leur chemin en direction de la chapelle.

CHAPITRE 8

Dimanche 13 juin 1993, minuit quarante-cinq

   Ils arrivèrent tous les trois à destination. Ils se trouvaient devant le petit portail au bout du sentier. Ils voyaient la chapelle sur les hauteurs, au sommet de la piste recouverte de dalles en pierre.

   Père Léon ouvrit le portail qui grinça légèrement. Leurs pas résonnèrent dans la montée, un léger vent caressait leur visage. Alban, toujours blotti dans les bras de frère Jean, observait partout autour de lui. Il avait l’air triste, comme s’il avait compris que ses parents n’étaient plus de ce monde. Encore quelques efforts et ils atteindraient la lourde porte. Personne n’osait parler. Ils avaient un peu froid et hâte d’entrer se réchauffer près du feu. Enfin, ils touchaient au but. Au moment où ils posaient les pieds sur le palier, la lumière en haut du porche s’illumina. Frère Jean leva les yeux, stupéfait.

— Q… qui a all… allumé ?

   En effet, cela s’avérait curieux, car c’était une très vieille veilleuse qui ne s’embrasait qu’à l’aide d’une allumette. Père Léon, moins surpris que son assistant, contempla le nourrisson et lui chuchota tendrement, en se penchant vers lui.

— Tu as raison, nous n’y voyons pas grand-chose, je te remercie d’avoir éclairé.

   Frère Jean, la bouche grande ouverte, pointa son doigt vers l’enfant. Avant d’avoir pu prononcer un mot, père Léon ajouta à l’oreille de son second, comme un secret :

— Oui, je sais, c’est impressionnant, mais il va falloir nous y habituer.

   Frère Jean resta bouche bée, ne croyant toujours pas au miracle auquel il venait d’assister. Il dévisagea l’enfant avec étonnement, pendant que son supérieur déverrouillait le battant avec une grande clé toute rouillée.

— Eh b… ben, p… pas croy… croyable ! s’exclama frère Jean avant de pénétrer dans la demeure.

   Une vague de chaleur les enveloppa. Ils ne s’étaient pas rendu compte qu’il faisait si frais dehors, avant de franchir le seuil. Même l’été sur les hauteurs de la ville, il ne faisait pas très chaud, par rapport à la rue où ils se trouvaient, quelques minutes plus tôt. Le froid était plus intense en altitude. Sûrement était-ce dû à la proximité d’un des accès à l’enfer au centre de l’agglomération.

   Un homme se tenait agenouillé devant la cheminée. Il était petit et maigre, le crâne dégarni. Il portait une robe marron foncé tenue par une corde. Il avait les oreilles décollées et très grandes. Il ressemblait à Dumbo, le petit éléphant dans le dessin animé. L’individu se retourna en entendant la porte se fermer. Il possédait un long nez crochu et des yeux marron très clair.

— Ah ! C’est vous ! Alors tout s’est bien passé ? lança-t-il d’une voix aiguë.

   Remarquant que personne ne lui répondait et que tous baissaient la tête, il ajouta :

— Je vois l’enfant, je le trouve très mignon. Oh ! Qu’il est beau ce bout de chou, s’exclama-t-il en déviant de la conversation. Mais où sont Robert et Rose ? Ils arrivent après ?

   Il observa Alban, en attendant qu’ils lui assurent que tout allait bien. Père Léon essaya de s’exprimer sans faire trembler sa voix :

— Non, frère Michel, ça ne s’est pas déroulé comme nous l’aurions voulu. Robert et sa femme ont été capturés par les mages noirs. Ils doivent certainement avoir été tués maintenant.

   Frère Michel baissa la tête et s’excusa, avant de fondre en larmes :

— Oh ! Désolé, je l’ignorais. Pauvre petit.

— Tu ne pouvais pas le deviner. Allez, ça va aller, rassura père Léon à frère Michel. Où sont frère Laurent et frère Pierre ? demanda-t-il.

— Frère Laurent se trouve dans la cuisine et frère Pierre dans la cave ; il range, organise et fait l’inventaire des bouteilles de vin pour la fête, mais…

   Il se tut, comprenant que la cérémonie n’aurait pas lieu, et se remit à pleurer de plus belle en songeant à ses amis décédés.

— Va me les chercher et si tu possèdes assez de courage pour ça, tu dois leur annoncer la mauvaise nouvelle. Moi, je ne crois pas que j’en aurai la force.

   Frère Michel approuva et déguerpit dans le couloir. Père Léon s’effondra sur le divan :

— Donne-moi le bébé, frère Jean. Tu pourrais aller lui préparer un biberon ? Il doit avoir faim.

— D’acc… d’accord, affirma-t-il en empruntant à son tour le même couloir que son collègue.

   Frère Michel réapparut quelques minutes plus tard avec frère Laurent et frère Pierre, en larmes derrière lui.

— Oh ! Mon ami, quelle horreur ! s’écria un des deux individus, plutôt enrobé, il s’avança vers père Léon qui sursauta à son entrée dans la pièce.

  Frère Laurent, qui venait d’apparaître, arborait des cheveux châtains, la coupe au bol, des yeux noisette, de grosses joues rouges, bien rondes. Son nez ressemblait à une patate. Sa large bouche était recouverte de chocolat. Frère Laurent s’avérait être un excellent cuisinier, mais il était tellement gourmand qu’il mangeait une grande partie de ce qu’il confectionnait. Un bon cuisinier goûte toujours ses plats pour, par la suite, pouvoir les améliorer, invoquait-il pour sa défense.

   Il se jeta dans les bras de père Léon qui venait de se lever. Surpris par le poids, il faillit retomber sur le canapé, il mit le bras pour protéger le nouveau-né.

— Allons, allons, un grand gaillard comme toi, pleurer ainsi. Reprends-toi, voyons, nous devons rester calmes et garder notre sang-froid pour l’enfant.

— Oui, tu as raison… Oh ! Le beau bébé, s’écria-t-il, remarquant enfin Alban.

— Faites voir, pleurnicha frère Pierre qui n’avait pas osé s’exprimer jusque-là.

   Il arborait des cheveux blonds et frisés avec une coupe au carré, des yeux bleu foncé, des joues creuses, un nez légèrement aplati. Il s’occupait des archives de la chapelle. Il était très organisé et aimait bien le rangement.

   Il s’avança d’un air solennel et jeta un rapide coup d’œil au nourrisson.

— C’est vrai qu’il est mignon, affirma-t-il en s’éclaircissant la voix, essayant de ne pas éclater en sanglots.

   Père Léon allait s’adresser à frère Pierre quand il fut interrompu par frère Jean qui déboula dans la pièce, sans s’apercevoir de la présence de ses confrères.

— Ç… ça… y… est… père… Lé… Léon. J’ai le bib… biberon.

   Tous, sauf père Léon qui savait déjà que frère Jean avait recouvré l’usage de la parole, restèrent abasourdis. Ils fixèrent leur ami qui parut gêné de la situation, car il voulait le leur apprendre autrement et dans d’autres circonstances.

— Oh ! Mais tu parles ! s’étonna frère Laurent.

— Incroyable ! renchérit frère Michel.

— Comment est-ce arrivé ? sollicita frère Pierre.

   En guise de réponse, leur camarade pointa du doigt le bébé.

— Je n’y crois pas. Je savais qu’il serait puissant, mais pas à ce point, s’exclama frère Pierre.

   Un bruit fracassant interrompit la conversation. Une silhouette noire apparut sur le pas de la porte. Ils ne pouvaient voir son visage, car premièrement, la lumière de la lanterne s’était éteinte avec le vent. Et deuxièmement, la personne était encapuchonnée.

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3 Nuits (Extrait)

 

Le Peintre

 

 

 

 

L’art imite la vie.

Par son œuvre, l’artiste la célèbre.

Poètes, peintres et autres troubadours de l’art viennent sublimer quelque chose de la nature.

Être artiste, c’est fixer l’unité du vivant sur le support de son choix.

Tout ça, ce ne sont que des poncifs de pseudo-intellectuels analysant une pratique qu’ils ne comprennent pas !

C’est du moins, ce que penserait Thomas P. s’il devait s’exprimer sur la question. Selon lui, l’art tient plus de la mort que du vivant. Peindre a toujours été pour lui le meurtre de son sujet. Un artiste ne s’attarde sur une œuvre, ne la concrétise, que pour lui survivre.

 D’autres en feront par la suite une espèce d’éloge funèbre célébrant cette vie figée et annihilée par les poils rêches de ses pinceaux.

 On créer afin d’espérer ne pas mourir, avait-il l’habitude de dire. Oui, l’art fait partie de la vie, mais seulement dans son rapport à la mort. Tous ces portraits célèbres qui ornent nos musées ou certaines collections privées ne sont que des clichés de cadavres en devenir. Ils sont pris au piège d’une toile dont ils ne peuvent s’extirper. En peignant la Joconde, Léonard a tué son modèle pour ne laisser à la postérité que l’instantané d’un corps sans vie. Figer une âme sur une toile, c’est lui faire acquérir cette éternité que nous promettent les religions, mais que peut seul attribuer l’art. Peindre c’est rendre immortel, ôter la vie de son sujet, en capturer l’essence. Seuls les morts peuvent devenir éternels. Les vivants, eux, n’ont que la fertilisation de la terre comme horizon. Voilà sa conception de l’art ! Tout peintre qu’il est, il se sait n’être qu’un artisan de mort. Les artistes sont la seule espèce d’homme dont le travail mortuaire est célébré avec autant de vigueur, de passion. Alors qu’ils ne sont rien de plus que des thanatopracteurs sans cadavres.

Toutes ses vues de l’esprit ont fait que Thomas P. s’est toujours refusé à peindre des portraits. Mon Dieu, que la tentation était pourtant grande ! Toutes ces femmes rêvant d’être couchées sur une toile afin de pouvoir dans leurs vieux jours glorifier la beauté qui fut la leur, tous ces hommes avides de pouvoirs et de représentations qui s’imaginaient prenant la pose dans une mise en scène illustrant leur soi-disant domination… On n’imagine pas les sommes que certains sont prêts à dépenser pour combler une faille narcissique.

Mais il a toujours refusé.

Hors de question pour lui de souscrire à la déchéance des autres par pur profit. Il avait assez à faire avec celle qui lui était propre. Thomas P. était donc de ceux qu’on nomme « peintre surréaliste » simplement du fait qu’il ne souhaitait pas baser son art sur ce que lui montraient ses yeux, mais plutôt sur ce qui errait dans le dédale de sa cervelle. On pourrait croire qu’un homme avec une telle considération de l’art, un tel rapport avec la mort, aurait peint exclusivement des sujets macabres, lugubres, mais il n’en est rien. Certes, certaines de ses réalisations transpiraient d’une mélancolie de cimetière, mais elles n’étaient pas dominantes. La plupart de ses œuvres étaient au contraire on ne peut plus lumineuses. Elles évoquaient un idéal inatteignable grâce à des nuances pastel aussi clair qu’un lever de soleil caché derrière un voile de brouillard. Sa série Éther, faite de paysages et de saynète de la vie quotidienne vue au travers d’un prisme qui diluait la réalité, fait partie de ses réalisations les plus reconnues. La seule qui connut un succès fulgurant à chacune des expositions la mettant en scène.

Malheureusement si le nom de Thomas P. est aujourd’hui passé à la postérité, ce n’est pas pour ces œuvres éblouissantes qui réchauffaient le regard de ceux qui les découvraient pour la première fois. Non, son nom est devenu synonyme de folie, d’un artiste qui s’est perdu dans le labyrinthe de ces conceptions artistiques.

Tout bascula l’hiver 1895.

Thomas P. venait juste de quitter une modeste chambre de bonne qu’il avait du mal à payer dans le centre de Leghenthop. Le décès de son père d’une maladie du sang qui l’avait emporté lors d’une nuit fiévreuse lui avait offert une échappatoire. Thomas, fils unique, avait hérité — en plus d’un pécule qu’il ne parviendrait pas à épuiser — du domaine familial situé à 50 kilomètres de la grande ville. Le domaine Vespar (du nom de sa défunte mère) était une énorme bâtisse qui aurait dû accueillir domestiques, femme et enfants, mais qui, dorénavant, se retrouvait habitée par un homme seul.

Son unique volonté était d’avoir un endroit où peindre et un lit où rêver. Un homme pour une quinzaine de pièces. Voilà qui ne manqua pas d’attirer les convoitises. On essaya de lui racheter le domaine, de le marier avec les filles des propriétaires voisins et même, pour flatter son égo, de transformer la résidence en une retraite pour artiste. Mais là encore, il refusa. Pas pour une quelconque raison d’honneur filiale qui voudrait garder vaille que vaille un vestige de sa famille, non, loin de là. Il avait depuis très longtemps quitté le nid familial. Sa mère était morte à sa naissance et son père était un despote qui avait eu un fils juste pour avoir un héritier dont il pourrait disposer à sa guise. Thomas avait pris la fuite à sa dix-septième année lorsque son père engagea un précepteur pour lui apprendre à gérer le domaine et à en faire une exploitation tabatière (« le tabac, c’est l’avenir. D’ici quelques années les gens payeront rubis sur l’ongle pour avoir de quoi fumer » prophétisait son paternel). La nouvelle du décès de son père lui permit uniquement de se dire qu’il se retrouvait avec un logement gratuit. Rien de plus. Si Thomas avait refusé toutes les tentatives pour faire de lui quelqu’un, c’est parce que le domaine lui assurait la tranquillité dont il avait besoin. Personne ne viendrait toutes les semaines le déranger pour quémander un loyer. De plus, éloigné comme il l’était de la ville, les demandeurs de portrait en tout genre, les distractions inutiles, tout cela était mis à distance. Il ne restait que lui et son désir de peindre.

Il avait donc pris ses quartiers dans une des chambres prévues pour les domestiques et avait fait de la chambre de maître son atelier. Ce grand espace plein de boiseries sculptées avec son manteau de cheminée en marbre et ses tentures en soie de Chine était devenu son antre. Les tapisseries étaient parsemées d’éclaboussures de peinture ou découpées par endroit quand il décidait de les utiliser pour donner de la texture à une toile ; les rideaux avaient été arrachés pour favoriser la lumière ; le lit, les meubles avaient été réduits en pièces pour servir de combustibles afin de chauffer cette énorme pièce toujours trop froide à son goût. Thomas ne quittait que très rarement le domaine. Il passait son temps à peindre encore et toujours. Peindre, toujours peindre. On ignore combien de toile il réalisa lors de cette période. On ne peut que tirer des conclusions en fonctions des achats qu’il effectuait en ville afin de se réapprovisionner en toiles, en pigments et en pinceaux. Pourquoi ? Simplement parce que toutes ces productions de l’époque ont connu le même destin que les meubles de la chambre de maître. On pense qu’il cherchait à réaliser une œuvre toute particulière et qu’il s’échina à y parvenir en essayant encore et toujours d’arriver à concrétiser sa vision, mais chaque réalisation n’était qu’un aveu d’échec et finissait dans les cendres. Quel était son sujet de l’époque ? Nul ne le sait.

Lors d’une de ces journées où il partait en quête de matériel dans la grande ville, il décida de s’accorder une « distraction ». Après avoir écumé quincaillerie, menuiserie, et droguerie, il fit une halte à l’Auberge Rouge. Le genre d’établissement qui offre à l’homme la possibilité de sombrer dans l’ivresse moyennant quelques menues monnaies, mais aussi, s’il le souhaite de profiter des plaisirs de la chair. Voir des deux. À condition toutefois que le premier vice ne vienne pas ternir le second. Pas de coup tordu avec les filles où vous pouviez être sûr d’être évacué avec force de l’établissement et que vous y laisserez plus que votre argent. Ce n’était pas parce que l’auberge offrait du vice qu’il fallait pour autant se montrer discourtois avec celles qui faisaient le sacrifice de leur corps pour vous satisfaire. Voilà le credo qu’imposait Marthe, femme grosse et laide responsable de l’endroit. Si Thomas avait cherché à fuir Leghenthop, c’était aussi, admettait-il à contrecœur, parce qu’il avait de plus en plus de mal à ne pas se laisser distraire par les plaisirs que lui promettait Dionysos. La volupté que lui offrait l’alcool avait pour effet de le rendre plus créatif. Pas plus doué — l’alcool ne fait pas ce genre d’effet — mais cela faisait tomber plus promptement certaines barrières qui en temps normal demandait du temps pour céder. On réfléchissait moins. En tout cas, lui réfléchissait moins et se mettait alors à peindre d’instinct, se laissant guider par ce qui voulait émerger de la toile plutôt que par sa volonté d’artiste. Mais c’était un vice dans lequel il semblait se perdre de plus en plus. L’alcool, qui au début n’était qu’un autre outil qu’il utilisait, commençait petit à petit à devenir une fin en soi. Et ça, c’était hors de question. S’il devait pour cela s’en priver et se rendre la tâche plus ardue, tant pis. Mais ce soir, ses jambes lourdes d’avoir déambuler dans les ruelles crasseuses et enfumées de la ville, avaient fait naitre en lui l’envie d’un verre.

 « Un verre et un seul », s’était-il promis en poussant la porte de l’auberge.

 Il l’avait savouré seul, dans le coin le plus reculé encore libre, regardant un vieil homme à la voix rauque jouer un morceau entrainant sur un antique piano qui aurait demandé à être accordé. Au-dessus de celui-ci, sur le balcon, un quatuor de femmes discutait entre elles. Leurs corsets serrés au point de rendre la respiration difficile pour mettre en valeur une poitrine plus opulente qu’elle ne l’était en réalité, ne laissaient aucun doute sur leur rôle dans l’établissement. L’homme cherchait à attirer leur attention, et pensait qu’un chant lubrique vantant « leur humide caverne où il fait bon vivre » allait lui permettre d’atteindre son but. Mais en dépit de sa voix assez mélodieuse, c’est surtout la bourse qu’il portait à la ceinture qui incita Marthe à envoyer une des filles à sa rencontre. Elle se contenta de leur jeter un regard que personne d’autre ne sembla percevoir. Les femmes échangèrent quelques mots et négocièrent entre elles. La scène avait quelque chose d’hypnotisant pour Thomas. Il s’éblouissait du fait que personne ne s’apercevait que tout cela n’était que tractation et initiative commerciale. Le fait que cet homme finisse par croire que son idée avait fait mouche, qu’il avait réussi à attirer une femme grâce à son « charme » plutôt que de simplement lui proposer une passe, voilà qui tenait du génie. Il est toujours bon de flatter l’égo de l’homme pour alléger sa bourse. Voilà ce que Marthe avait enseigné à ses filles. Et voilà aussi pourquoi elle tenait à ce qu’on les respecte. Elles ne traitaient pas les clients comme de vulgaires michetons, ne les attiraient pas — comme ces « putes des rues » — vers le premier coin isolé pour lui faire cracher sa semence entre des cuisses sales et bien souvent pleines de morpions. Il fallait donc que le respect soit réciproque.

Au bout de quelques secondes, une des travailleuses se détacha du groupe suspendu au balcon. Elle réajusta son corset, en déboutonna un bouton et lissa de ses mains ses longs cheveux auburn. De sa table, Thomas l’observait. Bien qu’étant de dos pour lui, elle semblait séduisante. La robe dans laquelle elle était drapée ne laissait pas entrevoir les formes de son corps, mais toute sa gestuelle respirait la sensualité. Ses mouvements étaient lents, décomposés et exécutés avec la grâce d’un félin. Elle possédait une maîtrise parfaite de son anatomie et des relations qui liaient les différentes parties de son corps. Un ballet à elle seule, pensa Thomas, qui ne put s’empêcher de jalouser le destin réservé au chanteur lubrique. Tandis qu’elle se retournait enfin, révélant un visage à la beauté lunaire, ses traits se gravèrent dans l’esprit de Thomas. Comme si un habile chirurgien traçait de son scalpel sa silhouette sur sa rétine. Il eut l’impression de la voir se mouvoir au ralenti, telle Séléné rejoignant la couche de l’horizon. Sa chevelure volcanique enveloppait un visage pâle et lisse comme le marbre de Thassos[1] serti par deux petites prunelles d’yeux qu’on aurait crus taillés dans de la tourmaline. Un visage qui dégageait quelque chose de surnaturel. Rien sur Terre ne pouvait en être à l’origine, et encore moins un acte aussi simple et barbare que celui d’un homme pénétrant la « caverne humide » d’une femme. Elle devait être de nature divine ou diabolique, mais certainement pas d’ascendance humaine. Il y avait chez celle qui offrait ses charmes dans une auberge pour soulards et mâles en manque d’amour, l’essence de ce que recherche tout portraitiste. Un défi, une beauté qui ne semble pas devoir exister, impossibles à reproduire par de simples artifices, impossibles à sacrifier sur une toile. Une vision capable de vous emmener dans les abysses de la folie. Ses pieds, engoncés dans des sandales souillées de crasse et de bière, donnaient l’impression de survoler les marches plutôt que d’y prendre réellement appuie. Les yeux rivés sur le musicien d’opérette, elle détourna (à peine l’espace d’une seconde) son regard, et croisa celui de l’observateur silencieux qui la contemplait. Fantasme ou réalité, toujours est-il que Thomas fut convaincu d’entrevoir un sourire naitre sur ce masque de marbre. Et c’était tout ce qu’il lui fallait. Du haut de ces trente années, Thomas n’avait jamais eu l’occasion — ou plutôt le courage — de succomber au plaisir charnel. Une étrange peur d’être méjugé sur sa condition d’homme de par son inexpérience finissait toujours par étouffer son désir dans l’œuf ou dans un bout de tissu souillé de semence. Un sourire et il en tomba donc éperdument amoureux. Nul besoin davantage. Il suffisait qu’une femme lui témoigne la moindre considération pour que son cœur vacille et se mette à chanter des cantiques à son adresse. Les âmes les plus poétiques sont parfois celles à qui Amour fait défaut.

La réalité étant bien souvent dénuée du lyrisme dont l’homme la pare dans sa prose, sa bien-aimée se retrouva un battement de cœur plus tard sur les genoux rachitiques du vieillard derrière le piano. Il assiégeait son corset de ses doigts jaunis par le tabac pour libérer sa poitrine de son entrave. Au bout de quelques minutes d’acharnement, il exposa triomphalement son tribut aux yeux de tous. Dans un rire sonore et gras venu des fosses infernales, il plongea sa tête entre les seins impudiquement mis au jour.

Thomas, rendu fiévreux par ce spectacle, ressentit alors une douleur aiguë. Ce n’est qu’en baissant son regard vers le verre qu’il tenait, qu’il s’aperçut que celui-ci avait été réduit en de tranchants éclats figés dans la paume de sa main. Sur la table, de lourdes gouttes de sang venaient se mêler à l’alcool ambré, créant le motif d’une aube macabre. Il esquissa une grimace de douleur et d’une main tremblante, retira un gros éclat enfoncé entre son pouce et son index. La plaie était nette, profonde, exhibant une couche de chair qui n’est jamais censée paraître. La sensation de froid qui se répandait dans ses doigts avait quelque chose d’envoutant…

— Bah alors, mon beau ! Qu’est-ce que tu nous as fait là ? C’est pas comme ça qu’on est censé se servir d’un verre. Fais voir ta mimine à

Thomas n’avait pas vu la grosse femme arrivée. Avant qu’il ait le temps de dire quoi que ce soit, elle enveloppa sa main dans un mouchoir dont il préférait ignorer l’origine des taches.

— Qu’est-ce qui t’a mis dans cet état, mon mignon ?

« Je… », commença Thomas.

— Si tu te sens seul, je peux t’envoyer une fille. Elle prendra soin de toi et de ta petite main blessée. Mes filles sont capables de tout guérir.

Thomas leva les yeux de sa main et croisa ceux de Marthe. Il y avait quelque chose de lubrique, de sale dans son regard. Marthe sembla se figer quelques secondes avec cette grimace sur le visage. Puis, un petit sourire commença à naitre sur ses lèvres. Il vint atténuer cette impression et redonna à la tenancière un visage plus amical, plus vendeur. Comme si ses traits s’adaptaient à son interlocuteur. Un gloussement venant de l’endroit où le piano s’était dorénavant tût, sorti Thomas de son observation. La rousse angélique tirait le satyre vieillissant de son tabouret en le soutenant d’un bras. Cette vision éveilla en lui une émotion qu’il ne comprit pas et, aussi brusque qu’un éclair par une nuit orageuse, il dégagea sa main de celle de Marthe, saisi le matériel qu’il avait acheté, et sans un mot sorti de l’auberge comme si le diable était à ses trousses.

Dehors, la nuit avait recouvert le monde. Il pleuvait à verse et en quelques secondes Thomas sentit la morsure du froid traverser ses vêtements et envelopper sa peau. Il se hâta dans le fiacre le plus proche sans même se soucier de savoir si celui-ci était libre ou non. Fort heureusement pour lui, personne ne le fouetta de ses gants ou de sa canne en l’exhortant à déguerpir.

« Au domaine Vespar », hurla-t-il au cocher. Le cuir des rênes claqua dans l’air et le cortège se mit en marche. La clameur de la ville céda rapidement le pas à la tranquillité de la petite route de terre conduisant au domaine. Derrière les fenêtres du fiacre, Thomas voyait la Lune briller dans un ciel dénué de nuages. Son image seulement entrecoupée par la silhouette des arbres, la masquant telles des ombres chinoises à mesure que la calèche s’enfonçait dans le bois. Bercé par les soubresauts irréguliers, l’esprit de Thomas se dilata. Un semblant de calme après l’orage envahit son être. Même la froide douleur de sa plaie s’atténua. Ce retour de la sérénité rendit ses paupières lourdes. Thomas cala son dos dans le cuir rembourré du siège et ferma les yeux. Lui qui avait espéré pouvoir se détendre en prenant un verre à l’auberge. Encore un projet que tu n’as pas su mener à terme, pensa-t-il. Sans qu’il le désire, l’image de cette femme à la chevelure incandescente surgit dans son esprit et…

— Nous sommes arrivés, Monsieur !

La voix, haut perchée, le fit sursauter et il se ressaisit aussitôt.

Le cocher, remercié et payé, les sabots qui tiraient le fiacre s’éloignèrent de lui en martelant les graviers de l’allée qui menait au domaine. Il resta seul devant l’énorme bâtisse qui dorénavant lui appartenait.

La Demeure Vespar.

Un monstre de pierre doté d’une multitude d’yeux inquisiteurs qui semblaient aussi anciens que la Lune dont ils reflétaient l’éclat. Un lieu à même d’exciter les écrivains romantiques anglais. Ils auraient imaginé celui-ci entouré d’un brouillard surnaturel que rien n’est capable de chasser. Un labyrinthe de pièces vides où la seule âme en vie finirait par se perdre, rejoignant ainsi les reflets éthérés de mémoire qui errent au rythme de l’antique horloge suspendue à l’entrée. La demeure aurait sa propre humeur, sa propre météo. Un vent glacial surgissant sans raison apparente au détour d’un couloir ; des portes se fermant avec violence, comme si Eurus[2] lui-même déferlait en ces murs… Et, par une nuit comme celle-ci, le propriétaire des lieux serait pris d’une fièvre lui faisant entendre pas, échos et murmures là où seul le silence devrait régner. Il prierait en psalmodiant d’anciens cantiques afin de survivre à la nuit, suppliant que les rayons du soleil viennent chasser la folie qui le guette. Quand enfin l’astre du jour viendrait, il apporterait la délivrance. Du moins pour un temps. Chaque nuit de ce genre, l’âme de notre cher locataire s’effriterait davantage. Peu à peu, sa raison deviendrait aussi intangible que les créatures convoquées par son imagination lors de ces veillées mortifères.

Mais non, rien de tout cela.

Ce n’est qu’une bâtisse vide, silencieuse, triste comme le sont les choses inanimées. Un lieu que même les âmes errantes semblent éviter. Son refuge à lui. Peut-être pas le lieu le plus adéquat pour vivre, mais aucun n’est plus propice pour peindre. Et c’est tout ce qui importe se dit Thomas en montant les quelques marches qui le séparent de la porte d’entrée.

Comme bien des soirs, il n’est pas d’humeur à présider une tablée de 18 places vides pour diner. La faim modeste, il se contente d’attraper un fruit en cuisine. Il se rend alors compte que sa main est toujours emmitouflée dans le mouchoir sale de Marthe. Il le retire. Le sang a noirci en son centre avant de se diffuser en un rouge de plus en plus clair. Un soleil en négatif, un trou noir qui suce la vie, pense-t-il. Serrant la main, il ressent une petite douleur qui le fait grimacer.

« Vas-tu m’empêcher de peindre ? », demande Thomas à sa plaie.

Son estomac est relégué au second plan et il repose la pomme qu’il vient de saisir. En cette nuit qui a démarré sous d’aussi mauvais auspices, il veut avoir une réponse. Savoir s’il a une raison de plus de se maudire, lui et ses lubies qui le détournent de son travail. Ses pas, bien que légers, résonnent dans la bâtisse silencieuse comme le tonnerre un soir de tempête. Son atelier est plongé dans l’obscurité, mais il parvient tout de même à discerner les contours du chevalet. Après avoir allumé quelques bougies afin d’y voir plus clair, il reste prostré devant ce dernier. Il ferme les yeux pour convoquer une image à reproduire. L’obscurité fait aussitôt rejaillir le souvenir de cette chevelure incandescente.

— Non, hors de question

Thomas chasse cette vision. Dans une vaine tentative pour orienter son imaginaire, il repense à son sang se mêlant à l’alcool pour créer un motif aussi vaporeux qu’énigmatique. Mais instantanément, l’image du mouchoir taché de sang surgit. Le soleil noir s’inscrit dans son esprit. Et avant qu’il s’en rende compte, celui-ci associe l’astre sombre à deux petits joyaux enténébrés. Ses yeux…

Soudain, elle est là.

Entière dans son absence. Drapée dans des guenilles injurieuses pour la beauté qu’elles enveloppent.

L’image avait saisi l’instant parfait : quand elle avait tourné son regard vers lui ; juste avant que ne naisse un sourire…

Devait-il faire fi de toutes ses considérations artistiques et exorciser ces traits qui le hantent sur sa toile ? Suffisait-il d’une femme entrevue pour qu’il remette en cause ce qui le définissait en tant qu’artiste ?

Non, il n’était pas prêt à faire une telle concession.

« Maudit sois-tu », lâcha-t-il pour lui-même devant la toile vierge qui lui faisait face.

Cette blancheur excita ses nerfs plus qu’elle n’aurait dû le faire et Thomas la frappa du plat de sa main meurtrie. Une tache projetée de sang vint souiller le vide, témoignage vivant d’un artiste frustré. Tandis qu’il quitte la pièce sans prendre la peine de souffler les bougies, de fines rigoles de sang chutent de la tâche principale. Les sillons rougeoyants figurent une multitude de larmes. Enfin, pas tout à fait… Celles-ci sont soumises à l’apesanteur. Elles ne font que couler. Elles n’ont pas vocation à refluer. Et pourtant, c’est ce que font certaines d’entre elles sur la toile.

Ainsi commença la longue et ultime nuit de Thomas.

 Sa tentative avortée de produire quelque chose ne lui laissa qu’une seule alternative concevable : aller se coucher et attendre de demain de meilleures dispositions. Les nuits ont toujours été pour lui uniquement le vecteur le conduisant à un autre jour. Une espèce de voyage dans le temps, d’ellipse lui permettant d’avancer vers un moment plus fécond pour son travail. Son lieu de sommeil était sommaire. Il ne servait qu’à fuir le temps, inutile donc de faire dans la surenchère. Ce fut d’ailleurs une des raisons qui le poussa à s’installer dans une ancienne « chambre » de domestique. Le terme de « cellule » (à l’instar de celle de certains moines) aurait été plus adéquat vu le dépouillement de celle-ci. Si quelque visiteur venait à pénétrer ici, il ne pourrait se douter que la pièce est occupée tant celle-ci est figée. Le seul meuble de la pièce — une modeste commode — est recouvert d’une épaisse couche de poussière. Dans l’angle du mur sud-est, une tisseuse a jugé bon d’établir ses quartiers. Le vieux sommier craque lorsque Thomas s’allonge et le bruit se répercute sur les murs de l’étroite pièce avant de s’avouer vaincu par le silence qui pèse en ces lieux. Un silence que semble chérir le nouveau propriétaire. Mais en tendant l’oreille, Thomas entend comme un léger bourdonnement. Le son est on ne peut plus faible. À tel point qu’il doute un moment que ce soit autre chose que son ouïe qui lui joue un tour. Il décide de ne pas en faire cas. Un souffle sur la bougie plonge la pièce dans les ténèbres. Thomas ferme les yeux en attendant que le sommeil vienne le happer. Dans l’obscurité, le son perdure et semble presque plus sonore. De longues minutes, il espère l’arrivée du silence. En vain. Sa volonté ne parvenant pas à ignorer ce bruit parasite, sa main tâtonne dans le noir à la recherche des allumettes posées sur la chaise qui lui sert de chevet. Sa main bute contre un angle et sa plaie vient se rappeler à lui. Il grogne dans le noir avant de finir par trouver ce qu’il cherche. Thomas gratte une allumette et la pièce s’enflamme. Rien. Aucune âme damnée ne gratte les murs, aucune branche difforme ne frotte la fenêtre pour demander refuge.

 Il y a pourtant quelque chose ici, se dit-il.

Thomas se concentre sur le bruit et lorsqu’il pense en avoir repéré la source, tend l’allumette sur le point de s’éteindre dans sa direction. Trop tard, lui dit une brulure au niveau de ses doigts tandis que la pièce replonge dans la nuit. Une autre allumette et cette fois, il voit celle qui est venue lui tenir compagnie pour la nuit. Dans la toile — presque invisible tant les fils de soie la composant sont fins —, une mouche grasse bat frénétiquement des ailes. Réflexe de survie aussi vain que désespéré. Son seul espoir serait de parvenir à s’arracher les membres pour se défaire de ce piège à la géométrie mortelle. Elle n’y parviendra pas, mais ne se résignera pas pour autant. Thomas ne la voit pas, mais il sait que la sournoise prédatrice va bientôt venir planter ses crocs venimeux dans ce gesticulant repas. Comme lui, elle a été tirée de son repos et son nocturne visiteur va faire les frais de son inopinée venue. Tandis que celui-ci commencera alors lentement à se liquéfier, les gesticulations inutiles cesseront. Les muscles devenant soupe sous l’effet des sucs gastriques de la chasseresse. Thomas, dans une pensée insidieuse qui ne le quittera plus pendant de longues heures, se demande : Et toi, dans quelle toile es-tu pris au piège? Il réalise le double sens du mot lorsque la flamme commence à faiblir et que l’allumette meurt entre ses doigts.

De ce moment jusqu’aux premières lueurs du jour, il ne fit qu’une seule et unique chose. Fermer les yeux puis finir par les réouvrir en soupirant. Fermer, ouvrir, fermer, ouvrir, fermer, ouvrir, fermer…

D’intrusifs rayons finissent par percer les fenêtres et leurs léchures chaudes et non consenties auront raison de sa tentative de repos. Il finit par s’extirper de ses draps, les maudissant de ne lui avoir apporté aucun réconfort, aucune échappatoire. Car c’est bien cela qu’il recherchait. Une issue à cette hantise qui est en train de l’envahir. Il passe devant son atelier sans y prêter la moindre attention. Il sait d’avance qu’il n’y mettra pas les pieds. Il s’y refuse. Thomas a beau accuser le coup d’une nuit sans sommeil, il n’est pas encore prêt à se résigner. Il sent pourtant qu’une autre volonté que la sienne cherche à s’exprimer au travers de sa main, voulant à tout prix réaliser un portrait que lui se refuse à faire. Thomas passe la journée en automate. Aucune volonté dans ses actions, juste une routine qui s’exprime et le guide. D’un pas pesant, il descend les marches le conduisant à l’étage inférieur. Le bois craque sous son poids et le bruit résonne sur les murs avant de venir heurter sa boite crânienne. Une douleur lancinante grandit derrière ses yeux et la luminosité du salon n’arrange pas la chose. D’un geste maladroit, Thomas tente de tirer les lourds rideaux. Il doit s’y reprendre à quatre fois avant de parvenir à plonger la pièce dans une obscurité plus supportable. Il passe en revue les différents courriers posés sur la grande table en chêne du salon. De sempiternelles invitations à des soirées mondaines, des lettres se voulant une tentative de séduction de la part de femmes ou de pères ayant entendu parler de cet homme vivant seul dans une demeure faite pour accueillir femme et enfants… Ironique, comment ceux qui cherchent à se couper du monde finissent invariablement par devenir un centre de gravité. Il ne fait pourtant aucun effort pour paraître intéressé ni même intéressant. Un instant il se demande ce qui fait de lui un trophée à posséder. Est-ce le nom de son père et la valeur marchande qui en découle ? Voit-on en lui une chose brisée attendant d’être réparée ? Ou est-ce son art qu’on aime et envie à travers lui ? Peu importe, finit-il par penser. Et de la même façon qu’il préfère ne pas se répondre, il ne répondra pas à ces courriers. Son silence, voilà la seule chose qu’il est prêt à offrir. L’imposante horloge vient mettre un terme à sa tâche et il réalise avec stupeur qu’elle sonne 16 h.

Comment est-ce possible? Suis-je sorti beaucoup plus tard que je le pensais de ce maudit lit? Où est donc passée ma matinée?

Sa stupéfaction ne dure pas longtemps et il apprécie finalement cette fissure dans laquelle le temps s’est échappé. Le poids des heures disparues vient augmenter la sensation de fatigue qui ne l’a pas quitté depuis la veille. Résigné et surtout plein d’espoir, il remonte avec difficultés l’escalier. La tâche lui semble beaucoup plus difficile qu’elle ne devrait l’être. Chacun de ses pas nécessite un effort qu’il a du mal à fournir. Les planches de bois elles-mêmes restent silencieuses, comme si elle contemplait une réalisation humaine d’exception. Ou peut-être, sa respiration hachée couvre-t-elle le grincement des marches… Tel un mortel parvenu au sommet de l’Olympe, il se retourne une fois arrivé en haut.

 Jamais plus je ne pourrais accomplir une telle chose, pense-t-il sans comprendre pourquoi.

 Il se cramponne à la rambarde, prends le temps de reprendre son souffle. Deux, trois minutes passent et les grandes goulées happant l’air cèdent la place à une respiration plus calme.

— Quelques pas jusqu’à la chambre et tu pourras enfin dormir.

Thomas s’élance et ragaillardit par la perspective du sommeil qui l’attend, il presse le pas. Il se force à ne pas diminuer le rythme quand, derrière lui, aux pieds des marches cyclopéennes qu’il vient de gravir, l’horloge sonne 18 h. Cette vieille chose a fini, elle aussi, par perdre la notion du temps. En passant devant son atelier, il y risque un œil, mais les ténèbres ont déjà englouti la pièce et rien ne s’offre à son regard. Pas même la blancheur immaculée de la toile en attente. Rien ne résiste à la nuit, pense-t-il en arrivant dans sa chambre. Il tâtonne comme un aveugle dans la pièce obscure, se refusant à prendre la peine de chercher bougies et allumettes. Son pied droit vient buter contre quelque chose et d’une main mal assurée, Thomas palpe les ténèbres. Aussitôt que ses doigts établissent le contact, il comprend que c’est son lit qui lui fait face et comme une marionnette dont on coupe les fils, tout son corps tombe en avant pour venir s’écraser dans ses draps.

Ai-je été un jour plus fatigué que cette nuit?

Il connaît la réponse, mais l’énoncer ne ferait que renforcer l’incompréhension qui s’insinue en lui. Alors, il ferme les yeux. Il la voit, en haut de marches qui semblent se démultiplier. Trésor inatteignable. Feu sacré que même Prométhée n’aurait osé subtiliser. Beauté enveloppée de guenilles. Souillon angélique. Muse attendant son art.

— Non !

 Thomas hurle le mot à la face de l’obscurité en ouvrant les yeux.

— Ne peux-tu pas me laisser en paix ? Ne peux-tu pas me laisser dormir ?

Rien ni personne ne lui répond. Tu es seul, sombre idiot! Seul avec tes pensées. Aucune échappatoire!

Cette idée le terrifie. Comment échapper à soi-même ? Il se redresse et dans la pièce sombre et silencieuse se maudit d’avoir proscrit l’alcool de cette maison. Oui, c’est un vice dans lequel il aimait se vautrer avec allégresse, mais c’est aussi un emplâtre qui parfois permet de croire, l’espace d’un instant, que certains problèmes se résolvent d’eux-mêmes. Thomas reste de longues minutes assis, les jambes pendantes à l’extérieur de son lit. Se rallonger ou se résigner à devoir encore survivre à cette nuit ? Il n’arrive pas à trouver de réponse. Des minutes ou des heures passent tandis qu’il scrute d’un regard vide un invisible devant lui.

 C’est alors qu’il l’entend. Il y a quelqu’un dans la maison.

 Un gloussement rauque monte et roule timidement depuis le salon. Le sang de Thomas ne se glace pas. Au contraire, il se met à circuler plus vite et soudain la fatigue n’est plus. Ne reste que l’appréhension et l’excitation du danger. Il se lève d’un bond en prenant soin de ne pas faire le moindre bruit. Sur le seuil de sa chambre, il s’arrête et tend l’oreille.

Je connais ce bruit se dit-il, sans parvenir pour autant à resituer d’où celui-ci lui est familier.

 Il avance vers l’escalier et le son se fait plus distinct. Thomas regarde les marches et comme si cela pouvait avoir un quelconque effet, leur impose de ne pas émettre le moindre son. Avec une extrême lenteur, il effleure de la plante du pied la première marche. Il inspire et retenant l’air dans ses poumons, pose le pied et tout son poids sur la marche qui ne manque pas de se faire entendre. Le grincement interrompt cette espèce de croassement qui venait du salon. Thomas attend, immobile, mais plus aucun son ne résonne dans la bâtisse. Dans un réflexe dont il ignore l’origine, il dévale à toute vitesse les marches. Il en manque une et se rattrape de justesse à la rambarde. Le rire se fait alors à nouveau entendre. Il est puissant, gras et sonore. Il ne semble plus venir uniquement du salon, mais de tout autour de Thomas. L’image d’un piano jailli et l’association se fait enfin dans son esprit.

— C’est ce vieux débris de l’auberge ! Ce salopard est venu me narguer jusque chez moi.

Furieux, il descend les marches deux par deux et se précipite dans le salon

« Sortez de chez moi ! » hurle-t-il, les poings serrés prêts à s’abattre sur la face ridée de son visiteur. La pièce est vide, plus rien n’y résonne si ce n’est le tic-tac lancinant de l’horloge. Toujours alerte, Thomas s’avance vers la cheminée centrale et saisit le tisonnier. Il le serre à s’en faire blanchir les phalanges.

— Je te trouverais où que tu sois !

Thomas fait minutieusement le tour de chacune des pièces du rez-de-chaussée avant de se rendre à l’évidence. Il n’y a personne d’autre que lui ici. Si jamais visiteur il y eut, celui-ci a depuis pris congé des lieux.

Ton manque de sommeil te joue peut-être des tours? Il faudrait peut-être lenvisager, non? Non. Je suis sûr de ce que jai entendu. Ce rire moqueur C’était forcément lui qui me narguait. Te narguer? Mais de quoi?

« De l’avoir possédé », lâche-t-il à voix haute.

Donc, c’est ça que tu veux. L’avoir? Te plonger toi aussi dans son accueillante poitrine?

— Non, je veux juste la peindre.

Nous y voilà! Enfin, tu le reconnais.

— C’est hors de question. Je ne le ferais pas. Inutile de chercher à m’influencer.

À qui adresses-tu ces mots?

— Mon dieu… Faut que je dorme. Je suis en train de…

Thomas ne finit pas sa phrase. Il faut juste qu’il puisse dormir. S’il y parvient, tout rentrera dans l’ordre. Une bonne nuit de sommeil et sa vie reprendra son cours normal. Loin de cette idée contre nature de portrait, loin d’elle et du fantôme qui erre dans son esprit.

Ce n’est que lorsqu’il arrive à sa chambre qu’il réalise qu’il tient encore le tisonnier. Il le pose contre son chevet. À portée de main, juste au cas où. Il se décide à éclairer la pièce pour vérifier que celle-ci est déserte. Il craque une allumette et allume une bougie. Il la promène sur toute la circonférence de la pièce. Le tour complet, il n’arrive pas à savoir s’il doit se réjouir ou non. L’absence d’une présence en ces murs signifie que la folie le guette. Qu’elle s’empare peu à peu de lui. Son esprit, confus, aurait presque souhaité que la flamme vienne illuminer le visage en parchemin du vieux soulard, tapi dans un coin de la chambre, grimaçant d’un sourire sardonique. Mais non, rien. La tension qui l’avait envahi le quitte et un bâillement venu du plus profond de son corps lui déforme le visage. Il étire son bras pour attraper la couverture et ressent une douleur sourde. Tout son corps est en proie à l’ankylose. Alors qu’il tente de caler son crâne dans un oreiller qui lui paraît bien trop dur, l’horloge sonne 18 h.

Quelle est donc cette folie, se demande-t-il en soufflant la bougie

— Si tu te sens seul, je peux t’envoyer une fille.

Thomas réouvre les yeux. A-t-il vraiment entendu les mots ou les a-t-il seulement imaginés ? Dans la mer d’encre qu’est sa chambrée, il reste un instant immobile. Il ne bouge pas d’un cil, cesse de respirer et concentre son ouïe sur le silence. La main prête à saisir le tisonnier au moindre son étranger…

D’un seul coup, il sursaute comme un diable hors de sa boite quand le carillon de l’horloge résonne à nouveau, marquant une heure qui est pourtant déjà passée.

— Ça suffit !

Thomas attrape le tisonnier.

Il connaît sa cible et cette fois, elle ne lui échappera pas. Dos à la porte d’entrée, il fait face à son adversaire. Elle se croit certainement hors d’atteinte, perchée dans sa tour d’ivoire à nous imposer sa marche immuable. Détrompe-toi, pense Thomas en lui lançant son arme de fortune au visage. Il manque sa cible de peu et le tisonnier rebondit sur le sol. Un nouvel essai, qui ce coup-ci fait mouche. L’adversaire chute et vient s’écraser avec fracas contre le sol. Son intégrité ne semble pas avoir subi de dégâts et la machinerie infernale continue sa rythmique. Ramassant le tisonnier, Thomas lève le bras au-dessus de sa tête et s’apprête à frapper avec fureur. Soudain, son visage à elle apparaît et son bras se fige. L’image se brouille, se déforme pour revêtir les traits du vieillard salace. Il croit, l’espace d’un instant, entendre son rire démoniaque, mais avant d’en être sûr, il abat violemment le tisonnier. Le bois vole en éclats et ce qui figure le crâne de la chose s’ouvre, laissant apparaître un cerveau fait de rouages, de courroies et de pistons métalliques. Une roue crantée tourne dans le vide, bien décidée à ne pas s’avouer vaincue. Pris de rage, Thomas frappe encore et encore l’antique horloge, répandant ses organes qui rebondissent sur le sol dans un ultime cri métallique.

 Malgré la douleur qu’il ressent dans ses muscles, Thomas continue de faire pleuvoir les coups. Même quand il ne reste plus rien de l’objet et que le tisonnier bute contre le parquet, y laissant de profondes cicatrices.

 Haletant, les muscles en feu, Thomas admire son œuvre. Il a vaincu le temps, l’a réduit à néant.

 Le silence n’est plus troublé que par la pluie battante qui frappe les fenêtres. La nuit a retrouvé son calme. Plus aucun carillon funeste ne viendra le troubler alors qu’il tente de trouver le repos, de retrouver sa vie. La satisfaction du meurtre accompli fait naitre un mince sourire sur ses lèvres. Un sourire mauvais, plein de violence. Mais pour le moment, sa rage est repue.

 Thomas lâche le tisonnier, et sans même un regard de pitié pour ce qu’il vient de détruire, il s’avance vers l’escalier. Il va pouvoir enfin dormir. Il le sent. Dormir et ensuite il faudrait qu’il pense à se nourrir. Depuis quand n’a-t-il pas pris le temps de manger ? Deux jours ? Trois ? Il n’arrive pas à savoir, mais la douleur creuse qu’il ressent à l’estomac laisse entendre que cela fait bien trop longtemps. Il va y remédier. Mais d’abord, dormir. Aussi longtemps qu’il le pourra.

Thomas monte lentement les marches. Son coup de folie meurtrière lui a ôté le peu de force qu’il lui restait. Peu importe, il le fallait. En haut des marches, il perçoit un halo de lumière venant de sa chambre ou peut-être de son atelier. Aurais-je oublié d’éteindre une bougie? Il ne peut plus se fier à sa mémoire. Son cerveau en proie à la fatigue ne fait plus cas de la logique et ses souvenirs, ses pensées sont aussi déconstruits que le cadavre de l’horloge au rez-de-chaussée. Il ne cherche donc aucune logique au fait que quand il parvient à l’étage, il réalise que c’est la lumière du jour qui jaillit des pièces entrouvertes. Il aura suffi d’une montée d’escalier pour que l’astre lunaire cède la place au soleil. Ses pas traînent sur le sol en le conduisant à sa chambre. Lorsqu’il passe le seuil, un bruit venant des profondeurs de l’entrée en contrebas se fait entendre.

Tic-tac, tic-tac, tic-tac…

— Je suis en train de devenir fou.

C’est un simple constat. Ses mots ne suscitent aucune réaction, aucun sentiment. Thomas continue d’avancer vers son lit. Le repos, enfin…

Et l’horloge sonne 18 h.

Avant qu’il puisse anticiper la chute, ses genoux cèdent et Thomas s’écroule sur le sol. Un spasme de désespoir remonte le long de sa gorge, et les larmes envahissent ses yeux. La tête dans les mains, il s’adosse contre le sommier du lit. À défaut de dormir, peut-être pourrais-tu mourir? Quel meilleur repos que celui de la tombe? Il réfléchit un instant à la proposition, pense à la façon dont il pourrait la mettre en œuvre. L’image de son corps suspendu par une corde là où trône l’horloge passe devant son regard brouillé par les larmes. Puis une autre vision passe et se fige. Il passe une main devant ses yeux. Ça ne peut pas être vrai. Pourtant, la vision ne bouge pas. Statique et implacable, elle lui fait face. Sa chevelure auburn semble flottée dans l’encadrement de la porte. Son corps nu irradie la pièce alors que de lèvres qui ne se meuvent pas, elle dit : Peins-moi! Viens à moi!

 

Ignorant la façon dont il y est parvenu, Thomas se retrouve devant l’Auberge Rouge. Un fiacre s’éloigne alors que la pluie martèle son crâne. À travers la porte de l’établissement, des rires et des cris de joie lui parviennent. Comment peuvent-ils rire? Est-ce de moi?

Avec violence, il pousse la porte et pénètre dans l’auberge. Personne n’arrête de vivre à son entrée, aucun regard ne se tourne vers lui. Il est aussi invisible que le vent qui s’engouffre par la porte ouverte. Tu n’es même pas assez important pour être l’objet de railleries, pense-t-il à contrecœur. Il embrasse la pièce d’un regard à la recherche de celle qui a pris possession de son esprit. De nombreuses filles errent nonchalamment parmi les clients. Un groupe de femmes observe la bassecour du balcon, mais aucune trace de celle qu’il recherche. Thomas repère la grosse Marthe derrière le bar. Elle sert un jeune marin dont le regard est plongé tout entier dans le décolleté de la tenancière. Son verre rempli, Marthe trempe un doigt dans la mousse de la bière qui monte doucement vers le bord avant de l’enfourner dans sa bouche grossière en adressant un clin d’œil au marin. Thomas, qui avance en observant la scène, se demande : « pourquoi se fait-il que de plus en plus d’hommes trouvent la vulgarité séduisante ? ». Le jeu de séduction n’est pas achevé quand il arrive au comptoir, mais il s’en moque et interpelle Marthe sans détour.

— Je cherche une de vos filles.

Marthe lui lance un regard noir tandis qu’elle se détourne du jeune homme.

— Elles sont toutes autour de toi, mon mignon. Il te suffit de faire ton choix.

Thomas s’appuie sur le bar de tout son poids et Marthe perçoit quelque chose qui la fait s’approcher de lui. Toute rancœur a quitté son visage.

— Bah alors, qu’est-ce qui t’arrive ?

« Je vous l’ai dit, je recherche une fille. Et ne me dites pas de regarder autour de moi. Elle n’y est pas. Je l’aurais reconnu. », lui répond Thomas en détournant son regard.

— Elle est peut-être simplement déjà prise. Dis-moi à quoi elle ressemble.

Thomas ressent une colère illégitime montée en lui en imaginant la femme entre les mains d’un autre homme.

« Elle a la peau très claire, une chevelure au couleur de l’aube. » Marthe lui jette un regard en biais et il se reprend.

« Une rousse. La dernière fois que je suis venu, il y a quelques jours, elle était là, assise sur les genoux d’un vieil homme jouant du piano », lui dit-il en indiquant l’instrument.

— Ah oui, je crois que je te reconnais. Tu as une mine de déterré mon garçon, tu le sais ? T’es le p’tit gars qui est parti en trombe après s’être blessé à la main n’est-ce pas ? T’as du bol d’avoir payé à l’ Nous n’aurions pas le même genre de discussion sinon.

D’un geste de la main qui chasse l’air, Thomas lui fait comprendre que toutes ces simagrées ne l’intéressent pas.

« La fille », se contente-t-il de demander.

La main de Marthe vient alors se poser sur une des siennes.

— Je suis désolé de te dire ça mon grand, mais la fille dont tu parles, Lili, nous a quitté il y une quinzaine de jours.

La réponse lui paraît si incongrue, que dans un premier temps, il ne réagit pas. Il a peut-être perdu la notion du temps, mais cela ne peut tout simplement pas être vrai. Sa dernière visite ne remonte pas à 15 jours. Il n’aurait pas pu tenir aussi longtemps sans dormir. Impossible.

« Vous devez vous tromper. J’étais là il y a moins d’une semaine. Vous devez confondre avec une autre de vos filles. »

— J’aimerais te dire que c’est le cas, mais ces dernières années une seule et unique rousse a vécu ici. Et c’était cette chère Lili. C’est triste de partir si jeune, si brutalement. On ne sait même pas vraiment ce qui lui est arrivé. Elle s’est juste endormie, sans ne plus jamais se réveiller. Peut-être un genre de fièvre ? Va savoir…

Marthe ne le remarque pas, mais Thomas ne l’écoute pas vraiment. Il dégage sa main de celle de Marthe et en regarde la paume. La plaie encore ouverte et suintante il y a peu a dorénavant laissé place à une longue boursouflure blanche. Elle est entièrement cicatrisée.

« Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que tout ça », lâche Thomas la mâchoire serrée.

— La vie, tout simplement. Les gens comme nous ne font pas long feu. La maladie, la violence, la faim… trop de dangers nous guettent pour que notre vie s’éternise.

L’esprit de Thomas essaye d’emboiter les pièces qui se présentent à lui, mais ne parvient pas à en percer le sens. Lui qui ne parvient plus à dormir ; elle, Lili, qui s’endort pour ne plus se réveiller. Cette ironie peut-elle être sans signification ? Comment va-t-il se débarrasser de son spectre maintenant ? Il était venu avec l’espoir qu’elle accepte de poser pour lui. Il avait fini par se résoudre à peindre son portrait. Il avait compris qu’il ne pourrait retrouver la paix que s’il s’acquittait de cette tâche. Et maintenant, voilà qu’elle n’est plus. À jamais insaisissable. L’image qu’il a d’elle est idéalisée par la fatigue et sa vision d’artiste… impossible de lui rendre justice en se fiant uniquement à sa mémoire. Il ne pourra jamais la recréer. Comment une femme à qui il n’a jamais parlé peut-elle le hanter ? Elle t’a souri! Tout sest joué dans ce sourire

« J’aurais dû lui parler… » murmure Thomas.

Il ne se rend compte de l’avoir dit à voix haute que lorsque Marthe lui répond : « Il n’est peut-être pas trop tard pour ça ».

— Où se trouve sa tombe ?

Marthe recule et attrape un torchon qu’elle frotte sans raison contre le bois du bar. Elle évite soigneusement le regard de Thomas.

« Il n’y a pas de tombes pour les gens comme elle. Pas de service funéraire, pas de sépulture, personne pour s’occuper de faire ça bien. Les gens se moquent de nous. Nous… Mes filles ne leur sont utiles que l’espace d’un instant. Un moment pendant lequel les hommes oublient leur vie merdique avant de repartir comme si de rien n’était. Ignorant le sacrifice que font ces filles. Ignorant ce que cela peut avoir d’abject, de sentir leur ventre gonflé de bière et plein de poils sur leur corps docile ; se moquant de la violence, de la douleur provenant de leurs violents coups de boutoir qu’ils pensent à même de nous apporter du plaisir. Rien dans cette vie ne les épargne… crois-tu vraiment que la mort va leur offrir une sépulture ? »

Marthe se détourne soudainement. Thomas est convaincu que c’est afin de cacher, à lui et aux autres clients, un regard qui s’embue. Elle doit rester imperturbable, forte pour toutes les filles qui dépendent d’elle. Elle a beau être une femme du peuple, elle sait que la moindre fissure sera exploitée par les soiffards qui vont et viennent dans l’établissement. Même un jeunot comme le marin — probablement aussi puceau qu’innocent — cherchera à profiter de la moindre de ses faiblesses.

— Qu’est-elle devenue dans ce cas ?

« Elle a rejoint les autres. Celles qui sont parties avant elle. », lui répond Marthe qui lui tourne toujours le dos.

— Je ne comprends pas.

« L’arrière-cour… Je les enterre dans l’arrière-cour. De cette façon, je peux continuer à veiller sur elles. J’aime à penser qu’elles auraient voulu qu’il en soit ainsi. »

Thomas reste silencieux. Lorsqu’après quelques secondes, Marthe se retourne, Thomas voit, dans une fulgurance qui ne dure qu’un battement de cil, son vrai visage. Celui d’une femme marquée par la vie, mais qui garde espoir de pouvoir en donner un peu à celles qu’elle appelle « ses filles ». Une femme dont la carrure imposante cache un cœur qui ne l’est pas moins. Sa vulgarité, cette immonde lubricité dans le regard, tout cela n’est qu’un masque. Une armure dont elle se pare pour protéger celles dont elle s’estime responsable. Un sentiment de culpabilité envahi Thomas alors qu’il réalise sa propension a rapidement jugé autrui. Celle-là même dont il se plaint d’être parfois victime. Il va pour dire quelque chose, mais déjà Marthe reprend son visage de matrone.

— Viens, suis-moi.

Il longe le bar pour la rejoindre et alors que Marthe se faufile entre les tables remplies de clients, des mains calleuses, d’autres pleines de suie, saisissent son arrière-train. Marthe ne bronche pas, mais Thomas ne parvient pas à se retenir d’envoyer un regard assassin à chacun de ses palpeurs sans retenue. Ils arrivent enfin à une petite porte dont le chambranle en bois s’effrite dangereusement. Marthe l’ouvre et doit tirer avec vigueur sur sa poignée pour contrecarrer le fait que celle-ci frotte contre le sol. L’arrière-cour ressemble à un modeste jardin mal entretenu. Aucun n’artifice, si ce n’est un chêne dont les branches nues sont fouettées par le vent. Marthe s’enfonce dans le petit jardin, et bientôt, Thomas discerne une dizaine de monticules de terre alignés contre le mur de brique qui enserre l’espace. L’un d’eux est moins tassé que les autres, et c’est devant celui-ci que la tenancière s’arrête.

— J’ai fait au mieux pour qu’elle soit bien. Je l’ai coiffée, nettoyée, et enveloppée dans des draps. Je n’y connais pas grand-chose en bondieuserie, mais j’ai dit quelques mots en souvenir d’elle. C’était une gentille fille. Perdue comme beaucoup, mais gentille.

Tandis que Marthe évoque le souvenir de Lili, Thomas s’agenouille devant l’ultime demeure de sa muse en devenir qui n’est plus. Il pose une main sur l’amas de terre. Quelque chose vient s’insinuer dans son cerveau à ce contact. Une pensée aussi insidieuse qu’un ver dans un fruit pourri. Il ferme les yeux. Couvrant le vent, la pluie, la clameur provenant de l’auberge et les mots de Marthe, il entend : Peins-moi!

Il se rappelle être resté un moment dans le jardin. Il avait ensuite suivi Marthe à l’intérieur et après une hésitation feinte, avait accepté le verre qu’elle lui avait offert. Il avait par contre refusé sa proposition d’une autre fille. Marthe s’était montrée prévenante avec lui, douce, malgré le masque obscène dont elle ne s’était plus séparée. Pour ce qui est du reste, mystère. Avait-il pris plus d’un verre ? Qu’avait-il fait avant de se retrouver ici ? Ses vêtements gisent sur le sol. Sales et détrempés. Il se tient debout, nu comme au premier jour. L’horloge qu’il a pulvérisée est suspendue intacte au-dessus de lui, approchant du moment où elle sonnera 18 h. D’un coup d’œil, il aperçoit des empreintes de pas mouillées montant vers l’étage supérieur. Les siennes ? Déboussolé et de plus en plus en proie à une folie qu’il ne comprend pas, Thomas se laisse tomber sur le sol, ses mains arrêtant de justesse sa chute avant que sa tête ne rencontre le parquet. Une douleur vive se rappelle à lui. Une douleur qui vient de l’extrémité de ses mains. Il baisse un regard inquiet vers elles. Ses doigts et ses ongles sont recouverts de terre. Par endroit, certains n’ont pas résisté et la fine protection qui recouvrait l’hyponychium[3] a disparu. La chair à vif est recouverte d’un mélange de sang et de terre. « Et tout autour de lui, ne règne que peine et souffrance. Les ténèbres l’enveloppent. Il est chez lui».

— Tout cela n’a aucun sens.

Thomas se relève péniblement, ses jambes tremblent sous lui. Cela ne vient pas de la fatigue, mais de la peur qui se répand dans l’esprit de ceux qui savent que leur raison s’étiole. Aux pieds des marches, ses vêtements trônent souillés de pluie et d’autre chose. Une matière visqueuse qui luit sous les pâles rayons de lune qui percent par les grandes fenêtres du salon. Une voix en lui lui dit qu’il ne veut pas savoir ce qu’est cette autre matière. La voir accentue l’effroi qui monte en lui sans qu’il parvienne à comprendre pourquoi. Il se détourne et tente de se concentrer sur les traces de pas sur le sol. En avançant en parallèle, il réalise qu’elles correspondent à sa physionomie. Qu’a-t-il donc été faire ? Les muscles et les nerfs tendus, raides comme un corps sans vie, il suit les traces laissées par un autre lui. Il prend un soin tout particulier à ne pas marcher dessus, les évitant comme s’il s’agissait d’un acide à même de lui ronger les chairs. Thomas n’entend pas les marches grincer sous son poids au fur et à mesure qu’il les gravit, trop obnubilé par un sentiment qui se renforce à chacun de ses pas. Ce n’est plus de la peur. Non, c’est autre chose. Quelque chose qui le pousse vers l’avant alors qu’il sent pourtant que le plus sain serait de rebrousser chemin. Un mélange malsain de curiosité, d’excitation et de… d’envie!

Des ombres dansantes s’échappent de son atelier, là où ses pas le mènent. Sur le seuil, la lumière qui émane d’un nombre indécent de bougies, lui agresse la rétine. Il détourne instinctivement le regard. Trop de lumière ici. Laisse donc tout cela. Va dormir!

Non, il doit savoir à quoi correspond toute cette folie. Après une longue inspiration, Thomas fait donc face à son atelier. Sa vue se brouille à cause de l’éclat qui imprègne toute la pièce. Il se fige, et attend que ses yeux s’adaptent. Des formes émergent peu à peu, se dotant de contours de plus en plus nets. Il aimerait qu’il en soi de même pour sa mémoire, mais rien ne lui revient. Encore quelques secondes et tout deviendra clair…

 La vision qui lui fait face chasse cette considération avec la violence d’un fouet qui claque dans l’air.

— Qu’est-ce que…

«Les ténèbres lenveloppent. Il est chez lui. Plus de raison, elle na pas sa place ici. En ces terres, la folie s’étend sur tous les horizons, elle imprègne lair quil respire, suinte des pores de sa peau. Contemple, ô homme, la dernière demeure, le pays où lespoir se meurt!»

Ce qui lui reste d’esprit ne remarque pas la toile et la tache de sang en son centre. Le motif qu’elle dessine en clair-obscur d’un sang plus ou moins sec par endroit ; les centaines de fines et délicates veines qui chutent pour finir par une légère courbure ; l’espace vierge que son contour dessine… Il ne voit rien de tout cela.

 Pas plus qu’il ne remarque la silencieuse tisseuse qui le toise depuis son lit de soie. Unique spectatrice de la folie à venir dont les trois paires d’yeux ne saisiront pas la portée. Hôte mortelle et impassible, elle attend que vienne le prochain visiteur. Un autre que celui-ci. Celui-ci, en plus d’être bien trop grand pour elle, est la proie d’autre chose. Ce qui focalise l’attention de Thomas est ailleurs. Ses yeux sont obnubilés par ce qui git sur une méridienne dont il ne se sert jamais.

 Caché sous une masse blanche et tachée de terre, linceul de fortune dont les renflements ne laissent pas de doute possible concernant la nature de ce qu’il recouvre, repose un corps.

Son corps!

Sous l’autel improvisé, une flaque noire comme le cosmos s’étend doucement. Il comprend soudain ce qui a réduit ses doigts en charpie. Il a creusé la terre de ses mains nues pour la délivrer de cette funeste étreinte. Mais cette révélation ne lui apporte rien. Une multitude d’autres questions se bousculent dans sa tête. Comment a-t-il pu quitter l’auberge avec son larcin ? Comment est-il rentré ? Quelqu’un l’a-t-il vu ou reconnu ? Le recherche-t-on ? Est-ce que, d’ici l’aube, une foule pleine de colère et armée de fourche va venir lui demander rétribution ? Et la plus importante. La seule qui compte vraiment. La question qui bute et rebondit dans sa boite crânienne, s’amplifiant jusqu’à devenir douloureuse : Pourquoi a-t-il fait cela ?

Thomas scrute le reflet des ombres projetées par les flammes qui danse sur le corps emmailloté dans des draps souillés d’une matière noirâtre. La même qu’il avait vue luire sur ses vêtements. Malgré l’appréhension et le dégout qu’évoque la substance, il tend la main vers les draps. Elle ne tremble pas, s’aperçoit-il.

Juste avant que ces doigts meurtris n’effleurent le tissu ; il arrête son geste. Une image de la belle endormie surgissant de son brouillard de draps avec la vélocité d’un fauve, le visage déformé par un cri inaudible, traverse son esprit. L’image reste, mais ses doigts reprennent leur course et soudain la frénésie les emporte. Ils démaillotent, se débattent pour mettre à jour ce qui aurait dû paisiblement reposer sous un amas de terre, près de ses sœurs d’infortunes. Les doigts de Thomas se remettent à saigner, laissant des auréoles rougeâtres sur le linceul. Ôtant un premier drap, puis un second, les maux de Marthe lui reviennent : « J’ai fait au mieux pour qu’elle soit bien». D’un ultime geste dont il ne perçoit pas la théâtralité, il jette le dernier drap en l’air. Il flotte quelques secondes puis chute, lentement, vers le sol.

La mâchoire de Thomas se crispe, et un relent remonte des profondeurs d’un estomac qui se contracte sur du vide. Il voudrait détourner le regard, mais il ne parvient pas à bouger.

Le froid qui fait trembler les vivants a permis au corps de garder une allure « humaine » bien que celle-ci tienne d’une sorte de parodie, de caricature. Les organes, muscles et tissus graisseux ont perdu de leur densité. Il ne reste qu’une fine couche de peau qui fait saillir chaque os, chaque aspérité de ce qui nous constitue, mais qui est, de notre vivant, dissimulé par une enveloppe plus ou moins charnue. Ici, pas de superflu. Juste un corps taillé à la serpe, un squelette qui échoue à se cacher.

 Thomas comprend enfin. Le liquide sombre, visqueux, à l’odeur âcre, mais étrangement supportable est constitué de tout ce qui n’était plus nécessaire. Il fait un pas en arrière en réalisant avec dégout qu’il suinte de chacun des orifices de la jeune femme qui n’est plus. Il recule encore, craignant que cette mort qui s’écoule et se répand soit contagieuse, qu’elle cherche d’autre territoire à conquérir.

 La peau et sa couleur ivoire qui l’avaient tant marqué tirent dorénavant sur un vert fade, délavé. Par endroit, de petites taches noires — coup de pinceaux anarchiques et inutiles d’un artiste qui se pense flamboyant — marbres la peau comme de petits cancers.

 La mort qui corrompt la vie, pense-t-il.

 La chevelure flamboyante n’est plus qu’un entrelacs de cheveux hirsutes imbibés de terre, leur couleur sanguine ayant cédé, elle aussi, à l’obscurité…

 Un sentiment de honte s’empare de lui lorsque ses yeux — après s’être posés sur une poitrine qui n’a plus aucune autre substance que celle d’une baudruche vide — descendent vers la vallée morte et broussailleuse qui cache une grotte où plus aucun homme ne trouvera refuge. Thomas hésite un instant. Puis, avec précaution, comme s’il avait peur que cette esquisse de vie ne s’anime sous ses yeux et agrippe son poignet de doigts plus froids que l’hiver au-dehors, il tend une main tremblante afin de recouvrir l’intimité de celle qui autrefois se faisait appeler Lili.

 Ce qui le révulse au plus haut point, c’est que, malgré la vie qui n’est plus, malgré la corruption de la mort, elle reste une des plus belles choses qu’il lui fut donné de voir. De telles choses ne devraient pas arriver.

« Peins-moi ».

Est-ce un mirage dû à l’éclairage, ou les lèvres que la mort avait scellées, viennent-elles réellement de s’entrouvrir ?

La seconde possibilité exhorte les jambes de Thomas à prendre la fuite, mais il se contente de reculer de quelques pas. Son dos vient buter contre le petit meuble sur lequel attendait sa palette, et celle-ci s’écrase par terre dans un bruit sourd, éclaboussant le sol de fines gouttelettes multicolore. Il n’y prête aucune attention. Son esprit vient de se perdre dans la toile qui vient d’envahir son champ visuel. Il voit enfin l’étrange tache rouge et noir au centre. Il penche légèrement la tête et réalise, sous cet angle, que le vide que la tâche entoure préfigure une forme bien particulière. La forme de ce visage qu’il s’est si longtemps refusé à peindre. Tu as refusé de peindre la vie sous prétexte que cela reviendrait à la figer dans une posture immortelle, que c’était comme la vider de sa substance, comme voler cette vie qui la rendait unique… Tout cela n’a plus cure dorénavant…

« Peins-moi », entend-il à nouveau et cette fois, il est sûr d’avoir vu la défunte bouche se mouvoir.

Si peindre la vie c’est figuré la mort, que créeront des coups de pinceau figurant une morte?

Perdu dans la tache que son sang a créée en la dotant d’une forme qui n’a rien de naturel, Thomas admire ses différentes teintes, ses nuances. Dans ce dégradé, c’est un symbole que son œil perçoit, la vie et la mort qui se mêlent, s’épousent. Du sang au néant… Jamais aucune peinture n’aurait pu donner un tel résultat. Cette façon dont le sang séché et noir vient donner volume et corps au reste de sa chevelure, c’est…

« Peins-la » s’entend-il prononcer.

Une chose en lui vient de céder. Thomas regarde ses mains ouvertes devant lui ; le corps inerte de cette femme qui hante ce qui aurait dû être son sommeil ; la toile et la forme ensanglantés qu’elle abrite, puis il ferme les yeux. Soudain, elle est là, dans l’Auberge Rouge que le monde a désertée. Seule, belle, rayonnante à en rendre jaloux l’astre solaire. Elle se tourne vers lui avec sur les lèvres un sourire qui ensorcelle, puis elle se fige. Statue de chair dont seule la chevelure est mue par un vent qui ne souffle point.

— Magnifique !

Les yeux toujours clos, Thomas gratte la toile de ses doigts à vif. Il ravale la douleur. La pulpe de ses doigts devient ses pinceaux. Le sang, son apprêt, sa peinture. Il sent la douleur vive d’un ongle cédant sous la friction et une grimace de douleur déforme son visage alors qu’il continue à gratter le lin. Tant mieux. Moins de risque de percer la toile, pense-t-il. Quand il réouvre enfin les yeux, la masse rouge et brouillonne qu’il voit ne le satisfait pas. Le sang n’a pas encore toutes les nuances que le temps finira par lui donner. Tout cela manque de profondeur, d’ombres…

Des gouttes de sang suintent de la chair de ses doigts mise à nue, produisant un imperceptible floc-floc sur le sol. Thomas tourne son visage vers le corps couché sur la méridienne. Tandis qu’il s’en approche doucement, le nom « Lili » s’échappe de ses lèvres. Au travers d’yeux que la douleur a quelque peu embués, il a l’impression que la coloration verdâtre du corps s’est atténuée. Il a besoin d’elle s’il veut réussir à lui rendre justice, besoin de ce qui faisait la vie en elle… Sans y réfléchir, Thomas plonge ses doigts dans la substance noire agglomérée sous le corps de Lili. Son contact est étrangement moins froid que ce à quoi il s’attendait. La mort peut-elle être plus chaleureuse qu’on ne le pense? L’odeur du liquide lui monte aux narines. L’effluve rance tapisse sa cloison nasale, s’insinue dans son esprit, et il sent un vertige soudain l’envahir. Un vertige, mais aussi une certaine euphorie…

Se dressant devant la toile, il s’apprête à refermer les yeux, mais remarque qu’il n’en a pas besoin. Le fantôme du souvenir de Lili est gravé sur sa rétine. À tel point qu’il est persuadé, que la jeune femme se tient là à peine à quelques mètres, prenant la pose pour lui. Il n’ose battre des cils de peur qu’elle ne vienne à disparaître. Alors, il la fixe, tandis que des larmes coulent de ses yeux qui demandent un répit. Ses mains pleines de putréfaction badigeonnent la toile, tracent des courbures, créent des contours, répandent des ombres, sculptent la vie dans l’inerte océan rouge. La sécheresse arrive et Thomas replonge des mains affamées dans la flaque d’ébène, projette des dizaines d’éclats de liquide sur la toile qui s’y fixent comme autant d’étoiles en négatif. Son sang se mêle à la substance et en change la texture, lui permettant d’apporter toujours plus de nuance au portrait.

 Sans s’en rendre compte, il délaisse l’image gravée sur ses pupilles et tourne la tête vers le corps endormi de Lili. Le rouge de sa chevelure est plus clair que la nuance reproduite sur le tableau, il faut l’éclaircir. Il doit aussi retranscrire la coloration sanguine de ses lèvres légèrement entrouvertes. Habité par la tâche, l’œuvre qu’il parachève, il saisit un couteau à peindre dont les bords sont recouverts de fines dents acérées. Il le plonge dans sa main droite, réouvrant une chair pourtant cicatrisée. Son corps se crispe sous la douleur quand le couteau bute contre quelque chose de dur. L’os? Peu importe se dit-il, détaché. Le sang s’amoncelle dans sa main en coupe, et Thomas y plonge ses doigts pour les alimenter de ce pigment si particulier. Il ne le remarque pas, mais, si sous le corps de la défunte une auréole noire se répand, sous lui, autour de ses pieds nus, c’est une flaque écarlate qui s’élargit de plus en plus.

— Voilà qui est mieux. La tonalité est plus proche de ta couleur. Tu ne trouves pas ? J’aurais tellement aimé que tu puisses te voir. Si seulement je n’avais pas tant tardé à te peindre. Tout ça pour de sacrosaints principes qui n’avaient de crédit qu’à mes yeux… Il faut rajouter un peu de noir par ici. Je prends un peu de toi… Voilà, on touche au but.

Quelque chose dans cette pensée le rassure. Sa tête tourne de plus en plus, sa vue se brouille. Certainement à cause de ce méphitique liquide. Il est temps d’en finir!

Il regrette de n’avoir pas fait un portrait de plain-pied, de tout ce corps à la beauté si imparfaitement parfaite. Cette effroyable symétrie qui tient plus du tigre[4] que de la femme. Il aurait aimé peindre le doux renflement de ses seins fermes et nourriciers, figé ce moment précis, là ! Oui, celui-ci ! Cet instant juste après que les poumons se remplissent d’air et avant qu’il ne le laisse s’échapper dans un souffle. À une autre occasion peut-être ? Peut-être acceptera-t-elle à nouveau de poser pour lui.

Finis donc ce que tu as commencé. Ne vois-tu pas qu’elle s’impatiente?

Thomas remarque en effet d’imperceptibles mouvements, de ceux qui trahissent la fatigue d’un corps soumis à la lenteur de l’artiste. On dit que Dieu a créé le monde en six jours. Voilà bien la plus grande preuve que ce n’était pas un artiste !

À la décharge de Thomas, le vertige qu’il ressent l’oblige à se concentrer. Ce qui ne l’aide pas pour peindre…

Il a manqué à plusieurs reprises de perdre l’équilibre dont une aurait pu le voir s’effondrer sur le sol s’il ne s’était, de justesse, rattrapé à un meuble ou autre chose.

Il n’a pas fait vraiment attention. L’important c’est que la chute ait été évitée. Autour de lui, l’espace lui avait alors donné l’impression de changer. Comme si les ombres avaient pris une autre substance, qu’elles s’étaient déformées, allongées. Bougeant comme si elles cherchaient à fuir… Il avait alors tourné la tête vers Lili, se demandant avec inquiétude si l’éclairage n’avait pas modifié les traits qu’il tentait de reproduire. Il n’en était rien. Elle était toujours là, allongée. Elle le regardait de ses yeux noirs et hypnotiques. Lui souriant en attendant qu’il la libère de son immobilité. Étrangement, les flammes semblaient illuminer encore davantage son visage.

— J’ai presque fini !

Le sourire de Lili s’élargit, et révèle une dentition droite qui tire sur le gris.

Mon Dieu, la chaleur devient de plus en plus étouffante…

Subtilement, l’espace hors de la toile se floute…

Thomas baisse une tête qui dodeline vers sa main. Elle déborde de son sang. Il y trempe les doigts et quand il se redresse, son corps tangue.

Soudain, la toile finit elle aussi par devenir floue. La lumière faiblit malgré des ombres qui dansent avec toujours plus de fougue. Puis vinrent les ténèbres.

Thomas s’effondre.

Une chaleur réconfortante flotte autour de lui quand il reprend conscience. Sa joue trempe dans un sang qui commence à s’épaissir. Elle émet un son humide quand il la décolle du sol en tentant de se relever. Il n’y arrive pas. Plus assez de force. La pièce baigne dans une lumière chaude, comme éclairée par un doux soleil d’été. Il lève la tête et, entre les flammes, aperçoit le tableau au-dessus de lui. Prosterné devant lui comme certains devant d’autres illusions, il sourit. Il est achevé ! Dans ce cadre blanc, fixée pour l’éternité dans toute la gloire de sa beauté, la flamboyante Lili éclipserait le jour lui-même.

J’ai réussi! Je tai peint!

Elle le regarde, les yeux pleins d’un amour qui n’a pu s’exprimer. Son sourire exprime aussi bien la joie de l’avoir connu que la détresse de le voir mourir sans naitre.

 Sublime Eve… née de mes doigts, de mon sang.

Thomas se sent faible et lutte pour empêcher ses paupières de se clore. Il est si fatigué… même respirer devient un effort qu’il n’arrive que difficilement à produire.

— Chut… endors-toi maintenant, repose-toi. Tu l’as mérité mon amour.

Il tente de prononcer un mot, mais n’y parviens pas. Merci résonne dans sa tête juste avant que son esprit s’éteigne. Son corps se détend… un feu salvateur l’envahit et le sommeil vient… enfin…

 Loin de lui, dans un monde dont il a fini par s’échapper, une impassible horloge martèle un carillon. Elle sonne 18 h.

L’incendie dura trois jours.

 Trois jours pendant lesquels une foule toujours plus importante de badauds venait regarder la demeure Vespar être la proie des flammes. Ils s’attroupaient, drapés dans leurs plus belles étoffes, recouvrant leur nez d’un mouchoir afin de ne pas être gênées dans leur contemplation par l’odeur âcre de la fumée.

— Toutes ces toiles qu’ils emportent avec lui, quel dommage !

— Ça reste à voir. Des années qu’on n’avait rien vu de lui. Qui sait quelle folie peut peindre un homme qui se coupe ainsi du monde ?

— Eh bien, nous ne le serons jamais.

— Au moins est-il mort d’une façon flamboyante !

— Vous êtes intenable, mon cher ! N’avez-vous pas de cœur ?

— Bien sûr que si voyons ! Mais pas pour un homme, enfin, un « artiste » qui se croyait trop bien pour ne serait-ce que répondre aux avances de ma tendre Juliette.

— Tout cela est si triste…

— Si vous le dites. Venez, allons donc prendre un verre chez moi. Le spectacle de la mort est finalement plus lassant qu’on pourrait le croire.

— Excellente idée ! Vous ai-je dit que je l’avais croisé il y a peu ? Il m’est rentré dedans en sortant d’une auberge, se tordant les mains, le regard d’un fou en fuite. Mon dieu… Il avait peut-être un problème d’alcool ? Pauvre homme !

— Il est surtout plus mort que pauvre maintenant !

— Vincent ! Voyons !

Quand les flammes eurent fini de se nourrir, et que ne s’élevait de la demeure plus qu’une mince fumée blanche, ce qu’on y découvrit n’a toujours pas pu être clairement expliqué.

À l’étage, couché sur le sol, au centre d’une large tache noire, gisait le corps de Thomas. Entièrement carbonisé, jusqu’à laisser, par endroit, apparaître le blanc luisant et gras de l’os.

En lieu et place d’un corps crispé et figé dans la douleur, il était en position fœtale comme si les flammes qui le dévoraient n’avaient été qu’un songe pendant son sommeil. Mais ce n’était pas le plus troublant. Ce qui encore aujourd’hui pose question, c’est cette toile, intacte !

La bâtisse entière avait été la proie des flammes. On ne trouva rien qui n’en est pas subi les assauts. Pourtant, là où, semble-t-il, le feu avait brulé avec le plus d’ardeur, trônait fièrement ce tableau, faisant même l’injure de ne pas être noircie de fumée. Certains diront par la suite que s’il émanait bien une étrange odeur de celui-ci, elle n’avait rien à voir avec celle que laisse un feu.

À cette étrangeté — qui aurait pourtant suffi à rendre le tableau célèbre, ou du moins à lui assurer une certaine réputation —, il fallait y ajouter la nature de son sujet.

 Un portrait, plus vrai que nature, d’une belle ingénue à la chevelure rousse.

Le réalisme dont le peintre avait fait preuve était tel, qu’on avait l’impression de voir la vie se refléter dans les pupilles noires de la jeune femme.

Son regard semblait vous suivre et sondez votre âme jusqu’à ses confins les plus profonds ; deux abysses dans lesquels on aimerait se perdre, quitte à ne jamais en revenir…

Sa chevelure aux reflets de lave avait si minutieusement été travaillée, que par moments, si vous la regardiez assez longtemps, elle vous semblait ondulée… Comme sous la caresse d’une brise, soufflant dans sa prison de lin.

Sur les lèvres de la jeune femme se dessinait un sourire qui cachait un secret. Un rictus troublant, aussi carnassier que rassurant, aussi glaçant que séduisant.

Une représentation de l’inexprimable.

Un indicible que même les anges ne peuvent connaître.

Un secret que seuls les morts peuvent entendre.

 

 

 

FIN

 

[1] Marbre blanc extrait en Grèce, il présente d’infimes variations et est considéré comme un des marbres les plus immaculés du monde.

[2] Eurus était un des dieux du vent (ou Anémoi) de la mythologie grecque. Représentant le vent automnal d’est, Euros était un vent froid et violent. Parmi ses frères, on trouve notamment Borée, le vent hivernal du nord, Notos, le vent pluvieux du sud, et enfin Zéphyr, la douce brise printanière venant de l’ouest.

[3] Bande de peau recouverte par l’ongle.

[4] Allusion au poème Tigre, de William Blake : Tigre, Tigre ! Ton éclair luit/Dans les forêts de la nuit/Quelle main, quel œil immortel/Osèrent fabriquer ton effrayante symétrie ?

La Prison de Verre – Derrière les apparences Tome 2

Chapitre 1

Michaël ne pouvait s’empêcher de fixer le cercueil qui dominait l’autel de l’église. A l’intérieur, sa mère Sylvia gisait, le visage émacié par un long combat contre le cancer. Le jeune homme s’avança lentement et la contempla, les yeux embués de larmes. Il se pencha doucement et lui déposa un baiser sur le front.

– Pardonne-moi, maman. J’aurais tellement voulu te sauver, mais je n’ai pas réussi.

Il sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna et vit son père. Jean Blanchart, un banquier respecté, avait du mal à contenir son émotion. Il semblait anéanti et vacillait sur ses jambes. Le regard hanté par le chagrin, il ne pouvait détacher ses yeux de la femme allongée dans le cercueil. C’était l’amour de sa vie, sa compagne depuis plus de quarante ans.

Michaël le prit dans ses bras et le conduisit sur le banc du premier rang. Il balaya du regard l’église et il remarqua que son oncle Filipe, le seul frère survivant de sa mère, était présent. Il remarqua aussi la présence de son ami d’enfance Mario. Celui-ci était accompagné de son père Salvatore. Assis à côté d’eux, deux hommes dont le visage lui disait vaguement quelque chose l’observaient mais il ne parvint pas à les identifier. Il s’assit à côté de son père et le prêtre commença son homélie.

Quand l’office se termina, des porteurs emportèrent le cercueil vers le corbillard et les personnes présentes les suivirent en silence. Ils arrivèrent au petit cimetière du village. Jean avait du mal à avancer mais Michaël était là pour le soutenir. Son père chancelait sur ses jambes et, au moment où Michaël crut qu’il allait tomber, une main attrapa le bras de Jean et le passa derrière son cou. C’était Mario.

Michaël le regarda avec reconnaissance. Mario lui fit un faible sourire. Malgré les événements terrifiants qu’ils avaient connus dans leur enfance, Mario et lui étaient restés très proches. Il était soulagé de ne pas devoir affronter cette épreuve tout seul. Ils atteignirent enfin l’endroit où Sylvia Giorno reposerait pour l’éternité.

Le prêtre fit une dernière prière et ce fut tout. Mais au moment où l’on fit descendre le cercueil, Jean s’effondra complètement. Michaël et Mario le portèrent jusqu’à la voiture qui se trouvait près de l’entrée du cimetière et l’allongèrent sur le siège arrière. Michaël examina son père et constata qu’il était en état de choc.

Il vit son oncle approcher, l’air inquiet, et lui demanda s’il pouvait s’occuper de la suite sans lui. Il préférait conduire son père à l’hôpital. Filipe acquiesça et retourna vers la famille et les amis en deuil. Mario s’installa au volant et Michaël resta près de son père. Jean avait perdu connaissance et semblait marmonner des mots incompréhensibles. Michaël lui tenait la main et tentait de le rassurer. Ils arrivèrent à l’hôpital et Mario se précipita vers les urgences. Quelques secondes plus tard, quatre urgentistes arrivèrent avec une civière et emmenèrent Jean aux urgences. Michaël resta un instant pétrifié, comme si ses jambes refusaient de lui obéir. Mais Mario le prit par le bras et l’entraîna à sa suite.

Jean fut installé dans une chambre et les infirmières s’affairaient autour de lui. Le pauvre homme était en piteux état. Un médecin arriva et examina le patient. Il écouta un instant son cœur et prit un air soucieux. Il donna des instructions aux infirmières et Jean fut emmené.

Michaël commença à paniquer. Il attrapa le médecin par le bras et lui demanda des explications. Le médecin le regarda d’un air navré.

– Je crains que votre père n’ait fait un infarctus. Il va falloir l’opérer d’urgence.

Michaël lâcha lentement le bras du médecin. Sa tête se mit à tourner et il sentit qu’il allait perdre connaissance. Heureusement, Mario le rattrapa et l’installa sur une des chaises de plastique qui se trouvait dans le couloir.

– Courage, mon pote, ça va aller. Je suis sûr que tout va bien se passer. Je reste avec toi. Ton père est un battant, il va s’en sortir.

Michaël reprenait doucement ses esprits. Il serra la main de son ami avec reconnaissance. Mario alla lui chercher un verre d’eau et ils s’installèrent dans la salle d’attente. Mario observait Michaël avec inquiétude. Son ami de toujours avait beaucoup changé. Il avait toujours été solide, un vrai colosse avec son nez aquilin et ses cheveux noirs. Mais aujourd’hui, il semblait voûté et vieilli. Ses cheveux avaient blanchi et il avait perdu du poids. Il paraissait perdu dans ses pensées et Mario décida de ne pas le déranger. Ces dernières années, ils n’avaient pas eu beaucoup l’occasion de se voir. Il savait que Michaël avait obtenu son diplôme de médecine et qu’il était devenu un excellent chirurgien. Il avait même été le témoin de son mariage avec une jolie blonde du nom d’Emma. Mais il remarqua que Michaël ne portait plus son alliance. Il n’osa pas lui poser de questions cependant. Ce n’était vraiment pas le moment. Il se contenta donc d’attendre en silence.

Quelques heures plus tard, ils virent un médecin arriver. Michaël se leva et le docteur lui sourit.

– Votre père a fait un petit infarctus mais l’opération s’est bien passée. Il va devoir rester quelques jours à l’hôpital mais je suis optimiste.

Le jeune homme poussa un soupir de soulagement. Il demanda s’il pouvait aller voir son père mais le médecin lui conseilla de revenir le lendemain.

– Votre père a besoin de repos. Dès qu’il sera réveillé, nous vous avertirons.

Les deux hommes quittèrent donc l’hôpital et Mario lui demanda s’il voulait rejoindre la veillée organisée pour sa mère. Mais celui-ci refusa. Il ne voulait voir personne. Il demanda donc à Mario de le déposer chez lui. Mario acquiesça.

Ecriture Dangereuse tome 3

Chapitre 1

 

Noir. Tout était noir. Dans le silence absolu, Marie entendait des personnes murmurer son nom à son oreille. Elle aurait aimé leur répondre mais elle n’arrivait pas à ouvrir les yeux. Que se passait-il ? Marie ne se souvenait pas de grand-chose. Elle était allongée sur un matelas extrêmement dur et elle sentait quelque chose à l’intérieur de son nez qui la dérangeait. Elle sentait une main serrer la sienne et une femme semblait pleurer en l’appelant. Avec toute la volonté qu’elle put rassembler, Marie finit par ouvrir doucement les yeux. A ce moment, une femme blonde, les yeux cernés et rougis, se pencha sur elle et lui dit :

 – Marie, ma chérie ! Enfin ! Tu es réveillée !

La femme se tourna sans lâcher la main de Marie et se mit à crier :

 -S’il vous plaît, un médecin !

Marie ne comprenait pas. Qui était cette femme ? Et pourquoi criait-elle ainsi ? La femme se tourna de nouveau vers elle et lui sourit tendrement.

 – Je suis si contente que tu sois enfin réveillée, ma chérie. Tu nous as fait très peur, tu sais. Comment te sens-tu ?

Marie allait ouvrir la bouche quand un homme à la peau mate et aux cheveux noirs pénétra dans la chambre. Il abordait un grand sourire et lui dit :

-Alors, princesse, on fait des frayeurs à son vieux père ?

Marie ne savait pas quoi répondre. En fait, Marie ne reconnaissait pas ces gens qui, si elle avait bien saisi, étaient ses parents. Un médecin arriva et lui aussi souri aussi. Il s’approcha d’elle, vérifia ses constantes sur les appareils installés à côté de son lit, et se mit à parler à Mr et Mme Torres. Marie avait entendu le médecin prononcer leur nom. Après quelques minutes de discussion, les trois personnes revinrent vers la jeune fille qui restait toujours silencieuse. La femme lui demanda de nouveau comment elle se sentait. C’est là que Marie répondit avec étonnement :

 -Qui êtes-vous ? Sur ses mots, les yeux de la femme s’agrandirent et elle porta la main sur sa bouche grande ouverte. L’homme qui l’avait appelé princesse fronça les sourcils et se tourna sur le praticien en quête d’explication. Le médecin se rapprocha de Marie. Gentiment, il se mit à lui poser des questions.

-De quoi te souviens-tu ? Tu sais comment tu t’appelles ? Tu sais ce qu’il t’est arrivé ?

Marie ne savait pas quoi répondre à part qu’elle se souvenait de son prénom. Le reste semblait plongé dans le noir. Non, elle ne savait pas qui étaient ces gens, et non elle ne savait pas comment elle avait fini à l’hôpital. Voyant son regard se remplir de larmes, le médecin laissa la jeune fille se reposer et demanda aux parents s’ils pouvaient le suivre dans le couloir. Se retrouvant seule, Marie essaya vainement de faire remonter les souvenirs mais, pour l’instant, rien ne lui venait.

Pourtant, elle éprouvait une peur intense et inexpliquée, comme si elle se sentait menacée par quelque chose de maléfique. Elle se sentait comme épiée, surveillée par quelque chose ou quelqu’un qu’elle ne pouvait pas voir. Elle essaya de calmer son angoisse en se disant qu’elle devait imaginer tout ça et que son état psychologique devait être la conséquence de la raison de son hospitalisation.

Pendant que ses parents parlaient au docteur, Marie essaya doucement de se redresser sur son lit mais dès qu’elle se souleva, sa tête se mit à tourner et l’envie de vomir se fit sentir. Elle se recoucha et porta doucement la main sur sa tête. Elle sentit alors un énorme bandage. Elle avait dû se blesser et se fracturer le crâne. Cela expliquait peut-être pourquoi elle ne se souvenait de rien. Tournant lentement la tête vers le couloir, elle vit ses parents revenir dans la chambre. Ils semblaient inquiets. Sa mère s’installa dans un fauteuil à côté de sa table de chevet et son père vint s’asseoir à l’autre bout du lit. Ils la regardèrent un instant sans rien dire et Marie commença à se sentir mal à l’aise.

 -Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

Son père la regarda d’un air inquiet et soupira.

 -Marie, tu as fait une mauvaise chute chez ton amie Amélie. Sa mère nous a raconté qu’elle avait entendu crier dans la chambre de sa fille et qu’elle t’avait trouvé étendue sur le sol et que tu saignais à l’arrière de la tête. Amélie lui aurait dit que tu t’étais prise les pieds dans le tapis de sa chambre et que tu serais tombée en arrière. Elle a essayé de te rattraper mais elle n’a pas été assez rapide. Ta tête a cogné contre le coin de son bureau. Comme tu ne reprenais pas connaissance, sa mère a appelé une ambulance et est venue nous prévenir. A ton arrivée, tu es tombée dans le coma. Nous avons prié tous les jours, ta mère et moi, pour que tu nous reviennes. Nous sommes heureux que tu sois enfin réveillée. Quant à ton amnésie, le docteur pense que c’est consécutif à la fracture crânienne que tu as subie. D’après lui, ta mémoire pourrait revenir n’importe quand. Tu es quand même restée un mois dans le coma. Il te faudra du temps pour récupérer. Mais je suis sûr que tout ira bien, je te le promets.

Marie ne savait pas quoi dire. Elle ne se souvenait pas de sa mésaventure et encore moins d’une certaine Amélie. Pourtant, ce nom résonnait comme un écho dans sa mémoire. Mais quand elle essaya de se rappeler d’où elle le connaissait, le souvenir semblait s’éloigner. Marie soupira d’exaspération. Sa mère la rassura en lui disant qu’elle était sûre que les choses reviendraient à la normale en temps voulu et que pour l’instant Marie devait se reposer. Voyant que leur fille semblait fatiguée, Arturo et Evelyne décidèrent de rentrer à la maison en promettant à Marie de revenir le lendemain matin. Ils étaient épuisés, ayant veillé leur fille depuis son accident. Ils l’embrassèrent tendrement et sortirent de la chambre.

Se retrouvant de nouveau seule, Marie regarda autour d’elle. Son visage pâle se reflétait sur la vitre de sa chambre. Elle regarda par la fenêtre un moment et sentit qu’elle allait de nouveau s’assoupir. Au moment où elle se sentait envahir par le sommeil, un mouvement derrière la vitre attira son attention. Marie se concentra sur ce mouvement et finit par comprendre ce qu’elle voyait. Derrière la vitre, un visage blafard avec un sourire effrayant l’observait, immobile, l’air de la narguer. Marie était tétanisée. Elle ferma les yeux très forts, en priant pour que ce ne soit qu’une hallucination. Quand elle les rouvrit, le visage avait disparu. Soulagée, elle regarda encore un moment la vitre mais, mis à part le soleil couchant, elle ne distinguait plus rien. Elle finit donc par s’endormir.

Ecriture Dangereuse tome 2

La salle d’étude était vide. Chargée de ses cours, Marie Torres s’avançait doucement dans la pièce. Elle aimait faire ses devoirs dans ce lieu silencieux, propice à la réflexion. L’année dernière, elle avait réussi avec succès sa sixième année et était maintenant inscrite au Collège Notre Dame de la Grâce, section littéraire. Son aventure de l’an dernier n’avait en aucun cas entamé son enthousiasme pour l’écriture, bien du contraire. Après sa victoire au concours des écrivains en herbe, elle avait passé une partie de l’été à écrire de nombreuses nouvelles, ce qui lui avait laissé peu de temps à passer avec sa meilleure amie, Amélie. Bien sûr, elles passaient encore du temps ensemble, mais leur relation avait évolué vers une amitié un peu plus distante. Marie mettait ça sur le compte de son art mais Amélie avait trouvé son amie changée depuis l’histoire des gitans. Donc, bien qu’inscrite à la même école, elles ne passaient plus tout leur temps libre ensemble, Amélie s’étant inscrite dans la section informatique. Marie aurait pu faire ses devoirs à la maison, l’école se trouvant seulement à deux kilomètres de son domicile, mais depuis son intérêt pour ses racines gitanes, sa relation avec ses parents était un peu tendue. Eux qui avaient tout fait pour ne plus avoir affaire avec ce monde voyait leur fille s’y intéresser un peu trop à leur goût. A peine passé la porte de la maison, son père revenait sans arrêt au même sujet: son intérêt excessif sur les gitans et surtout sur leur magie. Deux semaines après la rentrée scolaire, ils avaient eu une énorme dispute. C’était un samedi matin. Évelyne, la mère de Marie, avait fait le ménage dans la chambre de sa fille. Passant l’aspirateur sous son lit, elle avait découvert une petite boîte en bois sculptée de drôle de symboles et y avait trouvé des objets bizarres, ainsi qu’une panoplie de mèches de cheveux enroulés dans de petits rubans, et un grimoire effrayant avec un diable sur la couverture. Elle en avait parlé à Arturo, le père de Marie. Monsieur Torres, découvrant le contenu de la boîte, s’était mis dans une colère noire et avait eu une terrible dispute avec Marie. Elle tenta de lui expliquer que ce n’était que de la curiosité, sans plus, mais son père ne le voyait pas du même œil. Étant catholique, son père lui avait intimé de se débarrasser de ces objets sans attendre. Pour calmer la situation, Marie s’était débarrassée de la boîte, mais elle ne l’avait pas jetée, évidemment. Elle s’était contentée de la cacher dans le fond de son casier d’école. Depuis, ses parents surveillaient ses moindres faits et gestes, à la recherche de la plus petite trace de rituel de magie gitane. Marie avait pensé qu’ils seraient plus compréhensifs à ce sujet, mais son père avait objecté qu’il y avait une sacrée différence entre s’intéresser à ses racines et pratiquer la magie. N’ayant rien à objecter, Marie avait décidé de laisser son drôle de passe-temps un peu de côté et de se concentrer sur ses études. Elle s’installa au dernier banc, étala ses cours et commença ses devoirs. Son ancien professeur, Monsieur Basselier, lui avait conseillé de continuer dans l’écriture car elle avait un don exceptionnel dans ce domaine. Son nouveau professeur, par contre, la trouvait moyenne, à la limite du médiocre. Marie ne le supportait pas! Ce monsieur Lewis et son air supérieur! Toujours à critiquer, à vous rabaisser en public! Mais Marie n’avait pas l’intention de le laisser gagner. Elle lui prouverait qu’elle pouvait être une excellente romancière et ne s’arrêterait pas tant qu’il n’aurait pas reconnu son erreur à son sujet. Plongée dans ses réflexions, elle n’entendit pas la porte s’ouvrir. Une main se posa sur son épaule et Marie sursauta. C’était Amélie. Son amie lui sourit: – Je t’ai bien eue! dit-elle en s’esclaffant. -Ha!ha!ha! lui répondit Marie sur un ton maussade. Très drôle, Amélie. Mais là tu vois, je travaille. Amélie s’installa sur la chaise à côté en soupirant. – Tu n’es pas drôle, Marie. Avant toute cette histoire, on riait toujours ensemble. Aujourd’hui, je n’arrive plus à t’arracher un seul petit sourire. Qu’est-ce qu’il t’arrive? Tu sais, tu peux tout me dire. Tu es toujours ma meilleure amie! Tu le sais, non? Marie soupira et posa son stylo. Elle aurait bien voulu expliquer à Amélie les disputes continuelles qu’elle avait avec ses parents, mais elle savait pertinemment qu’Amélie leur donnerait raison. Elle l’avait elle-même mise en garde contre ce genre de pratique lorsque Marie lui avait montré sa boîte à malice l’été dernier. C’est pourquoi elle lui répondit: – T’inquiète pas, tout va bien. C’est juste ce nouveau prof, ce Lewis. Je ne le supporte pas! Monsieur je-sais-tout qui sait et fait mieux que tout le monde! Je lui ai rendu l’histoire avec laquelle j’ai gagné le concours et il m’a juste répondu qu’ici on était plus à la maternelle. Quel culot! Je sais que ce n’était pas du Stephen King, mais quand même, il exagère!

– Et si tu t’accordais une petite pause, proposa Amélie. Viens chez moi ce soir! On est vendredi, c’est la soirée de l’étrange sur Sy Fy. Tu sais, ça me manque un peu, nos soirées pyjamas. Marie regarda son amie, les larmes aux yeux. – A moi aussi, tu sais. Mais depuis cette histoire, ma vie a changé du tout au tout. Je ne sais même plus qui je suis vraiment. Je suppose qu’une petite pause me ferais du bien.

Amélie se leva et attrapa son amie par les épaules, la serrant fort contre elle. -Amies pour la vie? Demanda-t-elle. -Amies pour la vie, lui répondit Marie. Elle ramassa ses affaires, les mis dans son sac et emprunta le chemin du retour avec son amie, riant et s’amusant, comme autrefois. Marie était soulagée de voir que rien n’avait changé entre elles.

Ecriture Dangereuse tome 1

Il faisait nuit noire. Dans sa chambre, petite mais cosy, Marie avait du mal à trouver le sommeil. Demain, elle allait enfin pouvoir réaliser le rêve de sa vie. Cela faisait six ans maintenant qu’elle s’entraînait pour être la meilleure écrivaine de son école. Son ordinateur, en état de veille, vieil ami de longue date sur lequel elle avait enregistré tant d’histoires, illuminait la pièce de sa douce lueur bleutée. Enfin le concours des sélections pour le meilleur écrivain scolaire arrivait. L’événement tant attendu! Son récit était terminé depuis une semaine déjà, mais elle n’avait pas pu s’empêcher de le lire et le relire, scrutant chaque mot à la recherche de la moindre faute d’orthographe, du moindre mauvais accord de grammaire et fini par le trouver acceptable. Ho! bien sûr, elle avait toujours été douée pour écrire des histoires, et elle en avait publié quelques-unes dans le petit journal local de son lycée, mais rien de bien exceptionnel. C’est pourquoi elle attendait beaucoup de ce concours et espérait bien être remarquée par les représentants des maisons d’éditions de la région.

Amélie, sa meilleure amie, la seule d’ailleurs qui avait eu le privilège de lire ses écrits jusqu’à présent, l’avait rassurée à nombreuses reprises, lui assurant qu’elle avait un talent naturel pour captiver les lecteurs, les plonger dans ses histoires fantastiques, et lui avait assuré qu’elle allait certainement gagner haut la main le concours. Sur ces pensées rassurantes, elle finit par s’endormir et fit un rêve étrange. Dans ce rêve, une vieille dame lui conseillait de ne pas participer à ce concours et que si elle le faisait, une malédiction tomberait sur sa famille. Au moment où Marie allait lui demander ce qu’elle entendait par là, la sonnerie de son réveil lui annonça qu’il était temps de se lever.

Elle s’assit doucement sur son lit et chaussa ses pantoufles. Quel drôle de rêve… et cette étrange vieille femme… Au rez-de-chaussée, sa mère lui cria que le déjeuner était servi. Marie s’habilla rapidement et descendit les escaliers en courant, le concours occupant de nouveau son esprit, le rêve déjà oublié.

-“Tu as bien dormi ma chérie?”, lui demanda sa mère en lui servant une énorme assiette de crêpes fourrées à la myrtille, ses préférées. La bouche déjà remplie, Marie lui fit signe que oui. Son manuscrit, enfermé dans sa sacoche préférée, attendait sur le meuble d’entrée et Marie n’avait qu’une seule envie, s’en emparer et courir jusqu’à l’arrêt de bus où l’attendait Amélie. Sans finir son repas, elle salua ses parents, attrapa son sac et couru jusqu’à l’entrée, quand sa mère l’appela. Pressée, la main sur la poignée de la porte d’entrée, Marie l’entendit lui rappeler que son père et sa mère sortaient ce soir et que s’ils n’étaient pas encore rentrés quand elle reviendrait du collège, elle pouvait rester en compagnie d’Amélie. C’est vrai qu’en plus d’être meilleures amies depuis la maternelle, elles étaient aussi voisines, ce qui était très pratique pour les soirées pyjamas. Dehors, le soleil éclatant était annonceur d’une très belle journée. Marie se sentait bien et quand elle rejoignit son amie, elle avait un grand sourire aux lèvres et serrait son sac contre elle comme s’il contenait un trésor précieux.

– Je suppose que c’est ton chef-d’œuvre, lui dit Amélie en souriant. Devant le regard maussade que Marie lui jeta, Amélie s’empressa d’ajouter : – Je plaisante Marie, je sais que ce concours représente beaucoup pour toi! Tu verras, tout se passera bien.

Marie retrouva instantanément le sourire. Elle était excitée mais aussi très anxieuse. Le bus se faisait attendre. Marie se rappela soudain le rêve qu’elle avait fait cette nuit. Elle décida de le partager avec son amie et lui demanda ce que cela pouvait bien signifier. – Je ne sais pas trop, dit Amélie. Je suppose que ça doit être le stress du concours. En tout cas, c’est étrange comme rêve. A ce moment-là, le bus arriva et les filles s’installèrent à leurs places habituelles, tout au fond du véhicule. Là, elles pouvaient parler de tout sans se faire entendre de personne. Marie restait songeuse. Ce rêve était si bizarre et pourtant le visage de la vieille femme lui avait paru familier, alors qu’elle ne connaissait personne d’autres de sa famille que ses propres parents. En effet, les parents de la jeune fille lui avaient dit que leurs parents respectifs n’étaient plus de ce monde et ce bien avant sa naissance. Elle ne savait rien de plus sur leurs origines même si elle avait remarqué qu’avec ses cheveux noir ébène et sa peau mate, elle était un peu différente des filles de son école et de son quartier.

Le collège était en vue et Marie et Amélie sortirent du bus en saluant monsieur Vittorio, le gentil retraité qui assurait la sécurité du passage piéton pour les élèves de l’école. Marie le connaissait depuis la maternelle mais elle n’avait jamais réalisé à quel point monsieur Vittorio lui ressemblait. Il avait les mêmes cheveux sombres et le même teint mat qu’elle-même. S’arrêtant au milieu du passage piéton, elle s’approcha du retraité. Monsieur Vittorio, voyant la fillette s’approcher, leva son panneau “STOP” et l’entraina vers le trottoir. -Marie! Tu devrais être plus prudente, lui dit-il doucement. La route est dangereuse. Marie lui sourit timidement. -Monsieur Vittorio, puis-je vous poser une question ? Le vieil homme la regarda, étonné mais l’invita à s’exprimer. De quelle origine êtes-vous ? J’ai remarqué certaines similitudes entre nous et je me demandais si peut-être nous partagions des origines communes. Monsieur Vittorio lui sourit et lui répondit que oui, effectivement, ils se ressemblaient. Il lui apprit qu’il n’avait pas vraiment de nationalité car il était de descendance gitane, mais que sa famille venait d’Espagne. Marie allait lui demander ce qu’était un gitan quand la sonnerie du collège retentit. Amélie lui tira sur le bras et l’entraîna à l’intérieur du bâtiment. -Dépêche-toi Marie! Le concours commence dans dix minutes! Ce n’est pas le moment d’être en retard! Elles se rendirent en courant dans la salle de conférence du collège et arrivèrent au moment où le professeur du club d’écriture, Monsieur Basselier ouvrait les portes de la salle. – Bonjour les filles, dit-il. Alors Marie, prête pour le grand jour ? Marie, souriante, lui assura qu’elle était “boostée à bloc”, ce qui fit rire le professeur. La grande salle était vivement éclairée et Marie et Amélie remarquèrent que les représentants des maisons d’éditions étaient déjà installés à la place des jurys. Devant le regard effrayé de Marie, Amélie la rassura une nouvelle fois. – ça va aller Marie, ton histoire est parfaite. La meilleure que tu aies écrites jusqu’à présent. Alors, relax. Marie se détendit un peu et alla s’installer au premier rang, d’où elle pouvait voir le podium. La place idéale, personne pour lui boucher la vue. De là, elle pourrait entendre les résultats du concours sans le brouhaha habituel que faisaient la plupart des élèves de son école. Amélie s’installa à ses côtés et lui serra la main en signe de soutien. Les élèves et les professeurs affluèrent dans la salle et bientôt plus un siège ne fût libre. Le directeur de l’école, Monsieur Smith, monta sur l’estrade, régla le micro et entama son discours. -Bonjour messieurs du jury, mes chers professeurs et bonjour à vous tous, chers élèves du collège Notre Dame des Grâces! Bienvenue à notre grand concours des écrivains en herbes. Dans quelques instants, chaque participant pourra présenter son histoire au jury ainsi qu’à notre public et le grand gagnant se verra récompensé par l’édition de son histoire dans la maison d’édition de son choix. Bonne chance à tous!

Le public applaudit et le directeur commença l’appel. Marie était la dernière sur une liste de dix participants. Elle respira profondément. Au moins, elle ne passait pas la première. Un jeune garçon blond s’avança et commença son récit qui relatait d’une étude primaire sur la guerre de Sécessions et Marie se détendit en écoutant sa voix monotone, tandis qu’il débitait son histoire. Elle finit par s’endormir et refit le même rêve dans lequel la vieille dame la mettait en garde. Puis, au lointain, elle entendit quelqu’un crier son nom ; -Hein ? Elle sentit qu’on lui secouait le bras et elle ouvrit les yeux. C’était Amélie. – Marie! C’est ton tour. Marie, paniquée, se leva d’un bond et courut jusqu’au podium et failli même tomber sur la première marche. Elle se rattrapa de justesse et se rendit devant le micro. La public, attentif, attendait qu’elle raconte son histoire. Sur son siège Amélie leva les deux pouces en signe d’encouragements. Marie prit une profonde inspiration et commença donc son récit. Elle n’en était pas encore à la moitié qu’un étudiant s’effondra soudain dans la salle, prit de convulsions. Le directeur, ainsi que les professeurs se précipitèrent vers le jeune homme. Il était pris de spasmes et avait les yeux retournés. Il poussait des cris perçant de douleurs et du sang se mit à lui sortir des oreilles. – Appelez donc une ambulance! s’écria Monsieur Basselier qui soutenait la tête de l’élève pour éviter qu’il ne se blesse. Tous les élèves étaient rassemblés autour du jeune homme et les regards étaient inquiets. Les professeurs firent évacuer la salle et le directeur, ainsi que les membres du jury restèrent auprès de l’élève souffrant. Il avait arrêté de hurler mais sanglotait en se plaignant que ses oreilles le faisaient souffrir.

L’ambulance arriva dans l’allée du collège et le jeune homme fut emmené à l’hôpital, sous les regards médusés des autres élèves. Marie, tétanisée, était restée sur le podium, son manuscrit pendant au bout de la main. Que s’était-il passé ? Amélie rejoignit son amie et l’emmena dans la cour principale. -Pauvre garçon, dit cette dernière. Je n’ai jamais rien vu de si horrible. Et ces cris! Je pense que je vais en faire des cauchemars cette nuit. Marie ne répondit pas. Elle était toujours choquée par ce qu’il venait de se produire. Tout allait à merveille et au moment précis où la gloire était à sa portée, cette catastrophe était arrivée. Elle n’avait même pas eu le temps de lire son histoire jusqu’au bout. Bien sûr, elle était désolée pour son camarade de classe, mais elle était aussi déçue car à cause de cet imprévu, le concours allait certainement être annulé, sinon reporté. Décidément, la journée ne s’annonçait pas aussi belle qu’elle l’avait imaginé.

Les 100 Petites Histoires du Soir – Pour frissonner de plaisir!

La boite

Marc avait toujours été fasciné par les objets anciens et mystérieux. Il aimait chiner dans les brocantes et les vide-greniers à la recherche de trésors cachés. Un jour, il tomba sur une petite boîte en bois sculpté, ornée de symboles étranges. Le vendeur lui dit qu’elle venait d’un pays lointain et qu’elle était très ancienne. Il lui demanda 10 euros pour la boîte. Marc n’hésita pas et sortit son portefeuille.

Il rentra chez lui, impatient de découvrir ce que contenait la boîte. Il la posa sur la table du salon et l’examina attentivement. Il remarqua qu’il y avait une serrure, mais pas de clé. Il essaya de forcer le couvercle, mais il ne bougea pas. Il se dit qu’il devait y avoir un mécanisme secret pour l’ouvrir. Il se mit à chercher un bouton, un levier, une encoche, quelque chose qui pourrait déclencher l’ouverture.

Il passa des heures à manipuler la boîte, sans succès. Il commença à se sentir frustré et obsédé par la boîte. Il ne pensait plus qu’à elle, il oubliait de manger, de dormir, de travailler. Il se renferma sur lui-même, ignorant les appels de ses amis et de sa famille. Il ne voulait plus voir personne, il voulait juste ouvrir la boîte.

Un soir, alors qu’il était seul dans son appartement, il entendit un déclic. Il regarda la boîte et vit que le couvercle s’était entrouvert. Il se précipita vers la table et souleva le couvercle avec fébrilité. Il découvrit alors ce qu’il y avait à l’intérieur : une paire d’yeux humains, qui le fixèrent avec terreur.

Il poussa un cri d’horreur et lâcha la boîte. Il recula en trébuchant sur une chaise et tomba par terre. Il se releva et courut vers la porte d’entrée, mais elle était verrouillée. Il se retourna et vit que la boîte était toujours sur la table, mais qu’elle était maintenant fermée. Il entendit un rire sinistre qui semblait venir de la boîte.

Il comprit alors qu’il avait commis une terrible erreur en ouvrant la boîte. Il venait de libérer une force maléfique qui le condamnait à un sort pire que la mort. Il se mit à pleurer et à supplier, mais il n’y avait personne pour l’entendre.

La boîte s’ouvrit à nouveau, lentement…

La Prison de Verre – Derrière le miroir Tome 1

La prison de verre

Derrière le miroir

Tome 1

 

Chapitre 1

 

Les monstres n’existent pas.

Du moins, c’est ce que j’avais toujours cru jusque-là. Mais avant de vous conter mon histoire, je dois vous expliquer le contexte dans lequel ma famille est passée d’une charmante bourgade du nom de Bruz en France à une misérable et terrifiante maison de coron située dans un petit village de Belgique. Je m’appelle Michaël Blanchart et, à l’époque, j’étais un adolescent de dix-sept ans passionné d’histoire. J’adorais lire des romans historiques mais j’étais également passionné par le paranormal. Bizarre ? Peut-être, mais j’étais fait ainsi. J’étais aussi très introverti, ce qui n’était pas pratique pour se faire des amis, je l’avoue. Du haut de mon mètre quatre-vingts, j’avais tendance à intimider mes camarades, mais cette impression ne durait pas dès qu’ils se rendaient compte de ma timidité maladive. Le nez toujours dans mes bouquins, je m’étais donc forgé la réputation d’un géant solitaire. Un géant affublé d’une longue chevelure noire, d’un nez aquilin et des yeux bleu azur. Avant de quitter Bruz, j’étais inscrit dans une école catholique privée du nom de Providence. Mon père, Jean Blanchart, Français de naissance, travaillait au Crédit Agricole de Bruz. Il adorait son travail. Malheureusement, m’avait-il expliqué un soir, quand vous êtes performant, et mon père l’était, vous avez des problèmes avec ceux qui veulent en faire le moins possible et vous finissez par les gêner. Dix années ont suffi à mon père pour comprendre que seuls les « piranhas », comme il les appelait, s’en sortaient. Bien que la banque ait mis toute une politique en place pour le bien-être au travail, le bureau des ressources humaines était bien trop éloigné du terrain pour défendre efficacement ceux qui mettaient toute leur énergie et leur temps au service du client. Ainsi, après une décennie d’heures supplémentaires, de pressions quotidiennes et d’exigences de plus en plus sollicitées, mon père avait fini par craquer. Il était rentré un soir, la mine sombre et les yeux rougis, et avait annoncé à ma mère qu’il allait démissionner. Il avait l’air si vieux, si fragile que j’en ai eu le cœur serré. A quarante-deux ans, ses tempes étaient déjà grisonnantes et il paraissait usé. Lui qui avait toujours été d’une nature enjouée, qui aimait rire et était d’un naturel optimiste m’a paru ce soir-là comme éteint. Je me souviens l’avoir vu s’asseoir en silence à la table de la cuisine, mettre son visage dans ses mains et fondre en larmes.

De toute ma vie, je ne l’avais jamais vu dans cet état. Mais il est vrai que quand on est jeune, on ne remarque pas toujours quand une personne va mal. Et comme mon père était toujours de bonne humeur quand il rentrait du travail, je ne m’étais jamais demandé si tout allait bien pour lui en général. J’étais dans le salon en train de faire mes devoirs et je voyais donc la cuisine. Ma mère, qui était en train de préparer le dîner, n’avait pas répondu mais s’était avancée vers mon père et l’avait serré dans ses bras. Il avait l’air si désemparé que j’allais me lever pour le rejoindre mais je vis ma mère secouer la tête, m’intimant de rester à ma place. Tout en caressant doucement ses cheveux, elle le laissa s’épancher dans ses bras et quand ses sanglots se transformèrent en simples reniflements, elle lui donna un mouchoir et le rassura en lui promettant que tout allait s’arranger. Ils trouveraient une solution ensemble, comme ils l’avaient toujours fait. Elle était ainsi, ma mère. Toujours positive, toujours aimante, toujours disponible. Italienne de naissance, ma mère Sylvia Giorno était femme au foyer depuis ma venue au monde. Avant de rencontrer mon père, elle vivait en Belgique, dans un village appelé Péronnes Charbonnage. Elle venait d’une famille nombreuse d’immigrés italiens qui avaient travaillé dans les mines de charbon. Heureusement, c’était bien après l’horrible accident du Bois du Cazier, où plus de deux cent trente mineurs avaient péri dans un incendie souterrain. Son père et sa mère avaient mis tout en œuvre pour scolariser leurs quatre enfants, et quand ma mère eut terminé ses études secondaires, elle décida de s’inscrire aux Beaux-arts de Paris et quitta donc son pays natal pour suivre ses cours, logeant dans un petit appartement partagé avec d’autres étudiants. C’est là qu’elle le rencontra. Il faisait un Master en sciences juridiques et financières. Ils eurent le coup de foudre immédiat. Oui, c’est un peu fleur bleue, mais c’est ainsi que mes parents m’ont toujours raconté leur rencontre. Et quand je les revois dans mes souvenirs, après tant d’années de mariage, je me dis qu’ils avaient raison. Que c’était ça le grand amour. Quand mon père fut enfin calmé, il sembla remarquer ma présence et se força à sourire en me demandant : -Alors, comment tu vas champion ? Comme d’habitude, il essayait de me rassurer. Je me levais et allais l’embrasser. Nous avions une très belle relation, lui et moi. Je lui répondis que tout allait bien et lui retournais la question. Il devait voir l’inquiétude sur mon visage car il se leva et me serra dans ses bras en m’assurant qu’il était simplement fatigué. Une voix se fit entendre à l’autre bout de la maison. Ma mère se dirigea vers la chambre d’amis où se trouvait mon grand-père Antonio, que j’appelais Nonno. Mon grand-père vivait avec nous depuis le décès de sa femme, il y a de cela plus de vingt ans. Je n’ai pas eu la chance de la connaître mais mon Nonno m’en avait si souvent parlé que je me sentais proche d’elle sans l’avoir jamais vu.

D’après ce que ma mère m’avait raconté, sa mère Giulia était partie au marché et sur le chemin du retour, elle avait été percutée par un chauffard qui était sous l’emprise de l’alcool. Le choc l’avait tuée sur le coup. Mon grand-père ne s’en était jamais remis. Et quand il tomba malade, ma mère décida de mettre sa petite maison de coron en location et installa son père chez nous. Je me dirigeais également vers la chambre et vis que mon grand-père était assis dans son fauteuil et regardait ma mère d’un air interrogateur. Il avait dû entendre mon père pleurer et semblait inquiet. Ma mère le rassura et lui demanda s’il voulait se joindre à nous pour le dîner, ce qu’il accepta avec joie. Quand il était dans une de ses bonnes journées, comme il les appelait, il aimait partager notre compagnie autour d’un bon plat et nos conversations étaient assez animées. Lui aussi était un féru d’histoires et il n’était pas rare que je passe la soirée entière à discuter avec lui de tout et de rien mais surtout des sujets qui me passionnaient. Quand il rejoignit la cuisine avec ma mère, mon père se leva instantanément et lui avança une chaise pour qu’il s’y installe. J’aimais voir mon grand-père sourire. C’était plutôt rare à cette époque, son emphysème pulmonaire s’étant aggravé avec les années. Mais malgré ses souffrances, il était solide. Jamais il ne se plaignait et surtout il nous aimait. Rien ne lui faisait plus plaisir que de passer du temps avec nous. Il considérait mon père comme son propre fils et était toujours à l’écoute quand mon père lui demandait conseil. Ce soir-là, nous dînâmes dans la bonne humeur et le repas terminé, ma mère me demanda d’aller finir mes devoirs dans ma chambre. Je me doutais que mes parents voulaient parler de la situation avec mon grand-père donc je pris mon sac de cours, embrassai ma petite famille et montai dans ma chambre. Je laissai néanmoins ma porte entr’ouverte dans l’espoir de capter quelques bribes de la conversation mais ma mère dut se douter de mon stratagème car elle avait refermé la porte menant au salon. Je m’installai donc à mon bureau et entrepris de me concentrer sur mon devoir de mathématiques. Après plus de deux heures d’efforts, je fermai mon cahier et entendis la voix de mes parents souhaiter une bonne nuit à mon grand-père. Ils montèrent à l’étage et j’entendis frapper à ma porte. Mon père et ma mère entrèrent, me demandant si j’avais fini mon travail et m’embrassèrent avant de regagner leur chambre. Ils ne me dirent rien de plus ce soir-là, mais leur expression me faisait dire que notre vie était sur le point de changer. Aujourd’hui, je me rends compte que j’étais loin de savoir à quel point. Plongé dans mes pensées, je me mis en pyjama et allai me coucher. Cette nuit-là, mon sommeil fut rempli de cauchemars mais quand je me réveillai le lendemain, je n’avais plus aucun souvenir de ceux-ci. La semaine qui suivit cette soirée se passa normalement. J’allai à l’école et mon père, ayant écrit sa lettre de démission le soir même où il avait annoncé sa décision à ma mère, était parti au travail pour clôturer certains dossiers qui exigeaient sa présence. Ma mère avait accompagné mon grand-père à l’hôpital pour un examen de routine. Le vendredi, quand mon père rentra à la maison, il me demanda de rejoindre ma mère et mon grand-père dans le salon. Je descendis donc de ma chambre et allai m’installer sur le canapé. Mon père m’annonça qu’au vu de la situation, ils avaient décidé, ma mère et lui, de retourner en Belgique dans la maison de mon grand-père. Mes parents attendaient de voir ma réaction mais je ne savais pas quoi répondre. Devant mon silence, ils m’expliquèrent que leur situation financière ne nous permettait plus de vivre à Bruz et que le temps que mon père retrouve un emploi, mon grand-père lui avait proposé d’aller vivre dans sa maison, ce qui donnerait du temps à mes parents pour se remettre sur pieds.

Voyant que je ne répondais toujours pas, mon grand-père tenta de me rassurer en m’expliquant que la Belgique n’était pas si différente de la France et qu’il était sûr que je serais beaucoup plus épanoui à la campagne. Sincèrement, je n’y voyais pas d’objections. Je leur dis donc que j’étais d’accord et ils parurent tous soulagés, ce qui me fit sourire. Mon grand-père me prit dans ses bras et m’embrassa en me disant que j’étais un bon garçon. Ma mère aussi était ravie. Mon père paraissait soulagé et me promit que tout cela serait temporaire et que c’était pour moi l’occasion de visiter un autre pays. Sur cette nouvelle, je regagnai ma chambre sans rien dire d’autre. La Belgique. Je ne connaissais rien de ce pays. Je me dirigeai donc vers mon ordinateur et fis une recherche. Quand le résultat s’afficha, je remarquai que c’était un tout petit pays à côté de notre chère France. Je tapai le nom du village de mon grand-père et tombai sur quelques images de petites maisons et d’étendues de champs. Ce n’était pas Bruz, c’est sûr. Mais je n’étais pas difficile. Après tout, ce n’était pas comme si j’avais une vie sociale et des amis à quitter. Rappelez-vous, j’étais le géant solitaire. En plus, j’étais curieux de voir l’endroit où ma mère avait grandi. C’est donc serein que je me couchai ce soir-là.

Le lendemain, je me rendis donc au secrétariat de mon école pour leur annoncer notre départ prochain et je fus étonné de voir la réaction des élèves de ma classe qui m’organisèrent dans la semaine un pot de départ en me souhaitant bonne chance dans ma nouvelle vie. J’ai toujours cru qu’ils me prenaient pour quelqu’un d’étrange et je me rendis compte à ce moment-là qu’ils allaient me manquer. Cependant, cela me rassura aussi. Si je n’étais pas le bizarre de service, mon entrée dans une autre école devrait bien se passer. Quand la fin du mois arriva, mon père revint avec une excellente nouvelle. Notre maison s’était vendue à un très bon prix, ce qui nous permettrait de subvenir à nos besoins pendant un temps. Le lundi suivant, ma mère m’annonça qu’il était temps que j’emballe mes affaires car nous partions à la fin de la semaine. Je passai donc mes journées à empiler mes vêtements et mes livres dans plusieurs valises et aidai mon père à charger la camionnette qu’il avait louée en vue du déménagement. Ma mère emballa la vaisselle et fit les valises de mon grand-père, s’assurant de ne rien oublier. Dans l’après-midi, nous prîmes la route, mon père au volant de la camionnette et ma mère, mon Nonno et moi-même dans notre voiture. Le trajet promettait d’être long. D’après le GPS, nous étions à presque sept cents kilomètres de notre destination. Lorsque nous arrivâmes à hauteur de Paris, mon père s’engagea sur un petit parking qui jouxtait un restaurant italien. Ma mère se gara juste à côté de la camionnette et nous profitâmes de cet arrêt pour nous restaurer et surtout pour soulager nos vessies. Le repas fut convivial, les plats excellents et lorsque le serveur nous apporta l’addition, ma mère en profita pour s’occuper de son père. Il avait l’air épuisé par le voyage et ma mère s’inquiéta de son teint pâle mais il la rassura. Tout allait bien et il était heureux de revenir chez lui. Nous reprîmes donc la route. Plusieurs heures plus tard, nous arrivâmes enfin à destination.

Mon père se gara devant la maison, suivi de ma mère. Mon grand-père regardait d’un air satisfait la façade brune aux briques sales, laissant traîner son regard sur la demeure. Je ne fus pas aussi enthousiaste que lui. La maison avait l’air minuscule et semblait laissée à l’abandon. Les fenêtres étaient sales et ressemblaient à des yeux qui nous regardaient d’un air mauvais, comme si nous étions responsables de son état. Le toit était en pente aiguë fait de tuiles flamandes. La porte d’entrée avait vraiment besoin d’un bon coup de peinture. Il faisait sombre à l’intérieur, malgré le soleil éclatant dans le ciel. Un vrai taudis. La vérité, c’est que cette maison me mettait mal à l’aise et quand ma mère introduisit la clé dans la serrure, je fus parcouru par un frisson glacé qui remonta le long de ma colonne vertébrale, faisant dresser mes cheveux sur ma nuque. C’était ridicule bien sûr. Cette maison était vieille et mal entretenue mais rien ne pouvait me laisser croire que je risquais quoi que ce soit sous son toit. Pourtant, en pénétrant dans la maison, mon malaise persista. La pièce de devant était minuscule. Composée d’une énorme cheminée aux proportions grotesques, elle ne devait cependant pas dépasser les huit mètres carrés. Nous avançâmes et tombâmes sur un minuscule couloir où se dressait un escalier qui permettait de monter à l’étage. S’ensuivait une autre pièce un peu plus spacieuse où trônait au fond une minuscule cuisine et une autre porte donnant sur une salle de douche. Ma mère installa son père sur un vieux canapé laissé par les anciens locataires et me demanda d’aller inspecter les chambres. Je montai doucement les escaliers, comme sur la défensive. Il faisait vraiment sombre malgré les luminaires. J’arrivai sur le palier et constatai que l’étage ne comportait que deux petites chambres de plus ou moins dix mètres carrés chacune. Elles étaient vides mais le sol était poussiéreux et les vitres salies par de nombreuses intempéries. Le papier peint fané était d’un marron foncé avec de petites striures blanches. Le sol était couvert d’un vieux linoléum gris. Il était clair que personne n’avait fait le ménage depuis un bout de temps. L’autre chambre était identique. Même papier peint, même linoléum. Je revins sur le palier et, regardant par la petite fenêtre qui éclairait peu le couloir, je remarquai une corde pendant du plafond. Je la saisis et tirai dessus doucement. Un escalier escamotable se déplia en grinçant et un carré d’obscurité apparut. Je montai prudemment les marches et passai la tête par la trappe. C’était un grenier. Il devait bien faire la surface des deux chambres du dessous. Je montai le restant des marches et regardai autour de moi. La pièce avait certainement été aménagée en chambre supplémentaire mais elle n’était guère plus accueillante avec son papier peint orange garni de grosses fleurs brunâtres. Le tapis était jauni aux endroits où s’étaient trouvés d’anciens meubles. Le sol était revêtu d’un vieux linoléum marron usé par les années. La pièce comportait un placard exigu qui devait certainement servir de fourre-tout. Il était vide également. Un petit velux laissait passer quelques rayons de soleil mais la vitre était tellement sale que la lumière avait du mal à filtrer. En retournant vers l’échelle, j’eus une étrange sensation. Comme une impression d’être observé. Je me retournai mais, évidemment, il n’y avait personne. Je redescendis l’échelle et repassai par le petit palier quand je constatai que les portes des chambres étaient grandes ouvertes. Je fus un instant déstabilisé car j’étais certain d’avoir refermé derrière mon passage mais je décidai de ne pas m’attarder sur le sujet. Après tout, j’avais peut-être oublié de refermer les portes. Je descendis l’escalier en direction du rez-de-chaussée et rejoignis mes parents dans le             « salon».

Là aussi, le papier peint était affreux et le sol tellement sale qu’il était impossible de savoir sur quoi nous marchions. On aurait dit une étable. Je décrivis les chambres à ma mère qui soupira. Nous allions devoir faire un grand ménage avant de commencer à vider la camionnette. Mon père avait déjà sorti des brosses, des serpillières et des seaux et commençait à les remplir au robinet de la cuisine. Je partis un instant à la recherche de mon grand-père et le retrouvai à l’arrière de la maison. Sur le côté de la cuisine, une porte camouflée par un énorme rideau en velours donnait sur un petit potager où rien n’avait poussé depuis longtemps. Assis sur un banc en pierre moussue, mon Nonno contemplait l’état du jardin. Des mauvaises herbes avaient envahi tout le terrain. Un pommier malade trônait au milieu. On voyait encore des lambeaux de corde qui avaient dû appartenir à une balançoire pendre au bout d’une des plus grosses branches de l’arbre. Nonno me remarqua et m’invita à le rejoindre. Il avait vraiment l’air malade, pourtant il se tenait droit et souriait. Il avait vécu plus de vingt ans dans cette maison. Revenir ici devait remuer beaucoup de souvenirs et lui donner l’impression d’être plus proche de ma grand-mère. Au fond du jardin, quelques rosiers en piteux état se balançaient doucement dans la brise légère. Je lui demandai s’il avait besoin de quelque chose mais il me conseilla d’aller aider ma mère pour le ménage. Prendre l’air lui suffisait pour l’instant. Je n’insistai pas et retournai dans la cuisine où mon père était déjà en train d’astiquer le sol à grands coups de balai-brosse.

-Courage, champion ! me dit-il quand il vit ma mine déconfite devant l’ampleur du travail qui nous attendait. Tu verras qu’une fois remise en ordre, nous serons bien installés. Bien sûr, il faudra effectuer quelques travaux de rénovation mais quand ce sera fini, nous aurons une splendide demeure, je te le promets.

Je lui souris sans rien répondre, pris un seau d’eau savonneuse et m’attaquai à la pièce de devant. Le nettoyage du rez-de-chaussée dura le reste de la journée. Je découvris que sous l’énorme crasse du sol se cachait un carrelage couleur rouille. Ma mère avait récuré la cuisinière et nettoyé toutes les armoires. Elle finissait le frigo et alla chercher quelques cartons dans la camionnette. Elle rangea quelques assiettes et couverts, ainsi que quelques verres dans les armoires. Quand elle eut terminé, elle alla chercher son père dans le jardin et l’installa de nouveau dans le salon. Nous étions épuisés et affamés. Mon père proposa à ma mère d’aller faire quelques courses à la supérette du coin pour le souper. Ils partirent donc, me laissant veiller sur mon grand-père. Celui-ci s’était endormi sur le petit canapé, épuisé par le voyage. J’en profitai pour sortir une chaise de jardin qui se trouvait à l’entrée de la camionnette et m’installai à ses côtés. Je commençai à somnoler quand j’entendis soudain de petits grattements. Au début, le bruit était plutôt discret mais plus je tendais l’oreille, plus le grattement s’intensifiait.

-Super, me dis-je. Il doit y avoir une belle colonie de rongeurs dans les murs.

J’allais me lever pour chercher d’où venait le bruit quand la porte d’entrée s’ouvrit sur mes parents, les bras chargés de provisions. Je m’empressai d’aller aider ma mère et déposai les courses sur le plan de travail de la cuisine. Mon père alla chercher les casseroles que ma mère avait oubliées dans la camionnette et nous préparâmes le dîner. J’allais réveiller mon grand-père quand j’entendis encore ce grattement insistant. Je me tournai vers mon père, l’œil interrogateur.

-Tu n’as rien entendu ? lui demandai-je.

Mon père tendit l’oreille mais le grattement avait cessé.

-Non, je n’entends rien de spécial, me répondit-il. Tu dois être fatigué. Viens manger et ensuite, nous irons chercher les matelas gonflables.

Je réveillai mon grand-père et lui apportai un bol fumant de minestrone et des petits pains à la mortadelle. Nous mangeâmes en silence. Quand nous eûmes fini de manger, ma mère alla faire la vaisselle et mon père et moi sortîmes les matelas. Mon grand-père préféra rester sur le canapé. Ma mère alla lui chercher une épaisse couverture et un coussin moelleux et l’installa le plus confortablement possible. Puis elle distribua à chacun une couverture et un oreiller et nous nous installâmes chacun dans une pièce. Je logeai dans la pièce de devant. Souhaitant bonne nuit à ma famille, j’allai m’allonger, un bouquin à la main. J’étais épuisé, mais je n’arrivais pas à m’endormir. Je tendis l’oreille mais n’entendis rien de spécial. Je consultai mon GSM et constatai qu’il était déjà vingt-trois heures. Je posai donc le livre près de mon oreiller et fermai les yeux. J’entendis la voix de mes parents pendant quelques minutes puis je finis par m’endormir.

 

Le lendemain matin, je fus réveillé par la voix de mon grand-père qui semblait venir du jardin. Je consultai l’heure sur mon GSM et vis qu’il était déjà huit heures. Je me levai péniblement et me dirigeai vers la cuisine. À travers la fenêtre, je vis mon Nonno en grande conversation avec un vieil homme au visage buriné, habillé d’une chemise blanche, d’une vieille salopette en velours marron et d’une sorte de béret marron également. Je les observai un moment et quand je les entendis rire, je finis par me diriger vers la salle d’eau, dans l’espoir de pouvoir nettoyer la sueur du travail de la veille. Tout en me savonnant, j’entendis par la petite fenêtre ouverte de la pièce les rires de mon Nonno et du vieil homme. Ils devaient certainement se connaître. Sortant de la douche, je tombai sur ma mère qui était en train de préparer le petit déjeuner. Je l’embrassai sur la joue et lui demandai si elle avait bien dormi.

-Comme un loir, me répondit-elle en riant. J’ai les articulations qui craquent comme des biscottes, mais sinon tout va bien.

Mon père nous rejoignit quelques minutes plus tard, les cheveux en bataille et les yeux encore collés par le sommeil. Ma mère lui tendit une tasse de café noir. À ma grande stupéfaction, elle m’en tendit une également.

-Juste pour cette fois, dit-elle pour se justifier. Nous avons encore une énorme journée qui nous attend.

Je pris la tasse en souriant. Je n’avais pas le droit de boire du café car ma mère estimait que j’étais encore trop jeune pour me shooter à la caféine. Mais avant d’avoir pu porter la tasse à mes lèvres, elle y ajouta une bonne rasade de lait et un morceau de sucre. Je la regardai, étonné, et tout le monde se mit à rire.

Ma chère maman ! Ce qu’elle me manque aujourd’hui.

Elle alla chercher mon grand-père en lui apportant une tasse de café et discuta un moment avec l’inconnu qui se dressait devant notre jardin. Je pouvais les voir de la fenêtre. Je vis à sa réaction qu’elle venait de reconnaître son interlocuteur car, à un moment donné, elle passa la porte du jardin et serra le vieil homme dans ses bras. Elle l’invita à entrer et lui servit également un café noir. Le vieil homme nous salua, mon père et moi, et s’assit sur le canapé, suivi de mon grand-père. Ma mère fit les présentations. Vittorio Rizzoli était notre voisin. Il habitait la maison juste en face de la nôtre. C’était un grand ami de mon grand-père et également un ancien collègue de travail. Quand il avait vu le camion de déménagement se garer la veille devant chez lui, il avait constaté avec plaisir que son ami Antonio était revenu au pays. Il s’était donc levé de bonne heure pour lui souhaiter la bienvenue et nous proposa de l’aide pour nous installer. Sa femme et lui avaient deux fils robustes qui ne demandaient pas mieux que de nous prêter main forte. Il nous raconta que les locataires précédents n’étaient malheureusement pas des gens très propres et qu’il avait vu, impuissant, la maison de son ami se dégrader d’années en années. Nous acceptâmes sa proposition de bon cœur et une heure plus tard, nous vîmes deux solides gaillards habillés de salopettes en jeans et de T-shirts, chaussés de bottes de jardinage nous attendre près de la camionnette. Mon père leur ouvrit la porte et les salua chaleureusement. Ils se présentèrent. Sylvio et Salvatore. Du fond de la cuisine, ma mère, à l’évocation de ces prénoms, nous rejoignit et étreignit les deux hommes dans ses bras.

-Mon dieu, mon dieu ! dit-elle. Comme vous avez changé !

Il était clair qu’elle les connaissait depuis longtemps. Elle m’expliqua que les frères étaient ses amis d’enfance. Elle me présenta également et les deux hommes me serrèrent la main en complimentant ma mère d’avoir eu un beau jeune homme comme moi, ce qui me fit rougir sur le champ. Ils m’informèrent qu’ils avaient également deux fils chacun qui étaient du même âge que moi et que je les rencontrerais très vite. J’étais un peu embarrassé mais heureux de voir que ces gens étaient aussi chaleureux. Sans plus attendre, ils se mirent au travail, munis de tout un équipement de nettoyage professionnel et se dirigèrent vers les escaliers menant à l’étage. Sylvio monta immédiatement. Salvatore, par contre, eut un moment d’hésitation qui n’échappa pas à mon attention. Quand il se rendit compte que je le regardais, il me sourit en m’expliquant qu’il n’avait jamais aimé monter à l’étage. J’allais lui demander pourquoi mais ma mère m’appela et Salvatore commença à monter les marches sans me répondre. Elle avait commencé le nettoyage des vitres et me demanda de passer un torchon humide sur les plafonds et les murs pour en retirer la poussière et les toiles d’araignées qui s’y étaient accumulées. Je me mis donc au travail.

Quand j’eus terminé, je lui demandai ce que je pouvais faire d’autre et elle me suggéra d’aller voir si les frères n’avaient pas besoin d’aide à l’étage. Je montai donc les marches et me mis à la recherche de Salvatore. Je le trouvai dans le grenier. La lumière y était plus vive grâce à un nettoyage intensif de la vitre et je vis que Salvatore avait déjà bien avancé dans le récurage du sol. Quand je m’approchai de lui, il eut un sursaut et son regard se figea un instant, mais quand il constata que ce n’était que moi, il me sourit et me demanda si j’avais besoin d’aide. Je lui répondis que non et que c’était plutôt le contraire que j’étais venu proposer. Il accepta et nous nous mîmes au travail. Tout en frottant les boiseries du grenier, je décidai d’engager la conversation. Il m’apprit qu’il habitait la maison voisine de celle de son père et que lui et son frère avaient monté une boîte de nettoyage professionnel, ce qui expliquait les nombreuses machines à vapeur qu’ils possédaient.

J’orientai la conversation vers leur enfance commune avec ma mère. Il m’expliqua qu’ils se connaissaient depuis toujours et qu’il leur arrivait souvent de jouer l’un chez l’autre, leurs parents respectifs étant de très bons amis. Il me raconta quelques anecdotes de leur enfance, les jeux, les dîners, les bêtises qu’ils avaient faites, et se dit attristé quand ma mère avait décidé de quitter le pays pour aller faire ses études en France. De la façon dont il en parlait, je pense que Salvatore avait certainement eu le béguin pour ma mère dans son adolescence. Ce que je trouvais compréhensible. Ma mère était aussi jolie que gentille et elle était aussi très douée en art. Elle pouvait vous peindre des tableaux extraordinaires en l’espace d’une journée. Mais quand j’évoquai sa remarque sur le fait qu’il n’aimait pas monter à l’étage, son visage se rembrunit et il devint silencieux. Comme j’insistai, il me répondit d’un air sombre que toutes les maisons avaient leur secret et leur bizarrerie et que je ne devrais pas trop m’inquiéter. Mais je voyais bien qu’il ne me disait pas tout. Pourtant, voyant le malaise sur son visage, je décidai de ne pas insister. Il était clair qu’il n’était pas prêt à me révéler les sombres secrets de cette maison. À cet instant, Sylvio informa son frère qu’il avait terminé les deux petites chambres et qu’il descendait aider mon père à installer le mobilier dans la maison. Ayant terminé également, je me dirigeai vers l’échelle quand je surpris Salvatore jetant un coup d’œil inquiet au placard du grenier. Je ne dis rien mais je commençai vaguement à me demander la raison de son malaise. Il me suivit sans tarder et nous allâmes rejoindre Sylvio et mon père. À la fin de la journée, la maison avait l’air bien plus habitable qu’à notre arrivée. Quelqu’un frappa à la porte et ma mère alla ouvrir. Une vieille dame portant une énorme casserole fumante franchit le seuil et se présenta. Elle s’appelait Herminia et était la femme de Vittorio. Elle était venue nous souhaiter la bienvenue et nous avait préparé un délicieux repas pour fêter le retour d’Antonio et de sa famille dans leur maison. Ma mère la remercia et prit la casserole qu’elle déposa dans la cuisine. Maintenant que les meubles étaient installés, la maison semblait plus confortable et nous pûmes tous nous installer autour de la table de la salle à manger. Le repas se passa dans la joie des retrouvailles et quand Vittorio et sa famille s’en retournèrent chez eux, mon grand-père semblait si heureux que je me souviens m’être dit que la décision de revenir chez lui avait été la meilleure. Mais ça, c’était avant que des événements de plus en plus terrifiants ne nous arrivent. Ce soir-là, néanmoins, j’étais heureux d’être ici, notre nouveau chez nous. Nous allâmes nous coucher car le lendemain, nous devions monter les meubles des chambres à coucher à l’étage. Je souhaitai bonne nuit à ma famille et je m’effondrai sur mon matelas. Je m’endormis immédiatement.

 

 

 

 

 

Chapitre 2

Le lendemain, je me levai de bonne heure et entrepris de préparer le petit déjeuner. Je voulais faire plaisir à ma mère et l’idée d’avoir enfin un lit pour dormir ce soir m’enchantait énormément. La pièce de devant était remplie de caisses contenant nos vêtements et accessoires de décoration ainsi que nos lits démontés. Je bus un chocolat chaud quand ma mère se leva. Elle m’embrassa et me demanda si j’étais prêt à avoir ma nouvelle chambre. Je lui répondis avec enthousiasme mais quand elle m’annonça qu’elle et mon père avaient décidé de me laisser la chambre située au grenier, mon sang se figea. Le souvenir du regard de Salvatore vers le placard me revint en mémoire. Ma mère remarqua mon trouble et me demanda s’il y avait un problème. Je lui répondis que non, que c’était parfait. Après tout, mis à part l’inquiétude de Salvatore et les petits grattements entendus le premier jour de notre arrivée, je n’avais rien constaté d’inquiétant. Mais pourtant, l’idée d’être seul dans cette grande pièce lugubre me donnait des frissons. Mais je ne voulais pas inquiéter ma mère avec ce genre d’inepties donc, après avoir dévoré mes tartines, je me mis à monter le mobilier de ma chambre avec l’aide de Sylvio qui était arrivé pile poil au moment où mes parents finissaient de déjeuner. Heureusement qu’il était costaud, ce gars. La trappe était étroite et il fallut trouver toutes les astuces possibles pour pouvoir passer tous les meubles que je possédais. Une fois tout au sol, nous commençâmes par monter le lit. Nous passâmes au bureau et l’installâmes juste à côté. Je posai la caisse qui contenait mon ordinateur sur le bureau. S’ensuivit la bibliothèque munie de plusieurs colonnes et les nombreuses caisses de livres que je possédais. À la vue de tous ces bouquins, Sylvio émit un sifflement admiratif et me félicita pour cette énorme collection. Il aurait bien aimé que ses fils en fassent autant. Malheureusement, à son grand désarroi, ils préféraient les jeux vidéo. Quand je lui proposai de faire un dressing avec le placard, il hésita un instant, puis accepta. Il démonta donc la porte et regarda l’intérieur pour se faire une idée des dimensions des étagères qu’il allait disposer. En sortant de là, il semblait un peu mal à l’aise. Je lui demandai si tout allait bien. Pas de problème, me dit-il. Je vais te faire ça en quelques heures. Sur ce, il descendit l’échelle et je me dirigeai vers le placard. Il n’avait rien de particulier, si ce n’est cette impression de claustrophobie et le froid glacial qui s’en dégageait. Pourtant, il faisait bien trente-deux degrés dehors. -Bizarre, me dis-je. Avant que j’aie eu le temps de m’appesantir sur ces phénomènes, ma mère m’appela pour le dîner. Je descendis donc les rejoindre quand j’entendis de nouveau ces grattements. Cette fois, je localisai leur source. Cela venait du placard. Je regardai à l’intérieur mais ne vis rien de spécial. Encore une fois, je me dis que ça devait grouiller de rongeurs dans les murs. Je tendis l’oreille mais il n’y avait plus aucun bruit. Des rongeurs. Certainement. L’après-midi fut encore bien chargé. Sylvio s’attelait sur les étagères de mon placard et ma mère était occupée à récurer la salle de douche. Mon père passa les coups de fils indispensables lors d’un déménagement. Il avait relevé les compteurs d’eau et d’électricité et les avait communiqués aux services concernés. Il était maintenant en ligne avec l’administration communale pour un rendez-vous concernant notre changement d’adresse. Cela avait l’air de prendre du temps. Je le vis soupirer d’agacement. N’ayant plus rien à faire pour l’instant, je m’installai à côté de mon grand-père et lui demandai s’il avait besoin de quelque chose. Il me demanda un verre d’eau et je me levai pour le servir quand je remarquai la porte de la cuisine grande ouverte. M’avançant pour la refermer, je ressentis une sensation de froid et, sous mes yeux ébahis, la porte se referma toute seule.

Comment cela était-il possible ?

Il n’y avait pas un seul souffle de vent à l’extérieur. L’air devint glacé et je vis mon souffle se matérialiser devant ma bouche. Quoi ? Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Soudain, je ressentis une étrange sensation dans l’estomac, comme si je m’apprêtais à rendre mon chocolat chaud du matin. Je me dirigeai lentement vers la salle de douche et m’effondrai devant le cabinet de toilette. La tête me tournait. Ma mère, qui était occupée à nettoyer la cabine de douche, lâcha son éponge et vint s’accroupir à côté de moi.

-Qu’est-ce qu’il t’arrive ? me demanda-t-elle, inquiète.

Je ne pus lui répondre. Un énorme jet de vomis jaillit de ma bouche et je finis par perdre connaissance.

Avant de perdre totalement conscience, je crus voir des silhouettes sombres juste derrière ma mère.

Je l’entendis crier mon nom mais j’étais fixé sur ces ombres.

Puis, tout devint noir.

Quand je repris conscience, j’étais allongé dans le canapé du salon, ma mère assise à mes côtés.

Mon grand-père et mon père, ainsi que les fils de Vittorio étaient assis autour de la table de la salle à manger et me regardaient avec inquiétude.

Ma mère me demanda comment je me sentais.

Je voulus me redresser mais elle me força à me recoucher.

J’entendis des coups à la porte et je vis mon père revenir avec Herminia, la femme de Vittorio.

Elle m’observa un instant et me fit boire un verre d’eau avec une poudre blanche à l’intérieur.

-Ne t’inquiète pas, me dit-elle. Ce n’est que du bicarbonate de soude. Ça va soulager tes nausées et te remettre sur pieds. Tu as dû faire une insolation à cause de la chaleur et des efforts pour monter les meubles. Tu devrais te reposer. Je suis sûre que tu te sentiras beaucoup mieux demain.

Je regardai mes parents et ils me firent signe pour me faire comprendre qu’ils étaient d’accord. Je me levai donc doucement et me dirigeai vers les escaliers. En arrivant sur la première marche, mon regard fut attiré par une porte que je n’avais pas encore remarquée. Elle se trouvait sous les escaliers et semblait à peine perceptible, se fondant presque dans le mur. Je demandai à mon père ce que c’était. Il me répondit que c’était certainement le sous-sol et que si je le voulais, nous irions vérifier demain matin. Sans rien ajouter, je leur souhaitai bonne soirée à tous et montai doucement les marches. Je me sentais encore un peu nauséeux et j’avais l’impression d’être vidé de toute mon énergie. Quand j’arrivai à l’échelle, j’eus un instant d’hésitation. Maintenant que le soir était tombé, le grenier était vraiment très sombre. Néanmoins, j’allumai la lampe de poche de mon téléphone portable et commençai à monter l’échelle, pas à pas, puis passai la tête par la trappe pour inspecter les lieux. Je ne vis rien de spécial et je montai donc m’allonger dans mon lit. J’allumai ma petite lampe de chevet et remontai ma couette jusqu’au cou. J’allais m’endormir quand j’entendis de nouveau ce bruit de grattements. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête et je restai immobile. Tendant l’oreille, j’écoutai si le grattement se reproduirait mais ça ne fut pas le cas. Saleté de souris ! me dis-je. J’écoutai encore un moment puis, harassé de fatigue, je finis par m’endormir. Je ne savais pas depuis combien de temps je dormais quand j’ouvris les yeux, pris de frissons. J’ignorais ce qui m’avait tiré du sommeil mais je remarquai qu’il faisait étrangement froid dans ma chambre. Mon souffle faisait une espèce de nuage autour de ma bouche. Je restai immobile, pris d’une peur irrationnelle. Je constatai que ma lampe de chevet était éteinte. Je tendis le bras à la recherche de mon téléphone mais ne le trouvai pas. Je me relevai doucement et un bruit me fit sursauter. J’écoutai plus attentivement, cherchant son origine. Les yeux agrandis par la peur, j’allumai ma lampe et regardai autour de moi. Rien. Pourtant, j’aurais juré avoir entendu du bruit ! J’attendis un moment, tendant l’oreille mais seul le silence me répondit. Je décidai de me recoucher.

J’allongeai le bras vers l’interrupteur de ma lampe quand j’entendis le parquet craquer. J’étais tétanisé. On aurait dit que quelqu’un ou quelque chose se déplaçait dans la pièce. Je me levai doucement de mon lit et regardai de nouveau dans tous les coins de la pièce mais je ne vis rien de spécial. Je trouvai mon portable sur mon bureau et le repris. J’avais dû le laisser là quand j’avais mis mon pyjama. J’allais retourner me coucher quand je sentis un souffle glacé sur mon cou. Je me retournai brusquement, m’attendant à tomber nez à nez avec une immonde créature. Mais là encore, je ne pus que constater qu’il n’y avait que moi dans la chambre. Je fus tenté de descendre réveiller mes parents mais la journée avait été longue et je ne voulais pas les déranger. J’attendis encore quelques minutes mais rien d’autre ne se produisit. Tremblant de peur, je regagnai mon lit, remontant la couverture jusqu’au dessus de ma tête. Je maudis mon imagination trop fertile. J’avais laissé la lumière allumée. Les minutes passèrent et je finis par somnoler. Soudain, les grattements reprirent de plus belle. Je restai tétanisé sous la couverture, ayant trop peur pour regarder. Le bruit s’accentua puis cessa brusquement. Plus j’y pensais et plus ces bruits me faisaient penser à des ongles crissant sur le plancher. Je n’osais pas sortir la tête de la couverture. Au moment où je me disais qu’il était ridicule d’avoir peur de quelques rongeurs, je sentis comme un poids au bout de mon lit. L’impression que quelqu’un s’était assis sur mes pieds et m’empêchait de remuer. Glacé de terreur, je n’osais pas bouger. Cela dura un moment puis la sensation de poids disparut. Je risquai un œil en dehors de ma couverture et regardai peureusement au bout de mon lit. Il n’y avait rien. Je me levai de nouveau de mon lit et alla voir jusqu’au placard. J’avais la main sur la poignée, prêt à ouvrir, puis la relâchai. Quelque chose me disait que ce ne serait pas une bonne idée d’ouvrir cette porte. Surtout que j’étais seul et qu’il faisait nuit. J’attendis un peu pour voir si les phénomènes allaient se répéter mais quoi qu’il se fût passé, c’était apparemment fini. Je me remis donc au lit, remis ma couverture et observai encore un moment la porte de ce fichu placard. La fatigue finit par l’emporter. Je m’endormis et rien d’autre ne vint me perturber cette nuit-là. Le lendemain matin, je me levai avec la tête lourde. Je m’assis sur mon lit et cherchai à chausser mes pantoufles mais mes pieds ne rencontrèrent que le vieux linoléum. Je me levai et regardai en dessous de mon lit. Rien. Je me mis en quête de mes pantoufles et les retrouvai juste devant le placard. En me dirigeant vers elles, je butai contre l’un de mes livres. Je regardai ma bibliothèque et constatai avec stupéfaction que mes bouquins que j’avais rangés la veille sur mes étagères étaient maintenant disposés sur mon bureau et sur le sol. J’étais interloqué. Je me dirigeai doucement vers mes pantoufles, les chaussai et restai un moment à observer ce désordre. Puis, sans m’attarder sur ces événements, je remis mes livres sur ma bibliothèque, pris mon GSM et me dirigeai vers l’échelle quand j’entendis comme un ricanement lointain. Je me figeai et attendis un instant, la main sur la rampe. La sueur sur mon front s’était glacée. Je n’osais pas bouger. J’attendis de voir si cela allait recommencer mais plus rien ne se manifesta. Je commençai à descendre les barreaux de l’échelle quand j’entendis encore de petits bruits. Je passai la tête par la trappe et constatai que ma couette était tombée en bas de mon lit. C’en était trop ! Pas question de rester là-haut tout seul. Sans attendre, je descendis en vitesse les marches et me dirigeai vers la chambre de mes parents. J’ouvris la porte et constatai que leur lit était vide. Je descendis donc les escaliers en ayant l’impression désagréable d’être suivi. Arrivé au bas des marches, je faillis percuter mon père de plein fouet.

-Ola, champion ! me dit-il. Tu es pressé, dis-donc ! Tu as failli me faire tomber ! Bien dormi ?

Je racontai à mon père ma découverte matinale et lui expliquai les bruits entendus dans ma chambre. Il m’écouta et quand je lui demandai ce qu’il pensait de tout ça, il haussa les épaules et me répondit qu’il ne savait pas quoi dire. Je le suivis dans la cuisine où étaient déjà installés mon Nonno et ma mère. Mon grand-père me questionna du regard et je lui racontai les phénomènes de la veille ainsi que le désordre et les bruits de ce matin dans ma chambre. Ma mère m’écouta également et me dit que j’avais certainement dû faire une crise de somnambulisme, sinon comment expliquer tout cela ? Je me tournai vers mon grand-père, attendant qu’il ajoute quelque chose mais il se contenta de boire son café en silence. Je m’installai donc à la table et mordis dans un croissant, mes pensées revenant sans cesse à ce maudit placard. Ma mère m’informa qu’elle m’avait inscrit à l’Athénée Royal et que je commençais les cours la semaine suivante. Elle me demanda donc de m’habiller pour aller chercher mes fournitures scolaires ainsi que quelques tenues vestimentaires. Je bus donc mon chocolat chaud et me dirigeai vers l’étage quand mon grand-père m’interpela.

-Attends, mon grand ! me dit-il. Je n’ai pas eu l’occasion de voir ta chambre. Je peux venir avec toi?

Il se leva et me suivit dans les escaliers. Je n’étais pas sûr qu’il puisse monter l’échelle mais il m’épata en la grimpant rapidement. Il fit le tour de la pièce et s’arrêta devant le placard. Il s’en approcha et mit sa main sur la poignée de la porte. J’aurais voulu lui dire de ne pas ouvrir mais il tira dessus et se retrouva devant un vrai carnage. Les étagères que Salvatore m’avait installées la veille étaient à terre. Mon grand-père s’avança et son pied heurta une dizaine de vis éparpillées sur le sol. Je m’avançai également, regardant ce carnage d’un air dubitatif. Comment cela avait-il pu arriver ? Je regardai les étagères. Elles n’étaient pas abîmées. On aurait dit que quelqu’un avait passé son temps à retirer toutes les vis et les avait rassemblées au milieu du placard, juste devant le tas d’étagères. Je regardai mon grand-père, les yeux apeurés. Lui aussi semblait perplexe. Il me connaissait assez bien pour ne pas me demander si c’était de mon fait. Il se tourna vers moi et me demanda si j’avais entendu quoi que ce soit après m’être finalement endormi. Je lui répondis que non. Même si cela semblait impossible, je n’avais pas entendu les étagères se détacher des murs et tomber sur le plancher. Il réfléchit encore un moment et me demanda de ne pas en parler à ma mère. Il ne voulait pas l’inquiéter pour rien. Quand je lui demandai s’il savait ce qu’il se passait, il me répondit simplement qu’il était temps pour lui d’aller rendre visite au prêtre de notre paroisse. Il m’attendit, le temps que je m’habille et nous descendîmes en gardant cet épisode pour nous. Ma mère m’attendait devant la porte d’entrée. Elle demanda à mon grand-père s’il voulait nous accompagner, mais celui-ci refusa poliment. Avec un regard appuyé, il informa ma mère qu’il allait rendre visite au Père Rosso. Mon père s’était attaqué au petit jardin et nous souhaita une bonne journée. Quand je montai dans la voiture, mon grand-père me salua et se dirigea vers le bout de la rue. Ma mère le salua et tourna en direction de La Louvière. Nous passâmes un bel après-midi à faire du shopping dans les rues de La Louvière. Je dus admettre que l’endroit me plaisait bien. Nous allâmes manger une glace et, passant devant un petit cinéma de quartier, ma mère me proposa d’aller voir un film. Je n’étais pas pressé de regagner notre domicile donc, nous nous dirigeâmes vers l’accueil et nous passâmes un bon moment à rire devant un film parlant de Minions, de petites créatures jaunes en salopettes bleues, parlant un langage étrange et dont la fonction était d’aider un célèbre criminel dans ses mauvais plans.

La séance terminée, nous regagnâmes la voiture. Installé au volant, ma mère m’observa un moment et me demanda si tout allait bien. Je me rappelai ce que m’avait dit mon Nonno et je lui répondis que j’avais juste besoin de temps pour m’adapter. Elle me sourit et me promit que tout irait bien. J’aurais tant aimé la croire. Je ne répondis rien et nous rentrâmes à la maison. Quand je rejoignis mon grand-père dans le salon, il était en pleine conversation avec mon père à propos des plantations prévues pour le potager. Je me dirigeai vers le jardin et constatai que mon père avait bien avancé. Les mauvaises herbes avaient disparu, le pommier malade avait été abattu et les rosiers taillés. Il avait nettoyé la cour et le dallage avait un aspect lisse et propre. Il avait retourné un bon carré de terre et l’avait déjà préparé pour les plantations à venir. Mon grand-père me rejoignit dans le jardin.

-Ton père est habile de ses mains, me dit-il. Tu vois, l’habit ne fait pas toujours le moine. Qui se serait douté qu’un banquier était si habile en jardinage ?

J’admirai le travail de mon père quand je sentis quelque chose se glisser dans ma main. Je baissai les yeux vers ma main et observai l’objet que mon Nonno y avait glissé. C’était un petit crucifix. Je regardai mon grand-père et celui-ci me conseilla de l’accrocher au-dessus de la porte de mon placard.

À ce moment-là, ma mère sortit nous rejoindre et je m’empressai de ranger la croix dans la poche de mon jeans.

Elle enlaça son père et lui demanda s’il était satisfait du travail de son beau-fils.

Il lui répondit que c’était une véritable œuvre d’art et ils rirent tous les deux de bon cœur.

Mon père nous rejoignit et leva les bras en signe de victoire, ce qui nous fit tous rire aux éclats.

Ce soir-là, j’empruntai un clou et un marteau et entrepris d’accrocher le crucifix au-dessus de la porte du placard.

Je regardai ensuite le résultat et me dis que ça devait faire l’affaire.

Je rejoignis mes parents dans le salon. Ils regardaient les informations.

Je m’installai à côté de mon grand-père. Il me regarda et je hochai la tête à sa question silencieuse.

Il me sourit et me tapota la jambe en signe d’encouragement.

Tout irait bien.

Quand le journal télévisé se termina, ma mère se leva, s’étira et annonça qu’elle allait se coucher.

Elle proposa à mon grand-père de l’installer mais il lui répondit qu’il voulait passer un peu de temps avec moi avant la rentrée scolaire et me demanda si je pouvais m’en charger moi-même.

J’acceptai et mes parents montèrent donc se coucher.

Une publicité vantant les mérites d’un liquide vaisselle révolutionnaire envahit l’écran.

Je restai silencieux un moment, attendant de voir si mon grand-père allait m’expliquer pour le crucifix.

Cependant, quand il prit la parole, il me demanda de lui apporter la photographie qui se trouvait sur le buffet de la salle à manger.

Je lui rapportai et il la regarda longuement.Il passa un doigt noueux sur le portrait.

-C’est ma Giulia, me dit-il. Ma chère épouse. Je sais que je t’ai déjà beaucoup parlé d’elle mais je n’ai jamais eu l’occasion de te montrer à quel point elle était belle.

Je regardai la photographie et dus admettre que ma mère lui ressemblait énormément.

Il la regarda encore un instant, puis posa le cadre sur la table de salon.

Il se tourna vers moi et se mit à me parler très vite.

-Tu dois m’écouter, mon petit. Tant que nous sommes seuls, j’aimerais te parler de cette maison. Je pense que tu as déjà remarqué quelques bizarreries. Il y a des choses que tu devrais savoir mais je sais que ta mère m’en voudra énormément si elle apprenait que je t’ai parlé de ça. Surtout qu’elle ignore aussi une bonne partie de la vérité. Alors, promets-moi de garder tout ceci pour toi, d’accord ?

Je ne savais pas comment réagir mais je sentis la main de mon grand-père serrer mon poignet et je promis.

Il me regarda un instant dans les yeux, comme pour s’assurer que je ne mentais pas, puis il me demanda d’aller chercher un album photo. Il m’informa qu’il était caché à l’intérieur de la grosse cheminée de la pièce de devant. Devant mon air dubitatif (qui irait cacher un album photo dans une cheminée ?), il insista en agitant le bras vers la pièce de devant. Je me dirigeai donc vers cette grotesque construction et me penchai pour regarder à l’intérieur. Je ne vis rien au début et m’apprêtai à l’annoncer à mon grand-père quand, en passant la main à l’intérieur du conduit, je sentis un objet dur enveloppé dans un morceau de tissu. Je sortis l’objet et l’apportai à mon Nonno. Il le prit délicatement et commença à dénouer la ficelle qui retenait le tissu. Un vieil album en cuir craquelé apparut. Il n’avait rien de particulier, mis à part qu’il paraissait très vieux. Mon grand-père me demanda de m’asseoir à côté de lui et se mit à tourner les pages. Des photos en noirs et blancs se succédaient sur le carton jauni par le temps. Sur la première, on pouvait y voir mon grand-père, ma grand-mère et ma mère entourée de ses trois petits frères. Je savais que ma mère n’était pas fille unique mais elle ne me parlait jamais de ses frères. Je remarquai que les deux plus jeunes étaient jumeaux. Mon grand-père se rapprocha et commença les présentations.

-Ce beau jeune homme, c’est moi, me dit-il en souriant.

Je lui souris aussi.

-Elle c’est ma Giulia, ta Nonna. A côté d’elle, c’est ta mère, évidemment. Et là ce sont mes fils. Filipe, et nos jumeaux Julio et Roberto. Ils devaient avoir cinq ans sur cette photo. C’était un peu après notre arrivée. C’est notre voisin Vittorio qui l’a prise avec un appareil photo que ses parents lui avaient offert quand il avait émigré avec sa famille. On a dû rester immobile comme des arbres pendant qu’il prenait la photo. Ce n’était pas la technologie d’aujourd’hui, pourtant c’était déjà pas mal du tout.

Sur la photo suivante, on pouvait voir ma mère entourée de ses trois frères. La photo était joliment décorée d’un ruban qui entourait tout le cadre. Une photo d’école, évidemment.

Sur la troisième photo, on pouvait voir que mes oncles avaient bien grandi. Ils devaient avoir au moins quinze ans. C’était de solides gaillards bien bâtis. Les jumeaux se tenaient par les épaules et leur frère aîné se tenait derrière eux, le sourire aux lèvres.

Sur la quatrième photo, on voyait toujours les frères ensemble mais les sourires avaient disparu.

Quand je regardai mon grand-père, il m’encouragea à regarder le reste de l’album.

Je tournai donc les pages et remarquai que les frères jumeaux, autrefois costauds et souriants, étaient devenus maigres et leurs yeux étaient comme éteints. Leur grand frère était également sur la photo mais se tenait un peu éloigné d’eux. Aucun n’abordait de sourire.

La photo qui suivait représentait les deux jeunes hommes dans une sorte d’hôpital que je ne connaissais pas. Les deux hommes paraissaient sous-alimentés et même sur cette vieille photo, on pouvait voir que leurs tenues étaient sales. Ils ne souriaient pas là non plus.

Un détail me perturba. L’appareil devait avoir un défaut car l’un des jumeaux paraissait presque transparent alors que l’autre était plus net.

Les deux dernières photos représentaient une famille habillée de noir autour de deux cercueils identiques. Une photo de chaque jumeau était collée en dessous et leur nom, leur date de naissance et de mort étaient inscrits d’une écriture tremblante et presque illisible. Apparemment, ils étaient morts à seulement six mois d’intervalle.

La seule autre photographie qui se trouvait sur la dernière page de l’album était en couleur et je vis qu’elle me représentait. Je devais avoir trois mois. L’inscription en dessous confirma mon idée.

Michaël Julio Roberto Blanchart.

Mon nom complet.

Je ne savais même pas leur signification jusqu’à ce jour.

Je regardai mon grand-père.

Il ferma doucement l’album, se renfonça dans son canapé, tendit l’oreille pour voir si mes parents dormaient et commença son histoire.

 

Le récit d’Antonio

Antonio s’installa confortablement dans son fauteuil. Son emphysème le faisait souffrir de plus en plus. Il savait au fond de lui qu’il n’en avait plus pour longtemps. C’est pourquoi, quand il avait remarqué que son petit-fils semblait tourmenté, il se douta que tout recommençait. Il se devait de le mettre en garde contre le mal qui rongeait sa demeure. Ne pas lui en parler risquait de le mettre en danger. Il avait espéré que les années auraient effacé la malédiction de sa maison, les locataires successifs ne s’étant jamais plaints d’aucuns phénomènes bizarres, mais il s’était trompé. Lui aussi avait entendu les grattements et la nuit, il lui avait semblé voir des ombres se promener dans la maison. Il avait mis tout cela sur le compte de la culpabilité et du chagrin, son retour ayant fait remonter de mauvais souvenirs. Mais quand Michaël commença à signaler ces petits incidents, et surtout quand il vit l’état dans lequel s’était retrouvé le placard, il n’eut plus aucun doute. Ça recommençait.

Et dire que tout cela n’était que le résultat de l’ignorance et de l’innocence d’enfants cherchant simplement à expérimenter des jeux un peu trop dangereux pour leur âge.

Il n’avait pas été assez vigilant.

Et le fait qu’il travaillait quatorze heures par jour à la mine n’était pas une excuse.

Ses fils avaient été livrés à eux-mêmes quand Sylvia était partie pour la France.

Ho ! Il n’en voulait pas à sa fille. Il était même fier qu’elle ait pu entrer à l’université. La première fille de la famille qui faisait des études d’art, qui n’aurait pas été fier ?

Mais son départ avait provoqué de grands changements au sein de leur famille. Leur mère Giulia était tombée malade et avait souvent des pertes de conscience. Il était devenu difficile pour elle de s’occuper de leurs fils sans la présence de sa fille aînée. Antonio, accaparé par son travail, ne lui avait pas été d’une grande aide. Essayant de garder un œil sur ses garçons, il n’avait pas pu éviter le malheur qui leur tomba dessus. Son ami Vittorio connaissait les mêmes soucis avec ses deux fils. Les gamins étaient souvent ensemble et cherchaient un peu d’amusement dans ce monde si insipide. Mis à part les heures d’école, ils n’avaient pas grand-chose pour se changer les idées. Aucune famille ne possédait de télévision. Ils leur arrivaient donc souvent de se rassembler tous les cinq dans la chambre des deux frères pour jouer aux cartes, se raconter des histoires ou s’entraider pour leurs devoirs. Cela avait commencé comme un jeu. Un jeu de gosses innocents. Un jeu de gosses inconscients. Ce jour fatidique où leur vie avait changé du tout au tout, ils avaient eu l’idée stupide de grimper sur la toiture de leur maison en passant par le velux de la chambre et de voir qui pourrait aller d’un coin à l’autre de la toiture. Les enfants de Vittorio, plus adroits, avaient réussi sans peine leur exploit. Filipe avait aussi fait le tour de la toiture, suivi de Roberto. Cependant, Julio n’eut pas le courage de se lancer. Il souffrait d’une terrible phobie du vide mais avait accompagné son frère. Ils étaient inséparables, comme tous les jumeaux qu’Antonio avait connus jusqu’à ce jour. Ne voulant pas passer pour un trouillard aux yeux de ses camarades, mais surtout à ceux de son frère, il s’était décidé à traverser à petits pas le toit en pente. Arrivant vers le bas, il commença à remonter lentement sous les encouragements de Roberto quand le malheur se produisit. Il était presque arrivé en haut de la toiture quand une tuile se détacha et le fit glisser. Roberto, aidé des trois autres garçons, avait tenté de rattraper son frère, manquant sa main de quelques centimètres. Il avait plut la veille et les tuiles étaient encore toutes humides. Avant qu’il ne puisse atteindre Julio, d’autres tuiles se détachèrent et Julio, déséquilibré, chuta d’une hauteur de huit mètres. Sa tête heurta le trottoir avec un bruit sourd. Il ne mourut pas mais fut hospitalisé pendant de longs mois dans le service des traumatismes crâniens. Il resta quelques mois dans le coma. Quand il se réveilla enfin, il arrivait à peine à parler et avait du mal à tenir sur ses jambes. Il se plaignait souvent de douloureux maux de tête et d’acouphènes. Il avait l’impression que quelqu’un murmurait dans ses oreilles. Après une année de rééducation, il fut autorisé à rentrer à la maison. Quand Roberto avait appris la nouvelle, il avait été transporté de joie ! Cela faisait un an qu’il était séparé de son frère et il n’avait pas eu souvent l’occasion de lui rendre visite car il s’occupait de sa mère qui faisait de plus en plus de crises. Filipe avait trouvé un emploi dans une usine et travaillait plus de dix heures par jour. Sa mère avait besoin d’une surveillance constante et Roberto n’osait pas la laisser seule trop longtemps. Le retour de Julio était synonyme de joie. Par conséquent, quand son frère réintégra le cocon familial, Roberto remarqua immédiatement que son frère n’était plus vraiment lui-même. Il agissait parfois bizarrement et il lui arrivait souvent de parler tout seul dans la maison ou lors de ses rares sorties dans leur petit jardin. Les jeunes du quartier avaient fini par s’éloigner de lui car il leur faisait peur. Quand ils passaient devant la maison, Julio était souvent assis sur le banc de pierre et semblait regarder dans le vide. Il ne répondait pas quand ses anciens camarades lui demandaient des nouvelles et se contentait de les fixer avec un regard étrange. Il fut donc évité par la plupart de leurs amis communs.

Mais Roberto ne pouvait se résoudre à abandonner son frère. Ils étaient unis depuis leur vie utérine et rien ne pourrait jamais les séparer. Donc, quand son frère cessa sans raison de s’alimenter, Roberto fit pareil. Quand Julio ne voulut plus qu’on l’aide à se laver, hurlant que l’eau le brûlait, Roberto arrêta également de se doucher. Il pensait que Julio verrait là un soutien et un réconfort qui pourraient le mener vers le chemin de la guérison.

Mais les choses se mirent à empirer. En effet, Julio commença à avoir des comportements dangereux. Il déambulait parfois dans la maison, armé d’un couteau et semblait parler à quelqu’un que personne d’autre que lui ne voyait ou n’entendait. Les seuls amis qui venaient encore prendre de ses nouvelles étaient Sylvio et Salvatore. Ils se sentaient coupables de l’état de Julio et tenaient à se montrer présents. Néanmoins, eux aussi avaient remarqué le comportement étrange de Julio.

Un soir, alors que Julio s’était enfermé dans la chambre du grenier, Roberto était allé chercher de l’aide chez ses amis. Il redoutait que Julio ne se précipite par le velux pour mettre fin à ses souffrances. Il leur expliqua que son frère lui avait avoué qu’un démon lui intimait de tuer toute sa famille et que cette chose ne le laissait jamais en paix.

– Il lui avait donné un crucifix et de l’eau bénite qu’il avait volé à l’église voisine de chez eux dit-il,  mais ça n’avait pas suffit.

Julio continuait à entendre cette voix dans sa tête et il lui arrivait souvent de rester dans un état de torpeur pendant des jours entiers, comme s’il n’était plus qu’une coquille vide, sans âme. Même son regard était étrange dans ces moments-là. Il était plus sombre et semblait habité par autre chose que Julio. Roberto avait également constaté que Julio avait souvent des ecchymoses et des griffures qui apparaissaient sans raison apparentes sur son corps. Il était d’une pâleur et d’une maigreur terrifiantes.

Roberto avait essayé de convaincre son père que quelque chose n’allait pas chez Julio et qu’il devait le faire ré- hospitaliser mais Antonio avait mis tout cela sur le fait que son fils avait eu une fracture du crâne et que les médecins lui avaient prédit que Julio ne serait peut-être plus le même homme qu’avant.

Constatant que son père ne voulait pas admettre qu’il y avait quelque chose de sombre chez Julio, Roberto s’était absenté un moment de la maison pour se rendre chez le Père Rosso, dans l’espoir que celui-ci puisse aider son frère et aussi raisonner son père. Il expliqua au saint homme toutes les choses étranges qui se passaient dans leur chambre depuis le retour de son frère. Les craquements sur le plancher alors qu’ils étaient tous les deux allongés dans leur lit, le froid incessant dans la pièce même par journée caniculaire, les objets qui semblaient se déplacer tout seuls, les ombres qui semblaient voyager sur les murs, les grattements qui semblaient provenir de leur placard, mais surtout la voix que son frère entendait dans sa tête, cette voix qui lui intimait de tuer toute sa famille.

C’est alors qu’il admit même avoir entendu cette voix. Un jour où Julio était resté dans sa chambre, Roberto, s’inquiétant de la maigreur de son frère, lui avait monté une assiette de raviolis. Cela faisait plusieurs jours que Julio n’avait rien mangé ni bu. Il était au pied de l’échelle quand il avait entendu son frère parler. Habitué à cela, il avait commencé à monter les barreaux quand il entendit une voix caverneuse répondre à Julio. Sur le coup, il était resté tétanisé au bas de l’échelle. Il se dit qu’il avait du imaginé le phénomène mais quand il commença à monter l’échelle, il entendit de nouveau cette voix dire à son frère que Roberto arrivait et qu’il reviendrait le voir plus tard. Quand il était arrivé en haut, son frère était assis dans le placard et le fixait d’un air sombre. Roberto lui avait demandé à qui il parlait mais son frère n’avait pas répondu.

Il s’était contenté de le regarder de ce regard sombre et lointain. Il lui avait donc laissé l’assiette et était descendu précipitamment au rez-de-chaussée pour prévenir Antonio. Son père l’avait écouté et avait mis cet événement sur le compte du stress et de l’inquiétude que Roberto avait pour son frère. La seule explication que son père lui avait donnée était que Julio avait pu changer sa voix pour se donner le change.

Le Père Rosso l’avait écouté avec attention et lui avait promis de venir le lendemain matin pour rendre visite à Julio et tenter de l’aider du mieux qu’il le pouvait. Il avait aussi promis à Roberto de bénir la maison si cela pouvait calmer ses peurs.

Pourtant, Roberto n’était pas dupe. Le Père Rosso devait se dire la même chose qu’Antonio ; que le comportement de Julio était le résultat de sa chute du toit de la maison et de sa longue convalescence.

Quand il fut rentré, sa mère était prostrée dans le canapé, apeurée par quelque chose qu’elle n’avait pas su lui expliquer. Elle se signa plusieurs fois et lui indiqua du doigt le plafond vers la chambre de son frère. Roberto avait cherché son père mais celui-ci était parti au travail. Il était donc courageusement monté à l’étage mais quand il voulut se rendre dans la chambre, il remarqua que l’échelle escamotable avait été remontée et qu’il lui était impossible d’y monter. Il cria après Julio mais celui-ci avait l’air de se disputer avec quelqu’un. Il hurlait que non, il ne le ferait pas, qu’il préférait mourir.

Puis, il se mit à hurler comme quelqu’un qui subissait les pires tortures.

Roberto était alors parti chercher de l’aide auprès de Sylvio et Salvatore. Quand ils arrivèrent à l’étage, Julio poussait des hurlements d’agonie. Salvatore était alors descendu pour aller prendre l’échelle qui se trouvait dans la cour et était revenu presque aussitôt. Cependant, les hurlements avaient cessés et avaient laissé la place à une série de gargouillis atroces.

Sylvio essayait d’aider Roberto à atteindre la corde de la chambre en le prenant sur ses épaules. Il finit par l’attraper et monta les marches précipitamment. Salvatore et Sylvio se regardèrent d’un air sombre et, avant qu’ils ne commencent à monter l’échelle, entendirent Roberto hurler le nom de son frère.

Ils se précipitèrent et restèrent pétrifiés devant le spectacle horrible qui se déroulait devant leurs yeux. Julio, les yeux exorbités et la langue violette, pendait au bout d’un nœud coulant qui était attaché sur une des poutres apparentes du plafond du petit placard. Roberto était agenouillé devant son frère et hurlait son nom. Les frères essayèrent de décrocher Julio, mais celui-ci était trop haut, ses pieds se trouvant à cinquante centimètres du sol. Aucune chaise ne se trouvait dans le réduit. Comment avait-il pu s’y pendre sans prendre d’appui ?

C’est une question que personne n’osa prononcer à voix haute. Sylvio proposa à Salvatore de le soulever sur ses épaules et, sortant un canif de sa poche, commença à découper la corde qui retenait Julio. Sachant qu’il était trop tard, il se dépêcha de délivrer la dépouille de son ami. Après quelques minutes d’effort, elle atterrit sur le plancher dans un bruit sourd. Roberto se jeta sur lui et criait son nom mais l’angle de son cou indiquait aux fils de Vittorio qu’il n’y avait plus rien à faire. Ils en firent part à leur ami. Roberto serra alors son frère dans ses bras et se mit à pleurer hystériquement.

Alerté par ses hurlements, des voisins avaient appelés la police. Quand les forces de l’ordre étaient arrivées sur place, elles ne purent que constater le décès de Julio. Elles durent employer la force pour obliger Roberto à lâcher le cadavre et demandèrent à Sylvio et Salvatore de l’emmener au rez-de-chaussée. Ils descendirent donc auprès de Giulia et Salvatore courut jusqu’à la mine pour annoncer la terrible nouvelle à Antonio. Heureusement, il vit son père en premier et lui raconta les événements. Vittorio, le regard assombri, annonça la tragédie à son ami. Salvatore observa Antonio écouter son père. A mesure que celui-ci l’écoutait, il vit le visage d’Antonio se décomposer et le vit s’effondrer au sol. Des mineurs qui les entouraient se précipitèrent pour relever leur camarade. Il reprit conscience mais n’arrivait pas à admettre qu’il avait perdu son fils. Il se mit sur ses jambes et commença à remonter le chemin vers sa maison, suivi de près par Vittorio et Salvatore.

Quand il arriva devant chez lui, la police était déjà sur place et Antonio s’arrêta devant un sac mortuaire qui trônait au milieu du salon. Il voulut s’approcher mais un policier lui barra le chemin.

-C’est mon fils ! lui avait crié Antonio en hurlant. Puis, sans force, il avait répété: -C’est mon fils.

Roberto était assis à côté de sa mère. Il se tenait courbé, les bras pendant entre ses jambes, les yeux dans le vague, encore sous le choc. Antonio s’approcha de lui en demandant des explications mais Roberto ne lui répondit pas. Le choc l’avait rendu catatonique.

Il n’y eut pas d’enquête, la mort de Julio étant considérée comme un suicide au vu de ses antécédents psychiatriques. La famille fut peu questionnée sur les raisons de cet acte et le corps de Julio fut rendu à la famille pour l’enterrement. Et la vie reprit son cours pour tout le monde, sauf pour Roberto.

A la suite du suicide de son frère, il commença à délirer, à raconter à sa famille, ainsi qu’à son entourage que Julio était toujours là et qu’il venait souvent le voir pendant la nuit. Il racontait à qui le voulait que son frère avait élu domicile dans le placard de sa chambre et qu’il lui avait promit de rester avec lui. Ayant peur pour sa santé mentale, Antonio avait fait interner son fils dans un centre psychiatrique situé à Manage.

Malheureusement, l’état de Roberto se dégradait progressivement. Les premiers mois de son internement, les surveillants avaient remarqué qu’il parlait souvent tout seul, ce qui ne les avait pas surpris. Cependant, une nuit, un surveillant eut l’impression que quelqu’un était avec Roberto. Il avait donc ouvert la cellule mais avait constaté que Roberto était seul. Il mit ça sur le compte du stress ; travailler avec des barjos toute la journée n’était pas fait pour lui ; mais il aurait juré un instant que Roberto n’était pas seul. Il alla même jusqu’à regarder sous le lit et dans le placard de la chambre mais n’avait rien trouvé. Roberto l’avait regardé sans broncher et n’avait même pas cherché à s’enfuir. Heureusement car si cela avait été le cas, ce surveillant aurait été renvoyé pour négligence. Roberto s’était contenté de regarder le surveillant d’un regard éteint et n’avait pas fait un seul mouvement dans sa direction, sauf quand le gardien s’était approché du placard.

Cependant, le surveillant avait ouvert l’armoire et n’avait rien trouvé d’autre que les vêtements que son patient portait lors de son internement. Il referma donc le placard et se dirigeait vers la porte quand Roberto lui fit une étrange requête. Il demanda au surveillant s’il avait un appareil photo. L’hôpital en possédait un et il revint donc avec l’appareil. Roberto lui demanda de le prendre en photo avec son frère. Ne voulant pas le contrarier, le surveillant s’exécuta. Il prit la photo et la donna à Roberto en lui précisant que celle-ci ne s’afficherait que dans quelques minutes. Mais ce que Roberto lui répondit le marqua à tout jamais. Car quand la photo commença à apparaître, le gardien remarqua que quelque chose se tenait à côté de Roberto. Quand la photographie fut nette, Roberto montra l’apparition qui se trouvait juste à côté de lui. Et ce qu’il dit au gardien sembla le ravir.

-Tu vois ? C’est mon frère Julio ! dit-il en pointant le doigt sur la forme noire qui était assise à coté de lui.

Le gardien, décontenancé, la peur suintant par tous les pores de sa peau, sortit précipitamment de la chambre et ferma à double tour la porte. Il ne signala pas l’événement et il ne revient jamais travailler. Le lendemain de l’incident, il téléphona à l’établissement et donna sa démission pour raison de santé.

La dernière fois qu’Antonio était allé voir son fils, il n’avait presque plus rien d’humain. Il refusait depuis des mois de se nourrir et, un soir de novembre, finit par succomber à une crise cardiaque. Un surveillant les avait appelés pour leur annoncer la nouvelle. Antonio, accompagné de Vittorio, était parti signer les documents nécessaires et récupérer le peu d’affaire que Roberto avait pu emporter. En regardant dans le sac transparent, il avait aperçu la photo de Roberto et ne put s’empêcher de remarquer la silhouette qui se tenait à ses côtés. Il l’observa attentivement et du admettre qu’elle ressemblait énormément à Julio. Il mit la photo dans sa poche et garda ce secret pour lui.

S’en suivit l’enterrement. Les jumeaux étaient enfin réunis. La cérémonie terminée, Antonio, Giulia et Filipe étaient rentrés à la maison. Aucun d’entre eux n’avait pensé prévenir Sylvia des événements. Elle l’apprit bien plus tard par Filipe, le jour de la naissance de Michaël. Le choc fut rude et c’est pourquoi elle donna les prénoms de ses frères à son fils, comme une sorte d’hommage pour leur vie si vite écourtée. Filipe lui avait parlé de l’accident de Julio et de son suicide, ainsi que la dépression mortelle de Roberto.

Peu de temps après, sa mère se fit renverser par une voiture. Bien que le conducteur fût en état d’ivresse, il avait affirmé que la dame s’était jetée sous les roues de sa voiture. Il fut quand même condamné mais Antonio et Filipe connaissaient la vérité. Leur mère délirait encore plus depuis la mort de ses fils et disait qu’elle pouvait les entendre crier après elle. Giulia avait voulut rejoindre ses fils. L’enterrement et les formalités terminés, Filipe avait quitté la Belgique, épuisé par tant de tragédies et son père n’eut plus jamais de nouvelles de lui.

Il était donc resté seul dans cette maison vide et malgré les visites assidues de son voisin et ami de toujours, sa santé commença également à se détériorer. Cela avait commencé par d’horribles cauchemars et des réveils soudains au milieu de la nuit. La maison qui avait toujours résonné de rires joyeux s’était peu à peu transformée en un tombeau silencieux. Puis il avait commencé à entendre des grattements. Ceux-ci provenaient généralement de la chambre des jumeaux mais pouvaient aussi se manifester dans d’autres pièces de la maison. Antonio avait mis cela sur le compte du chagrin. Mais plus le temps passait, plus les manifestations étranges se multipliaient. Il entendait des voix, des rires, des pleurs, des cris. Il voyait des ombres, des formes, des visages. Il sentait des présences, des frôlements, des souffles. Il était persuadé que ses fils étaient revenus le hanter.

Cependant, il se réveillait souvent la nuit avec l’impression d’être observé. Il lui était même arrivé de voir des ombres se balader dans la maison. Il y faisait toujours glacial, même les jours d’été. Les objets aussi avaient tendance à changer de place. Il en avait parlé avec Vittorio et se demandait s’il ne perdait pas la tête. Voyant la santé aussi bien physique que mentale de son ami se dégrader, Vittorio avait appelé Sylvia et l’avait mise au courant de l’état de son père. Il était sûr que si Antonio quittait cet endroit maudit, sa santé ne s’en porterait que mieux. C’est ainsi qu’un jour d’été, Antonio, aidé par Vittorio, Herminia et ses deux fils, avait emballé quelques effets personnels et s’était installé dans la maison de sa fille. Avant de partir, il avait caché l’album photo dans la cheminée. Pourquoi ?  Il l’ignorait mais une voix lui disait qu’il en aurait besoin un jour.

Au moment où ils avaient démarré, Antonio avait jeté un dernier coup d’œil par la vitre de la voiture et avait cru apercevoir deux ombres derrières la fenêtre de son ancienne chambre. Elles semblaient l’observer sans bouger. Antonio avait frissonné mais n’avait rien dit. Qui l’aurait cru, de toute manière ? Les fantômes, ça n’existait pas. Du moins, pas d’après la Sainte Bible. Il avait décidé de laisser son passé douloureux derrière lui et s’était concentré sur sa nouvelle vie avec sa fille, son beau-fils et leur nouveau-né, Michaël. Malgré sa santé défaillante, il avait passé les vingt années les plus heureuses de sa vie.

Mais c’était fini. Le passé avait fini par le rattraper. Et maintenant, il se devait de prévenir son petit-fils pour le protéger. C’était, il le pensait, sa dernière mission avant de rejoindre sa famille là où vont tous les défunts.

Son histoire terminée, Antonio avait regardé son petit-fils et avait attendu sa réaction. Le gamin semblait choqué mais avait l’air aussi soulagé. C’était un gamin solide. Quand il s’était tourné vers son grand-père, il avait un air décidé.

-Grand-père, je sais ce qu’il faut faire ! dit-il avec conviction.

Antonio avait repris espoir et l’avait écouté à son tour.

 

 

 

 

 

Chapitre 3

Quand mon grand-père eut terminé son histoire, je fus pris d’un accès de terreur mais aussi d’un immense soulagement. Contrairement à ce que je pensais, tous ces événements étaient bien réels. Je ne perdais pas la raison. Je demandais donc à mon grand-père comment s’y prendre pour arrêter ces phénomènes. Il me regarda d’un air malheureux et m’avoua qu’il n’en avait aucune idée. Il avait espéré que tout était fini, sinon il ne nous aurait jamais invités à séjourner dans cette demeure. Vittorio gérait lui-même la venue des locataires et envoyait le loyer sur le compte de mon grand-père. Il n’avait jamais signalé aucune manifestation et Antonio ne lui avait jamais demandé non plus. Je lus la tristesse dans ses yeux mais je le rassurais en lui promettant de trouver une solution. Il me serra la main en m’implorant d’être prudent. Je lui promis et l’aidais à monter les marches et à s’installer dans son lit. Avant de monter dans ma chambre, j’entendis mon Nonno m’appeler. Je me retournais et attendit mais il s’était endormi. Avouer tous ses secrets avait dû être éprouvant pour lui. Mais j’étais heureux qu’il l’ait fait car je sais aujourd’hui qu’il a fait de son mieux pour me protéger. Je l’observais donc encore un moment puis m’apprêtais à monter l’échelle conduisant à ma chambre. La chambre des jumeaux. C’était une pièce mansardée avec deux lits séparés par une commode. Sur les murs, il y avait des posters de footballeurs et de chanteurs italiens. Je passais devant la chambre de mes parents et entendis les ronflements de mon père. J’allais monter l’échelle quand j’entendis une porte s’ouvrir. Je restais un instant sans bouger et je fus soulagé d’entendre la voix de ma mère me demandant si tout allait bien. Je me tournais vers elle en lui disant que grand-père s’était endormi et que j’allais me coucher. Comme la rentrée était proche, je voulais être en forme pour mon premier jour. Elle me souhaita donc bonne nuit et alla se recoucher. Je montais donc et inspectais la pièce. Rien à signaler, tout était à sa place. Je jetais un coup d’œil au crucifix et constatais qu’il était toujours au-dessus de la porte du placard. Cette nuit-là fut calme et je m’endormis sans problème. Le lundi arriva sans aucun phénomène à signaler. Puisque le crucifix avait rempli son office, je commençais à me dire que le calme reviendrait dans nos vies. Je me levais de bonne heure, m’habillais et pris mon cartable. Je descendis dans la cuisine. Ma mère était déjà debout et me préparait mon déjeuner. Je me mis à table et lui demandais ce qu’elle avait prévu pour la journée. Elle m’annonça qu’elle allait faire quelques emplettes avec mon père car ils envisageaient de changer le papier peint des murs et me demanda de rentrer tout de suite après les cours. Je l’embrassais et me dirigeais vers l’arrêt de bus qui se situait pratiquement devant la maison. Quatre garçons s’y trouvaient déjà. Quand j’arrivais à leur hauteur, ils se présentèrent. C’étaient les fils de Salvatore et Sylvio, Mario et Massimo et leurs cousins Lucas et Pietro. Leurs pères leurs avaient demandé de veiller sur moi pour ma première journée d’école. J’étais assez content. Ils avaient l’air sympa et le courant passa immédiatement entre nous. Ils me demandèrent ce que je pensais de ma nouvelle demeure mais ne sachant que répondre, j’haussais les épaules en leur répondant que c’était pas mal. Le bus arriva. Nous montâmes et nous dirigeâmes vers l’arrière. Mario me montra le fonctionnement de ma carte de bus et après avoir validé mon ticket, je m’installais à leur côté. Massimo me regardait avec curiosité. Il ne lui fallut pas longtemps pour me demander comment était la vie en France, les cours que j’y avais suivi et si les françaises étaient plus jolies que les filles d’ici. J’étais rouge comme une tomate. Fichue timidité. Son frère Mario, voyant mon embarras, demanda à Massimo de me lâcher un peu et celui-ci se calma, un grand sourire sur le visage. Arrivé devant l’école, ils m’accompagnèrent au secrétariat où je fis mon inscription. La secrétaire me donna mon emploi du temps.

Mario m’observa et m’annonça que nous étions dans la même classe. Je fus soulagé. J’avais au moins quelqu’un que je connaissais pour mon premier jour. Nous arrivâmes en classe et, après les présentations habituelles, nous commençâmes avec une de mes matières préférées, le latin. Sur le temps de midi, après avoir mangé, il me fit visiter l’établissement. C’était un immense bâtiment rempli de couloirs. J’espérais me familiariser rapidement avec ce dédale de couloirs. Quel labyrinthe ! Il dut voir mon trouble car il me prit par les épaules et me dit : T’inquiète pas, l’ami. On s’y habitue vite. N’est-ce pas un mini Poudlard avec ses rangées interminables d’escaliers, ses grandes allées et ses nombreuses classes ? Il abordait un sourire malicieux et je compris aussitôt que nous étions amis. A la fin de cette première journée, je faisais donc partie de la bande. Mario était très intelligent et me proposa de me remettre en ordre pour les cours que j’avais manqué. J’acceptais et l’invitais donc chez moi en début de soirée. Il parut hésiter mais me promit d’être là. De retour à la maison, ma mère était déjà en train de préparer le dîner. Elle me demanda comment s’était passée ma journée. Je lui parlais de mes amis et elle parut heureuse de voir que je m’adaptais bien. Je l’informais que Mario passerait chez nous ce soir. Mon père arriva à ce moment-là, les bras chargés de rouleaux de papiers peints. Mes parents avaient passé la journée à feuilleter des catalogues et avaient choisi un papier peint de couleur beige doré, espérant donner plus de luminosité à la pièce. Il déposa le tout sur la table de la salle à manger et me lança un catalogue pour que je puisse choisir les tons de ma chambre. Je jetais un coup d’œil sur la couverture et vis que ça venait d’un magasin appelé Leroy Merlin.

En attendant mon repas, je feuilletais le catalogue, à la recherche d’une couleur qui, je l’espérais, donnerait un peu de chaleur à ma chambre, la rendrait moins lugubre. Je finis par choisir un ton bleu assez neutre et le montrai à mon père. Il regarda et me dit que c’était pas mal. Les assiettes arrivèrent. Mon père posa les rouleaux de papier peint à même le sol et se mit à manger comme un affamé. Je le regardais certainement d’un drôle d’air car quand il croisa mon regard, il se mit à rire. Je ris également. Il était très drôle avec la moustache de sauce tomate qu’il avait autour de la bouche. Ma mère alla chercher mon grand-père dans sa chambre. Elle m’informa que Nonno n’avait pas eu une bonne journée et qu’elle était restée auprès de lui, laissant mon père s’occuper du papier peint. J’attendis de les voir arriver quand, soudain, des hurlements terribles se firent entendre. Nous nous précipitâmes vers les marches mais avant que l’un d’entre nous n’atteigne le haut de l’escalier, la porte de la chambre s’ouvrit et ma mère s’effondra sur le seuil. Mon père se lança directement vers elle. Il lui prit la tête dans les mains et l’appela doucement en lui caressant les cheveux. Par la porte entr’ouverte, je vis ce qui l’avait fait défaillir et mon cœur s’emballa. Je passai par-dessus mes parents et m’approchai doucement du lit. Couché sur le côté, mon grand-père avait les yeux vitreux et écarquillés par la peur. Au bout de son poignet pendait un chapelet. Sa main était toujours serrée autour de la petite croix qui y pendait. La réalité me frappa de plein fouet. Nonno, mon grand-père, mon meilleur ami, venait de nous quitter. Je restai immobile, le regard fixé sur son visage. La gorge nouée, je n’arrivai pas à bouger. Ma mère revint doucement à elle et se mit à pleurer hystériquement. Mon père la serra contre lui et m’appela. Voyant que je ne réagissais pas, il m’appela de nouveau et je dus me forcer à détourner le regard du visage horrifié de mon Nonno pour le regarder. “Appelle le docteur”, me dit-il. Devant mon regard perdu, il me demanda de nouveau de passer l’appel au médecin pour faire constater le décès. Il me tendit son téléphone et je lui pris d’une main tremblante. J’étais comme dans un état second. Je fis défiler les contacts et tombai sur le bon numéro. La sonnerie retentit quelques secondes et une dame me répondit. Je lui expliquai la situation et elle me répondit : “Le docteur sera là dans les vingt prochaines minutes.” Je raccrochai sans rien dire. Ma mère était toujours au sol, dans les bras de mon père et semblait ne pas pouvoir se relever. Je rejoignis mon Nonno et attendis, lui prenant la main, lui parlant doucement dans l’espoir qu’il puisse encore m’entendre. Les larmes coulant sur mon visage, je remarquai quelque chose dépassant de son oreiller. Je tendis la main et mes doigts touchèrent un bout de papier. Je tirai doucement dessus et vis qu’il s’agissait d’une enveloppe. Je l’ouvris et pus y apercevoir quelques pages pliées à l’intérieur, ainsi que des photographies. La sonnerie de la porte retentit et je m’empressai de mettre l’enveloppe dans la poche de mon jeans. Mon père alla ouvrir et remonta avec le docteur. Le médecin s’approcha du lit, plaça mon Nonno sur le dos, lui prit le poignet à la recherche d’un quelconque pouls, mit son oreille sur sa poitrine et se releva en soupirant. C’était fini. Il ferma les yeux du mort et nous adressa ses plus sincères condoléances. Il quitta la pièce et aida mon père à conduire ma mère au rez-de-chaussée. Je n’avais pas envie de descendre. Je voulais encore rester près de lui, avant qu’on vienne nous l’enlever. Je pris donc l’unique chaise qui se trouvait dans la pièce et le veillai pendant quelques heures. Je crois que ce fut pour moi le jour le plus douloureux de ma vie. Encore aujourd’hui, l’évocation de ce souvenir me brise le cœur aussi atrocement que ce jour maudit. A un moment donné, j’entendis des pas dans les escaliers.

Après quelques minutes, Vittorio passa la porte. Il était suivi de sa femme et de ses fils. Ils me présentèrent leurs respects et Vittorio se dirigea vers mon grand-père. Je sortis de la pièce. Je voulais le laisser dire au revoir à son ami de toujours. Je descendis donc les marches et tombai sur Mario. Il me demanda comment j’allais. Je me retournai pour lui répondre mais la tête me tourna et je fus pris de vertiges. Je repris mes esprits, la voix de Mario répétant mon nom avec insistance. J’étais allongé sur le sol. Je me relevai avec l’aide de mon ami et me dirigeai vers le salon. Ma mère était allongée dans le canapé. Le docteur venait de lui administrer un calmant et mon père lui tenait la main, assis à son chevet. Il avait les yeux rougis mais restait silencieux. Il se devait de rester fort, pour ma mère, pour moi, pour lui. Il m’aperçut et me fit signe de le rejoindre mais je secouai la tête. Mario m’attrapa par les épaules et dit à mon père que nous allions prendre l’air dans la rue un moment. Mon père y consentit et je me laissai entraîner par mon ami. L’air frais de la soirée me remit un peu les idées en place. Mario se dirigea vers le jardin de son grand-père et je le suivis, m’installant sur le même petit banc de pierre que possédait ma maison. Nous restâmes un long moment sans parler, puis Mario me demanda ce qu’il s’était passé. Au lieu de lui répondre, je pris l’enveloppe de ma poche et en sortis son contenu. Je distinguai une écriture tremblante qui recouvrait les pages et commençait par le nom de ma mère. Je compris que cette lettre lui était adressée. En regardant les photographies, je me rendis compte qu’elles ne provenaient pas de l’album photo que mon grand-père m’avait montré. Il y en avait une bonne vingtaine. Je les regardai l’une après l’autre. L’horreur m’envahit doucement. Voyant mon visage blêmir, Mario regarda également les photographies et lui aussi devint pâle comme la mort. Il porta sa main à la croix qu’il portait autour du cou et se signa plusieurs fois… Les photographies représentaient mon grand-père lors de sa vie solitaire. On pouvait voir de manière successive plusieurs silhouettes se rapprocher de plus en plus de lui. Sur la dernière photo, on distinguait parfaitement deux visages juste derrière lui. Et ces visages étaient reconnaissables entre tous. C’était les jumeaux. Leurs yeux semblaient exprimer une terreur sans nom. Leurs bouches étaient ouvertes sur un cri silencieux. En y regardant de plus près, on pouvait voir qu’une autre entité se trouvait derrière eux. La photographie avait été prise dans le petit palier de l’étage. En haut sur la droite, on pouvait voir l’escalier escamotable. A son pied se tenait une ombre noire. De longs bras. De longues jambes. Sa tête paraissait être deux fois plus grosse que la normale. Mais le plus terrifiant était sa face. La photo ne montrait que le bas de son visage mais ce que l’on y apercevait était terrifiant. Une énorme gueule se détachait de ce faciès rugueux comme le cuir. Sa bouche semblait étirée de manière grotesque et révélait une rangée de dents acérées et pointues. Mario me demanda ce que tout cela voulait dire. Ne sachant que lui répondre, je lui racontai… l’histoire que mon grand-père m’avait contée la veille. Il m’écouta attentivement sans m’interrompre une seule fois. Quand j’eus fini, il resta silencieux un moment, semblant réfléchir.

Il se leva et se dirigea vers la maison de son grand-père. Je l’attendis un moment et le vis revenir avec un petit papier à la main. Inscrit d’une écriture bien nette, se trouvait un numéro de téléphone. Je le regardais un instant sans savoir quoi dire et il me précisa que c’était le numéro de téléphone du Père Rosso. Je ne veux pas t’effrayer mec, me dit-il, mais ce qui se passe chez vous n’est pas normal. C’est maléfique. Ce qui vit chez vous n’est pas humain et je pense que cette chose est dangereuse. On devrait aller voir le Père Rosso et lui montrer les photos. Je le regardais, les yeux pleins de détresse et glissai le morceau de papier dans ma poche, sans rien ajouter. Une ambulance arriva devant chez nous et je vis quatre brancardiers monter avec une civière. Je me levai et me rapprochai de la porte d’entrée. Quelques minutes plus tard, ils descendirent avec le corps de mon Nonno. Au moment de le charger dans l’ambulance, le bras de mon grand-père glissa de la couverture qui le recouvrait. Je m’approchai pour la remettre avant qu’un des ambulanciers ne puisse réagir et arrachai le chapelet qui se trouvait encore dans sa main. J’eus du mal à le détacher et remarquai alors que la croix semblait coller à sa main et avait laissé une trace de brûlure sur sa paume. Je regardais cette marque, troublé, mais avant d’avoir le temps d’interpréter ce que je voyais, je sentis qu’on me repoussait gentiment sur le côté. L’ambulancier remit le bras à sa place et la civière entra dans l’ambulance. Trois d’entre eux se mirent à l’arrière et le quatrième s’installa au volant. Quelques instants plus tard, le véhicule démarra et tourna au coin de la rue, en direction de l’hôpital de La Louvière. Je restai un moment au milieu de la rue et entendis Mario me rejoindre. Cependant, une question me taraudait et je me tournai vers mon ami. Mario, lui dis-je, si mon grand-père vivait seul et qu’il était sur les photos, qui tenait l’appareil ? Mario réfléchit un instant, puis, me regardant d’un air abasourdi, me répondit : Il n’y avait qu’une seule personne qui possédait ce genre d’appareil à l’époque. Et cette personne, c’est mon Nonno ? Nous nous fixâmes un instant sans savoir quoi faire. Soudain, Mario se dirigea vers ma maison. Je le suivis en lui demandant ses intentions. Quoi ? Tu veux aller voir ton grand-père maintenant ? Il s’arrêta net et me dit : Je veux savoir s’il était au courant de tout ça. Car si c’est le cas, il nous met tous en danger ! Je l’arrêtai en l’empoignant par le bras. Il me regarda d’un air surpris. Pas maintenant, lui dis-je. Le moment est mal choisi pour lui mettre ça sous le nez. Mais après l’enterrement, j’aimerais avoir une discussion avec ton grand-père. Mario me regarda droit dans les yeux, soupira et acquiesça. Nous revînmes donc calmement dans la maison et j’allais rejoindre mes parents. Ma mère était effondrée. Elle ne cessait de pleurer et de prononcer le nom de son père d’une voix brisée. Herminia la tenait dans ses bras et essayait de la calmer de son mieux. Je restais un moment auprès d’elle et quand le calmant finit par faire son effet et qu’elle tomba endormie, je rejoignis mon père. Il parlait avec Vittorio pour l’organisation des obsèques. Je les laissais discuter et allais m’installer à côté de ma mère. Herminia me regardait avec compassion. Elle se leva et vint me serrer contre elle. Je me sentais assommé. J’avais l’impression de ne plus avoir d’air dans les poumons, de me noyer. Après un moment, elle me lâcha et alla rejoindre son mari et mon père. Ne tenant plus en place, je montais les escaliers jusqu’à la chambre de mon grand-père. Quand je pénétrai dans la pièce, un grand froid y régnait. Je n’y avais pas prêté attention lorsque j’étais monté plus tôt. Me rapprochant du lit, je me laissai tomber dessus et regardai autour de moi. Mes yeux tombèrent sur la photo de mon Nonno. -Tu l’as enfin rejoint, dis-je tout haut dans la pièce vide. Vous êtes réunis. Tu me manques déjà tellement, Nonno. Les larmes se mirent à couler, silencieuses, sur mon visage. Je restai encore un moment quand j’entendis soudain ces maudits grattements. Sans réfléchir, je me levai, soudain empli de colère et hurlai :

-Vous êtes contents ? Vous avez fini par l’avoir ? C’est ce que vous vouliez ? Bande d’ordures ! Pourquoi ? Pourquoi ? C’était votre père !

Je finis par me calmer et tendis l’oreille. Aucune réponse. Je décidai donc de descendre. Arrivant sur le seuil de la chambre, j’entendis comme un ricanement rauque. Je me retournai et crus voir dans un coin reculé de la pièce une sorte d’ombre allongée. Je m’essuyai les yeux pour mieux voir mais quand je regardai de nouveau, elle avait disparu. Cependant, une drôle d’odeur emplit la pièce. Une odeur pestilentielle. Une nuée de mouches. Mes yeux qui se mettent à brûler. Je commençai à suffoquer. Pris de panique, je cherchai la poignée à tâtons et finis par sortir de la chambre en refermant la porte derrière moi. Je restai un moment cloué sur place et j’entendis encore les grattements, mais cette fois, ils paraissaient plus forts, comme des griffes qui se déplaçaient sur le plancher. Des pas lourds se faisaient entendre. Ils se dirigeaient vers la porte. Terrorisé, je descendis l’escalier et me précipitai dans le salon. Ma mère était toujours endormie. Je tendis l’oreille, m’attendant à entendre des pas descendre les marches, mais cela ne se produisit pas. Je voulais aller tout raconter à mon père – il était toujours en conversation avec Vittorio – mais je n’en fis rien. En m’asseyant, je ressentis une brûlure dans la main. J’ouvris celle-ci et remarquai que je serrais toujours la croix du chapelet de mon Nonno. Je la pris de l’autre main et sifflai quand celle-ci se détacha difficilement de ma peau. Je regardai ma paume avec stupéfaction. La croix y avait l’air incrustée. Exactement comme mon grand-père. Je ne comprenais pas ce que tout cela voulait dire. Je remis le chapelet dans ma poche et allai passer ma main sous l’eau dans la salle de douche. En regardant dans le miroir, je m’aperçus que je n’étais pas seul. Derrière moi se tenaient deux silhouettes sombres. Deux silhouettes identiques. Elles m’observaient sans bouger, cependant leurs visages étaient toujours tendus sur ce cri silencieux, comme s’ils me demandaient de l’aide. Pris de panique, je fermai les yeux en répétant sans cesse : Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Laissez-moi ! Laissez-nous tranquille ! Un vent glacial sembla me traverser puis tout redevint calme.

J’ouvris les yeux avec précaution, mais il n’y avait plus personne. Les larmes me montèrent aux yeux, je me sentais abandonné. Je courus rejoindre mon père dehors et me blottis contre lui sur le banc de pierre. Mon père me prit dans ses bras sans un mot. Je levais les yeux vers lui et il me sourit tristement. Nous restâmes ainsi un moment puis nous rentrâmes dans le salon. Ma mère dormait toujours, elle ne se réveillerait pas avant le lendemain. Mon père alla chercher le matelas gonflable dans la pièce de devant et l’installa dans le salon. Je me glissais dans l’autre canapé. Hors de question que je remonte à l’étage. Il ne me força pas à monter dans ma chambre. Il se coucha et me dit de dormir un peu. Demain serait une longue journée. J’aurais voulu lui raconter ce qui s’était passé, mais je gardais le silence. J’avais l’impression que c’était à moi de régler ce problème. Après tout, j’étais le seul à voir cette chose depuis que mon grand-père était mort. Je ne voulais pas leur faire plus de peine alors que ma mère venait de perdre son père. Je lui souhaitais bonne nuit et je fermais les yeux. Le sommeil m’emporta aussitôt. J’étais épuisé par cette soirée cauchemardesque. Le lendemain, je me réveillais avec un goût de cendre dans la bouche. Je sortis du canapé sans faire de bruit pour ne pas réveiller mes parents. En passant devant la salle de douche, je jetais un coup d’œil à l’intérieur. Rien d’anormal, apparemment. Je décidais de me laver. Je montais les escaliers pour aller chercher des vêtements propres et je m’arrêtais devant la porte de la chambre de mon grand-père. Je tendis l’oreille mais n’entendis rien. J’étais nerveux mais je continuais vers ma chambre. Dès que j’entrais, je sentis que quelque chose n’allait pas. La pièce était plongée dans l’obscurité et l’air était glacial. Je me précipitais vers mon bureau, cherchant à tâtons mes vêtements, quand un étau invisible se referma sur ma poitrine et me coupa le souffle. Ma tête tournoyait, je vacillais sur mes jambes. Un bruit grinçant me fit sursauter. En panique, je balayais la pièce du regard et découvris avec horreur que la porte du placard s’était ouverte. Je m’approchais prudemment, le cœur battant, et heurtais du pied un objet dur. Je me baissais pour le ramasser et mon sang se glaça. C’était un morceau du crucifix que mon grand-père m’avait donné. Je restais pétrifié. Mes jambes flageolaient et je reculais du placard. Quand je touchais le dossier de ma chaise de bureau, la porte du placard claqua brutalement. Un souffle fétide emplit ma chambre, comme si un cadavre en décomposition s’y cachait. Soudain, je ne fus plus seul dans la pièce. Je sentis une présence maléfique derrière moi. Paralysé par la peur, je hurlais : Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ? Laissez-moi tranquille ! Le silence retomba et rien ne bougea plus. J’attendais une nouvelle attaque mais rien ne vint. Tremblant comme une feuille, je saisis une pile de vêtements sur mon lit et dévalais l’échelle.

Mon cœur battait la chamade. Je courus jusqu’au seuil de l’escalier et me retournais malgré moi. Ce que je vis à cet instant me terrifia au-delà de toute mesure. Mon esprit n’arrivait pas à concevoir ce que mes yeux me montraient. Une entité monstrueuse, d’une taille impressionnante se tenait au pied de l’échelle. Elle était si noire que la lumière ne filtrait pas au travers. Elle avait un corps maigre muni de bras d’une longueur inhumaine et ses mains étaient terminées par de grandes griffes acérées. Mais le plus terrifiant était son absence de traits. Là où il y aurait dû avoir des yeux et un nez se trouvaient une sorte de membrane épaisse comme du cuir. La chair semblait pulser. Seule une énorme gueule pleine de dents effilées se détachait sur cet horrible masque de chair. La chose me fixait sans bouger et semblait me toiser en émettant des grognements sourds. Avant même que je puisse faire le moindre mouvement, je vis sa bouche s’agrandir et elle murmura mon nom. Lorsqu’elle prononça ce simple mot, je vis que l’intérieur de sa bouche était rempli d’yeux de couleur vert jaunâtre et dont la pupille évoquait celle des reptiles qui me regardaient avec avidité. C’en était trop. Je me mis à hurler si fort que mes poumons étaient en feu. J’étais collé contre le mur du couloir mais mes jambes ne voulaient pas bouger. Je la vis tendre les bras vers moi et le noir m’envahit.

Un bruit de pas précipité me ramena à la réalité. J’étais allongé dans le couloir, mes vêtements éparpillés autour de moi. Je me redressais doucement et vit le visage de mon père au bas des marches. Il se précipita sur moi et m’aida à me relever. J’étais complètement assommé. Quand il me demanda pourquoi j’avais crié, mon regard se tourna instinctivement vers l’échelle et la terreur m’assaillit de nouveau. Mes jambes patinaient pour essayer de m’éloigner de l’échelle. Je n’arrivais pas à prononcer le moindre mot. Je ne pus que me relever et entraîner mon père vers les escaliers tout en regardant derrière lui à chaque marche. Mon père m’assaillait de questions mais je me contentais de descendre le plus vite possible, voulant mettre le plus de distance possible entre cette horrible entité et moi. Arrivé dans le salon, j’allais m’asseoir sur le canapé, mon père toujours sur les talons. Il me regarda avec inquiétude et m’invita à m’expliquer. Je jetais un œil sur ma mère mais les calmants devaient être forts car elle ne s’était pas réveillée. J’entraînais mon père vers la cuisine et décidais de lui raconter ce que j’avais découvert jusque là. Je lui résumais l’histoire de mon grand-père, lui montrais les photos et lui décris tous les événements étranges que j’avais vécu dans ma chambre. Je terminais par l’apparition de l’entité et lui révélais qu’elle avait prononcé mon nom. Mon père prit le temps de regarder les photographies et je voyais bien qu’il était mal à l’aise. Il se mit à faire les cents pas. Je commençais à me calmer un peu quand j’entendis ma mère nous appeler du salon. Mon père me regarda et me demanda de garder cela pour nous. J’allais le contredire mais il me promit que nous nous occuperions de tout cela après les funérailles. Avant qu’il ne rejoigne ma mère, il se tourna sur moi et me dit : Je te crois, Michaël. Depuis que nous sommes arrivés dans cette maison, j’ai toujours eu cette sensation que quelque chose ne tournait pas rond. Je ne suis pas aussi insensible qu’on pourrait le croire. Mais tu sais que j’ai toujours essayé de rationaliser. Cependant, il se passe des choses incompréhensibles dans cette maison. Et avec ce que tu viens de me raconter, le doute n’a plus sa place. Ne t’inquiète pas, Champion. Nous allons trouver une solution. Nous irons voir ce prêtre et voir s’il peut nous aider. Mais pour l’instant, nous devons nous occuper de ton Nonno. Et à partir d’aujourd’hui, tu dormiras au salon jusqu’à ce que cette histoire soit réglée. Je me sentis un peu mieux, un peu moins seul. J’avais cru pouvoir gérer cette situation comme un homme mais j’étais encore jeune. Et savoir que mon père me croyait et me soutenait fut un énorme soulagement. Je n’étais plus seul pour affronter cette horrible chose. J’allais donc prendre ma douche et m’habiller. En sortant de la douche, la buée recouvrait tout. J’allais frotter le miroir avec ma serviette quand je remarquais des lignes se former sur celui-ci. En me reprochant pour lire, je déchiffrais « Aiutaci ». De toute évidence c’était de l’italien. Mais bien que ma mère soit italienne, elle ne me l’avait jamais enseigné. Malgré ma stupéfaction devant ce phénomène, je me précipitais dans la cuisine à la recherche de mon GSM pour prendre une photo du miroir et réussis à l’avoir. Les lettres commençaient à s’estomper mais on y voyait encore l’inscription. Je lançais la traduction et fut sous le choc quand je vis ce que cela voulait dire. « Aide-nous ». Je ne sus comment réagir et me contentais de répondre à voix haute : Comment ? Mais je n’obtins aucune réponse. Le miroir était maintenant sec et rien d’autre ne vint s’y inscrire. Je décidais de garder cela pour moi et m’habillais. J’allais rejoindre mes parents. Mon père essayait d’obliger ma mère à avaler quelque chose mais elle refusait. Elle se contenta de boire une tasse de café et mon père cessa d’insister. Je m’installais à côté d’elle et lui pris la main. Elle la serra sans me regarder. J’avais mal de la voir souffrir.

Je restais ainsi près d’elle et quand il fut temps de se rendre au funérarium, je l’aidais de mon mieux, la soutenant, la gardant dans mes bras pendant que mon père parlait au personnel des pompes funèbres. Quand nous arrivâmes au choix du cercueil, mon père se tourna vers ma mère mais celle-ci secoua la tête. Elle n’était pas en état de s’occuper de ça. Mon père paraissait désemparé. Je décidais donc de la ramener dans la voiture et de laisser mon père gérer les dernières obligations. Il saurait se débrouiller. J’installais ma mère à l’arrière et m’assis à ses côtés. Elle ne pleurait plus mais son regard était cerné et elle regardait le vide. Je me souviens soudain de la lettre que mon grand-père avait laissée à son attention. J’y songeais un moment mais décidais de ne pas lui transmettre avant de l’avoir lue au préalable. Je ne savais pas quel effet aurait cette missive où si elle contenait quoi que ce soit sur les événements qui perturbaient notre quotidien. Je me contentais donc de lui tenir la main. Un peu plus d’une demi-heure s’écoula avant que je ne vois mon père sortir de l’établissement. Il s’installa au volant, nous regarda par le rétroviseur et démarra la voiture sans dire un mot. Nous rentrâmes à la maison et mon père alla installer ma mère dans le canapé. Elle paraissait dans un état second. Je commençais à m’inquiéter pour elle. Habiter ici avec cette menace dans nos murs n’allait pas arranger les affaires. Pourtant, il fallait que ma mère soit au courant. Dans son état, elle était une cible de choix en cas d’attaque de la présence diabolique. Du moins, c’est ce que je pensais. Ayant lu quelques articles sur des phénomènes paranormaux, je savais que les personnes fragiles étaient des cibles de choix. Quelques instants plus tard, on frappa à la porte. Mon père était au téléphone avec l’hôpital pour savoir quand les pompes funèbres pourraient récupérer la dépouille de mon grand-père. J’allais donc ouvrir et tombais sur Mario. Il me salua et s’excusa de me déranger dans un moment pareil mais il avait quelque chose à me montrer. Je m’écartais pour le laisser entrer mais il refusa. Il avait l’air terrifié et ne cessait de regarder les fenêtres de l’étage. Il me proposa de le rejoindre chez lui dans la soirée. J’acceptais et il repartit vers sa maison. Je refermais la porte et rejoignis mes parents dans le salon. Mon père préparait le repas. Ma mère était partie s’allonger dans leur chambre. Nous étions donc seuls et je demandais à mon père ce qu’il avait l’intention de faire. Il me répondit qu’il ne savait pas encore. Je profitais de ce moment pour lui parler de la lettre que mon grand-père avait laissé à sa fille. Intrigué, il me demanda de la lui apporter. J’allais dans la salle de douche pour la récupérer dans la poche de mon pantalon. Je regardais le miroir mais aucun autre message ne m’attendait. Je revins avec l’enveloppe et lui tendit la lettre. Mon père s’installa à la table et se mit à lire.

Quand il eut fini, je la pris et constatais que c’était une lettre d’adieux. Mon grand-père lui demandait pardon pour ses frères qu’il n’avait pas pu aider et pour la mort de sa femme mais ne mentionnait aucun des événements qui avaient conduit les jumeaux à leur mort, ni même les vraies raisons de la mort de sa femme. Il lui disait qu’il l’aimerait toujours et qu’elle ne devait pas s’en vouloir. Que les vingt années passées à nos côtés avaient été un pur bonheur et qu’il serait toujours là pour elle. En regardant la lettre, je remarquais que la date inscrite au-dessus datait de seulement quelques jours avant que mon grand-père ne me raconte son histoire. Je mis la lettre de côté et montrais les photographies à mon père. Il les prit et les fit défiler. À mesure qu’il passait de l’une à l’autre, son visage affichait des expressions de plus en plus sinistres. Il me demanda s’il y en avait d’autres et je lui parlais de l’album. Je montais doucement les marches pour me rendre dans ma chambre. En passant devant la chambre de mes parents, j’entrouvris la porte et constatais que ma mère dormait. Je refermais doucement pour ne pas la réveiller et montais l’échelle. Tout semblait calme et j’en profitais pour filer vers mon bureau où l’album était posé. Je jetais un coup d’œil sur une caisse que je n’avais pas encore déballée et qui contenait mon ordinateur de bureau. Je décidais de le placer dès que j’aurais montré l’album à mon père. Il serait sûrement utile si je devais faire des recherches sur la manière de nous sortir de cet enfer. Je redescendis doucement et me réinstallais à table. J’ouvris l’album et le montrais à mon père. Comme moi, il détailla chaque photo, en observant bien celle des jumeaux. La dernière photographie le fit sourire. Ma photo de moi étant bébé. Je lui demandais son avis et il me dit qu’effectivement, tout cela était troublant. Mise à part la première photographie, mon grand-père n’apparaissait sur aucune autre. Je n’avais pas fait le rapprochement. Encore une fois, qui se trouvait derrière l’appareil ? Le téléphone de mon père se mit à sonner et nous fit sursauter. Mon père décrocha. C’était l’hôpital. Il nous informait que la dépouille de mon grand-père était en route pour le funérarium. Mon père les remercia et raccrocha. Je le regardais soupirer. Il va falloir aller réveiller ta mère, me dit-il. Nous devons aller organiser la veillée funèbre. Je montais donc les escaliers et allais rejoindre ma mère dans sa chambre. Je passais d’abord par la chambre de mon Nonno. Quand je pénétrais dans la pièce, je vis avec consternation qu’un désordre sans nom régnait dans la pièce. Les vêtements de la penderie de mon grand-père étaient éparpillés à même le sol, ses livres personnels étaient tombés des étagères et même la couverture que ma mère lui avait tricotée pour les froides nuits d’hiver avait été projetée au-dessus d’un lampadaire. Cela me mit en colère. Mais le temps me manquait. Donc, je remis de l’ordre dans la pièce pour ne pas inquiéter ma mère et refermais doucement la porte.

J’étais sur le point de la rejoindre quand j’entendis des grattements dans la chambre. Je n’y fis pas attention et ouvris la porte. Elle dormait encore, sous l’effet des calmants qu’elle avait pris. Je la secouai doucement et elle ouvrit les yeux péniblement. Je lui annonçai le coup de fil de l’hôpital et elle me dit de descendre, qu’elle nous rejoindrait. Je lui proposai mon aide mais elle refusa d’un signe de tête. Je la laissai donc se préparer à son rythme et descendis retrouver mon père dans le salon. Il portait son costume le plus sombre et me tendit le mien. Je me rendis à la salle de douche pour me changer. Alors que je boutonnais ma chemise, mes yeux furent attirés par le miroir. J’avais cru voir un mouvement. Je m’approchai et crûs entendre des grattements venant de l’autre côté de la glace. Je me rapprochai encore, jusqu’à ce que mon nez frôle presque le miroir quand je vis quelque chose qui me glaça le sang. Le rideau de douche était éclairé par la lumière venant de la petite fenêtre de la salle de bain. Là où il n’y aurait dû avoir que le reflet du pommeau, se tenaient deux silhouettes immobiles. Mes cheveux se hérissèrent sur ma tête et ma gorge se serra. La panique envahit tout mon corps. Je me retournai lentement vers la cabine de douche. Les silhouettes étaient toujours là. J’avançai lentement la main vers le rideau, la sueur perlant sur mon front. Mon cœur battait à tout rompre. Je respirais fort. Ma main atteignit le rideau et je décidai de l’écarter d’un geste brusque. Je tremblais de peur, prêt à m’enfuir, mais la cabine était vide. J’essayai vainement de reprendre mes esprits en inspectant la petite cabine mais il n’y avait aucun recoin où quelqu’un ou quelque chose aurait pu se cacher. Je refermai donc le rideau et me tournai vers le reste de ma tenue. J’attrapai mon pantalon et ma veste et les enfilai rapidement. Mon cœur palpitait. Je pris ma cravate et me rapprochai prudemment du miroir pour faire mon nœud. J’avais presque terminé quand j’entendis des petits coups frappés derrière le miroir. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Non ! Pas encore ! Je restai figé et, sous mes yeux ébahis, je vis encore des mots s’inscrire sur la vitre. J’entendais ce bruit irritant que fait quelqu’un quand il passe ses doigts sur une vitre humide. Mais cette fois, le message était différent : « Per favore, liberaci ! » Je tremblais de terreur. Les mots s’effacèrent progressivement, comme la première fois, mais j’entendis encore ce genre de petits coups comme quand quelqu’un tape contre une vitre pour attirer votre attention. Je me ressaisis du mieux que je pus et attendis de voir si une autre manifestation allait se produire. Plusieurs minutes s’écoulèrent et je m’apprêtai à sortir de la pièce quand j’entendis prononcer mon nom. Je me figeai, la main sur la poignée. Me retournant doucement, ce que j’aperçus dans le miroir me fit l’effet d’une douche glacée pendant un jour de canicule. Derrière la vitre, le visage des jumeaux me regardait et semblait implorer mon aide. Mais le pire était cette espèce de chaîne qui semblait attachée à un anneau greffé sur leur poitrine. Je ne savais pas quoi faire, ni qu’en penser. Qu’était donc cette chaîne ? Était-ce une sorte de punition? Ou bien étaient-ils prisonniers ? Dans ce cas, par qui ? Ou par quoi ? Plongé dans mes pensées et le regard toujours fixé sur le miroir, je sursautai quand on frappa à la porte.

Mon père passa la tête et me demanda si j’étais prêt. Je me tournai vers le miroir mais les jumeaux avaient disparu. Je sortis sans rien dire. J’étais encore sous le choc de cette apparition. Ma mère était assise sur le canapé, vêtue d’une robe noire et d’un petit chapeau orné d’un voile noir. Je ne l’avais jamais vue porter ce genre de tenue et cela me fit un choc. Elle semblait avoir vieilli de vingt ans en quelques heures. Je m’approchai d’elle et pris ses mains dans les miennes. Elle me sourit faiblement et me dit que j’étais très beau dans mon costume. Je lui rendis son sourire et l’aidai à se lever. Elle était maigre et son visage était crispé. Nous quittâmes la maison et nous dirigeâmes vers la voiture. Nous rejoignîmes le funérarium. A notre arrivée, deux employés accueillaient déjà les gens qui affluaient. Cette pensée me réconforta. Mon grand-père avait été très aimé par sa communauté. De nouveau, mon cœur se serra à l’idée que je ne le reverrais plus jamais. Nous sortîmes de la voiture et allâmes rejoindre mon Nonno.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 4

 

La veillée dura trois jours. Les amis de mon grand-père défilèrent devant sa dépouille pour lui rendre hommage et lui dire adieu. Le troisième jour, je vis arriver un homme que je n’avais jamais rencontré de ma vie mais qui pourtant me semblait familier. Sans saluer personne, il se dirigea directement vers le cercueil. Il avait l’air dévasté et regardait mon Nonno avec une expression de profonde douleur. Je me rapprochai de mon père et lui demandai de qui il s’agissait. Mon père le regarda un instant et me répondit que c’était mon oncle Filipe. En l’observant de plus près, je reconnus le jeune homme qui se trouvait sur les photos de l’album de mon grand-père. Il avait vieilli et grossi mais c’était bien lui. Il dut sentir mon regard sur lui car il se retourna et me fixa avec insistance. Il se pencha sur son père et l’embrassa sur le front puis me rejoignit. Tu dois être Michaël, me dit-il en me tendant la main. Je la lui serrai et acquiesçai. Tu as bien grandi, me dit-il. Tu ressembles tellement à… Il laissa sa phrase en suspens et secoua la tête comme s’il voulait chasser une pensée. Sans rien ajouter, il se dirigea vers ma mère et la serra dans ses bras. Mon père vint me rejoindre et m’informa que c’était lui qui avait prévenu mon oncle de la mort de son père. Il l’avait retrouvé grâce aux réseaux sociaux et lui avait laissé un message avec l’adresse du funérarium et la date de l’enterrement. Il n’avait obtenu aucune réponse de sa part et fut donc surpris quand il l’avait vu arriver. Mon père me proposa d’aller boire quelque chose et alla rejoindre ma mère. Celle-ci était en pleine discussion avec son frère et semblait agacée. Je décidai de sortir prendre l’air. Quelques instants plus tard, je vis Mario, Massimo, Lukas et Pietro arriver devant l’établissement. Ils me virent et me rejoignirent. Salut Michaël, me dit Massimo. Je suis vraiment désolé pour ton Nonno. C’était un homme bon. Je le remerciai et nous restâmes ainsi quelques instants sans rien dire. Mes épaules se mirent à trembler et mon visage se crispa. Mario s’approcha et me serra contre lui. Je me laissai aller contre mon ami et me mis à pleurer à gros sanglots. La crise passée, je me redressai et m’excusai auprès des autres. Mario secoua la tête et me dit : T’excuse pas, mec. C’est normal. Si tu as besoin de quoi que ce soit, on est là. Ça sert à ça les amis. Je fus touché. On ne se connaissait que depuis quelques mois et ils me considéraient comme de la famille. C’est donc entouré de mes amis que je rejoignis mes parents. Ils allèrent se recueillir autour du cercueil, y restèrent un moment et vinrent me rejoindre devant le buffet. Voilà bien une tradition que je n’arrivais pas à comprendre. Comment pouvait-on manger dans un moment pareil ? Je restai donc avec mes amis pendant que mes parents serraient les mains des personnes venues rendre hommage à mon grand-père. La matinée passée, nous nous dirigeâmes vers l’église et c’est le cœur serré que j’écoutai chaque personne dire un mot pour mon Nonno. Je n’avais préparé aucun discours et je ne pus que balbutier un faible adieu, la gorge nouée par le chagrin. La cérémonie terminée, nous regagnâmes nos voitures et suivîmes le cortège jusqu’au petit cimetière de notre village. Le père Rosso entama son discours mais je ne l’écoutai qu’à moitié, ne pouvant détacher les yeux du cercueil. Quand ce fut terminé, je pris une poignée de terre dans ma main et, comme le veut la tradition, la jetai sur le cercueil. Les yeux remplis de larmes, je m’éloignai pour respirer un peu. Mes parents restèrent encore un moment puis remontèrent lentement l’allée jusqu’à leur voiture personnelle. Je m’étais installé sur un banc, un peu en retrait et laissai tomber mon regard sur les stèles posées devant moi. J’y déchiffrai les noms inscrits dessus et mon cœur se glaça. C’était les tombes de mes oncles décédés. Le souvenir de leurs visages suppliants me revint en mémoire.

Avant même que je ne réagisse, mon oncle Filipe se dirigea vers moi et me demanda d’aller rejoindre mes parents. Je me levai donc et montai dans la voiture sans rien dire. De la vitre de la voiture, je l’observai un moment. Il regardait les tombes de ses frères et son regard était sombre. Mon père démarra la voiture et je le perdis de vue. De retour à la maison, ma mère monta directement dans sa chambre et mon père s’affala dans le canapé. Il avait les traits tirés et semblait épuisé. Je m’installai à ses côtés. J’allais lui demander comment il allait quand soudain, des cris horribles se firent entendre à l’étage. Mon père et moi bondîmes dans les escaliers et pénétrâmes en trombe dans la chambre parentale. Ma mère était prostrée dans un coin de la chambre et montrait de la main le miroir de sa commode. Nous nous retournâmes et mon cœur se bloqua sous le coup de l’effroi. Une apparition innommable apparaissait derrière la glace. Comme coincé derrière la vitre, les mains posées à la surface, mon grand-père nous regardait d’un air horrifié. Ses yeux étaient écarquillés par la terreur. Sa bouche remuait mais aucun son n’en sortait. Je vis soudain une griffe apparaître derrière lui et mon pauvre Nonno fut entraîné dans les ténèbres. Ma mère se mit à hurler. Je me jetai sur le miroir en hurlant le nom de mon grand-père mais je ne vis plus rien, si ce n’était le reflet de la chambre derrière moi. Je me tournai vers mes parents, ne sachant que faire de plus. Ils avaient l’air aussi hallucinés et impuissants que moi. Nous attendîmes un moment mais rien d’autre ne se produisit. Mes parents descendirent au salon, ma mère tremblant de tous ses membres. Je les suivis et décidai de tout raconter à ma mère. Il était temps de la mettre au courant. Mais je décidai d’abord d’aller voir Mario pour savoir de quoi il voulait me parler. J’informai donc mon père et, sans lui laisser le temps de me répondre, me dirigeai vers le fond de la rue. Mario m’attendait dans le jardin, assis sur le banc. Il était seul. Il portait toujours son costume et fumait une cigarette. A mon approche, il s’apprêtait à la jeter mais se ravisa quand il vit que ce n’était que moi. J’allai m’installer à côté de lui. Il se retourna vers moi, vit ma mine effarée mais ne dit rien. Il se leva et me demanda de l’attendre. Il pénétra dans la maison et sortit quelques minutes plus tard, tenant dans ses mains une pochette. Il me la tendit sans rien dire. Je regardai à l’intérieur et vis qu’elle contenait des photographies et plusieurs carnets. Je regardai Mario et il m’expliqua qu’il avait trouvé toutes ces choses dans un tiroir dissimulé sous le bureau de son grand-père. Il commençait à rafraîchir et il dut remarquer que je n’allais vraiment pas bien car il me proposa d’aller dans sa chambre. Je le suivis en fourrant la pochette sous ma veste et le suivis à l’intérieur. La maison était vide. Ses parents et son frère étaient partis manger chez leurs cousins. Mario avait prétexté des devoirs à terminer dans l’espoir de me croiser. C’était une charmante demeure. Le séjour était lumineux et on y ressentait une impression de bien-être en y pénétrant. Je suivis Mario à l’étage et il m’ouvrit la porte de sa chambre. Je constatai avec humour que son père avait eu raison en me disant que son fils préférait les jeux vidéo. Sous un lit en mezzanine se trouvait tout l’attirail d’un joueur professionnel. Quatre écrans superposés deux par deux trônaient au-dessus de son bureau. Une barre son dominait en dessous. Son clavier émettait des lumières rouges, vertes et bleues. Sur le siège traînait un casque équipé d’un micro. Il avait une collection impressionnante de jeux sur ses étagères. Il dut voir mon expression car il sourit et haussa les épaules, l’air de dire « chacun son truc ». Deux poufs étaient disposés au milieu de la pièce. Je m’installai et regardai les posters qui garnissaient les murs. C’était surtout des affiches de jeux.

L’une d’entre elles représentait le célèbre Sonic, ce hérisson bleu qui courait à la vitesse de l’éclair. Mario s’installa dans l’autre pouf et je déposai la pochette sur la petite table basse qui se trouvait entre nous. Je sortis un à un les petits carnets qu’elle contenait et entrepris de regarder d’abord les photographies. Toutes représentaient la maison de mon grand-père. Elles portaient des dates qui correspondaient aux dates indiquées sur les différents carnets. J’entrepris de les ranger dans l’ordre, de la plus ancienne à la plus récente et ouvris le premier carnet. Mario me précisa qu’il ne les avait pas encore lus mais y avait reconnu l’écriture de son grand-père. La première page contenait les noms des locataires. Vittorio s’en était servi à la base pour noter le paiement des loyers suivis des dates de versements. En tournant les pages, je vis que suivant les dates de paiements, de petits commentaires y étaient griffonnés, indiquant des incidents inexpliqués vécus par les locataires. Il avait fait la liste des phénomènes que subissaient ces pauvres gens. Il y avait d’abord eu des plaintes pour des bruits de grattements qui avaient été interprétés par la possible présence de rongeurs. Ensuite, ces gens s’étaient plaints de portes qui claquaient seules, de bruits de pas sur les planchers des chambres, de mauvaises odeurs et d’objets qui se déplaçaient seuls. Bien sûr, tout n’arrivait pas en même temps, mais plutôt allant crescendo au fur et à mesure de l’occupation des lieux. A chaque fois, la famille avait fini par partir en laissant parfois toutes leurs affaires sur place. Une autre famille avait même signalé l’apparition de griffures sur les murs et des sons interprétés comme des grognements de bête sauvage. Les autres carnets étaient identiques. Nouveaux locataires, mêmes soucis. La maison n’était jamais habitée plus d’une année. Je passais les carnets à Mario au fur et à mesure que je les terminais et je vis qu’il avait l’air surpris par ces témoignages. Je regardai les photos une à une avec plus d’attention. Elles représentaient la maison après le départ de ses occupants. Sur plusieurs d’entre elles, on pouvait voir des murs couverts de griffures, des ombres semblant voyager devant les fenêtres et sur d’autres, on pouvait discerner une énorme ombre longiligne à la tête déformée et aux bras extrêmement allongés, finis par des griffes. Je regardai Mario, attendant une explication. Il regardait les photos et semblait terrifié. Il leva les yeux vers moi et me promit qu’il n’était pas au courant de ce qu’il se passait dans la maison. Il savait juste que son grand-père s’occupait d’encaisser les loyers qu’il envoyait sur le compte de mon grand-père et avait remarqué que les locataires ne restaient jamais longtemps mais il n’avait jamais eu d’explications sur la raison de leur départ. Il avait mis cela sur le compte de l’état de délabrement de la maison. Je le crus immédiatement. Il était tellement secoué par ce qu’il venait de découvrir que je ne doutais pas un seul instant de son honnêteté. Il me demanda ce que j’allais faire de tout cela. Je lui répondis qu’il était temps d’avoir une sérieuse conversation avec son grand-père. Il se prit la tête dans les mains et soupira. Puis, il se leva et m’invita à descendre au salon. Là, nous attendîmes le retour de sa famille.

A leur arrivée, Mario demanda à son père de nous rejoindre dans sa chambre. Salvatore nous suivit donc et Mario lui montra les carnets et les photographies et je lui racontai les événements depuis le début de notre arrivée dans la maison. Son visage passa par toutes les couleurs et à la fin, il était livide. Je lui demandai s’il était au courant des manifestations. Il me répondit qu’il avait remarqué certaines étrangetés du temps où lui et son frère rendaient visite aux jumeaux et à Filipe mais que depuis leur mort, il n’avait plus jamais mis les pieds dans la maison. Pas depuis qu’il nous avait aidé à emménager. Je lui rappelai son air inquiet à la vue du placard. Il me dit qu’il était désolé de ne pas m’avoir raconté pour Julio mais qu’il pensait que j’étais déjà au courant. Je lui révélai que je ne savais rien, ainsi que ma mère. Salvatore parut abasourdi par la nouvelle. Jamais il n’aurait cru que la famille avait tenu Sylvia à l’écart de la tragédie familiale. Il pensait que ma mère connaissait la vérité sur les circonstances de leur mort et surtout sur les événements étranges qui se passaient sous notre toit. Quand il vit que j’étais sérieux, il décida de se rendre chez son père pour lui demander des explications. Nous le suivîmes et le rattrapâmes au moment où Herminia lui ouvrait la porte. Salvatore demanda à sa mère où se trouvait son père. Elle lui dit qu’il se reposait et qu’elle allait le chercher. Elle nous invita à nous installer dans le salon et nous l’attendîmes. Vittorio nous rejoignit et me regarda en premier. Il me dit qu’il était désolé pour mon grand-père et que j’étais toujours le bienvenu chez lui. Je le remerciai, les yeux baissés. Il se tourna vers son fils et lui demanda la raison de cette visite si tardive. Salvatore ne répondit pas et jeta la pochette comportant les photos et les carnets sur la table. Son père la regarda avec étonnement et la saisit mais dès qu’il l’ouvrit et vit ce qu’elle contenait, son visage blêmit et il se mit à crier : Où as-tu trouvé ça ? Pourquoi as-tu été fouiller dans mon bureau ? Qui t’a dit de te mêler de ça ? Salvatore ne s’attendait pas à ce genre de réaction et lui aussi se mit à crier : Tu savais ! Tu savais ce qu’il se passait dans cette maison ! Pourquoi ne nous as-tu rien dit ? Pourquoi n’as-tu pas prévenu Antonio que les phénomènes continuaient ? Tu lui as fait croire pendant des années que plus rien ne se passait. Alors que tu étais au courant que les locataires partaient effrayés par ce qui se cache dans cette maison ! Explique-toi car maintenant, c’est Sylvia et sa famille qui sont en danger ! La chose qui hante les lieux s’en prend à Michaël ! Et elle ne va pas s’arrêter là, tu le sais ! Alors parle ! Vittorio nous regarda tour à tour et je vis ses épaules se voûter. Il s’installa dans son fauteuil et commença son récit.

 

Le récit de Vittorio

Le jour où Vittorio avait annoncé à Antonio la mort de son fils Julio avait été le plus affreux de sa vie. Il avait vu Salvatore accourir vers lui et son visage était annonciateur de mauvaises nouvelles. Antonio et lui étaient amis depuis plusieurs années et avaient partagé les bons comme les mauvais moments. Mais cette fois, il avait peur de la réaction de son ami. Il avait écouté Salvatore lui raconter les événements et avait préféré l’annoncer lui-même à Antonio. Il n’avait pas parlé de la crise d’hystérie de Julio que lui avait décrite son fils et s’était contenté de lui annoncer que Roberto avait retrouvé son frère pendu dans sa chambre. Antonio avait mal encaissé le coup. Il s’était effondré et Vittorio crut qu’il avait fait une crise cardiaque. Cependant, quelques minutes plus tard, il s’était relevé et s’était dirigé d’un pas décidé vers sa maison. Vittorio l’avait suivi, accompagné de son fils et avait profité du trajet pour demander à Salvatore plus de précisions. Salvatore lui avait alors raconté la venue de Roberto chez eux pour leur demander de l’aide. Il délirait sur une histoire de démon qui incitait son frère au meurtre et avait peur que Julio ne mette fin à ses jours dans le but de les protéger. Antonio lui avait bien confié que depuis que Julio était revenu de l’hôpital, il avait du mal à reconnaître le fils qu’il avait toujours connu. Le gamin avait un comportement étrange et avait commencé à négliger sa toilette pour ensuite refuser de se nourrir. Quand son ami lui en avait parlé, Vittorio avait suggéré de le faire interner mais Antonio avait refusé. Il pensait qu’éloigner de nouveau son fils de la maison lui ferait plus de tort que de bien. Il pensait que, entouré par sa famille, Julio finirait par guérir. Vittorio en doutait mais il avait gardé son opinion pour lui. Après tout, Antonio était son père et il était le mieux placé pour savoir ce qui était bénéfique pour son fils. Salvatore et Sylvio rendaient parfois visite aux jumeaux et lui avaient rapporté certains faits étranges mais Vittorio n’y avait pas accordé trop d’importance. Après un traumatisme aussi sévère que celui que Julio avait subi, il était prévisible que le gamin ne soit plus pareil. Il avait déjà été chanceux d’avoir survécu. Du moins, c’est ce que pensait Vittorio à l’époque. Quand ils arrivèrent devant la maison d’Antonio, la police était déjà là et le corps avait été installé dans un sac mortuaire. Antonio avait voulu s’approcher mais un policier l’en avait dissuadé. Vittorio, aidé de Salvatore, avait retenu Antonio qui s’était mis à hurler avant de s’effondrer de chagrin. Ils l’avaient accompagné auprès de Giulia qui n’était pas en grande forme non plus. Apparemment, elle souffrait de crise de somnambulisme et paraissait parfois dans un autre monde. Elle perdait souvent connaissance sans explication médicale et avait commencé à divaguer depuis un bon moment. Antonio s’était approché de Roberto pour savoir comment cette horrible chose avait pu arriver mais son fils n’avait pas répondu. Il était resté prostré sur lui-même, les bras pendants entre les jambes et semblait être dans un autre monde. Après que la police ait embarqué le corps, Vittorio était resté avec son ami. Antonio n’arrivait pas à accepter la mort de son fils. Il se maudissait pour les mauvaises décisions qu’il avait prises. Il aurait dû faire interner son fils comme le lui avait conseillé Vittorio. Alors, peut-être Julio serait-il encore en vie. Après les funérailles, la famille essaya de reprendre le cours de leur vie. Vittorio leur rendait souvent visite pour s’assurer que son ami ne fasse pas de bêtise, et pour soutenir les deux garçons qui vivaient encore là. Filipe accusait le coup. Il était solide et avait repris le travail dès le lendemain des funérailles. Roberto, par contre, n’allait vraiment pas bien. Vittorio était arrivé un matin et il avait surpris une dispute entre Antonio et son fils.

Roberto essayait de convaincre son père que Julio était toujours dans la maison et qu’il pouvait le voir et l’entendre. Le pauvre garçon avait complètement perdu la raison, se dit Vittorio. Quand Roberto arrêta de s’alimenter, Vittorio conseilla à Antonio de faire interner le gamin avant qu’un autre malheur n’arrive. Cependant, cela n’avait pas suffi car, après seulement quelques mois d’internement, Roberto avait fini par succomber. Le jour où Antonio avait reçu l’appel de l’hôpital psychiatrique où son fils était interné, Vittorio était présent. Le téléphone avait sonné et il avait vu son ami perdre le peu de couleur qu’il avait encore sur le visage. Il avait raccroché sans rien dire, s’était assis à la table et s’était mis à pleurer hystériquement. Vittorio avait alors compris. Il avait accompagné son ami pour récupérer le corps de Roberto. Après ces secondes funérailles, Antonio avait commencé à présenter des signes de démence. Il avait raconté à son ami qu’il avait l’impression que quelque chose se trouvait dans la chambre des jumeaux. Il prétendait qu’il entendait des grattements et des bruits de pas dans la chambre de ses fils. Vittorio fit de son mieux pour le soutenir. Il ne savait pas quoi lui répondre, sinon que tout ce qu’il pensait entendre n’était que la manifestation de son chagrin. Antonio avait acquiescé. Ça devait forcément être ça. La vie avait été injuste avec sa famille. Ses jumeaux avaient eu une fin atroce. Ce genre d’événement aurait rendu fou n’importe quel homme. La vie semblait doucement reprendre son cours quand Antonio subit de nouveau une terrible perte. Sa pauvre Giulia s’était fait renverser par un ivrogne. Là encore, Vittorio était resté près de son ami. Il commençait à avoir peur que celui-ci ne se relève jamais de ces épreuves successives. A croire que cette famille était maudite. Il avait encore aidé son ami pour l’organisation des obsèques et sa femme Herminia lui préparait ses repas et ceux de Filipe. Mais comme l’avait prévu Vittorio, la santé d’Antonio se mit à se dégrader. Filipe avait fini par quitter le domicile, ne supportant plus de vivre dans la maison qui avait vu mourir les siens et Antonio s’était retrouvé seul. Il finit par tomber malade. Il fut hospitalisé pendant quelques mois et quand il revint chez lui, Vittorio lui rendit visite pratiquement tous les jours. C’est à ce moment-là qu’Antonio lui montra la photographie que l’hôpital psychiatrique lui avait remise avec les affaires personnelles de Roberto. Vittorio observa la photo et dut admettre ce qu’il y voyait. Il ne faisait aucun doute que la personne à côté de Roberto n’était autre que son frère Julio. Le gamin disait la vérité. Mais comment cela était-il possible ? Vittorio était catholique, tout comme Antonio. Il ne croyait pas aux histoires de fantômes et aux esprits malfaisants. Mais devant cette photographie, il commença à douter de ses convictions. Comme Antonio continuait à se plaindre des bruits et des grattements qu’il entendait dans sa maison, Vittorio lui avait alors proposé de prendre quelques photos dans l’espoir de pouvoir découvrir l’origine de ces manifestations. Au début, les essais n’étaient pas trop convaincants. L’appareil était vieux et les photos étaient un peu floues. Mais au fur et à mesure que les mois passèrent, Antonio et lui commencèrent à remarquer des ombres derrière son ami. Ils avaient continué et plus ils prenaient de photos, plus ces ombres devenaient nettes. Le jour où la dernière photographie fut prise, Antonio et Vittorio étaient descendus dans la cuisine, le temps que le révélateur fasse son effet. Ce qu’ils virent sur l’image les terrifia. On y voyait distinctement le visage des jumeaux, mais le plus terrifiant était cette entité qui se trouvait juste derrière les frères. Cette chose n’était pas humaine et Vittorio prit peur pour son ami. Il avait alors décidé de contacter Sylvia et l’informa de la santé médiocre de son père. Il fut décidé qu’Antonio irait vivre chez sa fille et que Vittorio s’occuperait de la mise en location de la demeure. Il n’avait évidemment pas parlé des phénomènes à Sylvia. L’aurait-il fait qu’elle l’aurait pris pour un vieux fou. Au fil des ans, il avait donc accueilli de nombreuses familles. Il avait pris la précaution de faire bénir la maison et pensait que tout s’arrêterait. Mais le mal qui sévissait dans cette maison ne s’était pas avoué vaincu. Les phénomènes continuèrent et ne permettaient pas aux locataires d’y rester bien longtemps. Il avait donc commencé à recueillir les témoignages de chaque locataire et avait tenu une sorte de journal de bord sur les phénomènes qui se manifestaient dans la maison. Il s’était rendu plusieurs fois à l’intérieur pour prendre des photos des phénomènes que le locataire lui avait signalés et avait consigné tout ceci dans les carnets. Plus les années avançaient et plus les phénomènes prenaient en proportions. Malgré tout, Vittorio continuait à s’occuper de la maison de son ami. Il ne lui parlait jamais des phénomènes qui continuaient de se manifester dans la maison. Il s’était dit qu’il n’aurait servi à rien d’ajouter toutes ces diableries dans l’esprit déjà assez tourmenté de son ami de toujours. Il se contentait donc d’envoyer les loyers et était heureux de constater qu’Antonio avait retrouvé un peu de joie de vivre auprès de sa fille et son petit-fils. Quand Antonio était revenu, accompagné de sa famille, Vittorio avait été d’abord surpris, puis inquiet. Il n’avait pas pu dormir la nuit avant celle où il était venu accueillir mon grand-père dans son jardin. De plus, il se sentait coupable de lui avoir caché la vérité pendant si longtemps. C’est pourquoi quand Antonio était venu le trouver pour lui raconter ce que Michaël lui avait annoncé à propos des phénomènes dans la chambre des jumeaux, Vittorio n’avait plus eu le choix et lui avait avoué la vérité. Ils étaient partis ensemble chercher de l’aide auprès du Père Rosso mais n’avaient pas obtenu l’aide qu’ils recherchaient. Le père les avait écoutés et sûrement pris pour deux vieux séniles qui avaient peur de leur ombre car il leur assura que les fantômes n’existaient pas dans la Sainte Bible et que les deux hommes devaient se montrer forts et faire confiance à leur foi. Pour lui, les phénomènes cesseraient dès que les deux hommes les ignoreraient. Il avait néanmoins donné un crucifix qu’il avait béni ultérieurement à Antonio et lui avait conseillé de le clouer dans la chambre des jumeaux. Mais ça n’avait pas suffi, apparemment. Antonio avait fini par y passer aussi et Vittorio était désemparé. Il ne savait pas où trouver l’aide dont nous avions, ma famille et moi, tant besoin. A la fin de son récit, il paraissait encore plus malheureux.

Après le récit de Vittorio, nous restâmes un long moment silencieux, chacun de nous essayant tant bien que mal d’assimiler toutes ces informations. Je ne savais pas comment réagir devant ces aveux. J’étais partagé entre la pitié, la colère et l’incompréhension. Salvatore et Mario paraissaient partager le même état d’esprit. Vittorio demeura silencieux. Herminia, qui avait écouté son mari sans l’interrompre prit alors la parole. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? J’aurais pu essayer de vous aider ! Vittorio se tourna vers elle, l’air malheureux. Je voulais vous protéger, ma chérie. Je ne savais pas comment m’y prendre pour résoudre ce mystère. De plus, j’avais peur d’attirer cette chose dans notre maison. Le Père Rosso lui-même n’a pas cru à mon histoire. Alors, à qui nous adresser ? Qui pourrait nous venir en aide ? Salvatore restait silencieux. Il semblait avoir du mal à accepter le fait que son père avait gardé tous ces secrets pour lui aussi longtemps sans même les mettre en garde. Mario proposa alors une idée.

-Je sais que ça va vous paraître bizarre, nous dit-il, et que notre religion n’est pas censée croire à ces choses-là mais il est clair qu’un démon a pris possession des lieux et qu’il continuera à s’acharner sur la famille de Michaël. De nos jours, il existe des associations de chasseurs de fantômes et des gens qui ont des capacités pour purifier et libérer les maisons d’entités malfaisantes. Je pense que nous devrions chercher de ce côté-là. Si l’église traditionnelle ne veut rien faire pour nous, nous n’avons pas d’autre choix.

Salvatore semblait réfléchir à cette option.

-C’est vrai que les temps ont changé, dit-il. Les vieilles traditions ne sont plus satisfaisantes. Il faut trouver quelqu’un qui puisse vous aider. Son air confiant me redonna un peu d’espoir.

Puis, il se leva et me proposa de me raccompagner chez moi. Je pris donc congé de Vittorio et Herminia et promis à Mario de nous retrouver le lendemain à l’école. Il était tard et mes parents devaient commencer à s’inquiéter. Sur le chemin du retour, Salvatore me promit de nous aider à trouver une solution. Il m’avoua qu’il se sentait redevable envers ma famille depuis le terrible accident de Julio et qu’il ne serait pas en paix tant que les choses ne seraient pas revenues à la normale. Je le remerciai et le quittai donc devant la porte de mon domicile. La main sur la poignée, je le regardai regagner sa maison et une pointe de jalousie m’envahit soudain. Il retournait dans son foyer sécurisant, où tout allait bien, ou rien d’anormal ne se passait. Cette sensation d’envie disparut aussi vite qu’elle m’était venue. C’était injuste de penser ainsi. Salvatore n’était pas responsable de nos malheurs. Et, à y réfléchir, Vittorio non plus. Il avait essayé d’aider mon grand-père. Malgré la peur de ce qu’il avait découvert au fur et à mesure de son enquête dans la maison, il avait néanmoins rassemblé le plus de preuves possibles et j’espérais que tout cela suffirait à convaincre quelqu’un de nous aider. Je rentrai donc chez moi et retrouvai mes parents dans le salon.

Mon père ne me posa pas de question. Ma mère semblait abattue. Je regardais mon père et il m’informa qu’il avait mis ma mère au courant de tout. Elle semblait assommée et me demanda si j’avais pu en apprendre plus. Je lui racontais le récit de Vittorio. Mes parents m’écoutèrent avec attention. Je leur parlais de la suggestion de Mario et mes parents trouvèrent que l’idée n’était pas stupide. Mon père avait un pc portable. Il le mit sur la table de la salle à manger et commença à chercher des associations familiarisées avec ce genre de phénomènes. Pendant qu’il cherchait, ma mère me conseilla d’aller me coucher pour ne pas être trop fatigué à l’école. Je l’embrassais et allais m’installer sur le matelas gonflable, laissant les canapés à mes parents. Ce soir-là, je m’endormis, la tête pleine d’images affreuses et fis de nombreux cauchemars. Il ne se passa rien de spécial mais l’atmosphère de la maison semblait s’alourdir d’heure en heure, comme annonciatrice d’un désastre à venir. Le matin, je me réveillai péniblement. J’allai à la salle de douche et me lavai en espérant que cela me réveillerait. Je regardais le miroir. C’était devenu une espèce de rituel. Mais rien n’y était inscrit. Je m’habillai donc et, voyant que mes parents dormaient encore, déjeunai en silence et lançai le percolateur pour préparer le café. Je laissais un mot sur le comptoir de la cuisine et quittai la maison. Mario et la bande m’attendaient à l’arrêt de bus. Quand j’arrivai à leur hauteur, je vis leurs expressions sombres et je sus que Mario en avait parlé à son frère et ses cousins. Après m’avoir raccompagné, son père avait appelé Sylvio et lui avait raconté la situation que ma famille subissait. Ils s’étaient mis d’accord pour nous aider. Je fus soulagé d’apprendre que les autres me croyaient. J’avais peur qu’ils ne me prennent pour un illuminé. Mais ce fut tout le contraire. Ils m’entourèrent de leurs bras protecteurs et me jurèrent de m’aider. La journée à l’école fut un peu pénible. Avec tous ces événements, j’avais complètement oublié de faire mes devoirs et je reçus un avertissement de mes professeurs. Le midi, je ne mangeai presque rien malgré l’insistance de Mario.

-Faut que tu prennes des forces, mec ! me dit-il.

Mais je n’avais pas faim. J’étais épuisé et terrifié depuis trop longtemps. A la fin de la journée, mes amis me raccompagnèrent jusqu’à ma porte d’entrée. Massimo et Lucas regardaient par les fenêtres mais rien ne se manifestait. Je les saluai et rentrai chez moi. Mes parents étaient dans la cuisine. Mon père était au téléphone. Je regardais ma mère et elle m’expliqua qu’il avait trouvé une association du nom de Paranormal Investigations et qu’il avait décidé de les appeler. Après tout, on n’avait plus rien à perdre. Je laissai tomber mon sac au sol et me dirigeai vers le salon. Quand mon père raccrocha, ma mère et moi lui demandâmes ce qu’on lui avait dit. Il nous informa qu’une équipe d’enquêteurs allait venir ce soir. Ils s’installeraient pendant quelques jours pour mener leur enquête et trouver une solution si c’était possible. Ma mère parut soulagée. Elle retourna à la préparation du repas et je me mis à mes devoirs. Mon GSM vibra et je vis que Mario me demandait des nouvelles. Je l’informai de la venue de l’équipe d’investigation et il me répondit que c’était un bon début. Il m’envoya les réponses pour le devoir de math du lendemain et je le remerciai. J’avais somnolé tout le long du cours et n’avais rien compris aux exercices donnés. Mes devoirs terminés, je rangeai le tout dans mon sac et attendis avec mes parents l’arrivée de l’équipe. Une heure plus tard, une camionnette sombre se gara devant la maison. Mon père ouvrit la porte et se retrouva devant quatre hommes portant de nombreuses valises métalliques. Ils entrèrent et se présentèrent chacun à leur tour. Le plus grand s’appelait Marc Dumont. Il nous expliqua qu’il étudiait depuis longtemps les phénomènes paranormaux et qu’il possédait tout un équipement pour pouvoir recueillir des preuves. Il présenta ses partenaires. Il y avait un homme de petite taille, très mince avec de petites lunettes sur le nez. On aurait dit un adolescent. Il se présenta. Jimmy Doret. Il nous annonça qu’il était une sorte de médium. Il pouvait ressentir les énergies d’une maison et pouvait parfois voir des événements du passé. Les deux autres hommes, Antoine et Philippe, étaient des techniciens qui s’occupaient d’installer les caméras et autres gadgets utiles dans leur enquête. Mon père les invita à nous rejoindre dans le salon. Ma mère leur proposa du café et ils acceptèrent. Pendant que ma mère préparait le café, je remarquai que Jimmy ne me quittait pas des yeux. Son regard était si perçant que j’avais l’impression qu’il lisait dans mes pensées. Il me mettait mal à l’aise. Je décidai de l’ignorer et m’installai près de mon père. Tous installés autour de la table, Marc commença à questionner mon père sur la raison de notre appel. Mon père commença par lui parler des bruits de grattements, des portes qui claquaient toutes seules et des ombres qui voyageaient dans la maison. Il lui parla des tragédies familiales et lui fournit ensuite les documents découverts par Mario, ainsi que les photos de l’album de mon grand-père et le résumé de mes expériences dans ma chambre. Marc prenait des notes et se tourna vers moi pour que je lui donne le plus de détails possibles. Cela dura un peu plus d’une heure. Ensuite, Marc demanda à Jimmy de faire le tour de la maison et de lui donner ses impressions. Jimmy se leva et contre toute attente, me demanda de l’accompagner pour que je lui indique les endroits qui, selon moi, étaient les plus actifs. Je regardai mon père, effrayé, mais celui-ci ne s’y opposa pas. Il vit mon malaise et proposa de nous accompagner mais Jimmy lui répondit qu’il devrait plutôt rester avec Marc pour l’aider à analyser les carnets de Vittorio et lui faciliter le travail. Mon père me regarda et je haussai les épaules. Il fallait bien commencer par quelque chose. Je me dirigeai donc vers l’étage et quand nous arrivâmes sur le palier, Jimmy me posa une question qui me hérissa les cheveux.

-Qui sont ces jumeaux qui te suivent partout ? me demanda-t’il. Tu les connais ? Je regardai autour de moi mais je ne vis rien. Jimmy avait son GSM sur lui et me demanda de rester immobile.

Quand il prit la photo, il l’observa un instant et me la montra. Les jumeaux étaient à mes côtés. Ils avaient l’air effrayés et semblaient essayer de communiquer avec moi. Cependant, je ne les entendis pas. D’ailleurs, depuis le dernier message sur le miroir, je ne les avais plus revus. Jimmy sortit un petit enregistreur vocal et commença à poser des questions.

-Qui êtes-vous ? demanda-t’il. Pas de réponse. Que voulez-vous à Michaël ? Pourquoi êtes-vous ici ? Que puis-je faire pour vous aider ?

Nous attendîmes quelques secondes mais il n’y eut aucune réponse. Il me désigna la chambre de mes parents et je lui ouvris la porte. Il fit le tour de la pièce et s’arrêta devant le miroir de la commode de ma mère. Il l’observa intensément pendant quelques minutes, puis continua à inspecter la pièce. L’air dans la chambre était glacial. Je n’osais prononcer un mot. Jimmy avait une drôle d’expression mais ne dit rien. Il sortit de la pièce et inspecta la chambre suivante, celle de mon grand-père. Je n’y étais pas entré depuis l’enterrement. Quand j’ouvris la porte, une odeur de chair en décomposition m’assaillit. L’odeur était pestilentielle et faisait pleurer les yeux. J’avais presque le goût dans la bouche. Je me tournais vers Jimmy qui avait mis sa main devant sa bouche et son nez. Lui aussi sentait cette puanteur mais pénétra quand même dans la pièce. Des mouches volaient dans tous les sens. Il en fit le tour, s’arrêtant près du lit de mon grand-père, regardant les murs, le plafond. L’odeur semblait devenir encore plus intense et Jimmy finit par sortir sans rien demander. Nous reprîmes notre souffle quelques instants puis, je le guidais vers ma chambre. J’avais déjà monté l’échelle quand je remarquais que Jimmy ne m’avait pas suivi. Il semblait regarder quelque chose au bas de l’échelle et son regard était écarquillé. Il ne disait rien mais semblait figé. Je l’appelais et il finit par me regarder. Il regarda de nouveau sous l’échelle et ne vit plus rien car il se décida à monter. Quand il arriva dans ma chambre, son regard se tourna directement vers le placard. Il s’approcha doucement de la porte et y posa les mains quelques secondes. Il resta immobile, sans rien dire, l’air en transe. Cela dura un moment puis il s’éloigna et regarda autour de lui. Il avait l’air inquiet et me demanda si c’était ici que tout avait commencé. Je lui confirmais l’information et il hocha la tête en ajoutant :

-La source est ici, dans ce fichu placard.

Voyant mon regard, il me demanda de redescendre et nous rejoignîmes les autres dans le salon. Jimmy attendit que Marc téléchargeât toutes les photos que mon père lui avait fournies. Il pensait qu’avec son logiciel, nous pourrions donner plus de netteté aux photos et pouvoir discerner ce qu’elles représentaient exactement. Je pensais intérieurement qu’il voulait s’assurer que ce n’était pas des montages mais ne dit rien.

Jimmy s’était assis à côté de lui mais ne disait rien. Il avait l’air malade, comme s’il avait envie de vomir. Quand Marc se retourna vers lui, il vit l’état d’effroi de son ami et lui demanda ce qu’il se passait. Mes parents et moi-même l’écoutèrent attentivement. Je ne me souviens pas de toute la conversation mais je vais essayer de vous la retranscrire du mieux que je peux. Jimmy nous raconta qu’avant même d’entrer dans la maison, il avait ressenti un malaise, comme s’ils étaient attendus et défiés par quelque chose. Quand mon père lui avait ouvert la porte, il avait éprouvé à nouveau un malaise, comme si l’atmosphère de la maison l’étouffait. Il avait suivi le groupe au salon mais avait eu l’impression d’être suivi et observé. Quand il m’aperçut, il découvrit que deux entités étaient attachées à moi. Elles n’avaient pas l’air malveillant mais elles n’étaient pas non plus apaisées. Quand il m’avait proposé de l’accompagner, il voulait voir si les deux entités me suivaient mais elles s’arrêtèrent au palier du premier étage. Il sentait qu’une autre présence se trouvait dans la maison mais il ne pouvait pas la voir. Quand je montai dans ma chambre, il voulut me suivre mais il resta figé sur place comme si quelque chose l’en empêchait. Il vit des jumeaux d’une vingtaine d’années qui semblaient l’avertir du danger du grenier. Ils criaient et agitaient les bras mais Jimmy n’arrivait pas à comprendre ce qu’ils voulaient lui dire. Ils avaient alors soudain disparu. Jimmy monta donc me rejoindre et sentit immédiatement une énergie négative émaner du placard de ma chambre. Quand il posa les mains sur la porte, une vision d’horreur s’imposa dans son esprit. Une chose qui n’était pas humaine lui apparut. Quand il la décrivit, je reconnus l’entité qui m’avait tant effrayé. Toute l’équipe l’écouta et d’après les descriptions qu’il donna, ma mère identifia ses frères Julio et Roberto. Elle lui demanda s’il avait vu son père mais Jimmy fit non de la tête. Ma mère fut attristée par cette nouvelle. Marc nous expliqua brièvement ce qu’ils allaient faire pendant ces quelques jours. Les techniciens allaient installer des caméras dans toutes les pièces de la maison. Ils y installeraient aussi des capteurs de mouvements qui détecteraient le moindre changement de température ou de pression dans la maison. Ils avaient besoin d’images pour identifier la cause des phénomènes. Mon père lui dit que nous ne dormions plus dans nos chambres et qu’ils pouvaient les utiliser. Marc le remercia et les quatre hommes se mirent au travail. Je regardai ces hommes placer leurs équipements et je me demandai si c’était une bonne idée. Je craignais les conséquences. Cette créature, je ne l’avais vue qu’une seule fois et ça m’avait suffi pour comprendre qu’elle ne serait certainement pas contente d’être espionnée ainsi. Mais que pouvait-on faire d’autre ? Quand tout fut installé, l’équipe nous souhaita bonne nuit et chacun alla s’installer à l’étage, Marc et Jimmy dans la chambre de mes parents, Antoine et Philippe dans le grenier. Mes parents allèrent également s’allonger et je les suivis, priant silencieusement pour que tout se passe bien.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 5

Pendant les deux premiers jours de leur occupation, l’équipe ne récolta pas beaucoup de preuves. Quand je me levai le matin, je vis que Marc était déjà debout et regardait les images des caméras de surveillance. Il les passait au ralenti, espérant tomber sur une manifestation quelconque. Antoine et Philippe, qui avaient dormi dans le grenier, n’avaient rien à signaler non plus. Seul Jimmy semblait avoir passé une mauvaise nuit. Il s’était senti épié toute la nuit et n’avait pas fermé l’œil. Il s’était installé à la table de la cuisine et me remercia quand je lui proposais une tasse de café bien chaud. Je lui demandai s’il avait vu quelque chose mais il me répondit qu’il ne voyait pas toujours avec ses yeux mais qu’il ressentait les présences autour de lui. Elles ne l’avaient pas tourmenté mais elles l’avaient complètement vidé. Il se sentait vidé de son énergie vitale. Il me demanda également si la nuit s’était bien passée et je lui confirmais que oui. Sur ce, je partis pour l’école. Nous étions vendredi et je pourrais m’investir dans les recherches pendant le week-end. Ma bande de potes était déjà là. Ils me demandèrent comment ça se passait. Je leur rapportai que pour l’instant, l’entité ne s’était pas manifestée. Mario ne fut pas trop surpris. Il m’apprit qu’en rentrant chez lui hier soir, il avait fait quelques recherches sur son ordinateur et avait constaté que les entités se cachaient parfois quand des inconnus entraient dans les lieux. Soit pour faire passer les occupants pour des menteurs ou des fous, soit pour voir à qui ils ont affaire. Ce résonnement me parut logique. Il fallait attendre un peu. Nous arrivâmes en classe et nous installâmes sur nos chaises. Je sortis mes affaires et rendis mon devoir de mathématiques à mon professeur. Celui-ci le prit dans ses mains, y jeta un coup d’œil et se tourna vers moi, un peu énervé. Si vous vouliez des explications, Monsieur Blanchart, me dit-il, il suffisait de les demander. Je n’aime pas trop ce genre de blague. Et il me rendit ma copie. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire ! Je craignais que les réponses envoyées par Mario soient fausses mais quand je regardai ma feuille, je vis qu’au lieu des calculs que j’y avais mis la veille, une même phrase répétait à tous les exercices : « Aiutaci ». J’étais abasourdi. Je n’avais pas remarqué ce changement avant. Je ne dis rien mais montrai ma copie à Mario qui était installé à côté de moi. Mario la regarda et haussa les épaules en signe d’incompréhension. Je rangeai ma copie dans mon cartable et le cours reprit. Sur le temps de midi, je vérifiai les messages sur mon GSM et vis que Mario m’avait bien envoyé les réponses. Cet incident me perturba toute la journée. De retour à la maison, je montrai ma feuille à mes parents en leur expliquant que je ne me rappelais pas avoir écrit ces mots. Jimmy s’approcha et regarda ma copie.

-Tu parles italien ? me demanda-t’il.

Ma mère lui confirma que non. Elle n’avait jamais pris la peine de me l’enseigner. Mais elle le parlait couramment. Jimmy lui en demanda la signification et elle lui répondit que c’était un appel à l’aide. Marc, occupé à corriger l’angle d’une caméra, nous avait entendus et me demanda lui aussi de me montrer ma feuille. Il la regarda un instant et me la rendit. Il regarda les images vidéo du salon de la nuit précédente mais je lui dis que c’était inutile. J’avais fait ma copie avant leur arrivée. Il revint vers nous et nous proposa d’écouter l’enregistrement que Jimmy avait fait lors de l’inspection des chambres. Nous nous installâmes autour de la table et Marc mit l’appareil en route. La voix de Jimmy s’éleva et j’entendis les questions qu’il avait posées la veille mais je n’entendis pas de réponse.

Devant nos regards interrogateurs, Marc rembobina et augmenta le son de l’appareil, en réglant le filtrage de parasite avec son ordinateur. Quand la voix de Jimmy retentit, ce qui suivit nous glaça le sang. Deux voix presque superposées l’une sur l’autre retentirent. Elles semblaient lointaines mais étaient néanmoins audibles.

-Nous sommes les jumeaux Julio et Roberto. Michaël, aide-nous ! Il nous retient ! Il ne veut pas qu’on parte ! Et il te veut aussi ! Fuis !! Sauve-nous !

Puis, on entendit leurs hurlements, suivis d’un grondement inhumain et ce fut tout. Je sentis mon sang se glacer et mes poils se hérisser. Ma mère resta sous le choc. La voix de ses frères l’avait bouleversée.

-Vingt ans, murmura-t-elle. Vingt ans qu’ils sont prisonniers ici avec cette chose ! C’est horrible !

Elle se blottit dans les bras de mon père. Marc remit l’enregistreur dans son étui. Il demanda à ma mère si des manifestations s’étaient déjà produites avant l’accident de Julio. Elle lui répondit que non, que tout avait commencé après le retour de Julio chez eux d’après les témoignages que nous avions obtenus. Marc réfléchit quelques minutes. Il demanda à mon père dans quel établissement Julio avait été hospitalisé et mon père lui indiqua le numéro de téléphone. Marc prit son GSM et appela le service des archives de l’hôpital. Son appel fut transféré et un homme lui répondit. Marc lui demanda s’il était possible de consulter le rapport médical d’un certain Julio Giorno, en précisant bien que cette personne était décédée depuis plus de vingt ans. L’homme lui dit que seuls les proches pouvaient demander ce genre de document. Marc passa donc le téléphone à ma mère et celle-ci se présenta en tant que la sœur du défunt. Elle l’écouta parler un moment et raccrocha.

-Nous pouvons aller chercher ces documents dans une heure, dit-elle à Marc. Mais à quoi vous servent ces documents ?

Marc la regarda et lui dit :

-Je ne sais pas encore mais j’ai peut-être une vague idée sur comment tout ceci a commencé.

Mais avant de dire quoi que ce soit, je dois voir son dossier médical. Pendant ce temps, les informaticiens s’affairaient à régler les caméras et sortaient d’autres appareils étranges de leurs sacs. Antoine sortit une lampe de poche. Quand il l’alluma, elle n’émit aucune lumière. Je lui demandai à quoi cela servait. Regarde, me dit-il. Va dans la cuisine et pose ta main sur le plan de travail. Je le regardai un peu surpris mais m’exécutai. J’étais assez curieux de voir ce qu’il allait se passer. Je posai ma main bien à plat sur le plan de travail. Maintenant, dit-il, éteins la lumière. J’éteignis et il alluma sa lampe qui éclaira la pièce d’un rayon de lumière bleue. Quand il la dirigea sur le plan de travail, j’y vis la paume de ma main, bien nette, comme un relevé d’empreinte.

-C’est chouette, pas vrai ? me dit-il en me faisant un clin d’œil. J’approuvai totalement. Je lui demandai ce que nous allions faire avec ça et il me répondit qu’il cherchait des traces résiduelles. Je le suivis dans la maison et nous inspectâmes chaque recoin de chaque pièce. Dans la pièce de devant, on ne trouva pas grand-chose mise à part mes propres empreintes et celles de mes parents. Nous nous dirigeâmes vers le couloir, mais là encore, rien à signaler. Quand nous passâmes dans le salon, je vis Antoine s’arrêter près de la table de la salle à manger. Il me demanda où j’étais assis quand j’avais fait mon devoir de mathématiques. Je lui indiquai la chaise et, après avoir éteint la lumière un moment, il éclaira la table. On pouvait encore y voir la trace de mon avant-bras et les contours de la feuille mais ce qui se trouvait de part et d’autre de cela me fit frissonner. De chaque côté de mes « traces » se trouvaient deux autres paires d’empreintes qui ne m’appartenaient pas. Elles étaient placées de manière à indiquer que deux personnes étaient assises à mes côtés sans que je ne les voie. Antoine me demanda de tenir la lampe pendant qu’il prenait une photo avec son téléphone. Nous nous dirigeâmes vers la salle de douche et je lui demandai d’éclairer le miroir. A ma grande surprise, les mots inscrits précédemment étaient encore visibles. On y voyait également deux paires de traces de mains de chaque côté du miroir, chose que je n’avais pas remarquée lors de l’apparition du message. Nouvelle photo. Antoine me demanda si je voulais l’accompagner dans ma chambre. J’hésitai mais j’étais curieux de savoir ce que nous allions découvrir. Je le suivis et me dirigeai vers l’échelle. J’entendis mes parents m’appeler d’en bas. Je me penchai et les vis habillés de leurs manteaux. Nous allons chercher les documents à l’hôpital, me dit mon père. Reste avec Antoine ou n’importe lequel des autres mais ne reste pas seul, compris ? J’acquiesçai et rejoignis le technicien dans ma chambre.

Il balayait les murs de sa lampe torche. Je suivais le faisceau lumineux qui explorait chaque recoin quand, soudain, je sentis mon cœur se serrer. Au-dessus de mon bureau, un symbole étrange avait été dessiné. C’était une étoile à cinq branches entourée d’un cercle. Un pentagramme. Je voulus demander à Antoine ce que cela signifiait mais il me fit signe de me taire. Il tendait l’oreille comme s’il percevait un son inaudible pour moi. Je me tus et au bout de quelques secondes, je frissonnai. Des grattements sourds semblaient venir de l’intérieur de la pièce. Je restai immobile et je vis qu’Antoine était aussi pétrifié que moi. Il sortit une caméra miniature de sa poche et se mit à filmer discrètement. L’air de la pièce devint plus lourd et plus froid. Je peinais à respirer et j’écoutais le bruit qui se rapprochait. Le technicien me chuchota si j’entendais la même chose que lui mais avant que je puisse lui répondre, une violente déflagration retentit dans la pièce et je vis cet homme voler dans les airs, projeté contre le mur au-dessus de mon lit, comme par une force invisible. Il retomba sur le lit, inconscient et le bruit de pas se fit plus distinct. Je fus violemment plaqué contre le mur près de l’échelle, incapable de bouger. Tous mes muscles étaient paralysés. Seuls mes yeux pouvaient encore s’agiter. Collé contre le mur, je perçus des pas lourds se diriger vers moi et une odeur nauséabonde les précéda. Ils se rapprochèrent et je sentis une présence oppressante devant mon visage. La terreur me submergea. Je voulus me débattre mais en vain. Une douleur atroce me transperça la poitrine. Je tentai de crier mais aucun son ne franchit mes lèvres. Une autre brûlure me lacéra le visage. Je fus envahi par une haleine putride qui me fit suffoquer. C’était insoutenable. Je subis encore quelques instants cette torture et, alors que je croyais ma dernière heure arrivée, tout s’arrêta brusquement. Je chutai sur le sol, haletant. Mon cœur battait la chamade et je peinais à reprendre mon souffle. Je regardai autour de moi, angoissé. Je rampai lentement vers mon lit, sur les fesses, et secouai Antoine. Il émergea péniblement et se redressa, se tenant la tête à deux mains. Je lui demandai s’il allait bien et il me somma de descendre immédiatement. Nous dévalâmes les marches à toute allure. Philippe nous vit arriver comme des fous et nous interrogea sur ce qui s’était passé. Sans lui répondre, Antoine se précipita vers l’écran des caméras de surveillance et se brancha sur celle de ma chambre. Il remit les images en arrière et les relança au moment où il introduisait sa tête par la trappe de ma chambre. Nous observâmes les images seconde par seconde. Sur l’écran, au moment où il me fit taire, je vis l’entité émerger du placard. Elle était là, avec nous ! Elle s’approcha d’Antoine et sembla agacée par la lampe torche. Elle tendit son bras et le propulsa contre le mur. Puis, elle tendit son autre bras vers moi et je vis mon corps se coller contre le mur. Cette abomination vint plaquer sa face contre la mienne. Elle semblait me renifler. Elle se recula légèrement et, du bout de sa griffe, me dessina quelque chose sur le torse et sur le visage. En revoyant les images, je me hâtai d’enlever mon T-shirt et regardai mon ventre. Des entailles rouges et profondes zébraient ma peau. Une sensation de brûlure me reprit. Philippe prit une photo de mes blessures. En regardant la photo, nous distinguâmes trois énormes griffures qui partaient du plexus solaire et allaient jusqu’au nombril. Ma joue me brûlait aussi. Trois griffures semblables y apparaissaient. Je me sentis violé, comme si j’avais été un animal marqué au fer rouge. Cette chose m’avait marqué. Mais pour quelle raison ?

Qu’allait-il m’arriver ? A ce moment-là, mes parents rentrèrent, accompagnés de Marc. Ils durent sentir que quelque chose s’était passé car Marc se rua sur les écrans et Antoine lui montra les images de notre cauchemar. Mes parents examinèrent mes blessures et se jetèrent vers moi.

– Que s’est-il passé ? Tu vas bien ? me demanda mon père.

Je ne savais pas quoi répondre. J’étais vivant mais c’était un maigre réconfort. Jusque-là, la chose m’avait apparu mais elle ne m’avait jamais touché. Je ne savais même pas que c’était possible ! J’étais terrifié et je me mis à trembler. Ma mère ne cessait de me palper, regardant avec horreur les blessures de mon ventre et de mon visage. Soudain, sans prévenir personne, elle se précipita vers les étages. Mon père lui courut après, la suppliant de ne pas monter. Mais ma mère ne l’écoutait pas. Je suivis sa progression sur les écrans de surveillance et la vis entrer dans ma chambre. Elle semblait furieuse et se mit à hurler à la créature :

– Qu’est-ce que tu veux ? Tu veux te battre ? Je te défends de toucher à mon fils ! Je t’interdis de le toucher ! Si tu veux t’en prendre à quelqu’un, prends-moi ! Mais laisse mon fils tranquille !

J’étais pétrifié devant l’écran. Antoine aussi semblait paralysé. Il y eut un moment de silence où je vis mon père saisir ma mère par la main et la tirer vers l’échelle. Ma mère résistait et semblait vouloir affronter cette chose. Elle était presque au bord de l’échelle quand ce fut l’explosion. Mon père fut éjecté en bas de l’échelle et ma mère alla s’écraser contre le mur d’en face. Il y eut un rugissement terrible dans la chambre. Je me précipitai à l’étage. Mon père gisait au pied de l’échelle, complètement assommé.

Je me ruai dans ma chambre et découvris un spectacle d’horreur. Ma mère était allongée sur le sol et semblait secouée par des spasmes. Elle semblait être tirée par tous les côtés. Des marques de griffes apparaissaient sur ses bras, ses jambes, son visage. Elle hurlait de douleur. Un instant, elle se figea et sembla s’élever d’une bonne cinquantaine de centimètres du sol. Elle resta ainsi pendant quelques secondes puis fut de nouveau projetée vers le sol. Je la regardai, impuissant, ne sachant pas quoi faire. Je sentis quelque chose dans ma poche et le sortis. C’était le chapelet de mon grand-père. Je le brandis au hasard dans la pièce et me mis à prier. Ma mère poussait des râles inquiétants. Je récitai la seule prière que je connaissais, Le Notre Père, essayant d’avoir l’air le plus convaincant possible. Je m’approchai de ma mère et posai la croix sur son torse. Elle se mit à hurler et fut prise de violents tremblements puis soudainement, elle s’affaissa sur le linoléum et ce fut tout. Elle avait les yeux fermés et avait le souffle haletant. Je m’approchai doucement de son visage et l’appelai. J’entendis mon père reprendre conscience au bas de l’échelle. Il monta doucement les barreaux et me rejoignit près de ma mère. Il avait le côté gauche de son visage tout enflé. Ma mère semblait évanouie et être aux prises d’un horrible cauchemar. Ses yeux roulaient sous ses paupières closes. Mon père l’appela doucement plusieurs fois, caressant son front. Elle semblait murmurer quelque chose mais c’était incompréhensible. Marc nous avait rejoints. Il regardait ma mère d’un air inquiet. Voyant que ma mère ne revenait pas à elle, nous décidâmes de la descendre dans sa chambre. Mon père la prit par-dessous les bras et je lui pris les jambes. Marc commença à descendre l’échelle pour m’assurer un équilibre. Tant bien que mal, nous arrivâmes sur le palier et nous installâmes ma mère dans son lit. Elle ne semblait pas reprendre conscience. Mon père faisait les cents pas. Il se retourna vers Marc.

-Que faisons-nous maintenant ? Je ne peux pas appeler un médecin ! Que vais-je lui raconter ? Marc semblait réfléchir intensément. Il regarda mon père. – Il n’y a qu’une chose à faire. Il est temps de faire appel à l’Église. Nous disposons d’assez de preuves pour déposer une demande d’exorcisme auprès des autorités catholiques. A ce stade, je ne peux rien faire de plus. Mon père le regardait d’un air ébahi.

– Que voulez-vous dire ? lui demanda-t’il. Marc observait ma mère avec attention. Elle respirait très fort et semblait souffrir.

– Ce que je veux dire, Jean, c’est que votre femme est probablement possédée par la chose qui hante votre maison depuis des années. En la provoquant de la sorte, elle lui a donné la permission de s’en prendre à elle. C’était une très mauvaise idée. Quand vous autorisez une entité à s’en prendre à vous, vous lui donnez accès à votre âme. Seul un prêtre pourra nous aider. Je vais descendre et passer quelques coups de fil.

Vous, de votre côté, je vous conseille de garder votre femme à l’œil. D’ailleurs, je pense qu’il serait plus prudent de l’attacher au lit. Il ne faudrait pas qu’elle puisse s’échapper dans son état ou qu’elle s’en prenne à quelqu’un d’autre. Nous ne savons toujours pas ce qu’est cette chose. Mais la force dont elle a fait preuve me fait dire qu’il ne s’agit pas d’un petit démon de pacotille. Cette chose, quelle qu’elle soit, est d’une puissance incroyable. Mon regard passait de l’un à l’autre. Je ne savais pas quoi dire. Je ressentais toute une gamme de sentiments à la fois. La peur, la colère mais surtout la culpabilité. Car si ma mère était dans cet état, c’était de ma faute. Elle avait vu mes blessures et avait, comme toute mère digne de ce nom, voulu me protéger. Marc me regarda et sembla comprendre mon désarroi.

– Ce n’est pas de ta faute, Michaël. Tôt ou tard, il s’en serait pris à n’importe lequel d’entre vous. Descends avec moi. Nous allons trouver ce Père Rosso et lui montrer les vidéos. Si avec cela, il n’est pas convaincu, il faudra trouver une autre alternative.

Je suivis donc Marc dans les escaliers. Il mit ses deux techniciens au courant de la situation et demanda à Jimmy de monter rejoindre mon père dans le cas où ma mère reprendrait conscience.

– Il vaut mieux ne pas le laisser seul avec elle. Prenez une caméra et installez-là au pied du lit. S’il se passe la moindre chose, appelez-moi immédiatement !

Jimmy hocha la tête et alla rejoindre mon père. Antoine regarda Marc d’un air inquiet et, se tournant vers les écrans, il indiqua les données que les caméras enregistraient. La température descendait nettement dans la chambre. Je voyais mon père se frotter les mains et faire les cents pas autour du lit. J’attrapai mon manteau et me dirigeai vers la porte d’entrée. Marc me suivit. J’ouvris la porte et tombai nez à nez avec Mario. Il me regarda d’un air étonné, le bras encore levé pour frapper à la porte, mais je ne lui laissai pas le temps de dire quoi que ce soit. Je l’attrapai par le bras et lui demandai de me conduire immédiatement chez le Père Rosso.

Il ne posa pas de question et nous fit signe de le suivre. Nous sortîmes de la rue et empruntâmes la petite ruelle qui se trouvait sur la droite de l’église. Tout au fond, un petit studio se détachait et on y voyait la lumière d’une bougie à la fenêtre. Nous nous dirigeâmes vers la porte et je frappai trois coups secs. La porte s’ouvrit doucement et un homme d’une septantaine d’années nous accueillit.

– Oui ? nous dit-il. Je me présentai et lui demandai si je pouvais m’entretenir un moment avec lui. Il nous observa un moment Marc et moi mais Mario le rassura.

– Ne vous en faites pas mon Père, ce sont des amis. Nous avons besoin de votre aide de toute urgence. Sans un mot, le vieil homme ouvrit la porte entièrement et nous invita à entrer. La pièce était très sobre. Un petit canapé, une table basse et une petite radio faisaient office de salon. Aucune télévision. Une petite kitchenette trônait au bout de la pièce. Là aussi, il n’y avait qu’une table et deux petites chaises pour mobilier. Il était clair qu’il prenait son vœu de pauvreté au sérieux. Il referma la porte sur nous et s’installa à la table de la cuisine, nous invitant à nous installer. Marc étant le plus vieux d’entre nous, le Père Rosso se tourna naturellement vers lui et attendit qu’on lui explique la raison de notre visite. Marc lui résuma les faits depuis notre arrivée dans la maison, lui raconta les témoignages d’Antonio et de Vittorio et pour conclure, lui montra les vidéos prises dans la maison ainsi que les photos que mon grand-père et son ami avaient en leur possession. Le Père semblait d’abord un peu sceptique mais quand il vit les vidéos, son visage s’assombrit. Il nous demanda depuis combien de temps ma mère était dans cet état. Nous l’informâmes que c’était très récent.

– Il n’est pas encore trop tard, répondit-il en attrapant sa veste. Je dois la voir. Devant nos regards effarés, il nous précisa qu’il avait besoin de faire sa propre enquête avant de pouvoir demander de l’aide à qui que ce soit. Nous le suivîmes donc jusque chez moi. Quand nous arrivâmes dans la rue, des hurlements de rage se faisaient entendre. Mario et moi nous regardâmes et son regard trahissait une terreur sans nom. Il se signa plusieurs fois mais me suivit quand même. Arrivé devant la porte, je me tournai vers lui.

– Tu n’es pas obligé de voir ça, Mario. Tu n’es pas responsable de ce qui se passe chez moi. Tu devrais peut-être rentrer chez toi. Mario me regarda et, sans me répondre, poussa la porte et pénétra dans la maison. Je dois dire que j’étais soulagé d’avoir mon ami à mes côtés. Marc et le Père nous avaient rattrapés et semblaient aussi horrifiés par les cris qui venaient de l’étage. Le Père se dirigea directement dans la chambre et la porte claqua derrière son passage. Un rire démoniaque retentit alors.

Je montai mais je ne parvins pas à ouvrir la porte. Je redescendis donc et me ruai vers les écrans. Antoine s’écarta pour me laisser regarder et ce que je vis était…innommable. Mon père était étendu à côté du lit, apparemment assommé. Ma mère avait réussi à détacher son bras droit. Elle était assise sur son lit et regardait d’un air meurtrier l’homme qui se tenait devant elle. Son visage était marqué par la haine. Elle poussait des cris gutturaux et se débattait comme pour se libérer des liens qui la retenaient. Le prêtre l’observa un instant puis se dirigea vers mon père. Il le secoua et mon père reprit ses esprits. Il se mit sur son séant en se tenant la tête. Je vis le prêtre l’aider à se relever et le conduire vers la porte de la chambre. Mon père essaya d’ouvrir mais il n’y arrivait pas. Je vis le prêtre prendre quelque chose dans la poche de sa veste. C’était un petit flacon rempli d’un liquide transparent.

– De l’eau bénite, me dit Mario qui se tenait à mes côtés. Je vis le prêtre en asperger ma mère. Celle-ci se mit à hurler. La porte finit par céder et mon père put sortir de la chambre. Je fonçai vers lui et vis le prêtre le suivre de près. Il referma la porte sur ma mère qui avait commencé à lui hurler des insanités. Jamais de ma vie je n’avais entendu ma mère prononcer le moindre gros mot. Elle n’acceptait aucune impolitesse et l’entendre dire ces horreurs avec cette voix si horrible me glaçait d’effroi. J’aidai mon père à descendre les marches. Il s’affala sur le canapé et je remarquai le coquard qu’il avait sur le visage. Il nous raconta que, à peine avions-nous franchi la porte, ma mère avait commencé à s’agiter. Elle gémissait dans son sommeil et avait du mal à respirer. Il s’était approché, inquiet, et avait voulu la redresser un peu sur les oreillers quand elle avait soudain ouvert les yeux. Son regard était terrifiant. Elle s’était reculée le plus possible et lui avait ainsi asséné un énorme coup de tête à mon père. Il était tombé à la renverse et s’était évanoui sur le coup. Soudain, je lui demandai où se trouvait Jimmy. Ne devait-il pas rester auprès de mon père ? Celui-ci nous informa que Jimmy lui avait dit qu’il devait téléphoner à quelqu’un et qu’il revenait très vite. Marc tiqua à cette remarque. Jimmy ne s’était jamais enfui d’aucune enquête qu’ils avaient menée ensemble.

Qu’avait-il pu percevoir ou deviner pour s’enfuir aussi vite ? Il tenta de contacter son ami sur son téléphone mais ne réussit qu’à atteindre sa boîte vocale. Il lui demanda de le rappeler et raccrocha. Il se rapprocha de nouveau des écrans. Ma mère, ou ce qui l’habitait, s’était apparemment calmée. Elle avait les yeux clos et semblait dormir. Nous nous regroupâmes tous autour de la grande table en bois qui trônait au milieu de la salle à manger. Marc avait encore les documents qu’ils étaient partis chercher à l’hôpital dans la poche intérieure de sa veste. Il sortit le dossier et commença à l’examiner attentivement. Le dossier paraissait peu fourni. Quelques notes sur l’état général du patient à son arrivée. Traumatisme crânien dû à une chute. Paramètres stabilisés après l’opération. Plusieurs résultats d’électroencéphalogrammes complétaient le dossier. Marc comparait les tracés des électroencéphalogrammes. Il paraissait troublé par une anomalie. Mon père le remarqua également et lui demanda ce qu’il se passait. Marc rassembla tous les tracés et les superposa. Il devait y en avoir une bonne dizaine.

-Jean, vous ai-je dit qu’avant d’être chasseur de fantômes, j’étais infirmier ? demanda-t’il à mon père d’un ton grave. Je ne suis pas un spécialiste des traumatismes crâniens mais j’ai eu plusieurs fois l’occasion de voir des résultats d’électroencéphalogrammes. Nous regardâmes les feuillets sans comprendre. Marc continua : – Le premier relevé porte la date de l’arrivée de Julio à l’hôpital juste avant son intervention chirurgicale. Un scanner l’accompagne et confirme bien une fracture importante de la dure-mère du crâne, ainsi qu’une fuite du liquide céphalo-rachidien par l’oreille. Julio a été emmené en salle d’opération. Voilà le nom du neurochirurgien qui a opéré votre beau-frère : Docteur Melis. Marc prit un autre document. Il s’agissait d’un électrocardiogramme. –Comme vous pouvez le constater, dix-sept minutes après le début de l’opération, Julio a fait un arrêt cardiaque qui a duré plus de sept minutes. Ils ont réussi à le ramener et on donc achevé l’opération. Ce qui le chiffonnait, c’était ceci, dit-il en indiquant les autres relevés.

Sur le premier relevé, nous voyons une seule ligne. Pendant le début de l’opération, idem. Cependant, après la réanimation de votre beau-frère, l’électroencéphalogramme indique deux courbes au lieu d’une. Erreur de la machine ? J’en doute.

Mon père se tenait la tête à deux mains tout en observant les relevés.

-Où voulez-vous en venir exactement, Marc ? Je ne vois pas ce que tout cela a à voir avec les événements actuels.

Marc resta silencieux un moment. Puis, se redressant, il prit d’autres documents.

-Sur ces documents qui viennent de l’asile où Julio était interné, plusieurs incidents ont été déclarés. Bien sûr, ils n’ont pas été pris trop au sérieux, au vu des séquelles de l’accident de Julio. Cependant, bien qu’en cas de grave traumatisme, le patient puisse éprouver des difficultés au niveau de la psychomotricité et aussi des pertes de mémoires ou des problèmes neurologiques, cela n’explique pas ce que les photos nous montrent.

Ce que je pense, dit Marc après un moment, c’est que Julio a vécu une expérience de mort imminente.

Devant nos regards interrogateurs, il ajouta :

-Julio est mort pendant ces sept minutes. Je pense que, quand il est revenu, il n’était pas seul. Quand Julio est revenu parmi les vivants, cette chose l’a suivi et a pu, par son intermédiaire, entrer dans notre réalité. Julio était faible mais il n’était pas fou. Julio était possédé.

Ses révélations nous glacèrent le sang et nous plongèrent dans un silence funèbre. Le prêtre Rosso avait écouté Marc et semblait atterré par ces découvertes.

-Que devons-nous faire, mon Père ? demandai-je alors. On ne peut pas laisser cette chose à l’intérieur de ma mère !

Le prêtre me regarda intensément.

-Nous pourrions commencer par bénir la maison. J’aurais besoin d’aide pour la bénédiction. Nous irons plus vite si nous pouvions nous répartir les pièces de la maison.

Il sortit précipitamment et nous l’attendîmes en silence. Les déclarations de Marc avaient marqué nos esprits. Un démon. C’était un démon qui détenait ma mère. J’avais l’impression de devenir fou.

Quelques minutes plus tard, il revint vêtu de son habit de cérémonie. Il avait également apporté la Sainte Bible ainsi que des flacons d’eau bénite et d’huile sainte scellés de cire et tenait un énorme crucifix dans sa main droite. Mon père et moi-même l’aidâmes à poser son attirail sur la table et il se mit à nous expliquer le rituel qu’il allait entreprendre.

-Avant tout, nous dit-il, je vais vous bénir. Cette chose est dangereuse et une protection supplémentaire ne sera pas du luxe.

Il prit sa bible et récita une prière. Il nous enduisit le front avec l’huile sainte et conclut avec un signe de croix. Cela fait, il nous donna deux exemplaires de rituels romains, prit un encensoir et commença à invoquer l’Archange Michel tout en projetant de l’eau bénite dans toutes les pièces du rez-de-chaussée. A chaque passage, il enduisait le linteau de la porte d’huile sainte. La maison était remplie de fumée et l’odeur me rendait légèrement nauséeux mais je suivais le prêtre sans rien dire, me contentant de lire le texte qui était indiqué dans mon livret. Heureusement que je savais lire le latin ! Mon père s’en sortait bien également.

Quand nous arrivâmes à l’étage, le prêtre répéta le rituel et aspergea les murs, continuant à psalmodier ses prières. Il passa par la chambre de mon grand-père, ensuite se dirigea vers la chambre de ma mère. Devant la porte, il s’arrêta un instant, l’enduit d’huile sainte et ouvrit la porte.

Ma mère, ou la chose qui l’avait envahie, était assise sur le lit et semblait le défier du regard. Mon père était terrifié mais tenait bon. Je ne devais pas faire meilleure figure devant ce spectacle.

Le prêtre pénétra dans la pièce et continua son rituel, sourd aux insultes que ma mère lui lançait. Elle se moquait de lui et lui répétait sans arrêt qu’il n’avait aucune chance et qu’il ferait bien de retourner dans son petit studio minable.

Voyant que le père ne répondait pas à ses provocations, elle devint soudain plus violente et voulut lui sauter dessus. Heureusement, un des liens la maintenait encore à la tête de lit et elle ne put atteindre le prêtre.

Mon père s’élança vers elle pour la rattacher au lit avec l’autre lien. Immobilisée de la sorte, la chose se mit à hurler et à pousser des grognements sourds et rauques.

J’étais tétanisé mais mon père me secoua et m’incita à continuer à lire le livret. Je recommençais donc et quand nous eûmes terminé, nous sortîmes de la chambre.

J’entendais toujours ma mère hurler mais je ne la voyais plus. Je ressentis de la culpabilité à cette pensée. Ma mère était possédée et j’étais soulagé de ne plus la voir. Mon père vit le trouble sur mon visage.

-Ce n’est pas ta mère, Michaël ! me dit-il. N’oublies pas que cette chose n’est pas ta mère. Nous allons l’aider. Nous allons la libérer.

Je le regardais tristement, les yeux pleins de doute. Comment faire face à une entité aussi forte ? Mais je ne pouvais pas l’abandonner. Je me redressais et suivis mon père et le prêtre vers la dernière pièce de la maison : ma chambre. Nous répétâmes le même rituel et avant de descendre, le prêtre enduit la porte du placard d’huile sainte et y cloua l’énorme crucifix qu’il tenait dans la main. A ce moment, la maison devint silencieuse. On se serait cru dans un cimetière. Nous nous regardâmes, le regard un peu perdu, puis nous descendîmes dans le salon.

Un silence de mort suivit. Tout le monde se regardait et attendait de voir si quelque chose allait se produire. La sonnerie du téléphone de Mark nous fit tous sursauter !

C’était Jimmy…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 6

Quand Mark était parti avec Michaël chez le père Rosso, Jimmy avait rejoint Jean auprès de sa femme. Pendant ce temps, il avait pénétré dans la chambre doucement pour ne pas la réveiller. Jean l’avait regardé d’un air triste et perdu. Jimmy connaissait ce regard. Son don ne se limitait pas à sentir les esprits. Il pouvait aussi ressentir les émotions des vivants. Leur souffrance le transperçait comme des milliers de petites aiguilles et il avait toujours du mal à supporter d’être dans une pièce bondée. Toutes ses émotions réunies en un même endroit lui donnaient l’impression de devoir rester en apnée pour ne pas se noyer dans cette mer d’émotions. Il possédait ce don depuis son plus jeune âge. Billy, son frère aîné le possédait également mais dans des proportions moindres. Lui était devenu une sorte d’exorciste sans faire vraiment parti de l’église. Il venait en aide aux personnes voulant purifier leur maison ou la libérer d’une infestation. Jimmy, lui, préférait son rôle de médium. C’était la première fois qu’il utilisait son don pour autre chose que de transmettre des messages de personnes décédées à des proches en deuil. Car c’était pour ça que les gens venaient le voir. Il n’avait que rarement participé à des enquêtes avec de tels phénomènes. D’habitude, il ne faisait que retransmettre ce que l’âme d’un défunt voulait faire savoir à ses proches. Cette situation était tout à fait inédite à ces yeux.

C’est dans cet état d’esprit qu’il entra dans la pièce. Il s’était assis auprès de cet homme et avait tenté d’entamer la conversation. Il n’avait jamais été très doué pour ça mais il voulait se montrer gentil et empathique. Il semblait si perdu que Jimmy eut un énorme élan de compassion envers cet être en souffrance. Il lui promit qu’il trouverait comment sauver sa femme et que les choses finiraient forcément par s’arranger.

Jean l’avait regardé d’un air las mais n’avait pas répondu. Il était usé par tous ses événements et Jimmy n’insista pas.

Il avait installé la caméra à l’entrée de la pièce comme Mark lui avait demandé et s’était installé sur une chaise près de la commode.

Il était déjà rentré dans cette chambre et quelque chose l’avait perturbé. Il avait l’impression que quelqu’un s’y tenait mais il n’arrivait pas à percevoir de quel endroit cela se manifestait.

Il avait aperçu le miroir et la sensation de malaise s’était intensifiée. Il n’avait rien dit à Michaël mais il avait eu sensation bizarre. Comme si un monde entier se cachait derrière ce miroir. Comme si une autre réalité se trouvait derrière celui-ci.

Il savait que les miroirs pouvaient servir de portail entre le monde des vivants et celui des morts, mais celui-là était particulier.

Cependant, Jimmy n’arrivait pas à s’expliquer cette particularité.

Il demanda à Jean de l’excuser un moment et sortit de la chambre pour téléphoner à son frère.

Billy lui répondit presque immédiatement.

Jimmy lui résuma le plus gros de la situation et lui parla du miroir de la chambre.

Serait-il possible qu’il y ait un lien entre ce meuble et les événements actuels ?

Billy lui demanda la provenance du meuble.

Jimmy allait poser la question à Jean quand Sylvia commença à s’étrangler dans son sommeil.

Jean s’était approché de sa femme dans le but de la redresser sur ses oreillers et c’est là que tout bascula.

Sylvia, enfin la chose qui la possédait, ouvrit les yeux subitement et mit un énorme coup de tête à Jean qui s’effondra sur le coup.

Jimmy, qui était juste devant la porte, s’élança pour venir en aide à Jean.

Mais avant qu’il n’ait le temps de l’atteindre, il se sentit soulevé dans les airs et fut propulsé vers la commode.

Il attendit le choc mais ne sentit rien. D’ailleurs, il n’entendait plus rien non plus. Il essaya d’ouvrir doucement les yeux et se retrouva dans un endroit sombre d’où seule une faible lueur en forme rectangulaire perçait. Il se rapprocha de la lueur et découvrit avec stupeur que ce qu’il voyait de l’autre côté était la chambre des parents de Michaël. Il posa ses mains devant lui et sentit comme une résistance. Il se mit à taper sur la vitre invisible mais ses coups ne produisaient aucun son. Jimmy était totalement paniqué. Que se passait-il ? Où se trouvait-il ? Il frappa de nouveau sur la surface brillante mais personne ne se manifesta. Apparemment, Jean était assommé et les techniciens n’avaient pas du voir ce qu’il s’était passé. Il avait son téléphone sur lui et regarda l’écran. Il constata, non sans surprise, qu’il n’avait aucun réseau. Ça aurait été trop beau. Il tenta une nouvelle fois de frapper sur la vitre mais il se rendit compte que c’était peine perdue. Personne ne l’entendait. Il se laissa glisser lentement sur le sol et décida de prendre le risque d’allumer la lampe de poche de son portable. Il semblait être dans une pièce qui ressemblait à s’y méprendre à la chambre qu’il venait de quitter. Il se mit lentement debout et en fit le tour. La pièce était plongée dans l’obscurité mais il remarqua un rée de lumière bleutée en dessous de ce qu’il supposait être une porte. Il s’approcha doucement et leva doucement la main devant lui. Ses doigts rencontrèrent un objet dur et froid. La poignée ! Il allait l’ouvrir quand il entendit une sorte de grincement derrière lui. Ses cheveux se dressèrent sur sa nuque et il resta un moment pétrifié. Il n’osait plus faire le moindre geste. Il entendit encore le grincement et se força à se retourner doucement. Il tourna doucement la lumière dans la direction du bruit et tomba sur une énorme penderie à l’ancienne. La porte était entrouverte. Il resta pétrifié et au moment où il voulut se tourner vers la porte de la chambre, le bruit des gonds de la commode se fit plus fort. Jimmy, tétanisé par une peur insoutenable, entendit une respiration sifflante derrière lui. Il n’osait pas se retourner mais il n’avait pas le choix. Il lâcha donc la poignée et se retourna pour affronter la chose qui faisait cet affreux bruit. Il se força à regarder de nouveau la penderie mais elle était vide. Il regarda autour de lui et ne vit personne. A reculons, il se dirigea de nouveau vers la poignée de la porte mais ce ne fut pas du métal qu’il sentit sous ses doigts. C’était de la peau. Froide, morte, mais de la peau humaine. Il s’écarta subitement et un cri monta doucement dans sa gorge. Mais avant que le son n’en sorte, il entendit une voix sifflante lui dire :

– Je serais vous, j’éviterais de crier. Il va nous entendre.

Le cœur battant, Jimmy dirigea sa lampe de poche vers le son de la voix.

La personne qui était devant lui était de sexe masculin. Il était habillé d’un pyjama et semblait porter un masque en plastique autour de la bouche.

Un vieillard aux yeux écarquillés par l’effroi se tenait devant lui. Il devait avoir dans les soixante-dix ans, mais il ne semblait pas dangereux. Jimmy s’approcha lentement et lui demanda son nom.

– Vous savez très bien qui je suis, jeune homme, murmura l’ombre. Je vous ai reconnu tout de suite.

Jimmy le dévisagea et ressentit un étrange soulagement. Oui, il savait. Il avait vu son visage sur les photos que la famille lui avait montrées. C’était Antonio Giorno, le grand-père de Michaël. Il se rapprocha encore et remarqua qu’un anneau métallique était incrusté dans sa poitrine. Une chaîne sans fin y était attachée. Antonio suivit son regard et soupira tristement.

– Il me tient. C’est comme ça qu’il nous contrôle. Jimmy ne comprenait pas.

– Qui est-il ? Qu’est-ce qu’il veut ? Comment sortir d’ici ? Et où sommes-nous, d’ailleurs ?

Antonio parut paniqué par ce flot de questions et posa un doigt glacé sur les lèvres de Jimmy, lui faisant signe de se taire. Il tendit l’oreille, comme s’il craignait d’être entendu, puis alla s’asseoir sur la chaise en face de la commode. Il fixait le carré de lumière et des larmes coulaient sur ses joues.

– Je ne sais pas ce qu’il est, avoua-t-il à Jimmy. Mais je crois savoir ce qu’il veut. Il veut nous avoir tous. Je pensais que si je me sacrifiais, il épargnerait ma famille. Mais ça n’a pas marché. Il ne cessera jamais de tourmenter les miens, et tous ceux qui vivront dans cette maison. Il m’avait promis de libérer mes fils si je me laissais emporter. J’étais condamné de toute façon et c’était une façon de me racheter de mes fautes passées. Mais il m’a trompé. Et maintenant, je suis prisonnier ici, avec mes fils.

Il désigna la garde-robe entrouverte d’un geste tremblant. Jimmy sentit un frisson lui parcourir l’échine quand il distingua deux silhouettes sombres qui l’épiaient du fond de l’armoire. Lentement, les deux ombres s’extirpèrent de leur cachette et se dirigèrent vers Jimmy. Elles s’approchèrent jusqu’à frôler son visage d’un souffle glacé. Jimmy braqua sa lampe sur ces apparitions et fut saisi d’horreur. C’étaient les jumeaux. Roberto et Julio. Eux aussi portaient cet anneau métallique à la poitrine et cette chaîne sans fin. Mais ce qui horrifia Jimmy, c’était l’état de leur visage. Michaël les avait décrits à l’équipe quand il les avait vus dans le miroir. Il avait dit que leurs yeux étaient écarquillés par la peur et que leurs bouches étaient béantes sur un cri muet. Ce que Jimmy voyait n’avait plus rien à voir. La voix d’Antonio résonna dans le noir. – C’est lui qui leur a fait ça. Pour les punir d’avoir demandé de l’aide. Et pour me faire souffrir aussi. Il m’a forcé à regarder, vous savez. J’ai essayé de le stopper mais je n’ai rien pu faire. Si vous ne sortez pas d’ici, vous allez mourir et vous finirez sûrement comme ça. Jimmy resta pétrifié puis reporta sa lampe sur le visage des jumeaux. Leurs yeux et leurs bouches étaient cousus avec un fil épais et noir. Ils tendaient les bras vers Jimmy en implorant de l’aide. Jimmy n’en pouvait plus. Il poussa un hurlement déchirant et tout devint noir autour de lui.

Quand il reprit conscience, Jimmy était seul dans la chambre. Il était allongé sur le lit. Il se redressa brusquement et regarda autour de lui, affolé. Où étaient passés Antonio et ses fils ? Et qu’allait-il lui arriver ? Il descendit prudemment du lit et se dirigea vers l’armoire. La porte était fermée. Jimmy posa sa main sur la poignée mais se ravisa. Il ne voulait pas revoir les visages mutilés des jumeaux.

Il fouilla la chambre du regard, sans faire de bruit, mais ne découvrit aucun indice pour s’échapper. Il se résolut donc à quitter la pièce à la recherche d’un autre portail qui pourrait le ramener. Il devait bien y avoir une sortie quelque part, s’il avait pu entrer d’un côté. Le problème était de la trouver sans tomber sur la chose qui hantait les lieux. Il sortit de la chambre et descendit les marches de l’escalier avec précaution. La maison où il se trouvait était la copie conforme de celle des Blanchart. Tout y était délabré et sale, mais identique. Jimmy sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Il regarda autour de lui et sortit son écran de sa main.

Par miracle, son téléphone captait une sorte d’onde qui lui donnait un peu de réseau. Il tenta le coup et appela Mark. Il fut soulagé d’entendre la tonalité et quand on décrocha, il hurla le nom de Mark. À l’autre bout du fil, Mark criait son nom et lui demandait où il était. Jimmy essaya de lui expliquer mais la ligne était parasitée et ses mots devaient être inaudibles. Il répéta à Mark ce qui lui était arrivé, en haussant la voix, et s’arrêta net en entendant un grognement immense derrière lui. Son corps se figea sur place.

Derrière lui, il sentait les vibrations de quelque chose d’énorme qui se rapprochait. Il resta pétrifié, sans dire un mot. Il entendait toujours Mark hurler dans le téléphone mais n’osait plus lui répondre. Le bruit de pas lourds se rapprochait de lui. Il fallait qu’il se cache. À regret, il raccrocha le téléphone et chercha une cachette du regard. Il choisit l’arrière du canapé, s’y glissa et attendit, en retenant son souffle, l’arrivée de la chose. Immobile, il tendit l’oreille. Les pas venaient de l’étage. Il entendait la chose aller d’une pièce à l’autre, en faisant claquer les portes avec violence, à la recherche des cris qu’elle avait sûrement entendus. La créature se déplaçait avec fureur et, ne trouvant pas l’origine des cris, semblait grogner de frustration. Jimmy restait blotti derrière le canapé, priant silencieusement pour que la bête ne descende pas les marches.

Après un moment, le silence revint dans la maison. Jimmy osa jeter un coup d’œil à la porte du salon et vit qu’elle était restée entrouverte. Il avait oublié de la refermer derrière lui. Il écouta attentivement mais plus rien ne bougeait. Apparemment, la chose était partie dans une autre partie de la maison. Jimmy sortit lentement de sa cachette et vit la porte donnant sur le jardin. Il devait sortir d’ici avant que cette entité ne revienne. Il se dirigea doucement vers la porte et souleva légèrement le rideau pour regarder dehors.

Ce qu’il vit le sidéra. Ce n’était pas possible ! Comment cela pouvait-il exister ? Non, ça devait être la peur ! Pour se convaincre que ses yeux le trompaient, il ouvrit la porte et s’accrocha à la poignée de toutes ses forces. Il essaya de poser un pied là où le sol aurait dû se trouver mais ne rencontra que le vide. Il rentra vite son pied et ferma la porte, le dos contre le bois glacé, la poignée appuyée entre ses omoplates. Non, c’était de la folie ! Pour se persuader qu’il ne rêvait pas, Jimmy se pinça fort le bras et regarda de nouveau à l’extérieur. Mais le décor ne changea pas.

Car il n’y avait rien dehors, sauf le néant. La maison semblait flotter dans un vide absolu. Derrière cette porte ne régnait que l’obscurité. Jimmy sentit son visage se crisper et un profond désespoir l’envahir. Il se laissa glisser le long de la porte et les larmes se mirent à couler sur son visage. Il sanglota ainsi pendant quelques minutes. Soudain, il sentit une main se poser sur son épaule. Dans un énorme sursaut, il tomba sur le dos, pris de panique. Il s’aperçut que ce n’était qu’Antonio. Soulagé, il se calma un peu et tendit le bras vers la fenêtre.

– Vous pouvez m’expliquer ? demanda-t’il au vieil homme.

Antonio regarda à l’extérieur mais ne répondit pas. Il n’avait pas l’air de savoir non plus où il se trouvait. Il regarda de nouveau Jimmy et l’aida à se relever. Une fois debout, Jimmy tenta de reprendre contenance. Il fallait qu’il trouve une sortie. Il demanda à Antonio s’il savait où se trouvait la chose. Le vieil homme lui répondit tristement :

– Mes fils ont attiré son attention en faisant du bruit dans leur chambre.

Jimmy se sentit mal à l’idée que les jumeaux aient dû subir cette créature pour le sauver. Il ne savait que dire. Il parla donc de sa théorie avec Antonio. Jimmy savait qu’il n’était pas mort. Il le sentait au fond de lui. Il avait été projeté par la créature dans une sorte de monde parallèle. Donc, s’il y avait une entrée, il devait y avoir une sortie, c’était logique. Restait à la trouver. Il demanda à Antonio s’il avait une idée de ce que serait cette sortie. Avec un soupir, Antonio lui indiqua le plafond. Ne comprenant pas, Jimmy lui demanda d’être plus clair.

– S’il y a une sortie dans cette maison, elle ne peut se trouver qu’à un seul endroit, lui dit Antonio.

Jimmy attendait mais Antonio semblait figé. Il prit le vieil homme par le bras et celui-ci sembla revenir à lui-même. Il regarda Jimmy avec des yeux flous et semblait ne pas se rappeler qui il était. Jimmy lui demanda comment il allait et Antonio lui répondit qu’il se sentait bien. Quand Jimmy lui redemanda la sortie, Antonio le regarda d’un air effrayé et lui indiqua de nouveau le plafond.

– Si vous voulez sortir d’ici, vous devrez aller là où tout a commencé. Là se trouve le portail qui vous ramènera dans votre monde. Mais pour cela, il va falloir éviter de croiser cette chose. Et j’ai bien peur que cela soit impossible. Il nous retrouve toujours.

Les yeux de Jimmy s’écarquillèrent quand il comprit où se trouvait son salut. Il allait devoir affronter cette chose ou périr dans ses murs. Une fois de plus, Jimmy ressentit un désespoir immense. Et surtout, il avait peur. Très peur. Il tenta de rappeler Mark qui décrocha tout de suite. Jimmy essaya de lui parler mais Mark ne semblait pas comprendre ce que Jimmy lui disait. Jimmy se tut. Il raccrocha et essaya d’envoyer un message. Il écrivit un mot et l’envoya. Le message fut transmis puis le portable s’éteignit. Il n’avait plus de batterie. Jimmy mit son téléphone dans sa poche et commença à discuter stratégie avec Antonio. Ils devaient sortir d’ici. Tous.

Mark hurlait le nom de Jimmy dans le téléphone, mais il n’entendait que des grésillements. Puis, plus rien. Jimmy avait raccroché. Mark resta figé un instant, puis rangea le téléphone dans sa poche. Il faisait les cent pas dans le salon, ne sachant pas quelle décision prendre. Il se tourna vers Antoine, le technicien, et lui demanda s’il pouvait localiser le portable de Jimmy. Antoine s’exécuta. Il fallut attendre quelques minutes avant que l’écran n’affiche le résultat. Mais quand ils le virent, ils restèrent bouche bée. Ils pensèrent à un bug de l’ordinateur et relancèrent la recherche. Le résultat fut le même. C’était impensable ! Mark fit signe à Jean d’aller vérifier dans la chambre de sa femme. Sur l’écran, Sylvia paraissait toujours plongée dans un sommeil profond. Il n’y avait personne d’autre dans la chambre. Pourtant, le portable de Jimmy y était localisé. Jean monta à l’étage avec l’autre technicien et fouilla la chambre. Ils cherchèrent partout, sous le lit, derrière les meubles, mais ils ne trouvèrent aucune trace du téléphone. Quand Jean s’était réveillé dans la chambre après l’agression de Sylvia, Jimmy avait déjà disparu. Ils redescendirent au salon et Mark proposa de visionner ce que la caméra de la chambre avait filmé. Ils rembobinèrent les images et s’arrêtèrent au moment où Jimmy pénétrait dans la chambre des parents. On voyait Sylvia endormie, Jean assis sur une chaise à côté d’elle et Jimmy debout à la porte. Jimmy posait une question à Jean et Mark le vit sortir de la chambre, le téléphone à l’oreille. Il devait passer un coup de fil. Peu après, Mark et les autres assistèrent à la scène horrifiante où Sylvia se mettait à convulser. Jean s’approchait d’elle et c’était le début d’une violence inouïe. Mark observa Sylvia asséner un coup de tête à son mari puis se tourner vers lui. Son visage était déformé par la rage.

Un grognement retentit et Mark vit le corps de son ami s’élever dans les airs et foncer vers le miroir de la coiffeuse. Il s’attendait à le voir s’écraser contre le meuble, mais ce qu’il vit ensuite le stupéfia. Au lieu de heurter le miroir, Jimmy semblait l’avoir traversé! Son corps avait disparu dans un flash bleuté. Comment était-ce possible ? C’était incroyable !

Ils étaient abasourdis. Mark, Jean et les techniciens se regardaient sans oser parler. Ils venaient d’assister à une scène irréelle. C’est Jean qui rompit le silence.

– Mark ! Qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut pas abandonner Jimmy ! Il faut aller le chercher !

Mark marchait nerveusement de long en large, perdu dans ses réflexions, quand il sentit son téléphone vibrer. C’était un message de Jimmy. Un seul mot y était écrit. Ou plutôt un nom. Billy. Jean, qui avait jeté un coup d’œil au message sur l’épaule de Mark, le questionna du regard. Mark soupira et tapa un numéro. Il se tourna vers les autres et dit :

-Il faut appeler Billy. C’est le frère de Jimmy. Il saura peut-être nous aider.

Jean lui demanda comment cet homme pourrait faire face à une telle situation. Mark lui répondit calmement :

-Billy est exorciste. Mais pas seulement. Il est aussi détective spécialisé dans le paranormal à ses heures perdues. Il saura sûrement comment ramener Jimmy dans notre monde. Du moins, je l’espère.

Le téléphone sonna et une voix répondit à l’autre bout du fil. Mark se présenta et discuta avec son interlocuteur pendant quelques minutes. Pendant ce temps, Jean partit à la recherche de son fils. Michaël et Mario étaient dans la cuisine. Ils avaient entendu ce qu’il s’était passé mais ils avaient préféré rester à l’écart. Michaël était pétrifié par la peur. Mario n’était pas beaucoup mieux. Jean les prit dans ses bras et Michaël se blottit contre lui.

– Papa, comment on va s’en sortir ? lui demanda-t’il, tremblant.

Jean ne savait pas quoi lui dire et lui répéta ce que Mark avait dit. Les garçons écoutèrent attentivement et semblèrent se rassurer un peu. Jean leur conseilla de rester avec le reste du groupe. Ils retournèrent au salon et virent le Père Rosso qui était resté assis tout ce temps, silencieux. Mark s’adressa à lui et lui demanda :

– Alors, mon Père, vous avez assez de preuves pour demander l’intervention de l’Église ? Le prêtre semblait dépassé par tous ces événements. Il se leva néanmoins et dit :

– Oui, ce cas me semble plus qu’urgent. Je vais aller voir l’Évêque et lui exposer la situation. Pourriez-vous me donner les copies des images de caméras ainsi que tous les autres documents en votre possession ? Je ne sais pas combien de temps cela prendra mais il faut faire au plus vite. La vie de votre ami est en jeu, et la nôtre aussi.

Mark rassembla donc tous les documents sur une clé USB et la remit au prêtre. Celui-ci se dirigea vers la porte d’entrée. Avant de sortir, il se retourna vers nous. Il nous regarda intensément :

– Le démon est à l’œuvre dans cette maison. Je prierai pour vous et j’espère pouvoir vous ramener de l’aide à temps. Soyez prudent en attendant mon retour. Évitez de le provoquer et ne faites rien d’inconsidéré. Je reviens au plus vite.

Sur ce, il quitta la maison dans la nuit noire.

 

Mark revint dans le salon et regarda autour de lui. Ils étaient tous au bout du rouleau. La situation avait dégénéré si vite et de manière si délirante ! Il n’avait jamais rencontré un tel cas de sa vie d’enquêteur. Ils étaient tous épuisés. Il jeta un coup d’œil sur les écrans, mais plus rien ne semblait se manifester. Il se laissa tomber sur le canapé, ferma les yeux et soupira de fatigue.

– Je pense que nous devrions dormir un peu, dit-il.

Les autres le regardèrent d’un air ébahi. Michaël lâcha d’une voix tremblante :

-Dormir ? Avec cette chose dans la maison ?

Jean se rapprocha de son fils.

– Il a raison, Champion. Il faut nous reposer. Nous allons devoir affronter cette horrible créature. Il nous faudra toutes nos forces si nous voulons avoir une chance d’y arriver.

Il se tourna ensuite vers Mario.

– Retourne chez toi, Mario. Préviens ton père de la situation et restez chez vous, à l’abri. Je ne veux pas qu’une autre personne innocente paie à notre place. Cette histoire regarde notre famille. Merci pour ton aide. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir dans de meilleures conditions.

Mario regarda Michaël, les larmes aux yeux. Il le serra dans ses bras.

– Je prierai pour vous, dit-il en se dirigeant vers la porte. J’espère que l’on se reverra, Mick. Bonne chance.

Il ouvrit la porte et sortit. Michaël ne disait plus rien. Il semblait résigné. Il regarda son père et ce qu’il dit glaça le sang de Jean.

-On va tous y passer, n’est-ce pas ?

Jean aurait voulu rassurer son fils, mais il ne sut pas quoi répondre. Mark, qui l’avait entendu, le prit par l’épaule et lui dit :

-En tout cas, pas sans nous battre. Cette chose, quelle qu’elle soit, doit avoir des points faibles. Nous allons trouver une solution pour ramener Jimmy et libérer votre famille. Je te le promets. Mais en attendant l’arrivée de Billy, nous devrions tous nous reposer.

C’est ce que nous fîmes tous. Voilà comment je passai ma première nuit avant le combat qui nous opposa à ce démon. Je m’étais allongé sur un tas de couvertures que j’avais prises dans un meuble de la pièce de devant et, malgré la peur qui me serrait le cœur, je m’endormis, priant pour que ce ne soit pas le dernier jour de ma vie. Priant aussi pour ne pas me réveiller enchaîné par cette créature, dans ce monde parallèle au nôtre. Je priais aussi pour que ce Billy arrive rapidement. Je priais comme je n’avais jamais prié de ma vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 7

Billy s’affairait devant sa valise, le front plissé par la réflexion. Depuis l’appel de Mark, qu’il avait connu par l’intermédiaire de Jimmy lors d’une enquête à laquelle il participait également, ses pensées ne cessaient de tourner en rond dans sa tête. Quelle histoire ! Ce que Mark lui avait raconté était complètement inédit. Billy, qui enquêtait sur les phénomènes paranormaux depuis plus de vingt ans, avait déjà entendu parler de mondes parallèles, mais n’avait jamais su qu’il était possible d’y accéder physiquement. Il savait qu’avec les voyages astraux, il était possible à un médium de transférer sa conscience dans un monde alternatif, mais être physiquement transporté de l’autre côté, et par un démon de surcroît ? Pauvre Jimmy ! Son petit frère avait toujours eu du mal à accepter ce don qu’ils avaient depuis l’enfance. Il lui avait fallu l’aide de Billy pour accepter cette capacité et s’en servir pour consoler des familles en deuil. Billy, par contre, était enchanté par cette capacité. Il faut dire que son don lui était très utile lors de ses nombreuses enquêtes. Il lui suffisait de rentrer dans un lieu pour y ressentir toutes ses présences et pouvoir parfois retracer des événements du passé. Mais aujourd’hui n’était pas une enquête comme les autres. Cette fois, Jimmy était en danger de mort. Et bien que l’idée de découvrir tous les dessous de cette affaire ait attisé son obsession pour le paranormal, l’inquiétude était présente. Il finit de remplir sa valise et se dirigea vers le téléphone. Pendant ces nombreuses enquêtes, il avait eu l’occasion de rencontrer des personnes intéressantes avec des capacités exceptionnelles. Le téléphone sonna et une voix féminine, légèrement enrouée, lui répondit. Billy soupira de soulagement. Vu l’heure tardive, il avait craint que personne ne lui réponde.

– Salut, Andréa. C’est Billy. Je t’appelle car…

Andréa lui coupa la parole.

-C’est Jimmy, n’est-ce pas ?

Comme toujours Billy était impressionné par les dons de médium de cette femme. Il avait des capacités, mais s’il devait se les représenter, elles auraient eu l’air de la lueur d’une petite bougie. Andréa était un vrai phare qui illuminait n’importe quel endroit le plus sombre.

– Oui c’est Jimmy. Qu’as-tu vu exactement ?

Andréa ne répondit pas tout de suite, certainement parce qu’elle venait de se réveiller. Après un moment de silence, elle lui annonça son arrivée. Elle raccrocha avant même que Billy n’ajoute quelque chose. Il se dirigea vers la cuisine, la valise à la main, et mit le percolateur en route. Andréa était une accro à la caféine. Il s’assit sur une chaise et attendit. Le bruit d’un moteur se fit entendre. Billy se leva et regarda par la fenêtre. C’était Andréa. Il alla lui ouvrir et la suivit à la cuisine. Andréa, petit bout de femme d’une cinquantaine d’années, les yeux tirés par le manque de sommeil, se servit directement au percolateur. Elle remplit une tasse et en prit une pour Billy. Installés autour de la table, Andréa raconta à Billy les rêves étranges qu’elle avait faits récemment. Toujours les mêmes en fait. Elle voyait Jimmy dans un endroit sombre et froid. Mais Jimmy n’était pas seul. Elle avait aussi vu un vieil homme et des jumeaux d’une vingtaine d’années. Ils avaient l’air prisonnier et criaient à l’aide. Mais ces présences n’étaient pas ce qui l’avait le plus terrifiée. Outre ces âmes en détresse, elle avait senti que quelque chose habitait ce lieu, une chose horrible, une chose inhumaine. Elle avait eu du mal à la discerner mais elle avait senti les vibrations de haine et de violence qui émanaient de cette créature. Quand Billy l’avait appelée, elle était en plein cauchemar. Jimmy était en danger. Mais il n’était pas le seul. Un nom lui revenait sans cesse en tête.

-Michaël.

Billy lui demanda de qui il s’agissait mais Andréa secoua la tête. Elle n’avait pas pu ressentir la présence de cette personne. Comme si quelque chose l’en empêchait. Billy l’informa qu’il se rendait à l’adresse indiquée par Mark. Andréa hocha la tête, se leva, rinça sa tasse de café au-dessus de l’évier et la posa sur l’égouttoir. Elle se tourna vers Billy.

– Allons-y alors !

Billy la regarda d’un air inquiet. Depuis leur dernière rencontre, Andréa avait l’air amaigrie et fragile.

– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Andréa. Dans ton état,…

Andréa le regarda d’un air sévère. Sa peau ébène était atténuée par une nuance de gris et ses yeux étaient cernés.

-Mon état, c’est mon affaire, Billy. Je ne sais pas pourquoi mais je sais que je dois me rendre là-bas. Je sens que je dois y aller.

Billy la regarda un moment et soupira.

– Donc, c’est réglé, dit Andréa. Ma valise est dans ma voiture mais vu la distance, nous prendrons ton pick-up, si tu le permets.

Billy hocha la tête. Il alla rincer sa tasse à l’évier, Andréa avait horreur du désordre, et se dirigea vers sa veste. Il prit sa valise, ses clés, son téléphone et se dirigea vers sa voiture. Il chargea également la valise d’Andréa. Elle avait sûrement dû emporter toutes ses amulettes, protections et objets quelconques qu’elle possédait car la valise était lourde. Andréa s’installa sur le siège passager et attacha sa ceinture. Billy s’installa au volant, encoda l’adresse et attendit que l’itinéraire s’affiche. Une fois enregistré, le GPS commença à débiter le trajet de sa voix artificielle féminine. Durant le trajet, Billy lui raconta les informations qu’il tenait de Mark. Andréa l’écoutait et son visage devenait de plus en plus pâle au fil du récit. Elle ne posa aucune question. Elle garda le silence jusqu’à la fin. Billy la regardait, attendant un commentaire, mais elle l’informa simplement qu’elle allait se reposer le temps du voyage. Billy la laissa donc dormir. Au vu de ce qui les attendait, quelques heures de sommeil lui feraient le plus grand bien. C’est dans ce silence funeste que Billy conduisit vers ce destin incertain. Toute cette histoire lui laissait comme un mauvais goût dans la bouche. Il ne savait pas pourquoi mais il avait l’impression que sa vie ne serait plus jamais la même après ça. S’il s’en sortait vivant du moins. Cette réflexion le laissa perplexe. Il n’avait jamais eu peur de mourir lors d’une enquête, alors pourquoi ce sentiment de terreur semblait-il lui serrer le cœur ? Il avait l’impression de foncer vers un énorme précipice où ne l’attendait que terreur, souffrance, et pire encore. Mais Jimmy était là-bas. Il n’avait pas le choix. Jimmy aurait fait la même chose pour lui. C’est ainsi perdu dans ses pensées que Billy se dirigea vers le champ de bataille.

 

À plus d’une centaine de kilomètres de là, le Père Rosso se tenait devant une maison modeste, éclairée par la lune. Il serrait la clé USB dans sa main comme un talisman. Il avait peur. Peur de ce qu’il avait vu, peur de ce qu’il allait dire, peur de ne pas être cru. Il se décida enfin et frappa à la porte avec force. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit sur le visage bienveillant de l’évêque de leur paroisse, Monseigneur Vendetta. C’était un homme bon et ouvert d’esprit, qui avait toujours soutenu le Père Rosso dans son ministère. Il était tard et pourtant il n’était pas couché, vêtu d’une simple soutane. Il observa le prêtre avec inquiétude, voyant l’angoisse qui déformait ses traits. Il le fit entrer sans un mot.

-Que se passe-t-il, Marco ? Qu’est-ce qui vous amène à une heure si tardive ?

L’évêque conduisit le prêtre dans un petit salon. Une vieille dame les rejoignit, portant un plateau contenant du thé, de la crème et du sucre. Elle sortit discrètement du salon et l’évêque se tourna vers le Père Rosso.

–Alors, Marco, qu’est-ce qui vous trouble à ce point ?

Le prêtre commença donc à lui raconter les tourments que subissait la famille qui lui avait demandé de l’aide. L’évêque l’écouta sans l’interrompre, buvant son thé à petites gorgées. Quand le prêtre eut fini son récit, l’évêque lui posa une série de questions.

-Etes-vous sûr qu’il s’agit bien d’une possession démoniaque ? Au vu des antécédents de cette famille, n’y aurait-il pas une explication médicale ?

Le prêtre soupira. Il serrait toujours la clé dans sa main et la tendit à son supérieur. Celui-ci la prit sans poser de question, se dirigea vers son bureau et en sortit un ordinateur portable. Il l’alluma et y inséra la clé.

Quand les images commencèrent à défiler, les yeux de l’évêque s’écarquillèrent. Il regarda les images jusqu’à la fin puis se tourna vers le père Rosso.

-Mon Dieu ! Est-ce possible ? Comment avez-vous obtenu ces images ? Avec toute la technologie dont on dispose aujourd’hui, il ne serait pas difficile de monter ce genre d’image.

Le Père Rosso le regarda d’un air las.

-Je vous assure que ces images sont authentiques, Monseigneur. Comme vous pouvez le constater sur ces images, j’étais présent au moment des faits. Vous avez pu voir ces images mais il y a autre chose. Les dossiers sur la clé regroupent les témoignages d’Antonio et de Vittorio sur une période de vingt ans. La famille actuelle n’était pas au courant de ces événements. De plus, que dire de cet homme qui passe au travers de ce miroir ? Sans compter l’atmosphère que dégage cette demeure. Non, je vous assure, Monseigneur, tout ceci n’est pas un canular bien élaboré mais l’horrible vérité. Je suis venu vous demander votre aide. Il faut que nous aidions cette famille sinon je crains une issue fatale pour chacun d’entre eux. Il est de notre devoir de chrétien de les aider à chasser les forces démoniaques qui y sévissent.

L’évêque regarda le prêtre en silence. Marco était son assistant depuis près de trente ans. Il avait toujours été un excellent prêtre et avait toujours mit sa foi avant tout. De plus, il n’était pas du genre à croire au surnaturel. S’il demandait de l’aide, c’est qu’il était certain de ce qu’il avançait. L’évêque se leva en invitant le Père Rosso à le suivre. Ils se dirigèrent vers une porte en bois foncé sur lequel un crucifix était accroché. L’évêque ouvrit la porte et alluma la lumière. Le père Rosso le suivit sans rien dire. Il observait les murs où était représentée une photo du Pape Jean-Paul II. Sur le mur au dessus de la cheminée se trouvait une illustration du Christ chassant les démons d’un pauvre pécheur et les envoyant dans un troupeau de porcs qui se jetaient dans un lac. Sur l’autre mur, la Sainte Vierge tendait les bras vers le ciel dans un halo de lumière. Devant la cheminée, une petite table de salon était entourée par deux fauteuils à dos droits. Un petit bar renfermait quelques bouteilles de vin. L’évêque s’assit dans l’un des fauteuils et invita le prêtre à faire de même. Il se servit un verre de vin et en proposa un au prêtre qui refusa poliment.

-Marco, vous venez de me montrer des images troublantes. Je ne sais pas quoi en penser. Mais je vous connais depuis longtemps et je vous fais confiance. Si vous dites que cette famille est en danger, je vous crois.  Mais que voulez-vous que je fasse ? Je ne suis pas un exorciste, je n’ai pas le pouvoir de chasser les démons.

Le prêtre le regarda avec espoir.

-Monseigneur, vous êtes l’évêque de cette paroisse. Vous avez l’autorité pour demander l’intervention d’un exorciste officiel du Vatican. Je vous en supplie, faites-le avant qu’il ne soit trop tard.

L’évêque hocha la tête lentement.

-Très bien, Marco. Je vais faire ce que vous me demandez. Mais je vous préviens, ce ne sera pas facile. Il faut obtenir l’autorisation du Vatican, trouver un exorciste disponible, organiser son voyage, son hébergement, sa sécurité… Tout cela prend du temps et de l’argent. Et pendant ce temps, que va-t-il se passer dans cette maison ?

Le prêtre baissa les yeux.

-Je ne sais pas, Monseigneur. Je ne sais pas ce que ces démons ont prévu pour cette famille. Mais je sais qu’ils sont puissants et maléfiques. Je sais qu’ils ne reculeront devant rien pour les détruire. Je sais qu’il faut agir vite, très vite…

L’évêque posa sa main sur l’épaule du prêtre.

-Courage, Marco. Nous allons faire tout notre possible pour les aider. Dieu est avec nous, il ne nous abandonnera pas. Il nous donnera la force et la sagesse nécessaires pour combattre ces forces du mal. Ne perdez pas espoir, Marco. Ne perdez pas la foi…

L’évêque se leva de son fauteuil et se dirigea vers un bureau en bois massif, surmonté d’un grand crucifix. Il fouilla dans plusieurs tiroirs et en sortit un livre relié de cuir, une fiole d’eau bénite et une tenue de cérémonie. Il fit signe au Père Rosso de s’approcher. Sa voix était grave et solennelle.

-Marco, c’est à vous que je confie cette mission. Vous devez exorciser madame Blanchart au plus vite. Quant à ce pauvre Jimmy, je crains de ne pouvoir vous être d’aucun secours. Vous savez très bien que l’Église ne reconnaît pas l’existence des fantômes, ni celle des mondes parallèles, à part le Paradis. Il vous faut trouver quelqu’un qui ait des méthodes moins conventionnelles pour ce genre de situation.

Le Père Rosso sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il regarda l’évêque avec incrédulité.

– Un sorcier ? Un chamane ? Mais où voulez-vous que je trouve une telle personne, Monseigneur ? Et que dira le Diacre si jamais il l’apprend ?

L’évêque posa une main rassurante sur l’épaule du Père Rosso et l’invita à s’asseoir.

– Ne vous inquiétez pas pour le Diacre, Marco. Il n’a pas besoin de savoir. Quelles que soient les preuves que vous lui apporterez, l’Église ne donnera jamais son aval pour la cérémonie. Il vous faut un médium capable de voyager dans l’au-delà. Je sais que je ne devrais pas croire en ces choses-là, mais j’ai toujours eu l’esprit ouvert. Au cours de ma vie, j’ai assisté à des phénomènes inexplicables et j’ai rencontré des gens dotés de dons extraordinaires. Bien sûr, l’Église les traite d’imposteurs, mais ce n’est pas mon cas. Vous ne seriez pas venu me voir, sinon. N’est-ce pas ?

Le Père Rosso acquiesça. Il était soulagé que l’évêque le soutienne dans sa démarche. Celui-ci lui tendit le livre qu’il tenait dans les mains. Le Père Rosso reconnut un ouvrage rare de la Bible, qui contenait toutes les prières et les formules nécessaires à un rituel d’exorcisme. Il l’avait vu une seule fois au Vatican, lorsqu’il avait prononcé ses vœux. Il prit le livre avec respect et le serra contre sa poitrine.

L’évêque lui donna ensuite la fiole d’eau bénite venant de Lourdes et lui remit la tenue de cérémonie. C’était une aube blanche immaculée, une étole pourpre et une chasuble brodée d’or. Ces vêtements symbolisaient la puissance de Dieu lors d’un combat spirituel. Le Père Rosso les prit avec précaution et les ajouta aux objets sacrés que l’évêque lui avait confiés.

– Avant de partir, mon père, j’aimerais vous demander quelque chose.

Le Père Rosso se tourna vers l’évêque et attendit sa requête.

-Si vous réussissez à sauver Jimmy et sa mère, pourriez-vous revenir me raconter comment cela s’est passé ? J’aurais aimé être à vos côtés, mais ma santé ne me permet plus de mener ce genre de combat.

Le Père Rosso vit la tristesse dans les yeux de l’évêque et lui sourit avec compassion.

-Bien sûr, Monseigneur, répondit-il. Je vous promets un rapport complet des événements. Merci pour votre aide.

L’évêque leva la main, comme pour dire que cela n’était rien, et raccompagna le Père Rosso à la porte.

– Je prierai pour vous et pour la famille Blanchart, Marco. Que Dieu vous protège.

Le Père Rosso le remercia une dernière fois et sortit de la pièce. Il sentit le poids de sa responsabilité sur ses épaules. Il devait à tout prix trouver un médium, et vite. Le temps lui était compté. Il ignorait ce qui se tramait dans l’autre monde, mais il pressentait que le danger était imminent.

 

Il faisait nuit noire quand il arriva dans la rue. Un pick-up venait de se garer devant la porte des Blanchart. Il vit un homme imposant descendre du côté conducteur. Une femme de couleur l’accompagnait. Elle avait l’air malade et fragile. Il accéléra le pas pour les rejoindre. L’homme se retourna vers lui. Le Père Rosso lui sourit et se présenta. L’homme fit de même et lui dit le nom de son amie.

-Quelle aubaine, pensa le père Rosso. Il cherchait désespérément un médium pour l’aider dans cette affaire ! C’était peut-être un signe du ciel ou du moins un signe d’espoir. Il regarda en direction de la femme. Celle-ci ne semblait pas les voir. Son regard était rivé sur la façade de la maison. Elle frissonna.

-Est-ce qu’elle va bien ? s’inquiéta le Père.

L’homme haussa les épaules. Elle sortit brusquement de sa torpeur et les deux hommes la suivirent devant l’entrée. D’un geste brusque, elle frappa à la porte. A l’intérieur, Michaël se réveilla en sursaut. Il lui avait semblé entendre des coups sourds. Il vit Mark se lever du canapé. Celui-ci se dirigea vers la porte d’entrée et Michaël entendit des voix étouffées. Il se leva doucement de son lit improvisé et secoua son père qui dormait à côté de lui. Jean ouvrit les yeux et le regarda d’un air étonné.

-Que se passe-t-il, Champion ?

Il se redressa et se dirigea vers l’entrée. La lumière de la pièce de devant s’alluma et les autres occupants se réveillèrent à leur tour. Ils avaient pu dormir quelques heures sans qu’aucune manifestation ne vienne troubler leur sommeil. Sylvia était toujours dans un état comateux et, pendant que le Père Rosso était parti voir son supérieur hiérarchique, Mark avait envoyé Jean à la pharmacie pour aller chercher des poches de sérum ainsi qu’un cathéter pour pouvoir nourrir Sylvia qui commençait à montrer des signes de déshydratation. Quand Jean était revenu, Mark avait pris la tension de Sylvia et écouté son rythme cardiaque. Pour l’instant, elle tenait le coup mais cela ne durerait pas si l’entité restait en elle trop longtemps. Ils avaient essayé de la réveiller pour la nourrir mais elle ne semblait pas pouvoir revenir à elle. Mark lui avait donc placé la perfusion. Jean regardait sa femme d’un air désespéré. Mark se dépêcha donc à reprendre ses paramètres et sortit de la chambre en emmenant Jean avec lui. Après son agression, Mark préférait ne pas laisser Jean seul avec sa femme. Il était clair que le démon se servait de son corps pour atteindre les autres membres de la famille. Il valait mieux les tenir à l’écart. Il s’était réveillé au bruit du tambourinement sur la porte d’entrée. Quand il ouvrit, il se retrouva devant une silhouette familière et poussa un soupir de soulagement. C’était Billy. Il était accompagné par le Père Rosso et une femme que Mark ne connaissait pas. Il s’écarta pour les laisser entrer. Billy entra, chargé de deux grosses valises qui semblaient contenir du matériel électronique. Le Père Rosso le suivit en saluant tout le monde d’un signe de tête. La femme resta un moment sur le pas de la porte puis se décida à entrer en jetant un regard méfiant autour d’elle.

-Andréa, dit-elle en tendant la main à Mark d’une voix rauque. Celui-ci lui serra la main et prit le temps de l’observer. Elle était d’une pâleur effrayante qui contrastait avec ses cheveux noirs et ses yeux sombres. Il la trouvait frêle et se demandait ce qu’elle était venue faire dans cette maison maudite. Il était clair que sa place aurait plus été dans un hôpital. Mark engagea la conversation. – Je m’appelle Mark. C’est moi qui ai appelé Billy. Je ne sais pas si vous connaissez la situation mais puis-je vous demander quelles sont vos compétences ? Andréa le jaugea un moment puis, s’avançant lentement dans la pièce, elle lui répondit : – Un épouvantable drame s’est déroulé ici. Une entité maléfique hante cette maison depuis des années. Elle s’est attachée à Julio comme un parasite dans un moment de grande faiblesse du jeune homme. Elle a pris possession de sa mère et elle veut les détruire tous. Je suis ici car je dois les aider à se libérer de l’emprise de cette créature. Je suis médium et je peux communiquer avec les esprits.

Le Père Rosso, grâce à son exorcisme, nous servira de diversion pour faire revenir Jimmy parmi le monde des vivants. Car tant que cette chose occupera le corps de cette femme, elle ne pourra pas occuper l’autre monde en même temps. Mark l’écoutait attentivement. Elle avait l’air de savoir de quoi elle parlait.

-Il va falloir être très prudent dans notre démarche car si le démon se rend compte de notre plan, tout sera foutu. Allons rejoindre les autres. Je dois parler au Père Rosso ainsi qu’aux autres membres de cette famille. Y a-t-il un Michaël parmi vous ?

Mark acquiesça.

-Oui, c’est le fils de la femme possédée. Pourquoi ?

Andréa ne répondit pas tout de suite. Elle se dirigea vers le salon et demanda à Mark de lui raconter dans l’ordre les événements. Mark lui fit un rapide résumé, lui montrant les vidéos et les photos et lui parlant également des carnets de Vittorio. Andréa écoutait attentivement. Ensuite, elle demanda à voir Michaël. Le jeune homme s’approcha timidement. Andréa pouvait voir la terreur et le désespoir sur les traits las de son visage. Elle lui demanda également de raconter sa version des faits. Le jeune homme s’exécuta. Il lui raconta le début des phénomènes avec les grattements, les portes ouvertes et la sensation que quelque chose ne tournait pas rond dans cette maison jusqu’aux apparitions des jumeaux dans le miroir de la salle de bain, en terminant par l’attaque de la créature à son encontre dans sa propre chambre. Andréa l’écoutait et Michaël se rendit compte qu’elle le scrutait, comme si elle cherchait quelque chose que d’autre ne pouvait pas percevoir.

-Tu es spécial, mon garçon, lui dit-elle quand il eut fini son histoire. Tu dégages un tel halo de lumière…Je n’avais jamais vu ça avant. As-tu eu des cauchemars ou bien un sentiment de malaise avant d’habiter cette maison ? Qu’as-tu ressenti en entrant ici pour la première fois ?

Michaël réfléchissait. Il se souvenait qu’il avait fait d’horribles cauchemars avant leur déménagement mais ne se rappelait pas de quoi il avait rêvé. Cependant, il lui parla de la sensation de malaise et cette peur irraisonnée à leur arrivée. Andréa hocha la tête, comme si elle comprenait exactement de quoi Michaël voulait parler. Le garçon attendit qu’elle s’explique mais Andréa se contenta de lui serrer l’épaule et lui promit qu’elle ferait son possible pour les aider. Elle se dirigea vers le Père Rosso, Mark et Jean qui étaient assis à la table de la salle à manger et commença à leur expliquer son plan.

-Le Père Rosso va tenter un nouvel exorcisme sur Sylvia pour attirer l’attention du démon et le faire sortir momentanément du corps de la femme. Pendant ce temps, Billy va installer du matériel électronique dans la chambre des jumeaux pour capter les ondes paranormales et créer un portail entre les deux mondes. Je vais me servir de mes dons pour entrer en contact avec Jimmy et essayer de le ramener vers la lumière.

 

Jimmy se recroquevilla au fond de l’armoire. Il avait parlé avec Antonio de son plan pour atteindre le portail. Il connaissait la maison comme sa poche, puisqu’elle était la copie conforme de celle d’Antonio. Il savait où se trouvait l’issue, mais il ne savait pas comment y accéder sans se faire repérer par la créature. Il avait besoin d’un leurre, et Antonio avait proposé de demander aux jumeaux de les aider à attirer l’attention du démon pendant que Jimmy se faufilerait dans la chambre. Mais cette idée le mettait mal à l’aise. Il n’aimait pas l’idée d’utiliser ces pauvres garçons comme appât, alors qu’ils subissaient les tortures de la créature depuis plus de vingt ans. Lui qui avait l’habitude d’aider les gens en leur procurant un peu de chaleur lors d’échange avec leurs chers défunts, il se sentait coupable de leur demander un tel sacrifice. Il regarda encore une fois au fond de l’armoire les visages des jumeaux qui le dévisageaient d’un air angoissé. Il n’arrivait pas à se décider. Comment pouvait-il leur demander une chose pareille ? Ce fut Antonio qui prit la parole.

– Les garçons, voici Jimmy. Ce jeune homme est toujours en vie mais il ne risque pas de le rester longtemps si nous ne l’aidons pas à traverser le portail. Il doit absolument regagner son monde.

Les jumeaux l’écoutaient silencieusement. Leurs yeux étaient toujours fixés sur le visage de Jimmy. La créature leur avait enlevé les sutures de leurs yeux mais pas de leurs bouches. Pourquoi ? Certainement pour qu’ils puissent voir ce que l’un subissait du démon pendant que l’autre regardait, impuissant. Cette pensée fit frissonner Jimmy. Cette créature avait un degré de sadisme incomparable. Voyant l’hésitation sur le visage de ses fils, Antonio ajouta ce que Jimmy savait être un mensonge.

– Si ce garçon regagne le monde des vivants, il pourra certainement nous libérer aussi. Cela vaut la peine d’essayer.

Les jumeaux regardèrent Jimmy avec un regard plein d’espoir qui le fit se sentir encore plus mal. Il allait répondre quand Antonio l’interrompit en sortant de l’armoire. Ses fils le suivirent et après quelques secondes de réflexions, Jimmy les suivit. Il n’y avait pas d’autre choix. S’il voulait sortir d’ici, il fallait absolument qu’il évite la créature et qu’il passe ce fichu portail. Le groupe se dirigea prudemment vers la porte de la chambre et chacun tendit l’oreille. Un silence de mort régnait. Aucun bruit ni mouvement ne se faisait entendre. Ils récapitulèrent le plan une dernière fois. Le portail se trouvant dans le placard de la chambre des jumeaux, ceux-ci devaient attirer l’entité dans l’endroit le plus éloigné, c’est-à-dire la cave. Avant de rejoindre les jumeaux dans le placard, Jimmy et Antonio avaient visité tous les recoins de la maison. Antonio lui avait indiqué une porte dissimulée par les couches épaisses de peinture cachée sous les escaliers de l’entrée. Jimmy et lui y étaient descendus et avaient trouvé que l’idée était bonne. Il était clair que l’entité se déplaçait vite mais pas aussi rapidement que Jimmy se l’était imaginé. Elle avait besoin de temps pour reprendre contenance quand elle passait d’un monde à l’autre. Ce qui laisserait le temps à Jimmy pour grimper l’échelle. Cependant, pour assurer le plus de chance possible, Jimmy avait tracé un pentagramme sur le sol de la cave et l’avait recouvert d’un vieux tapis. Il ne savait pas si cela servirait à quelque chose mais il n’avait pas d’autres idées. Antonio lui avait demandé de le rejoindre dans l’armoire et de demander l’aide des jumeaux. Le moment était venu de mettre le plan à exécution. Si tout se passait comme prévu, Jimmy aurait peut-être une chance de se sauver. Il saisit la poignée, prêt à sortir quand une lumière bleue éclatante envahit la pièce.

Il se retourna et ce qu’il vit le laissa bouche bée. Une femme venait de sortir du miroir de la commode. Sa silhouette était transparente mais elle brillait d’une lueur intense. Elle se tourna vers le groupe et leur sourit. Jimmy la regardait d’un air stupéfait et mit un moment à réagir. Il se dirigea vers elle, comme pour s’assurer qu’il n’hallucinait pas, et lui demanda qui elle était. –Je suis Andréa. Une amie de votre frère. Je suis venue pour vous aider. Vous ne pouvez pas rester ici. Si la créature vous trouve, vous serez perdus à jamais. Vous resterez ici pour l’éternité. Elle se tourna vers les jumeaux et le vieil homme.

-En ce qui vous concerne, je ferais mon possible pour libérer vos âmes de ce lieu sombre. Ce sera difficile, peut-être même impossible, mais je vous promets d’essayer.

Les jumeaux et Antonio hochèrent la tête en signe de compréhension. Andréa se tourna de nouveau vers Jimmy.

-En ce moment même, le Père Rosso pratique un exorcisme sur la femme possédée. Tant que le rituel durera, le démon sera coincé dans son corps. Dès que le démon sera enfermé à l’intérieur, vous devrez trouver la sortie et passer le portail. Savez-vous où il se trouve ?

Jimmy répondit par l’affirmative.

-Alors, je vous conseille de ne pas traîner. Quand je vous le dirai, foncez vers la sortie et revenez.

Jimmy se tourna vers Antonio. Il avait du mal à accepter l’idée de s’enfuir en laissant ces trois hommes derrière lui. Antonio du comprendre son désarroi car il lui dit d’une voix douce :

– Ne vous inquiétez pas pour nous, jeune homme. Tout se passera bien.

Vaincu, Jimmy s’assit sur le lit et attendit le coup de départ. Il pria un moment, demandant à Dieu de lui laisser une chance de s’en sortir. Soudain, comme porté par un écho, un rugissement de rage retentit. Andréa se tourna vers lui.

-Allez Jimmy ! Maintenant !

Jimmy se précipita sur la porte. Les rugissements semblaient faire trembler les murs de la maison. Il grimpa rapidement l’échelle et se précipita sur la porte du placard. Quand il l’ouvrit, il fut inondé par une lumière aveuglante. De l’autre côté, il entendait la voix de Billy. Son frère l’appelait, lui demandait de suivre sa voix. Alors, sans hésitation, Jimmy commença à avancer.

 

Mark et Jean écoutaient attentivement Andréa. Le plan était simple. Pendant que le Père Rosso procéderait à l’exorcisme de Sylvia, Andréa se servirait du voyage astral pour aller aider Jimmy dans l’autre monde. Mais il fallait absolument que l’entité soit coincée dans le corps de Sylvia assez longtemps pour permettre à Jimmy de trouver la sortie et revenir parmi eux. Le Père Rosso hocha la tête et se dirigea vers la salle de bain pour se vêtir de son costume de cérémonie. Il pratiqua une bénédiction sur les personnes rassemblées dans le salon puis, suivi de Mark, de Jean et de Michaël, il monta dans la chambre parentale. Andréa et Billy les suivirent. Les techniciens étaient restés devant les écrans pour leur assurer une visibilité totale de la maison. Sur l’écran, ils virent Andréa s’installer devant le miroir. Elle glissa des bouchons dans ses oreilles et prit une posture décontractée. Elle se mit alors à fixer intensément le miroir. Le père Rosso en profita pour commencer le rituel. Il commença en se signant et en aspergeant la pièce ainsi que Sylvia avec de l’eau bénite. La réaction fut immédiate. Les yeux de Sylvia s’ouvrirent sur un regard terrifiant et celle-ci se mit à pousser des hurlements stridents. En réponse à sa réaction, le Père Rosso lui tendit un crucifix et Sylvia se mit à se débattre violemment. Cet à cet instant qu’Andréa sembla totalement en transe. Le miroir sembla onduler un instant puis reprit son apparence normale. Billy s’assura que le corps d’Andréa reste bien installé sur la chaise en la maintenant avec ses mains. Le prêtre se mit à réciter une prière.

– Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, Amen. Seigneur, Père céleste, regarde favorablement tes serviteurs. Par le Précieux Sang de ton Divin Fils, accorde-nous toutes les grâces et tous les dons du Saint-Esprit, pour que nous Te connaissions toujours mieux, que nous T’aimions toujours plus ardemment et te servions encore plus fidèlement.

Tout en récitant la prière, il aspergeait Sylvia d’eau bénite. Celle-ci se mit à insulter le prêtre avec une voix rauque et gutturale. Celui-ci ne se laissait pas impressionner et malgré les vociférations du démon, il continua sa litanie :

-Écarte de tes serviteurs toutes les influences néfastes de l’Esprit-Malin. Je te commande, esprit rejeté par Dieu avec ta suite, de te retirer immédiatement, de détruire et d’écarter tout le venin que tu as répandu sur nous, que tu ne reviennes plus et que tu n’aies plus aucune emprise sur nous.

Levant toujours le crucifix, il continua:

-Voyez la Croix du seigneur, fuyez esprits infernaux. Je vous l’ordonne comme enfant de la Sainte Église catholique, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, Amen.

Le démon se démenait comme jamais. Ses hurlements faisaient trembler les murs de la maison. Mark et Jean se trouvaient de chaque côté de Sylvia, essayant de la maintenir sur le lit pour ne pas qu’elle se blesse ou qu’elle s’échappe. Michaël se trouvait derrière son père. Le regard effrayé, il observait sa mère. Son visage horriblement défiguré se tourna vers lui et le démon lui sourit avec un affreux rictus. Michaël sembla terrifié par son regard. Il eut un mouvement de recul quand l’entité se mit à parler avec la voix de Sylvia.

-Michaël, mon chéri, je t’en prie ! Empêche ces hommes de me faire du mal ! Je suis ta mère ! S’il te plaît !

Michaël resta figé sur place. Entendre la voix de sa mère l’avait tétanisé. Jean et Mark étaient également déroutés par ce phénomène. Ils regardèrent le prêtre d’un air interrogateur mais celui-ci s’écria :

– Ne l’écoutez pas ! Ce n’est pas Sylvia ! Le démon usera de la ruse pour ne pas être expulsé du corps de cette malheureuse. Il faut continuer. Il reprit sa prière.

Sylvia se tordait de douleur. Des objets volaient et s’écrasaient contre les murs de la chambre. Michaël, terrifié, courut se réfugier dans l’armoire au fond de la pièce. Il y vit une lueur étrange. En plissant les yeux, il reconnut les jumeaux. Ils lui souriaient comme pour le rassurer. Il ferma donc la porte de l’armoire et se blottit contre ses oncles. Il entendit le prêtre poursuivre son rituel.

– Que la Toute-puissance du Père céleste, la Sagesse de Son Divin Fils et l’Amour du Saint-Esprit me bénissent, Amen. Que Jésus Crucifié me bénisse par son Sang Précieux. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, Amen. Que Jésus dans le tabernacle me bénisse par l’Amour de son Sacré-Cœur. Que Marie la Mère et la Reine céleste me bénisse du haut du Ciel et qu’Elle remplisse mon âme d’un amour toujours plus grand pour Jésus. Que mon Ange Gardien me bénisse et que tous les Saints Anges me viennent en aide, pour écarter toutes les embûches de l’Esprit Malin. Que mes Saints Patrons, mon Saint Patron de baptême et tous les Saints du ciel me bénissent. Que les chères pauvres âmes de mes proches défunts de toutes les générations me bénissent. Qu’elles soient mes avocates au trône de Dieu pour que je parvienne, moi aussi, au but éternel.

Michaël percevait le démon hurler de rage. Mais il lui semblait aussi y déceler de la douleur et de la peur. C’était absurde, bien sûr ! Un démon n’avait peur de rien. Il resta caché dans l’armoire un moment, rongé par le remords et la culpabilité. Sa mère était dans cet état à cause de lui. Il était si épuisé par les tourments que sa famille subissait depuis si longtemps qu’il se sentait comme vidé de son énergie. Il sentit une main se poser sur son épaule et releva les yeux. Les jumeaux le regardaient toujours mais ce n’était pas eux qui le touchaient. Michaël se retourna lentement et ses yeux se remplirent de larmes quand il vit le visage bienveillant de son Nonno.

-Nonno, que dois-je faire ? lui demanda-t’il la voix tremblante. Comment puis-je aider maman?

Alors Antonio se pencha sur son petit-fils et lui chuchota à l’oreille. Il parla pendant quelques minutes et les traits de Michaël commencèrent à se détendre. Quand Antonio eut fini, le jeune homme se frotta le visage et acquiesça à son grand-père. Puis, sans attendre, il sortit de l’armoire et se dirigea vers le lit. Le prêtre achevait sa prière.

– Que la bénédiction de notre Mère la Sainte Église, de notre Saint-Père, le Pape, de notre Évêque, la bénédiction de tous les évêques et de tous les prêtres descende sur moi. Que la bénédiction de toutes les Saintes Messes m’atteigne tous les jours, qu’elle m’obtienne bonheur, santé et tous les bienfaits et qu’elle me garde de tout malheur et me donne la grâce de la persévérance et d’une heureuse mort. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, Amen.

La prière terminée, le Père Rosso s’approcha du lit et imposa les mains de chaque côté de la tête de Sylvia et commença à réciter des psaumes en latin. Michaël ne comprenait pas ce qu’il disait mais ces mots avaient l’air de faire souffrir l’entité. Le jeune homme s’approcha alors du lit et commença à lui parler avec tendresse.

-Maman, je sais que tu es là quelque part. Je t’en prie, bat-toi ! Ne le laisse pas gagner ! Je t’aime !

Et sur ces mots, il s’allongea auprès de sa mère et la serra dans ses bras. Sylvia se mit à convulser encore plus fort et une onde de choc sembla retentir dans la pièce. Soudain, son corps se souleva à plus de dix centimètres du matelas, resta un instant suspendu dans les airs, puis retomba complètement inerte dans le lit.

 

Andréa revint à elle. Billy, qui la soutenait, la relâcha et lui demanda comment elle allait. Le voyage qu’elle venait d’effectuer lui avait pompé beaucoup d’énergie. Elle essaya de se lever mais elle chancela et retomba dans les bras de Billy. – Ce n’est pas un démon, Billy, murmura-t-elle à son ami. Quand j’ai franchi la barrière, j’ai vu Jimmy mais aussi Antonio et ses fils. Ils ont une sorte de chaîne attachée à leur poitrine mais je crois que nous pouvons les libérer. Il faut en savoir plus sur cette chose. Mais, j’en suis sûre, ce n’est pas un démon. C’est une possession mais ce qui habite le corps de la mère de Michaël n’est pas démoniaque. Et avant de perdre connaissance, elle ajouta : c’est un spectre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 8

Mark et Jean échangèrent un regard inquiet lorsque le corps de Sylvia retomba sur le lit, sans vie. Michael restait collé à elle et murmurait son nom. Même le Père Rosso avait cessé ses prières. Il s’avança prudemment vers Sylvia et lui apposa le crucifix sur le front mais elle ne broncha pas. Jean et Mark interrogèrent le prêtre du regard.

-Que se passe-t-il, mon père ? interrogea Mark.

Le prêtre haussa les épaules, désemparé. Jean s’approcha et essaya de dégager son fils mais celui-ci s’agrippait à elle avec force. Jean n’insista pas et demanda à Mark de vérifier les signes vitaux de sa femme. Elle avait arraché sa perfusion pendant la lutte. Mark approcha un petit miroir de son visage et poussa un soupir de soulagement quand il se couvrit de buée. Sylvia respirait encore. Il remit la perfusion en place et tenta à son tour d’éloigner Michaël.

-Lâche-la, Champion, lui dit-il doucement. Je crois que l’entité est partie. Mais ta mère est épuisée et elle a besoin de repos. Michaël le dévisagea avec méfiance mais finit par lâcher sa mère. Il se redressa lentement et recula du lit.

-Vous en pensez quoi, Père Rosso ? Ma mère est-elle libérée de cette chose ?

Le père secoua la tête, incertain. C’est alors que Billy intervint.

-Cette chose n’est pas un démon. C’est autre chose.

Tous se tournèrent vers lui, intrigués. Billy avait allongé Andréa sur le sol et avait glissé un oreiller sous sa tête. Il leur raconta ce qu’Andréa lui avait dit avant de s’évanouir. Mark lui demanda ce qu’elle voulait dire par là. Billy garda le silence un instant mais il avait sa petite idée. Il se tourna vers Jean et lui demanda si l’hôpital psychiatrique où Julio avait été soigné conservait encore les archives papier de tous les patients présents à l’époque de son internement. Jean ne sut pas quoi répondre. Mais Billy leur demanda à tous de descendre pour leur expliquer son hypothèse. Personne ne se fit prier. Après plusieurs heures à affronter cette créature, ils avaient tous besoin d’une pause. Avant de quitter la chambre, Michaël jeta un coup d’œil dans l’armoire mais il n’y vit personne. Il sortit le dernier et, avant de refermer la porte, jeta un dernier regard à sa mère, le cœur serré, se demandant si elle allait s’en sortir.

Ils descendirent tous au salon, Mark aidant Billy à porter Andréa sur le canapé. Celle-ci commençait à reprendre ses esprits et Mark fit du café pour tout le monde. Andréa prit la tasse d’une main tremblante. Tout le monde but en silence, lui laissant le temps de récupérer. Quand sa tasse fut à moitié vide, Billy vint s’asseoir à côté d’elle et Andréa prit la parole.

-Ce qui hante ces lieux n’est pas un démon. Il en prend l’apparence mais c’est uniquement pour terroriser ses victimes. Je ne sais pas ce que c’est exactement mais je sais, ou plutôt je sens que cette chose n’était pas ainsi à l’origine. Je pense que Billy et Mark devraient aller se renseigner sur l’hospitalisation de Julio lorsqu’il a été interné. Je crois que tout a commencé avant son accident.

-Avant? S’étonna Mark. Mais que voulez-vous dire par là? Andréa réfléchit un instant.

-Les archives. Je ne sais pas pourquoi mais je crois que vous devriez fouiller les archives des patients qui ont été hospitalisés dans cet hôpital, vous trouverez quelque chose d’intéressant. Je sens qu’il y a un lien.

Billy acquiesça. Il avait pensé la même chose qu’Andréa. Si quelque chose s’était accroché à Julio avant sa chute, ça avait peut-être commencé bien avant son hospitalisation. Il regarda Jean et lui dit :

-Nous allons avoir besoin de vous pour ça. Seul un proche parent peut consulter les archives d’un patient. Vous devrez faire diversion pendant que Mark et moi fouillerons de notre côté si nous trouvons quelque chose d’anormal.

Jean ne voyait pas comment de vieilles archives poussiéreuses pourraient aider sa femme mais il n’avait plus d’autre piste. Il accepta donc et appela le service des archives de l’hôpital psychiatrique de Manage pour prendre rendez-vous. Quand il raccrocha, il informa ses compagnons d’infortune que les archives n’ouvraient que le lendemain à partir de neuf heures du matin. Billy proposa donc de préparer le dîner et de profiter de quelques heures de sommeil. Personne ne protesta. Tous étaient épuisés et affamés. Billy se mit donc aux fourneaux et Jean en profita pour se rapprocher de Michaël. Celui-ci était livide et ses yeux semblaient perdus dans le vide. Jean ne savait pas quoi lui dire. Il prit son fils dans ses bras et le serra très fort. Michaël était anéanti.

-Tu devrais peut-être aller quelques temps chez ton ami Mario, lui suggéra Jean à son fils. Je ne veux pas te faire subir plus que tu n’en as déjà subi. Et je pense qu’il serait mieux de t’éloigner de cette chose le temps que nous trouvions une solution.

Michaël avait le regard vague et ne semblait pas écouter mais Jean attribua son silence à l’épuisement. Le repas prêt, ils mangèrent tous dans le calme puis Jean emmena Michaël chez Salvatore. Il frappa à la porte et celle-ci s’ouvrit immédiatement.

– Bonsoir Salvatore. Pourrais-tu accueillir mon fils pour quelques jours ? C’est…

Salvatore ne laissa pas Jean terminer sa phrase.

-Tu n’as pas à te justifier, l’ami. Vous serez toujours les bienvenus chez nous. Viens, Michaël. Je vais demander à ma femme de t’installer dans la chambre de Mario.

Michaël regarda son père et celui-ci lui fit signe de rentrer. Salvatore posa une main rassurante sur l’épaule de Michaël et celui-ci sembla se détendre un peu. Jean remercia son voisin et souhaita bonne nuit à son fils, lui promettant de le tenir au courant des événements.

Quand il regagna la maison, Mark l’attendait sur le pas de la porte. Jean le regarda un instant paniqué mais Mark le rassura. Tout était calme dans la maison. La créature avait apparemment elle aussi besoin de repos. Cependant, Mark observait la porte des voisins d’un air inquiet. Jean lui demanda ce qui le tracassait. Mark hésita un instant puis secoua la tête et lui répondit qu’il était simplement inquiet des conséquences que toutes ces choses auraient sur Michaël. Jean aussi était inquiet mais pour le moment il devait se concentrer sur leur mission. Ils allèrent donc se coucher.

 

Le lendemain matin, Mark et Jean se levèrent aux aurores. Il était à peine sept heures et ils avaient déjà élaboré un plan pour accéder aux archives sans se faire remarquer. Mark demanda à Antoine de pirater l’ordinateur du bureau des archives et de leur envoyer les plans du bâtiment. Quelques minutes plus tard, ils découvrirent que les archives étaient situées au sous-sol de l’hôpital et qu’elles disposaient d’une porte de secours donnant sur l’extérieur.

-Parfait, dit Billy. Jean va se faire passer pour un chercheur et demander à consulter le dossier de Roberto sur place. Une fois dans la salle des archives, il nous ouvrira la porte de service discrètement. On aura alors tout le temps de fouiller les documents.

Jean n’était pas très rassuré par cette idée mais il n’avait pas le choix. Andréa se réveilla vers sept heures trente et semblait aller mieux. Quand Billy lui demanda comment elle se sentait, elle lui répondit avec son humour habituel :

– Comme un charme ! Rien de tel qu’une bonne nuit de sommeil et un bon café.

Billy lui rendit son sourire mais il n’était pas dupe. Il voyait bien qu’elle était fatiguée et qu’elle avait maigri.

Le père Rosso leur annonça qu’il allait informer l’Évêque de la situation. Il quitta donc la maison et Mark, Jean et Billy montèrent dans la voiture de Jean. Avant de partir, Mark recommanda à Andréa de se reposer et de le prévenir si quelque chose se passait en leur absence. Il demanda aussi à Antoine et Philippe de garder un œil sur Sylvia grâce aux caméras. Puis il rejoignit Jean et Billy qui l’attendaient dans la voiture. Le trajet se fit dans le silence.

Comme prévu, Jean déposa Mark et Billy à l’arrière de l’hôpital où se trouvait la porte de secours et alla se garer sur le parking. Il entra dans l’hôpital et prit l’ascenseur. Il regarda le panneau et vit que le service des archives était au -2. Il appuya sur le bouton et attendit. L’ascenseur descendit lentement et s’ouvrit sur un couloir sinistre aux murs verts délavés et au sol usé. L’endroit était lugubre. Une ambiance oppressante y régnait et la lumière était faible. Il se dirigea vers le bureau et tomba sur l’employé qu’il avait eu au téléphone. L’employé lui demanda sa carte d’identité et, après avoir vérifié son identité sur le registre, le conduisit dans une immense pièce où les murs étaient recouverts de dossiers et où le centre était occupé par des étagères si serrées qu’on pouvait à peine s’y faufiler sans faire tomber quelque chose. Le technicien vit l’air désemparé de Jean et eut un geste d’excuse.

-Je ne sais pas ce que vous cherchez exactement mais je vous souhaite bonne chance. Toutes les archives à partir de 1990 ont été numérisées mais avant cela, tout est encore sous format papier. Jean acquiesça sans rien dire et entra dans la pièce.

-Prenez votre temps, lui dit l’employé. Ce n’est pas tous les jours qu’on a de la visite ici. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à me le demander.

Jean le remercia et l’employé sortit de la pièce en fermant la porte derrière lui. Jean attendit quelques secondes et quand il entendit le bruit du bureau qui grinçait, il fit signe à Mark et Billy d’entrer par la porte de secours. Comme ils s’y attendaient, Billy constata que la tâche allait être longue. Ils se mirent au travail sans perdre une minute. Après une longue recherche, ils finirent par trouver les archives contenant la liste des patients hospitalisés entre 1978 et 1980.

Ils mirent la main sur le dossier de Roberto parmi la trentaine de classeurs qui s’empilaient dans la pièce des archives. Le temps pressait. Mark tendit l’oreille et perçut les pas de l’employé qui se rapprochait. Il échangea un regard anxieux avec ses compagnons. Billy, sans réfléchir, attrapa tous les classeurs et entraîna Mark vers la sortie. Jean, surpris, les suivit en courant. Il arriva juste à temps pour ouvrir la porte et se retrouver nez à nez avec l’employé. Celui-ci le dévisagea avec curiosité.

– Alors, vous avez trouvé ce que vous cherchiez? Jean sentit son cœur battre la chamade. Il se força à prendre un air déçu et répondit que non, hélas, il n’avait rien trouvé. Il sortit de la pièce en claquant la porte derrière lui et l’employé lui emboîta le pas. Il lui demanda pourquoi il s’intéressait à ce patient. Jean inventa une histoire à la hâte : son beau-frère avait été interné après la mort tragique de son frère jumeau, tombé du toit, et il avait succombé à son chagrin. L’employé parut réfléchir un instant puis, alors que Jean atteignait la porte de l’ascenseur, il l’interpella. Jean se figea, craignant d’être démasqué. Mais l’employé n’avait pas l’air soupçonneux. Il s’approcha de Jean et lui souffla une idée qu’ils n’avaient pas encore envisagée.

– Si c’était un suicide, il y a peut-être un rapport de police. Vous devriez aller voir aux archives du commissariat.

Jean le remercia chaleureusement et se précipita vers sa voiture. Il s’installa au volant et sursauta quand Billy et Mark ouvrirent les portes en même temps. Billy éclata de rire en voyant la tête de Jean.

– Du calme, l’ami. Mais on ferait mieux de filer d’ici. J’espère qu’on trouvera quelque chose dans ces documents et qu’on pourra les remettre en place rapidement.

Jean démarra le moteur et quitta le parking de l’hôpital. Une fois sur la route, il se détendit un peu. Billy feuilletait déjà les dossiers à la recherche des noms des patients. Jean raconta à Mark ce que l’employé lui avait dit au sujet des archives de la police. Mark trouva que c’était une piste intéressante et qu’il fallait l’explorer. Ils rentrèrent à la maison et s’installèrent autour de la table, chacun avec une dizaine de dossiers à examiner. La journée s’annonçait longue.

En arrivant, ils virent Andréa allongée sur le canapé, dormant profondément. Antoine et Philippe veillaient sur Sylvia, toujours plongée dans le coma. Mark leur demanda si tout allait bien et ils répondirent que rien d’anormal ne s’était produit pendant leur absence. Aucun bruit, aucune manifestation étrange ne venait troubler le silence de la maison. Quand les hommes se mirent au travail, Andréa se réveilla et les rejoignit. Mark lui fit part du conseil de l’employé concernant les archives de la police. Andréa approuva l’idée et alla s’asseoir à côté d’Antoine qui, grâce à un logiciel pirate, réussit à pénétrer dans la base de données de la police. Il savait que c’était risqué mais la situation l’exigeait. Pendant qu’Antoine fouillait le système, Andréa fit une liste des patients admis à l’hôpital le même jour que Roberto. Elle en comptait vingt-trois au total. Elle revint vers les trois hommes et se mit à éplucher les dossiers avec eux, les triant par catégories. Au bout d’une heure de recherches, ils écartèrent les dossiers qui ne concernaient que des accidents domestiques ou des morts naturelles. Il leur restait cinq dossiers à étudier plus en détail.

Ils se plongèrent dans les dossiers avec une attention accrue, espérant y trouver un indice. Antoine avait réussi à se connecter aux archives de police, où toutes les anciennes affaires avaient été numérisées. Il chercha les dossiers des morts accidentelles et des suicides. Il tapa l’année et le nom de Julio. Le dossier s’afficha, confirmant la déclaration de décès et le rapport du médecin légiste. Celui-ci avait conclu à un suicide, malgré les nombreux hématomes inexpliqués sur le corps de Julio. Faute de preuves d’une agression, il avait signé les papiers sans plus de commentaires. Le dossier de Roberto était similaire. Un suicide par dénutrition, entraînant un arrêt cardiaque. Antoine se tourna vers la liste de noms que lui avait donnée Andréa et commença à les entrer un par un. Les dossiers défilaient sur l’écran, accompagnés de photos.

Anne Sacler, 62 ans, morte d’une pneumonie ; Luigi Vital, 82 ans, mort d’une chute dans les escaliers ; Raymond Dubois, 35 ans, mort dans un accident de la route. Rien qui ne sorte de l’ordinaire. Andréa venait de finir le dossier de Raymond Dubois. Rien de particulier non plus. L’homme était mort sur le coup, avant d’arriver à l’hôpital. Elle prit le dernier dossier et sentit un frisson lui parcourir l’échine. Comme si elle savait que la réponse était là. Elle ne savait pas comment, mais elle le sentait. Elle ouvrit le dossier et au même moment, Antoine s’exclama :

-Venez voir ! J’ai peut-être trouvé quelque chose!

Mark, Jean, Billy et Andréa se précipitèrent vers l’écran. Ils restèrent bouche bée devant le visage qui s’y affichait. Un homme au visage pâle et étroit, aux cheveux longs et gras, noirs comme l’ébène. Son visage était marqué par de nombreuses cicatrices. Mais ce qui glaçait le sang, c’était son regard. Ses yeux gris acier semblaient vous transpercer l’âme. Même sur la photo, on avait l’impression qu’il vous dévorait des yeux. Et il souriait. Pas un sourire gêné ou timide, comme on en voit souvent sur les photos d’identité. Non, un sourire de prédateur. Quand Andréa vit son visage, elle eut l’impression de recevoir une décharge électrique. Ses mains se mirent à trembler et elle recula lentement, jusqu’à tomber sur une chaise. Elle regarda le dossier qu’elle tenait dans ses mains et réalisa avec horreur qu’il s’agissait du même homme que sur l’écran. Les autres la rejoignirent, inquiets de son état. Billy prit le dossier et lut le rapport de l’hôpital. Homme de 45 ans, origine américaine, cause du décès : abattu par les forces de l’ordre. Heure du décès : 3h03. Billy passa le dossier à Mark avec un air grave. C’était donc un criminel. Mais quel genre de criminel ? Mark demanda à Antoine d’ouvrir le dossier complet de l’homme en question.

Antoine hésita un instant. L’homme avait apparemment été recherché par toutes les polices du pays et Antoine se demandais s’il voulait vraiment en connaître la raison. Voyant son hésitation, Philippe le poussa doucement et se mit à pianoter sur les touches du clavier. Un instant plus tard, plusieurs dossiers s’affichèrent mais ils nécessitaient tous un mot de passe. Philippe se tourna vers Mark et lui annonça qu’il lui faudrait un moment avant de pouvoir accéder aux fichiers confidentiels.

Billy réfléchissait. Ce type lui disait quelque chose mais il n’arrivait pas à le situer dans sa mémoire. Pourtant, quand il avait vu son portrait, une angoisse terrible l’avait saisi. Et il n’était pas le seul apparemment.

Andréa avait l’air de nouveau nauséeuse et refusait de regarder de nouveau la photographie de l’individu. Ses mains tremblaient toujours sans qu’elle ne sache d’où lui venait ce sentiment de terreur intense.

Philippe était toujours occupé à trouver un moyen de déverrouiller les dossiers. Pendant ce temps, Mark épluchait un peu le rapport du médecin légiste. L’homme se nommait Robert Phillips. Le rapport du médecin légiste décrivait évidemment les blessures par balles issue de la tentative d’arrestation de l’individu. Cependant, il avait noté quelques détails plutôt troublant comme certains tatouages sur le torse et les bras du prévenu. Des symboles bizarres que le légiste n’était pas parvenu à identifier. Il constata aussi que l’homme avait été récemment brûlé au visage, certainement avec un liquide corrosif quelconque et que ses yeux avaient subit des dégâts importants. Il constata également des cicatrices plus ancienne qui pouvait faire penser à une scarification volontaire, mais sans conviction réelle, n’ayant pas les antécédents psychiatriques du mort sous la main. Il clôtura donc son dossier par une mort par balles au niveau du thorax.

Billy, pendant ce temps, était parti voir si Sylvia se portait bien. Il était rentré dans la chambre et avait vérifié les constantes de la pauvre femme. Son pouls était toujours faible mais elle avait l’air de tenir le coup, malgré une perte de poids qui devenait inquiétante. Ses membres étaient couverts d’hématomes et de coupures. Il changea la perfusion et la remplaça par une poche pleine. Il demanda à Jean s’il voulait profiter pour faire la toilette de son épouse. Andréa proposa de l’aider et Jean lui en fut reconnaissant. Bien qu’il fût malheureux de ce qui arrivait à sa femme, il en avait peur également.

Ils montèrent donc et en profitèrent pour laver Sylvia et changer les draps du lit. Ceci fait, Andréa s’assit un instant auprès de cette femme et tenta de rentrer en communication avec elle. Elle sentait qu’elle n’était pas loin mais elle semblait se cacher dans un endroit où elle n’aurait pas à faire face à la chose qui la détenait.

Au moment où Andréa allait se lever, Sylvia papillonna des yeux et attrapa la main d’Andréa. Celle-ci se retourna doucement et fut heureuse de constater que Sylvia était revenue à elle. Elle n’arrivait pas à prononcer de mot mais elle semblait consciente de son environnement.

Jean, voyant sa femme enfin réveillée, se précipita sur elle et l’enlaça dans ses bras.

-Sylvia, enfin ! Je croyais t’avoir perdue pour toujours ! J’ai eu si peur, mon amour !

Sylvia murmura quelque chose mais Jean ne comprit pas et se pencha vers la bouche de sa femme. Ce qu’il entendit fit glisser un froid le long de sa colonne vertébrale.

Il reposa Sylvia doucement et lui demanda :

-Tu en es sûre ? Comment ?

Mais Sylvia était encore très faible.

Andréa intervint et proposa à Jean de préparer un bol de soupe pour sa femme pendant qu’elle resterait à ses côtés.

Jean, encore déboussolé, sortit de la chambre pour se rendre dans la cuisine et annoncer la bonne nouvelle au reste de l’équipe.

Andréa se tourna sur Sylvia et tenta de communiquer de nouveau avec elle.

Sylvia fixait Andréa avec un regard terrifié, essayant de lui transmettre des images mentales. Andréa capta soudain les visions de Sylvia et se leva d’un bond, quittant la chambre en courant. Elle rejoignit Mark et Billy dans le salon et leur dit d’une voix tremblante :

-On a un gros problème, les gars ! Un problème énorme !

Billy la dévisagea, intrigué.

-De quoi tu parles, Andréa ? Qu’est-ce qui se passe ?

Andréa s’affala sur le canapé, se balançant d’avant en arrière, comme si elle voulait se réconforter. Elle était paniquée et Billy s’assit à côté d’elle pour essayer de la calmer.

-C’est l’horreur, Billy. L’horreur absolue.

Puis, elle se redressa brusquement et murmura :

– Il faut les prévenir ! Ils sont en danger de mort ! Il faut faire vite !

Mark s’approcha d’elle et lui demanda de s’expliquer, mais il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Les yeux d’Andréa se révulsèrent et elle tomba dans les pommes. Billy la secoua doucement, lui caressant le visage, mais Andréa ne reprit pas connaissance. Ils appelèrent une ambulance et Andréa fut emmenée à l’hôpital de Jolimont. Antoine décida de l’accompagner pour les tenir au courant de son état. Il monta dans l’ambulance et Mark et Billy les regardèrent s’éloigner.

Quand ils rentrèrent dans la maison, Jean était hors de lui. Mark lui demanda ce qu’Andréa avait vu dans la tête de Sylvia. Jean leur raconta que Sylvia s’était réveillée en prononçant le nom de leur fils et en disant que l’entité avait quitté la maison. Billy proposa à Jean de l’aider à nourrir Sylvia. Jean accepta volontiers. Ils prirent un bol de soupe et des tartines beurrées et montèrent à l’étage. Ils trouvèrent Sylvia qui essayait de sortir du lit. Jean la retint de force et la recoucha sur ses oreillers. Avec l’aide de Billy, il lui fit avaler quelques cuillerées de soupe. Sylvia ne semblait pas l’écouter. Elle répétait qu’il fallait retrouver Michaël avant qu’il ne soit trop tard. Jean essaya de la rassurer en lui disant que leur fils était chez les voisins et qu’il irait le chercher dès qu’elle aurait mangé un peu plus. Sylvia voulut dire quelque chose mais Jean lui mit une autre cuillerée dans la bouche et elle se tut. Quand le bol fut vide, Jean annonça qu’il allait chercher Michaël chez Salvatore. Sylvia ne réagit pas. Billy trouva son comportement étrange, comme si elle savait quelque chose qu’ils ignoraient tous. Mais comment faire confiance à quelqu’un qui avait subi tant d’épreuves ? Peut-être avait-elle perdu la raison ?

Quand Jean sortit de la chambre, Billy s’approcha de Sylvia et lui demanda ce qui n’allait pas. Ce que Sylvia lui confia le stupéfia. Ce qu’elle disait était invraisemblable ! Pourtant, Billy l’écouta attentivement, prenant des notes sur son carnet qu’il gardait toujours sur lui. Quand Sylvia eut fini, il lui dit qu’elle devait se reposer et qu’il allait s’occuper de tout. Mais quand Jean revint de chez Salvatore, il avait l’air abattu. Mark vit son angoisse sur son visage. Il lui demanda ce qui se passait. Jean le regarda avec désespoir.

-Michaël a disparu ! Il s’est enfui de chez Salvatore. Sylvio et ses fils sont partis à sa recherche mais ils ne l’ont pas retrouvé.

Mark resta bouche bée. La situation empirait de minute en minute. Son téléphone sonna et Mark regarda son écran. C’était Antoine. Andréa était plongée dans un coma profond. Une tumeur maligne au cerveau la rongeait depuis des mois. La nouvelle tomba comme un couperet sur tout le monde. Billy en fut anéanti. Andréa n’était pas seulement son amie, elle était sa sœur de cœur. Il la connaissait depuis toujours et il ne pouvait imaginer sa vie sans elle. Il se laissa tomber sur une chaise et enfouit son visage dans ses mains. Mark remercia Antoine au téléphone et raccrocha. Il rejoignit Billy et lui tapota l’épaule pour le réconforter. Billy se sentait vidé. Andréa dans le coma, Jimmy prisonnier d’un autre monde. Quel sens avait sa vie ? Il n’entendit pas les paroles de Mark qui essayait de le rassurer en lui disant qu’il trouverait un moyen de sauver Jimmy. Il se leva soudain et se dirigea vers la chambre de Sylvia. Elle s’était rendormie mais elle avait l’air plus reposée. Un bon repas lui avait sans doute fait du bien. Mark, intrigué, le suivit et lui demanda ce qu’il avait en tête. Billy ne répondit pas et réveilla doucement Sylvia. Il lui demanda si elle savait où était Jimmy. Comme il s’y attendait, Sylvia lui dit qu’elle avait rêvé d’un endroit qui ressemblait à sa maison mais qui était différent. Billy lui demanda si elle savait comment sortir de cet endroit, sachant que l’entrée était le miroir de la chambre de son père. Sylvia lui montra la chambre de son fils.

-Le placard, murmura-t-elle. C’est là qu’il faut aller pour sortir.

Billy se tourna vers Mark et lui annonça qu’il allait chercher son frère. Mark ne comprenait pas comment il comptait faire sans Andréa mais Billy lui fit une révélation étonnante.

-Andréa n’est pas la seule à avoir ce don. Je suis moins fort qu’elle mais je peux essayer de faire comme elle. Par contre, si ça ne marche pas, je veux que tu me promettes quelque chose.

Mark resta silencieux. Il vit que Billy attendait son accord et il acquiesça.

-Si je ne reviens pas, je veux que tu suives ces instructions. Promets-le !

Mark prit le morceau de papier que Billy lui tendit et promit. Billy sembla soulagé et s’assit devant le miroir. Comme Andréa l’avait fait avant lui, il ferma les yeux un instant, se concentrant intensément, puis les rouvrit et fixa le miroir avec force. Au début, rien ne se passa. Billy était bien moins puissant qu’Andréa. Mais soudain, le miroir se mit à scintiller et une lumière bleue envahit la chambre et une brise glaciale souffla. Billy se retourna vers Mark et lui rappela sa promesse. Puis, sans attendre de réponse, il disparut à l’intérieur du miroir.

 

Pendant ce temps, Jimmy poursuivait ses recherches de l’autre côté. Avec les jumeaux et Antonio, il avait d’abord fouillé la chambre du grenier, mais la porte du placard lui avait résisté. Il avait posé ses mains sur le bois sec et avait ressenti une sorte d’aimantation. Le portail était bien là. Mais malgré tous ses efforts, il n’avait pas réussi à l’ouvrir. Il était resté un moment abattu, ne sachant plus quoi faire. Comment s’échapper s’il ne pouvait pas forcer la serrure ? La porte n’avait pas de poignée, contrairement à celle de la chambre de Michaël. La créature devait donc entrer dans le portail par un autre moyen. Après un instant de découragement, il se remit à réfléchir. La solution devait se trouver ailleurs dans la maison. Cela faisait longtemps que la créature ne s’était pas montrée. D’ailleurs, il lui sembla que l’atmosphère du lieu s’était allégée, comme si la créature n’était plus dans les environs. Peut-être que le prêtre avait réussi à l’expulser du corps de Sylvia. Mais comment sortir d’ici alors ? Il se mit à explorer la maison, sans trop savoir ce qu’il cherchait. Il décida de commencer par la chambre où se trouvait le portail. Il avait remarqué le symbole au-dessus du bureau de l’adolescent, mais il n’y avait pas prêté attention. Il s’en approcha et l’examina de plus près. C’était un pentagramme, bien sûr. Mais il avait été dessiné avec du sang et non de l’encre. Il n’était pas là pour protéger qui que ce soit. En fouillant le bureau, il découvrit des objets étranges. Des bougies noires, des plumes d’oiseaux liées avec des petits os, et une sorte de poupée de paille parsemée d’aiguilles étaient cachées au fond du tiroir. Il continua ses recherches et inspecta la chambre avec attention. Il fit le tour de la pièce et se rendit compte qu’elle semblait plus petite que l’originale. Il tapota les murs et finit par trouver un endroit creux. Il se retourna vers les jumeaux et Antonio, qui attendaient des explications. Sans perdre de temps, Jimmy descendit à la cave et chercha un marteau. Il aurait préféré une masse, mais il n’y en avait pas. Quand il voulut remonter les marches, il eut un malaise, comme s’il était épié. Il se retourna, mais rien ne bougea. Il resta immobile un moment, mal à l’aise, et fixa les murs de la cave. La sensation disparut et Jimmy remonta dans la chambre des jumeaux. Il se plaça devant le mur et commença à frapper sur ce qui semblait être une planche cachée sous le papier peint. Une sorte de cavité se trouvait dans le mur. Quand Jimmy voulut regarder à l’intérieur, une odeur horrible lui prit le nez. Ça sentait la mort là-dedans. Il jeta un coup d’œil rapide et vit une collection d’objets ordinaires, comme des montres, des bagues, des mèches de cheveux, et aussi quelques squelettes de petits animaux. Des chats ou des chiens, sans doute. Il préféra ne rien toucher car il avait l’impression que ces choses étaient chargées d’une noirceur malsaine. Il descendit lentement du grenier et se rendit dans la chambre d’Antonio. À part le miroir avec sa surface bleutée, il ne trouva rien d’intéressant. Idem dans la chambre parentale. Il descendit au rez-de-chaussée et ne put s’empêcher de regarder par la fenêtre qui donnait sur l’entrée principale. À sa grande surprise, il vit des maisons de l’autre côté de la rue. Il se dirigea vers la porte et l’ouvrit doucement. La rue était bien là, mais les bâtiments en face n’étaient pas des maisons. C’étaient plutôt des sortes d’entrepôts. Il posa un pied sur le sol et le sentit solide. Jimmy posa l’autre pied sur le sol. Il ne s’enfonçait pas. Étrange… Il se dirigea vers le premier hangar et en poussa la porte. Des machines de construction l’attendaient à l’intérieur: des mini-grues, des épandeurs, des recycleuses à froid. Le propriétaire devait travailler dans le bâtiment. Jimmy visita les autres hangars et y trouva le même genre de matériel, ainsi que des sacs de ciment, de plâtre et des outils. Rien de très intéressant. Il ressortit du dernier hangar et remarqua un changement dans la façade de la maison. Il ne savait pas quoi, mais quelque chose clochait. Il vit alors un morceau de métal sur le trottoir. C’était une grille d’aération arrachée d’une sortie de cave. Il regarda le bas de la façade et reconnut l’endroit d’où venait la grille. Il se demanda pourquoi elle avait été enlevée. Intrigué, il s’approcha du trou et jeta un œil à la cave. Tout semblait normal, sauf le tapis qu’il avait utilisé pour couvrir le pentagramme qu’il avait dessiné au sol pour se protéger d’une éventuelle attaque. Le tapis avait disparu, et le pentagramme avait été modifié. Un cercle l’entourait, et des bougies noires brûlaient à chaque pointe de l’étoile. Au centre, des taches brunâtres ressemblant à du sang séché maculaient le sol. Jimmy en eut assez. Il remonta en vitesse dans la maison et ferma la porte de la cave à double tour. Avec l’aide des jumeaux, il la bloqua avec un buffet qu’il traîna depuis la pièce voisine. Le couloir était étroit, mais ils y arrivèrent. Antonio le regardait avec curiosité et Jimmy lui fit signe de le suivre dans le salon. Il avait maintenant la certitude que la créature n’était plus là. Ni dans cette maison, ni dans ce monde. Il raconta à Antonio ce qu’il avait vu et lui dit ce qu’il pensait de leur ennemi. Ce n’était pas un démon, mais plutôt le résultat d’une magie noire. Il lui demanda s’il connaissait l’histoire de leur maison et de leur quartier. Antonio haussa les épaules. Il était juste un immigré qui cherchait du travail pour sa famille. Le logement lui avait été fourni avec l’emploi. Jimmy écoutait le vieil Antonio lui raconter l’histoire de sa maison, qui semblait identique à la sienne mais cette version semblait appartenait à un autre temps. Il se demandait comment cette demeure avait pu être le théâtre d’événements si horribles, qui avaient laissé une empreinte maléfique sur les lieux. Il ignorait qui avait construit ces entrepôts qui les entouraient, et qui étaient les propriétaires de cette dimension parallèle. Il se contenta de dire à Antonio ce qu’il pensait de l’entité qui les hantait. -Je ne crois pas que ce soit un démon, dit-il. C’est plutôt le résultat d’une magie noire qui a mal tourné. Votre maison était déjà habitée avant votre arrivée, et quelque chose de terrible s’est produit ici. Cette chose était un humain, jadis. Un humain monstrueux, peut-être, mais un humain quand même. Soudain, ils entendirent du bruit à l’étage. Jimmy retint son souffle. Il perçut des pas dans la chambre d’Antonio. La porte s’ouvrit, et Jimmy se prépara à fuir vers les entrepôts. Mais il reconnut alors une voix familière.

-Jimmy ? Jimmy, c’est moi, Billy. Je suis venu te chercher, petit frère.

Jimmy se précipita dans le couloir, et tomba dans les bras de Billy, qui venait de descendre l’escalier. Les deux frères s’étreignirent avec émotion, puis Billy examina Jimmy pour s’assurer qu’il n’était pas blessé. Jimmy était stupéfait.

-Comment as-tu fait pour arriver ici ? C’est l’entité qui t’a envoyé ? Ce n’est pas un démon, Billy.

Billy sourit devant l’enthousiasme de son frère cadet. Il admirait son courage et sa détermination face à cette situation effrayante. Il s’attendait à le trouver terré dans un coin, priant pour qu’on vienne le sauver.

-Ne t’inquiète pas, frangin. Je suis venu de mon plein gré.

Jimmy fut impressionné à son tour. Il savait que Billy était un médium doué et un expert en phénomènes surnaturels, mais il n’avait jamais osé tenter le voyage astral, trop dangereux et incertain. Mais Billy avait fait mieux que ça. Il était venu en chair et en os dans ce monde étrange pour lui, son petit frère. Jimmy sentit les larmes lui monter aux yeux. Il savait que Billy ferait tout pour le ramener parmi les vivants, mais ce qu’il avait fait dépassait ses espérances. Billy fit semblant de ne pas remarquer son émotion, et lui expliqua comment ils allaient sortir d’ici. Il vit alors le vieil homme et ses fils, qui les regardaient avec tristesse. Il leur adressa un regard compatissant. Antonio comprit qu’ils n’avaient pas beaucoup de temps, et leur sourit avec résignation.

-Allez-y, faites ce que vous avez à faire pour vous échapper. Ne vous souciez pas de nous. Si l’entité est partie, vous avez des choses plus importantes à faire dans votre monde. Nous pouvons attendre encore un peu, n’est-ce pas ?

Jimmy fut touché par les mots du vieil homme. Il le remercia pour son aide et lui promit de trouver un moyen de les libérer de cet enfer. Antonio lui caressa l’épaule affectueusement.

-Tu es un brave garçon, Jimmy. Ne change jamais. Maintenant, sauve-toi. Ici, tu ne sers à rien.

Jimmy suivit donc Billy jusqu’au grenier et lui montra la porte sans poignée qui bloquait leur passage.

-Elle ne veut pas s’ouvrir. Comment on fait ?

Billy observa le trou dans le mur et le pentagramme qui y était tracé. Il eut une intuition et sortit un couteau de sa poche. Il se fit une entaille à la main, sous le regard effaré de Jimmy. -Mais qu’est-ce que tu fais ? demanda Jimmy. Billy ne répondit pas et lui saisit la main. Il lui fit une coupure similaire, sans rencontrer de résistance. Jimmy lui faisait confiance. Si Billy agissait ainsi, c’était qu’il savait ce qu’il faisait. Le sang coula sur leurs paumes. Jimmy se sentit un peu nauséeux. Il n’aimait pas voir du sang, même le sien. Billy se dirigea vers la porte.

-Viens, Jimmy. Je crois qu’on doit payer le prix pour sortir d’ici.

Jimmy comprit le sens de ses paroles et le rejoignit. Billy prit la main de son frère et le regarda dans les yeux.

-Tu es prêt ? On y va ensemble ! Ils appuyèrent leurs mains sanglantes sur la porte, qui disparut comme par enchantement. Ils se retrouvèrent face à un tourbillon lumineux qui les aspirait irrésistiblement. Sans hésiter, Billy, tenant toujours la main de son frère, plongea dans ce vortex de couleurs.

Chapitre 9

Mark avait rejoint Jean, bouleversé par la disparition de son fils. Il lui demanda s’il savait où Michaël pouvait s’être réfugié, mais Jean l’ignorait. Il habitait cette maison depuis quelques mois seulement et, à part ses voisins, il ne connaissait pas d’autres amis de son fils. Mark lui demanda si Michaël avait un téléphone portable. Jean se reprit et consulta son téléphone. Il activa la géo localisation du portable de son fils, mais le résultat était étrange. Selon l’application, Michaël était chez eux. C’était impossible ! Il l’aurait vu entrer ou sortir par la porte d’entrée ou celle de la cuisine. Non, il avait sûrement oublié son GSM à la maison. Mark lui suggéra de retrouver le téléphone pour vérifier les messages de Michaël. Peut-être avait-il contacté un ami ou quelqu’un d’autre pour l’héberger ? Jean acquiesça et ils fouillèrent les différentes pièces de la maison. Le téléphone restait introuvable. Cela étonna Mark. Il proposa néanmoins à Jean de faire un tour du quartier en voiture, dans l’espoir d’apercevoir son fils sur la route. Une fugue était envisageable au vu de la situation. Jean prit ses clés, embrassa sa femme et sortit. Mark remarqua que Sylvia avait un comportement étrange. Elle semblait terrorisée, alors qu’aucune manifestation ne se faisait plus entendre. Malheureusement, il n’avait pas le temps de la rassurer. Il fallait absolument retrouver l’adolescent. Il rejoignit donc Jean dans la voiture et ils parcoururent les petites rues autour de leur domicile. Ils croisèrent la voiture de Salvatore, qui s’arrêta à leur hauteur. Jean se gara à côté de lui.

-Alors, tu l’as retrouvé ? lui demanda Jean.

Mark observa l’homme au volant. S’il l’avait retrouvé, il aurait eu l’air soulagé. Mais c’était de l’inquiétude que Mark lut sur son visage.

-Je suis désolé, Jean. Nous avons cherché partout. Nous avons fait toute l’entité, nous sommes même allés jusqu’à Binche et La Louvière. Aucune trace de Michaël. Je m’en veux, mon ami. C’est ma faute. J’aurais dû être plus prudent. Quand ma femme l’a installé dans la chambre de Mario, il s’est endormi tout de suite. Nous avons donc décidé de le laisser se reposer. Il avait l’air tellement épuisé. Mais quand nous sommes allés nous coucher, Mario a trouvé la fenêtre de sa chambre ouverte et Michaël avait disparu. Nous avons d’abord fouillé la maison, au cas où il aurait voulu manger ou aller aux toilettes. Voyant qu’il n’était pas là, nous sommes partis à sa recherche quand tu es venu frapper à notre porte.

Jean ne lui en voulait pas. Il savait que les adolescents étaient imprévisibles et que son ami avait fait de son mieux pour l’aider. Il remercia Salvatore, qui en profita pour prendre des nouvelles de Sylvia. Jean lui apprit le réveil de sa femme et sa libération de la chose qui la possédait.

Salvatore poussa un soupir de soulagement. Il suggéra à Jean d’appeler la police pour signaler la disparition de Michaël. Mark approuva l’idée et tenta de convaincre Jean. Il lui dit que la police avait sûrement plus de moyens qu’eux pour retrouver un adolescent en fugue. Ils ne connaissaient pas bien la région et la police était certainement plus efficace pour ce genre de situation. Jean se résigna et acquiesça. En sortant de la voiture, Mark heurta quelque chose de dur avec son pied. Il grimaça de douleur, ce qui amusa Jean.

-Je vois que ma souffrance vous fait rire, l’ami, plaisanta Mark en souriant.

Quand il put marcher normalement, il chercha ce qu’il avait percuté et découvrit que c’était la grille d’aération de la cave de la maison. Il le fit remarquer à Jean qui examina le trou sur la façade.

-Vous êtes déjà allé à la cave ? demanda Mark.

Jean lui raconta que c’était Michaël qui avait repéré la porte presque cachée sous l’escalier du couloir mais qu’il n’avait jamais eu le temps d’y descendre.

-Eh bien, allons-y alors ! proposa Mark.

Au moment où les deux hommes entrèrent dans la maison, un grand bruit se fit entendre à l’étage. Ils se regardèrent avec inquiétude et Mark se dirigea lentement vers l’escalier. Jean alla rejoindre sa femme et jeta un coup d’œil aux écrans. Philippe, qui était en train de pirater les dossiers, avait sursauté sous le choc. Il regarda aussi l’écran et se leva en courant.

-Mark ! Ils sont revenus !

Mark le regarda un instant, puis comprenant de qui Philippe parlait, monta les marches à toute vitesse et tomba nez à nez avec Jimmy et Billy qui affichaient un sourire radieux. Il prit son ami dans ses bras.

-Jimmy, mon vieux ! Ne me refais jamais ça ! J’ai cru qu’on t’avait perdu !

Jimmy était épuisé mais semblait en bonne santé. Mark serra la main de Billy.

-Bravo, mon gars. Vous êtes vraiment incroyable ! Billy regarda Mark d’un air sérieux.

-Pour mon frère, je ferais n’importe quoi, répondit-il avec conviction.

Mark l’observa un instant, gêné par la situation mais Billy détendit l’atmosphère en lui donnant une accolade. Mark se relaxa. Il était heureux de revoir les deux hommes sains et saufs. Ils descendirent ensemble rejoindre le groupe. Jean et les deux techniciens enlacèrent Jimmy, soulagés que leur ami soit enfin de retour. Mark était tellement soulagé que quand Jimmy leur demanda timidement s’il pouvait avoir quelque chose à manger et à boire, le groupe éclata de rire.

-Place aux priorités ! lança Mark.

Billy se rendit à la cuisine et servit son frère. Jimmy dévora la nourriture avec une telle voracité que les hommes se mirent à rire de nouveau. Même Jimmy se joignit à eux. Que c’était bon de revenir ! De pouvoir manger ! De pouvoir respirer sans être sous l’emprise de la peur ! Il savoura son bol de soupe et quand Billy lui proposa de le resservir, il tendit immédiatement son bol. Seule Sylvia ne semblait pas participer à l’hilarité générale. Elle était assise sur le canapé et regardait Jimmy intensément. Sentant son regard sur lui, Jimmy se tourna et répondit à la question muette qui se lisait sur son visage.

-Votre père et vos frères vont bien. Bien sûr, ils sont encore coincés dans ce monde alternatif mais l’entité qui semblait les retenir n’y est plus. Sylvia parut soulagée.

Elle remercia Jimmy et avant qu’elle puisse ajouter quelque chose, des coups retentirent à la porte d’entrée.

Jean ouvrit la porte et se retrouva nez à nez avec deux agents de police. Il les invita à entrer et leur annonça la disparition de son fils. L’un des officiers prit sa déposition et lui posa une série de questions pour évaluer le risque de fugue. Jean répondit du mieux qu’il put, espérant que son mensonge ne se verrait pas. L’officier lui promit qu’ils allaient faire le nécessaire pour retrouver l’adolescent et le prévenir dès qu’ils auraient du nouveau. Jean les remercia et les raccompagna à la porte. Il rejoignit ensuite sa femme dans le salon et la prit dans ses bras. Mark interrogea Jimmy sur ce qu’il avait vu de l’autre côté du miroir. Le médium lui fit un compte-rendu détaillé de son exploration. Mark notait tout sur son carnet et fronça les sourcils quand Jimmy lui livra ses impressions.

– Je te le dis, ce n’est pas un démon. C’est une âme damnée. Mais il a un pouvoir énorme et il maîtrise une sorte de magie noire. Tu n’as pas trouvé quelque chose qui pourrait nous aider à savoir qui c’est ?

A ce moment-là, Philippe poussa un cri triomphant. Il venait de réussir à pirater les fichiers confidentiels du commissariat. Jean se félicita d’avoir reçu les policiers sur le seuil. Il n’avait pas pensé qu’ils pourraient fouiller la maison et tomber sur des indices compromettants. Philippe se pencha sur son écran et commença à parcourir les dossiers qu’il venait de débloquer. Au fur et à mesure qu’il lisait, son visage se décomposa. Mark lui demanda ce qui n’allait pas mais Philippe ne répondit pas. Il ouvrit plusieurs photos jointes aux rapports et eut un haut-le-cœur. Le groupe se pressa autour de l’écran et découvrit avec horreur des scènes macabres dignes d’un film d’horreur. Des animaux éventrés gisaient au milieu d’un autel improvisé, entouré de bougies et de symboles occultes.

D’autres photos montraient des cadavres de jeunes gens qui avaient subi des tortures innommables. Leurs corps étaient squelettiques et portaient des marques de mutilations atroces. Philippe n’en pouvait plus. Il laissa la place à Mark et alla s’asseoir à côté de Jimmy. Mark copia les dossiers sur son disque dur et ferma le site de la police. Il demanda à Philippe s’il fallait effacer leurs traces. Philippe le rassura. – Pas besoin. J’ai tout fait pour qu’on ne puisse pas nous remonter. Sur ce, Mark ouvrit le premier dossier.

Tout avait commencé par une série de disparitions d’animaux de compagnie dans le petit village de Binche, en Belgique. Les soupçons se portaient sur le fils d’un riche entrepreneur américain, William Phillips, qui s’était installé dans les environs avec sa gouvernante haïtienne, Blanche Mbala, une dizaine d’années auparavant. Le père était un homme respecté et apprécié, qui avait créé son entreprise de construction et offert du travail à de nombreux habitants. Le fils, Robert, était un garçon solitaire et taciturne, éduqué à domicile par la gouvernante. Celle-ci, quant à elle, était regardée avec méfiance et curiosité par les voisins, qui la trouvaient bizarre et l’avaient surprise en train de pratiquer des rituels étranges la nuit.

La police avait été alertée, mais sans preuve ni indice, l’affaire avait été classée sans suite. Les habitants avaient alors décidé de s’organiser en comité de vigilance et de surveiller leurs animaux. Pendant un temps, les disparitions s’étaient arrêtées et le calme était revenu.

Mais un soir, tout bascula. Une promeneuse vit Blanche Mbala égorger un chat sur un autel orné de symboles inconnus, en psalmodiant des paroles incompréhensibles. À ses côtés se tenait Robert, qui semblait participer au sacrifice. La femme s’enfuit en hurlant et alla prévenir le pasteur du village. Celui-ci l’écouta avec effroi et lui conseilla d’alerter la police. Cette fois, les forces de l’ordre ne tardèrent pas à intervenir. Ils arrêtèrent la gouvernante et internèrent le fils dans un asile. Le père fut interrogé mais il se défendit en invoquant les croyances de son employée, qui étaient courantes en Haïti. Il ne fut pas inquiété davantage, mais il perdit la confiance et l’estime de ses voisins.

Quand les policiers lui mirent les menottes, le jeune homme ne résista pas. Il les suivit docilement jusqu’au fourgon qui l’emmena à l’asile. Là-bas, il subit des traitements douteux, censés le guérir de sa folie. Les psychiatres qui s’occupaient de lui découvrirent son intérêt obsessionnel pour l’occultisme et sa connaissance impressionnante du vaudou haïtien. Le jeune homme était taciturne et méfiant, mais il se mettait à parler avec passion quand on abordait ses sujets favoris. En fouillant sa chambre, on trouva un journal intime où il racontait son attirance morbide pour la dissection et l’anatomie humaine. Il prétendait que c’était par curiosité scientifique, car il rêvait de devenir chirurgien. Il resta interné pendant deux ans, sans faire parler de lui. Puis il fut libéré pour bonne conduite et retourna chez son père. Celui-ci l’inscrivit dans une faculté de médecine, où il apprit tout ce qu’il y avait à savoir sur la chirurgie.

Le jeune Robert se révéla très doué et apprécié de ses professeurs et des chirurgiens qu’il assistait lors d’opérations délicates. Ses camarades d’études, en revanche, le trouvaient bizarre et inquiétant. Il ne cherchait pas à se lier avec eux et s’enfermait dans sa chambre dès la fin des cours. Quand il obtint son diplôme et qu’il quitta la faculté, son père reçut une plainte de la part de l’établissement pour dégradation de biens privés. Des photos montraient la chambre du jeune homme, dont les murs étaient couverts de symboles étranges et le sol jonché de cadavres d’animaux en putréfaction. Certains organes, comme le cœur ou les intestins, avaient été prélevés. Il y avait aussi des traces de brûlures, probablement causées par des bougies. Le père régla l’affaire en payant les frais de rénovation et en offrant une somme rondelette au directeur pour qu’il se taise. Robert continua sa vie comme si de rien n’était, malgré l’inquiétude grandissante de son père. Ils vivaient seuls tous les deux, la gouvernante ayant été renvoyée en Haïti et personne ne voulant travailler pour eux.

Les gens du voisinage se méfiaient du jeune homme, sentant qu’il cachait quelque chose de sombre.

Robert avait ouvert son cabinet de médecine et s’était vite fait une solide réputation. Il était très doué et ne faisait pas payer les ouvriers de l’entreprise de son père. Au début, les gens avaient cru qu’il voulait se racheter de ses erreurs passées et de son implication dans les affaires louches de sa femme. Ils lui avaient accordé le bénéfice du doute et l’avaient accepté dans la communauté. Pendant plusieurs années, tout se passa bien. Les patients étaient satisfaits des soins du Dr Phillips et le calme était revenu parmi les habitants. Après tout, ce jeune homme avait été victime d’une femme étrange aux pratiques douteuses. Il était jeune, il méritait une seconde chance. On oublia donc ces histoires.

Dans le deuxième dossier, il y avait une coupure de presse. C’était la disparition d’un adolescent de quinze ans, Luigi Ricci. Ses parents l’avaient signalé après trois jours sans nouvelles. Ils n’avaient pas tout de suite paniqué car il lui arrivait souvent de dormir chez un ami sans prévenir. Mais quand ils avaient appelé ses amis et son école, personne ne l’avait vu depuis longtemps. Les policiers avaient cherché mais sans succès. On avait pensé à une fugue et le dossier était resté ouvert mais sans suite. Les parents avaient fait appel à un journaliste pour lancer un avis de recherche mais en vain. Le garçon avait disparu sans laisser de traces.

Plusieurs autres coupures de presse relataient des événements similaires. Des disparitions d’adolescents inexpliquées et inquiétantes. Mark en compta au moins une trentaine.

Sur la dernière coupure de presse, le titre était choc : « L’adolescent disparu retrouvé dans des conditions horribles ! » Selon l’article, voici ce qui s’était passé. Par une nuit glaciale du 7 au 8 novembre 1975, un couple de vieux promenait leur chien quand ils avaient trouvé un garçon allongé dans la neige, en état de choc. Il ne portait qu’une chemise de nuit. Ils l’avaient emmené à l’hôpital de Jolimont en urgence. Le médecin avait constaté que le garçon souffrait de malnutrition, de déshydratation et de multiples ecchymoses. Ses poignets portaient des traces de corde, comme s’il avait été attaché. Le médecin l’avait soigné et isolé aux soins intensifs. Il avait appelé la police pour signaler l’incident. Le garçon fut identifié comme Arthur Rizzo, 12 ans, disparu le 1er novembre alors qu’il allait fleurir la tombe de ses grands-parents pour la Toussaint. Les inspecteurs se rendirent à l’hôpital et essayèrent de l’interroger mais il était catatonique. Ses parents furent prévenus et vinrent le rejoindre à l’hôpital. Quand il vit sa mère, il se jeta dans ses bras en pleurant hystériquement. Quand elle réussit à le calmer, les policiers tentèrent à nouveau de l’interroger. Il ne dit qu’un nom. Celui du Docteur Phillips.

Le lendemain de la plainte, la police débarqua chez le docteur Phillips avec un mandat de perquisition. Le médecin tenta de fuir par une fenêtre à l’étage, mais il fut rattrapé et menotté par les agents. Il fut emmené sans ménagement dans une cellule, tandis que sa maison était passée au peigne fin. Ce que les policiers découvrirent les glaça d’effroi. Sous l’escalier du couloir, une porte secrète dissimulée derrière du papier peint donnait accès à une vaste cave. Celle-ci avait été transformée en un sinistre cabinet médical, où trônaient une table d’opération inclinable, des instruments chirurgicaux de toutes sortes, et un autel macabre orné d’organes humains. Des bougies noires entouraient un pentagramme tracé avec du sang sur le sol. Au-dessus de l’autel, un grand miroir aux motifs exotiques semblait renvoyer le reflet des atrocités commises. Dans un recoin de la cave, les cadavres des trente jeunes hommes disparus depuis cinq ans gisaient dans un état de décomposition avancée.

Le docteur Phillips fut jugé et reconnu coupable de meurtre et d’enlèvement de mineurs dans le cadre de rituels de magie noire. Il écopa d’une peine de prison à vie. En prison, il fut soumis à une expertise psychiatrique qui intrigua l’inspecteur chargé de l’affaire. Le rapport du psychiatre révélait en effet des éléments troublants sur la personnalité et les motivations du tueur. Le psychiatre avait pris des notes au fur et à mesure de ses entretiens avec le docteur Phillips. Il était de plus en plus inquiet par le comportement du détenu. Il avait rassemblé ses questions et les réponses du prisonnier dans un dossier sous forme de dialogue.

-Comment vous appelez-vous ?

-Robert Phillips.

-Quelle est votre profession ?

-Docteur en médecine.

-Parlez-moi de votre enfance.

-Je n’ai pas eu d’enfance.

-Très bien. Et de votre relation avec madame Mbala, qui vivait avec vous ?

-C’était ma gouvernante.

-Que vous a-t-elle appris ?

Le docteur avait lancé un regard énigmatique mais n’avait pas répondu. Le psychiatre avait poursuivi son interrogatoire.

-A quoi servait l’autel où les organes humains ont été découverts ?

-Vous ne pouvez pas comprendre. -Essayez de m’expliquer, s’il vous plaît.

-Vous ne pouvez pas comprendre, avait-il répété. Il existe d’autres réalités. Mais pour y accéder, il faut des sacrifices. Tout a un prix, n’est-ce pas ?

-De quoi parlez-vous ? -Vous le saurez bientôt, docteur Godeau, vous le saurez bientôt.

Le psychiatre avait sursauté. Il n’avait jamais donné son nom au docteur Phillips. Il avait senti un frisson lui parcourir le dos et il avait levé les yeux de son carnet. Les yeux du docteur Phillips étaient devenus entièrement noirs. Il le fixait avec un sourire cruel et c’est alors que le psychiatre perdit son sang-froid. Il appela le gardien à l’aide et lui demanda de sortir au plus vite. Le gardien accourut pour lui ouvrir la porte de la cellule, mais il était trop tard. Le docteur Phillips s’était jeté sur le psychiatre et lui avait lacéré le visage et le flanc avec une brosse à dents aiguisée. Le psychiatre fut transporté à l’hôpital et le docteur Phillips fut transféré dans un hôpital psychiatrique sous haute surveillance.

Dans le dossier, des photos du psychiatre à son arrivée à l’hôpital montraient les blessures qu’il avait subies. Mark remarqua qu’elles étaient identiques à celles qu’il avait vues sur Michaël après son agression par l’entité. C’était comme une signature, une façon de marquer ses victimes. Mais pourquoi ?

Quelques semaines plus tard, le docteur Phillips comparut devant la cour de justice où il fut condamné à la prison à vie pour le meurtre et la mutilation des 29 jeunes hommes qui avaient disparu. Le seul survivant ne put assister au procès, mais son témoignage avait été enregistré sur un magnétophone et retranscrit par écrit. Voici ce qu’Arthur Rizzo avait raconté de son calvaire.

-Bonjour, Arthur. Je suis le docteur Medioni et voici l’inspecteur Leclerc. Nous sommes là pour t’écouter. Peux-tu nous dire ce qui s’est passé le soir du premier novembre, quand tu as quitté ta maison ?

-Est-ce que je dois vraiment parler ? demanda Arthur d’une voix tremblante.

-Tu n’as pas à avoir peur, Arthur. Le docteur Phillips est arrêté et il ne te fera plus jamais de mal, je te le promets.

-Vous ne comprenez pas, dit Arthur. Cet homme, c’est le mal incarné. Il a fait des choses atroces. C’est un monstre qui pratique la magie noire. J’ai vu les horreurs qu’il a infligées à ces pauvres enfants.

-Alors raconte-nous, Arthur, l’encouragea l’inspecteur Leclerc. Tu es le seul survivant de cette affaire. Tu ne veux pas rendre justice à tes amis ? Sans ton témoignage, il pourrait s’en sortir avec un simple internement psychiatrique. Il pourrait recommencer un jour. Mais si tu parles, il ira en prison à vie. Arthur hésita encore un moment, puis se décida à parler.

Ce soir-là, je voulais aller déposer un chrysanthème sur la tombe de mes grands-parents. Il faisait déjà nuit et il faisait froid, mais je n’avais pas pu y aller plus tôt. J’avais demandé à mon père et il m’avait dit que ça allait, mais qu’il fallait que je fasse attention à la route qui était verglacée. Je lui avais dit que si c’était trop dangereux, je dormirais chez Lissandro, mon copain qui habite près du cimetière. Quand je suis arrivé au cimetière, j’ai posé les fleurs et j’ai prié un peu. Puis je suis sorti et j’ai entendu quelqu’un m’appeler par mon nom. J’ai vu une voiture garée sur le bord de la route et je me suis approché. C’était le docteur Phillips. Il m’a demandé ce que je faisais là tout seul et je lui ai expliqué pour les fleurs de la Toussaint. Il m’a souri et m’a dit que j’étais un brave garçon. Il faisait très sombre et très froid, alors il m’a proposé de me ramener chez moi et j’ai accepté. Mes parents connaissaient bien le docteur, il soignait les rhumatismes de ma mère et il était toujours gentil avec nous. Je suis monté dans sa voiture. Il m’a offert un morceau de gâteau qu’il avait dans sa boîte à gants et il m’a dit que c’était pour me réchauffer. J’avais faim car je n’avais pas encore dîné, alors j’ai pris le gâteau. Après ça, je ne me souviens plus de rien. Quand j’ai repris conscience, j’étais enfermé dans une grande cage en verre avec des trous pour respirer. Je ne savais pas où j’étais ni ce que je faisais là. J’ai eu très peur. J’ai regardé autour de moi et j’ai vu qu’il y avait d’autres garçons dans la même situation que moi. Ils étaient quatre, je crois, mais il faisait trop sombre pour bien les voir. La pièce où nous étions sentait très mauvais. Comme de la viande avariée ou quelque chose comme ça, c’était horrible. J’ai voulu crier mais un garçon m’a dit de me taire sinon il allait venir. Il avait une voix toute petite et j’ai compris qu’il était plus jeune que moi. Il m’a dit qu’il s’appelait Loris et que le docteur l’avait kidnappé comme moi. C’est là que j’ai remarqué que je n’avais plus mes vêtements sur moi. Je portais juste une sorte de chemise de nuit comme dans les hôpitaux. J’avais froid et j’avais mal au ventre. Peu après, j’ai entendu des bruits de pas qui descendaient un escalier. La porte de la pièce s’est ouverte et le docteur est entré avec un grand plateau. Il nous avait apporté à manger. Il était souriant et il nous parlait comme si de rien n’était. Il nous racontait ses études de médecine et les choses qu’il avait apprises sur le corps humain. Il nous expliquait comment il fonctionnait et il nous posait des questions. On essayait de lui répondre, malgré notre peur. Il m’a dit qu’il nous avait pris pour ses recherches parce que nous étions des garçons très intelligents et en bonne santé. Il s’est même excusé de nous avoir enfermés mais il nous a dit que c’était pour notre bien, pour nous éviter les infections. Il nous a promis qu’il nous ramènerait chez nous quand il aurait fini ses expériences et qu’il nous récompenserait avec de l’argent. Alors on a mangé ce qu’il nous avait apporté, en écoutant ses histoires. Au début, il nous parlait du corps humain, de ses organes et de ses fonctions. Mais ensuite, il se mettait à parler d’un autre monde, qu’il disait être le monde de la connaissance. Moi, je croyais qu’il parlait du Paradis, comme le curé à l’église. Alors je l’écoutais avec attention. Mais à chaque fois que je finissais de manger, je me sentais très fatigué et je m’endormais. Le lendemain, quand je me réveillais, il y avait un garçon en moins dans la pièce. Au début, on était content car on pensait que le docteur l’avait relâché et qu’il était rentré chez lui avec plein d’argent. Mais le jour suivant, il y en avait encore un qui avait disparu. Et le surlendemain, encore un autre. Il ne restait plus que moi et Loris, le plus jeune. On commençait à avoir peur. Le docteur nous laissait sortir de notre cage une fois par jour pour aller aux toilettes et nous laver, mais il nous surveillait tout le temps. Il nous donnait des jouets et des livres pour nous distraire, mais on n’avait pas envie de jouer ni de lire. On voulait juste rentrer chez nous. Mais le docteur nous disait toujours que c’était bientôt fini, qu’il avait presque terminé ses recherches et qu’on allait bientôt être libres. Dans la pièce, il y avait un grand rideau en velours qui cachait quelque chose. Je voyais le docteur passer derrière de temps en temps, mais je ne pouvais pas voir ce qu’il y faisait. Ma cage était trop loin et il faisait trop sombre. Je me demandais ce qu’il y avait derrière ce rideau. Nous étions quatre au début, enfermés dans des cages comme des animaux. Le docteur nous disait que nous étions des héros, que nous participions à une expérience scientifique très importante pour l’humanité. Il nous racontait des histoires fantastiques sur le monde extérieur, sur les merveilles qu’il y avait à découvrir. Il nous donnait à manger et à boire, mais aussi des cachets qu’il disait être des vitamines. Il nous faisait passer des tests, des prises de sang, des électrodes sur la tête. Il nous souriait toujours, mais il y avait quelque chose de faux dans son regard.

Deux jours plus tard, il n’en restait plus que trois. J’ai demandé au docteur ce qu’était devenu le quatrième garçon, celui qui était dans la cage d’en face. Il m’a dit qu’il avait terminé son rôle dans l’expérience et qu’il était rentré chez lui, retrouver sa famille. Mais il avait l’air nerveux, et il a vite changé de sujet. J’ai eu un mauvais pressentiment. Les autres garçons aussi étaient troublés. L’un d’eux m’a confié qu’il avait fait un cauchemar horrible, où il entendait des cris déchirants mais qu’il ne pouvait pas se réveiller. Au matin, il avait vu que la cage de son ami était vide.

Ce soir-là, j’ai feint d’avoir mal au ventre et je n’ai presque rien touché à mon repas. Le docteur a froncé les sourcils, mais il m’a tendu un médicament en me disant que ça allait me soulager. J’ai fait mine de l’avaler, puis je l’ai écouté me raconter ses histoires habituelles avant de me souhaiter bonne nuit. Quand il est parti, j’ai fait semblant de dormir, comme mes amis. Mais je restais aux aguets.

Au milieu de la nuit, j’ai entendu la porte s’ouvrir et des pas descendre l’escalier. C’était le docteur, qui tenait une bougie à la main. Il s’est approché d’une des cages et a jeté un coup d’œil à l’intérieur. Il a hoché la tête, puis il est passé à l’autre cage. Je savais qu’il allait venir vers moi ensuite, alors j’ai fermé les yeux et j’ai ralenti ma respiration. Il est venu près de moi et a éclairé mon visage avec sa bougie. J’ai senti son souffle sur ma joue, et j’ai eu envie de hurler. Mais je suis resté immobile, espérant qu’il me croie endormi. Il a fini par s’éloigner, et j’ai entrouvert les yeux pour le suivre du regard.

Il a écarté le rideau qui divisait la pièce et j’ai aperçu avec horreur une table en métal au milieu. Il a ouvert la cage du garçon et l’a porté sur la table. Il a allumé des bougies qui révélaient des machines sinistres accrochées au mur. Un immense miroir et des chandeliers sur un buffet ancien ajoutaient à l’ambiance lugubre. L’odeur était nauséabonde. C’était l’odeur de la putréfaction. J’ai vu le docteur examiner le garçon et s’assurer qu’il était endormi. Puis, il a retiré son pull et sa chemise et j’ai remarqué des signes étranges gravés sur sa chair. Je ne savais pas ce qu’il tramait mais j’avais peur. Je restais immobile. Il ne paraissait pas me voir. Il a prononcé une sorte de formule dans une langue étrange. Ensuite, il s’est badigeonné d’une crème et il a dessiné des figures sur le corps de mon ami. Je ne pouvais pas voir ce qu’il dessinait car j’étais trop loin et allongé au sol. Et c’est là que je l’ai vu brandir un énorme couteau. Je me demandais ce qu’il allait infliger à mon ami mais je ne pouvais rien faire. J’étais enfermé et si je criais, il me tuerait. Je l’ai donc vu planter le couteau dans le torse de mon ami. Celui-ci s’est réveillé en hurlant de douleur. Ses cris étaient terrifiants. Ça n’a pas cessé pendant des minutes qui m’ont paru des heures. Quand le silence est revenu, le docteur s’est tourné vers un plateau où il y avait des objets scintillants. La lumière des bougies se reflétait dessus. J’étais tétanisé. J’avais envie de hurler, de pleurer mais je savais que pour rester en vie, je devais continuer à faire semblant d’être endormi. Il s’est approché du corps de mon ami et j’ai entendu des bruits répugnants, comme quand mon père découpait un cochon et lui brisait les côtes pour le vider. Mon père est boucher. Quand le docteur s’est redressé, il tenait quelque chose de sanglant dans ses mains. C’était le cœur de mon ami. Il l’a posé sur la table bizarre avec le miroir. Puis, il s’est penché de nouveau sur mon ami et lui a ouvert le ventre. Je n’ai pas pu supporter et je me suis évanoui. Le lendemain, quand j’ai repris connaissance, j’ai raconté au dernier garçon ce que j’avais vu la veille mais il m’a traité de fou. Il n’avait rien entendu et il refusait de voir le docteur comme le monstre qu’il était. Je lui ai parlé de la nourriture et je lui ai dit que nous étions sûrement drogués pour nous endormir. Il a commencé à avoir des doutes mais c’est à ce moment-là que le docteur est revenu. Il avait l’air content ce jour-là et il nous a laissé sortir un peu de nos cages. Je lui ai demandé où était le petit garçon et il m’a répondu que mon ami avait été si coopératif qu’il avait pu rentrer chez lui et qu’il l’avait ramené lui-même chez ses parents. Je savais que c’était un mensonge mais je n’ai rien dit. L’autre garçon a paru soulagé et il m’a regardé comme si j’étais le menteur. Je n’ai plus essayé de le convaincre et j’ai profité de notre liberté relative pour chercher un moyen de m’échapper. Je voulais aller du côté du rideau pour lui montrer que je disais la vérité mais le docteur nous avait attachés avec une chaîne autour du torse et un cadenas qui était relié à un anneau dans le mur du fond, loin de la pièce derrière le rideau. En fouillant, j’ai trouvé un gros clou qui traînait sur le sol et je l’ai caché dans ma bouche. Pendant toute la journée, mon colocataire a lu des livres et mangé des bonbons que le docteur nous avait donnés en échange de notre discrétion. Il nous avait expliqué que ses recherches étaient très importantes et qu’il devait les garder secrètes jusqu’à leur réussite. Il nous avait dit aussi que nous serions des héros quand il présenterait ses travaux aux médecins car c’était grâce à nous qu’il avait progressé. Mon ami souriait et gobait ses paroles. Mais moi, je savais ce que j’avais vu et je savais qu’il mentait. Alors, pendant que mon ami s’amusait, j’ai observé la cage où je dormais la nuit. Les panneaux en verre de la cage étaient maintenus par des barres en fer vissées tout autour. J’ai vu qu’avec le clou, je pouvais dévisser les vis sans faire tomber les panneaux. J’ai donc passé le reste de la journée à dévisser pour affaiblir la structure. Je le faisais sans que mon compagnon ne s’en aperçoive car j’avais peur qu’il me dénonce au docteur. Mais il était trop occupé par sa lecture pour me surveiller. J’ai vérifié que la structure tienne encore assez pour ne pas éveiller les soupçons du docteur. J’ai essayé plusieurs fois d’entrer dans la cage pour m’assurer qu’aucun panneau ne s’écroule quand je montais dedans et ça marchait. Le soir, quand le docteur est arrivé avec les plateaux repas, j’ai fait semblant de rien et j’ai mangé le moins possible en prétextant une douleur au ventre. Il m’a donné un médicament que j’ai fait semblant d’avaler. Nous avons regagné nos cages et j’ai prié pour que rien ne s’effondre mais, heureusement pour moi, la cage est restée stable. Il continuait à nous raconter ses histoires, mais je voyais bien que mon ami n’en pouvait plus. Il s’était endormi, la tête penchée sur le côté. J’ai décidé de faire comme lui et de fermer les yeux. Peut-être que le docteur nous laisserait tranquilles si on faisait semblant de dormir. Plus tard, j’ai entendu des pas dans l’escalier. J’ai entrouvert les yeux et j’ai vu le docteur s’approcher de nos cages. J’ai retenu mon souffle, espérant qu’il ne remarquerait pas que j’étais éveillé. Mais il a passé devant ma cage sans s’arrêter et s’est dirigé vers celle de mon ami. J’ai senti une vague de culpabilité me submerger. J’aurais voulu l’aider, le sauver de ce monstre, mais je savais que c’était ma seule chance de m’échapper. C’était lui ou moi. Alors, quand le docteur a sorti mon ami de sa cage et l’a posé sur la table, j’ai profité de son inattention pour agir. J’ai poussé doucement les panneaux de ma cage, en faisant attention à ne pas faire de bruit. Les panneaux ont cédé et j’ai pu sortir de ma prison. Le docteur était trop absorbé par son rituel macabre pour me voir. Il tenait un couteau à la main et s’apprêtait à faire subir à mon ami le même sort que la veille. Quand il a enfoncé le couteau dans le corps de mon ami et que celui-ci s’est mis à hurler, j’ai pris mes jambes à mon cou. Je ne sais pas si le docteur m’a poursuivi. Je n’ai pas regardé derrière moi. Je me suis précipité vers les escaliers et j’ai débouché dans la maison du docteur. J’ai reconnu la porte du cabinet de consultation et j’ai suivi les indications pour trouver la sortie. Par chance, la porte d’entrée n’était pas verrouillée. J’ai couru comme un fou vers ma maison. Je me souviens encore de la sensation du froid sur mes pieds nus dans la neige. J’avais mal partout, j’étais affamé et épuisé. Quand je suis arrivé au cimetière, j’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillé, j’étais ici, à l’hôpital. Le garçon se tut. Il avait l’air vidé par son récit. L’inspecteur le remercia pour sa bravoure et le laissa avec le psychiatre. Mais avant de quitter la chambre du garçon, celui-ci lui lança une dernière phrase. –C’est le Diable, vous savez. Son miroir brillait d’une lumière bleue à chaque fois qu’il nous tuait. Comme s’il aspirait nos âmes. Ce miroir, c’est la porte des Enfers.

Fin du témoignage d’Arthur Rizzo, 9 novembre 1975.

Le document suivant était une revue de presse qui relatait le procès du docteur Phillips et sa tentative de fuite lors de son transfert.

e dcument suivant était une revue de presse qui  Le docteur Phillips venait d’être condamné à la prison à vie pour des crimes abominables. Il n’avait pas prononcé un mot pendant son procès, malgré les questions insistantes du juge et des avocats. Il s’était contenté de les toiser d’un regard mauvais et de leur adresser un sourire carnassier qui glaçait le sang des familles des victimes présentes dans la salle. Personne ne sut jamais ce qui l’avait poussé à commettre ces atrocités, ni ce qu’il faisait avec les cadavres, les accessoires et l’autel macabre retrouvés chez lui. Le seul rescapé de son enfer avait été incapable de témoigner, tant il était traumatisé.

Le docteur Phillips fut escorté par des policiers jusqu’à un fourgon blindé qui devait le conduire à la prison de Mons, dotée d’une aile psychiatrique. Il était entravé par des menottes aux poignets et aux chevilles, reliées par une chaîne. A l’arrière du fourgon, il fut attaché à un piston au sol par une autre chaîne. Deux gendarmes armés surveillaient l’arrière du véhicule. Mais quand ils arrivèrent à destination, ils eurent la stupeur de constater que le prisonnier avait disparu. Ils alertèrent aussitôt le poste central et des patrouilles se mirent à sa recherche.

Après plusieurs heures d’investigation, une patrouille qui était restée dans le quartier du docteur Phillips vit un homme s’approcher de sa maison. Il portait une tenue de l’asile de Manage et avait encore des morceaux de chaîne aux poignets et aux chevilles. C’était le fugitif. Les gendarmes se lancèrent à sa poursuite. Le docteur Phillips tentait de pénétrer dans sa cave par la grille d’aération, n’ayant plus les clés de sa porte d’entrée. Un gendarme le rattrapa et le mit en joue, mais il ne s’arrêta pas. Il était déjà à moitié passé par la grille quand le gendarme lui tira dessus plusieurs fois. Le docteur s’écroula dans la cave et le gendarme le suivit.

Avec sa radio, il appela du renfort et entra dans la cave, son arme braquée sur le fugitif. Celui-ci gisait au milieu de la pièce où les corps mutilés avaient été découverts. Il respirait faiblement. Mais soudain, il se mit à ramper vers l’autel sacrificiel et tendit le bras vers le miroir qui trônait au-dessus. Il murmura quelques mots incompréhensibles et le miroir se mit à briller d’une lueur bleutée. Le gendarme n’en revenait pas. Il sentit une vague de terreur l’envahir, mais il resta sur ses gardes. Il ordonna une dernière fois au docteur de ne plus bouger. Mais à cet instant, la lueur du miroir s’éteignit et le docteur cessa de respirer. Ses yeux vitreux fixaient le néant, un sourire énigmatique sur les lèvres.

Les renforts arrivèrent et trouvèrent le policier assis par terre, comme pétrifié. Ils jetèrent un coup d’œil par la grille d’aération et virent le corps du docteur Phillips. Il était mort. Le corps du docteur Phillips fut transporté à l’institut médico-légal de Bruxelles pour y être autopsié. Le médecin légiste constata que les balles avaient été fatales, mais il remarqua aussi une étrange brûlure au visage. On aurait dit que le docteur avait été aspergé d’un acide corrosif. Mais aucune trace de substance chimique ne fut détectée sur le cadavre, et comme l’affaire était close avec la mort du criminel, on n’approfondit pas la question. Le corps du docteur fut rendu à son père, qui le fit incinérer et déposa ses cendres dans l’église du village, sous l’œil vigilant de l’évêque.

Le père du docteur ne se remit jamais du choc de découvrir les atrocités commises par son fils. Il se sentait coupable et honteux, et il sombra dans la dépression. Il mourut quelques années plus tard, laissant un testament inattendu. Il avait légué une partie de sa fortune aux familles des victimes de son fils, comme un geste de repentir et de compassion. Les familles, bien que toujours endeuillées, acceptèrent cet héritage et y virent une forme de justice. La maison et le cabinet du docteur Phillips furent démolis et il n’en resta que les ruines.

Mark ouvrit le dernier dossier, qui contenait les plans du quartier où le docteur Phillips avait installé son cabinet médical. Il les examina attentivement et écarquilla les yeux. Il se précipita sur les plans régionaux de la ville de Binche et chercha la rue où il se trouvait actuellement. Il eut soudain une illumination et comprit le lien entre tous les événements. Il poursuivit ses recherches et trouva confirmation de son intuition. Dans les archives de la ville, il découvrit un article de presse datant de l’époque où des maisons de corons avaient été construites pour accueillir les familles d’immigrés italiens qui travaillaient à la mine. Sur les photos, on voyait encore des entrepôts à la place des maisons. Mark zooma sur l’une d’elles et lut l’inscription sur la façade : “Société Phillips”. Il se laissa tomber sur sa chaise, stupéfait. C’était ça ! C’était la raison de tout ce qui arrivait à cette malheureuse famille ! Il sentit les regards curieux du reste de l’équipe et du couple sur lui. Mark se tourna vers eux et leur résuma l’histoire du docteur Phillips. Quand il arriva à la partie où le docteur était mort et sa maison démolie, il leur montra les plans d’urbanisme. On y voyait la maison du docteur et les maisons de mineurs qui avaient été construites ensuite. Le couple ne semblait pas saisir le sens de ces plans. Mais Billy et Jimmy avaient deviné. – C’est ici, n’est-ce pas ? demanda Jimmy. C’est pour ça qu’il connaît la maison comme sa poche ? Mark acquiesça d’un signe de tête. – Mais bon sang, s’exclama Jean. Quelqu’un peut-il m’expliquer ce qui se passe ? C’est Billy qui lui répondit. – C’est pourtant clair, Jean. Votre maison a été édifiée sur les ruines du cabinet du docteur Phillips. Votre maison repose sur un sol maudit.

 

 

 

 

 

Chapitre 10

Michaël ouvrit les yeux et se sentit perdu. Il avait la tête qui lui faisait un mal de chien et il ne reconnaissait pas l’endroit où il se trouvait. Il se souleva péniblement et réalisa qu’il était dans une sorte de cave. Il faisait sombre et humide. Il essaya de se rappeler comment il était arrivé là, mais sa mémoire était vide. Il se souvenait seulement de s’être endormi dans la chambre d’ami chez Mario, sa mère lui avait préparé un lit confortable. Ensuite, le trou noir. Il se leva lentement, tâtonnant dans l’obscurité. Ses yeux s’adaptèrent peu à peu et il distingua les contours de la pièce. Le sol était recouvert d’un carrelage ancien, les murs étaient couverts d’un papier peint vert défraîchi et une odeur de moisissure emplissait l’air. Il sortit son GSM de sa poche et vit qu’il ne lui restait presque plus de batterie. Il tenta d’appeler son père, mais il n’y avait pas de réseau. Il activa alors sa lampe torche et se mit à explorer la pièce. Elle était assez grande, environ vingt mètres carrés, et divisée par un rideau de velours rongé par les mites. La pièce était en désordre et remplie d’objets hétéroclites entassés dans les coins. Michaël avança prudemment vers le fond de la pièce, en se guidant avec sa main sur le mur, et heurta quelque chose de métallique. Il braqua sa lampe dessus et vit qu’il s’agissait d’un piston fixé au mur, avec un anneau auquel étaient attachées des chaînes. Il continua son chemin et découvrit plusieurs panneaux de verre percés de trous, ainsi que des structures métalliques. On aurait dit des aquariums, mais pourquoi avaient-ils des trous ? Il s’approcha du rideau de velours et ressentit soudain une douleur aiguë dans la poitrine. Sa tête se mit à tourner. Il n’y voyait plus clair. Il eut l’impression d’être attiré par ce qui se cachait derrière le rideau. Malgré lui, son corps avança vers cet endroit, sans qu’il puisse le contrôler. Il franchit le rideau et se retrouva face à une table métallique. Elle ressemblait à une table d’autopsie. Mais ses pieds ne s’arrêtèrent pas là. Ils le poussèrent vers le fond de la pièce. Dans la pénombre, il aperçut une lueur qui venait du fond de la pièce. Il vit alors une sorte de table en pierre sur laquelle étaient gravés des symboles étranges. Des bougies noires étaient disposées aux quatre coins de la table. Un pentagramme était incrusté dans la pierre et Michaël reconnut le même symbole que celui qui ornait le mur de sa chambre. La table était maculée de taches sombres qui ressemblaient à du sang séché. Les bougies s’allumèrent soudainement. Un vent froid le frappa au visage. Il semblait sortir du miroir. Intrigué, il se pencha vers la table pour mieux voir les taches, mais il fut pris de nausée. Il se redressa et croisa son reflet dans le miroir. C’était un miroir étrange. Michaël fixa le miroir et eut un choc. Le visage qui le regardait n’était pas le sien. Il s’approcha, persuadé d’halluciner, mais le reflet fit de même. Il se dévisagea un instant et dut admettre l’évidence. Ce visage n’était pas le sien. Comment cela se pouvait-il ? Il toucha sa joue et le reflet l’imita. Michaël était pétrifié. Comment son visage avait-il pu changer sans qu’il s’en rende compte ? Avant qu’il ait le temps de réfléchir, une voix résonna dans sa tête.

– Salut, Champion !

Michaël se retourna vivement et scruta la pièce, mais il n’y avait personne. Il reporta son regard sur le miroir, mais son reflet ne bougeait plus. Au contraire, il affichait un sourire carnassier et une lueur narquoise brillait dans ses yeux. Le jeune homme était terrifié. Que se passait-il, bon sang ? Il observa cet homme et le vit se rapprocher. Il recula instinctivement, mais la voix retentit de nouveau dans sa tête.

– Inutile de fuir. Tu es pris au piège. Il n’y a pas d’issue.

L’homme lui souriait toujours et ses yeux étaient d’un noir profond.

– Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ? balbutia l’adolescent, la peur faisant trembler sa voix.

L’homme se colla presque au miroir, comme s’il voulait en sortir. De la buée se forma sur la vitre.

– Qui je suis n’a pas d’importance, répliqua-t-il. Pas pour toi, en tout cas. Par contre, qui tu es, ça c’est important. Quant à ce que je veux, tu vas bientôt le savoir. Tu ne le sais pas encore, mais tu es quelqu’un de très spécial, mon garçon. Ton aura brille comme un phare dans la nuit. Et j’ai justement besoin de ce genre d’âme pour accomplir mon dessein.

– Et quel est ce dessein ? demanda Michaël, la voix faible. Qu’est-ce que vous comptez faire ?

L’homme le regarda avec un air moqueur et son sourire s’élargit. Sa réponse plongea l’adolescent dans une panique totale.

– Ce que je veux ? Mais c’est évident, non ?

L’homme traversa le miroir comme s’il n’était qu’une illusion et sa main apparut de l’autre côté.

– Ce que je veux, Michaël, c’est toi. Ou plutôt ton corps. Ce que je veux, c’est renaître.

Michaël vit l’homme sortir entièrement du miroir et se mit à hurler. Il essaya de s’échapper mais son corps était paralysé. Il avait l’impression d’être cloué au sol. L’homme sortit du miroir et se planta devant le pauvre adolescent terrifié. Il lui sourit avec malice.

– Ne le prends pas mal, tu sais. Mais je t’attends depuis si longtemps. Il est temps de procéder à l’échange. Si ça peut te rassurer, dis-toi que tu retrouveras ta famille disparue.

Il tendit les bras et saisit le jeune homme par le visage. Son regard était comme un gouffre rempli de ténèbres. Michaël ne put s’empêcher de plonger dans ses yeux noirs. Ce qu’il y vit était tellement horrible qu’il se mit à hurler encore plus fort. Puis, tout devint noir.

 

 

Jean raccrocha le téléphone, déçu. L’agent de police lui avait dit que Michaël était toujours introuvable et que les pistes étaient minces. Il sentit le regard désespéré de Sylvia sur lui. Il alla la prendre dans ses bras. Elle se blottit contre lui et se dirigea vers la cuisine. Ils étaient tous épuisés et Sylvia essaya de se changer les idées en leur préparant un bon repas. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle avait appris sur l’entité qui les tourmentait. Comment un fantôme pouvait-il s’acharner ainsi sur les vivants ? Elle avait grandi dans la foi catholique et ce qu’elle avait appris au catéchisme ne l’avait pas préparée à de telles horreurs. Pour Sylvia, quand on mourait, on allait soit au Paradis, soit en Enfer. Il y avait bien le purgatoire, mais c’était juste une étape pour accomplir une dernière volonté, une dernière mission. Elle n’avait jamais entendu parler d’une âme humaine capable de revenir posséder les vivants. Perdue dans ses pensées, elle se concentra sur la préparation des légumes. Elle fit des boulettes de viande et une potée de poireaux. L’odeur du repas attira Billy dans la cuisine. Il proposa son aide à Sylvia, qui lui confia les assiettes. Billy les apporta à table et tout le monde s’installa pour manger. Ils mangèrent en silence, appréciant le repas, mais sans oublier les révélations récentes. Quand ils eurent fini, Mark et Antoine débarrassèrent la table et les autres allèrent dans le salon. Ils étaient fatigués mais trop angoissés pour dormir. C’est alors qu’ils entendirent un hurlement sinistre résonner dans les murs. Mark, qui essuyait la vaisselle, lâcha l’assiette qu’il tenait. Il se tourna vers les autres et vit qu’ils étaient tous figés par ce cri glacial. D’où venait-il ? se demanda Mark en avançant vers le salon. Jean, Philippe et Billy s’étaient levés et scrutaient les alentours. Jimmy restait immobile. Il regarda vers le couloir et murmura :

– On dirait que le docteur Frankenstein est de retour.

Mark suivit son regard. Il se souvint de la grille d’aération extérieure de la cave. Il regarda Jimmy et comprit qu’il pensait à la même chose que lui. Mark, suivi de Billy et de Jean, se dirigea vers la porte cachée sous l’escalier. Il colla son oreille à la porte et écouta. Il n’y avait aucun bruit qui venait du sous-sol. Pourtant, l’atmosphère avait changé. L’air était lourd de tension. Il se tourna vers Billy et celui-ci s’approcha de la porte. Il posa ses mains dessus et sembla entrer en transe. Un instant plus tard, il rouvrit les yeux et soupira.

– Je crois que Jimmy a raison, dit-il. L’entité est de retour. Mais c’est bizarre. J’ai l’impression qu’elle n’est pas seule. Je ne sais pas comment l’expliquer mais je ressens de la détresse, de la peur et de la haine pure en même temps. C’est perturbant.

Mark réfléchit un instant. Jean lui demanda ce qu’il se passait.

– Eh bien, je pense qu’il est temps de visiter votre cave, Jean. Je crois que nous avons de la visite.

Jean le regarda sans comprendre. Puis son regard se posa sur la porte de la cave et il réalisa ce que Mark voulait faire. Il alla dans le salon et demanda à Sylvia de rester avec Antoine, Philippe et Jimmy. Il prit le crucifix qui était sur la table basse et rejoignit Mark et Billy. La main sur la poignée, Mark attendit le signal de Billy. Celui-ci acquiesça et Mark ouvrit doucement la porte. L’escalier était plongé dans l’obscurité. Mark chercha un interrupteur. Il le trouva et appuya dessus, mais rien ne se passa. L’ampoule devait être grillée. Il sortit son GSM et alluma la lampe torche. Il vit des marches en pierre couvertes de poussière. Le sous-sol semblait profond. Les marches tournaient sur la droite, formant un angle mort.

– Je n’aime pas ça, murmura-t-il.

Billy haussa les épaules et le dépassa. Ils descendirent prudemment les escaliers et arrivèrent dans une pièce sombre qui sentait l’humidité et la putréfaction. Jean et Mark regardèrent autour d’eux, tandis que Billy avançait dans la pièce. Soudain, Billy aperçut un mouvement furtif du coin de l’œil. Il dirigea sa lumière vers le coin de la pièce, mais il n’y avait que de vieux panneaux vitrés et une chaîne accrochée au mur. Sur le sol, il reconnut le pentagramme que Jimmy avait dessiné dans l’autre monde. Billy tira doucement le rideau de velours. Mark et Jean l’avaient rejoint. Ils virent avec horreur la table d’autopsie et l’autel nauséabond au fond de la pièce. Billy s’approcha de l’autel et regarda le miroir.

-Voilà le portail, dit-il à Mark. Je peux sentir son attraction sur moi. J’ai presque l’impression qu’il m’appelle.

Mark ne répondit pas. Il ne ressentait pas la même chose que Billy, mais ce miroir lui déplaisait fortement. Une sensation de malaise s’en dégageait et Mark voulait juste fouiller la cave et sortir au plus vite de cet endroit. Il allait s’éloigner du miroir quand il sentit une présence derrière lui. Il se retourna et vit Michaël. Le jeune homme était allongé dans un recoin et semblait inconscient. Mark appela Jean et Billy.

Les deux hommes s’approchèrent, mais quand Jean vit que c’était son fils, il se précipita sur lui et le secoua par les épaules. Michaël ne réagissait pas aux secousses. Ne sachant pas quoi faire, Jean se tourna vers Billy, mais celui-ci regardait avec effroi derrière Jean. Jean se retourna brusquement et sentit une brûlure aux mains. Il regarda son fils, mais le visage qui le fixait n’était plus celui de Michaël. Son visage était devenu celui d’un prédateur. L’œil noir et le sourire narquois, la chose le regardait d’un air amusé.

– Alors, Champion ? On ne dit pas bonjour à son fiston ?

Jean recula, terrifié. L’entité se redressa et les toisa d’un regard triomphant.

– Je suppose que ce n’est pas la peine que je me présente, n’est-ce pas ?

Elle s’avança lentement vers les hommes, l’air sûr d’elle.

– Qu’avez-vous fait à mon fils ? hurla Jean. Où est-il ? Est-il dans votre monde parallèle ? Est-il mort ?

La créature lui sourit.

– Ne t’inquiète pas, mon cher papa. Non, Michaël n’est pas mort. Il est ici avec nous. Disons qu’il fait un petit somme pour l’instant du moins.

Les trois hommes ne comprenaient rien à ce qu’elle disait. La créature semblait s’amuser de leur confusion. Jean brandit alors le crucifix qu’il tenait dans la main, mais la créature éclata de rire et dit :

– Vous pensez que ce bout de bois a un effet sur moi ? Vous me prenez pour quoi ? Un vampire ?

Jean ne savait pas quoi dire et baissa le bras, se sentant légèrement ridicule. L’entité le regarda avec condescendance.

– Bon, j’aurais aimé discuter avec vous plus longtemps, mais je n’ai pas de temps à perdre. Elle leva le bras et Mark et Billy furent projetés contre le mur. Les chaînes s’enroulèrent autour d’eux et les immobilisèrent. Jean resta pétrifié sur place.

– Qu’allez-vous faire ? demanda-t’il à la fausse Michaël. La créature lui sourit.

-Ce que je vais faire, Jean ? Eh bien, c’est très simple. Tu vois, ton fils est très spécial. Il a une âme si pure et innocente. Le réceptacle idéal pour ma renaissance. Mais pour pouvoir l’habiter pleinement, je vais devoir détruire toute cette lumière qui l’anime. Il était déjà bien affaibli depuis la mort de son grand-père, mais ce n’était pas suffisant. C’est là que tu interviens, mon cher assistant.

Jean ne saisissait pas. A ce moment-là, il entendit la porte de la cave s’ouvrir et la voix de Sylvia résonner.

– Jean ? Est-ce que tout va bien ? Qu’est-ce qui se passe ?

Jean voulut lui répondre, lui crier de ne pas descendre, mais il ne put pas ouvrir la bouche. Son corps était paralysé. L’entité prit alors une voix plaintive et répondit :

– Maman ? Maman, aide-moi s’il te plaît ! Je suis ici !

La voix était si semblable à celle de son fils que Jean en fut sidéré. Il entendit avec horreur les pas de Sylvia descendre les marches en appelant son fils.

– Michaël ? C’est toi ?

Jean essaya de se débattre pour se libérer, mais il avait l’impression que ses membres étaient figés. Il ne put que regarder, impuissant, sa femme entrer dans la pièce et le regarder avec inquiétude. Jean la regarda d’un air paniqué, essayant de la prévenir, mais quand elle vit Michaël, elle se précipita sur lui et le serra dans ses bras.

– Michaël, mon cœur ! Tu es là, enfin ! J’étais tellement inquiète ! Où étais-tu ? Tu es blessé ?

Trop occupée à examiner le corps de son fils, Sylvia ne remarqua son expression que quand elle leva les yeux vers son visage. Elle eut alors un mouvement de recul, mais avant qu’elle n’ait pu s’éloigner, la créature l’attrapa par le bras. Sylvia se mit à se débattre, mais la main qui la tenait était d’une force incroyable et ses efforts furent vains. La créature approcha son visage du sien et lui chuchota à l’oreille :

– C’est comme ça que tu traites ton fils, maman?

Sylvia était tétanisée. D’une voix tremblante, elle lui dit :

– Vous n’êtes pas mon fils ! Que lui avez-vous fait ?

La créature se mit à rire.

– Où crois-tu qu’il soit, ma chère Sylvia ? Tu as eu l’occasion de visiter ma demeure. Tu n’as pas une petite idée ?

Sylvia vit alors le miroir au fond de la pièce et ce qu’elle y vit la terrifia. Derrière le miroir, son fils la regardait d’un air terrifié. Il semblait lui crier quelque chose, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Sylvia hurla, mais la créature lui plaqua une main sur la bouche.

– S’il te plaît, Sylvia. Arrête de hurler. D’habitude, j’aime entendre la peur dans la voix de mes victimes, mais tu comprendras que j’ai des projets et que je veux les réaliser. Donc, si tu veux bien coopérer, nous allons commencer. Sylvia ne comprenait pas, mais quand la créature la traîna vers la table métallique, ses yeux s’écarquillèrent d’horreur. Sylvia se souvint des photos des meurtres du docteur. Elle se débattit, mais la créature était trop forte. Sylvia se retrouva allongée sur la table métallique, les membres immobilisés. On aurait dit qu’une force invisible la retenait. L’entité ne se pressait pas. Elle se dirigea vers l’autel et regarda Michaël dans le miroir. Celui-ci semblait hurler en tapant contre la vitre, mais l’entité savait qu’il ne pouvait pas s’échapper.

Le docteur se rappela le jour de sa mort terrestre. Il avait lui aussi traversé le miroir et passé dans ce monde parallèle. Heureusement qu’il avait été formé par la meilleure sorcière vaudou qu’il ait connue. Sans elle, il n’aurait pas pu mettre son plan à exécution. Mais ça n’avait pas été facile. S’évader du fourgon de la gendarmerie n’avait pas été difficile. Il lui avait suffi d’hypnotiser les gardiens qui l’accompagnaient et de les convaincre de le libérer. Ils lui avaient même ouvert la porte ! Mais ensuite, la course-poursuite avait été épuisante et quand il avait enfin atteint sa rue, il avait dû user de ruse pour atteindre sa destination. Il était malheureusement tombé sur un jeune policier qui, sans le savoir, avait le don de voir à travers les illusions. Il n’était pas tombé sous le charme du docteur et lui avait tiré dessus à plusieurs reprises. Heureusement pour le docteur, l’autel et le miroir étaient toujours là, avec ses offrandes et ses maléfices, et il avait pu transférer sa conscience dans le miroir avant que son cœur ne s’arrête de battre. Néanmoins, il était resté longtemps dans ce monde parallèle et avait eu le temps de réfléchir à comment regagner le monde des vivants. Et c’est là qu’un miracle était arrivé. Une maison avait été construite au-dessus des fondations de sa demeure et ce cher Robert avait pu utiliser l’énergie vitale de ses habitants pour reprendre des forces. Mais ça ne suffisait pas. Il fallait un sacrifice de sang. Alors, quand cette bande de gamins imprudents avaient décidé de traverser le toit, le docteur y avait vu une occasion unique. Il pouvait interagir avec les matériaux de la maison et avait détaché les tuiles du toit, ce qui avait provoqué la chute de ce cher Julio et lui avait donné le sang nécessaire pour reprendre des forces. Ensuite, vu l’état du cerveau de ce pauvre garçon, il avait été facile de le manipuler et de lui faire perdre la raison. Mais il s’était trompé sur la force mentale de ce jeune homme. Malgré le harcèlement dont il était victime, le docteur n’avait pas pu l’inciter à tuer sa famille. Les catholiques et leurs principes ! Il s’était donc tourné vers le jumeau de celui-ci, mais lui non plus n’avait pas cédé. Quand Roberto avait enfin réalisé que l’entité qui était avec lui n’était pas son frère jumeau, il avait décidé d’arrêter de se nourrir. Le docteur l’avait pourtant assailli d’images horribles de sa famille agonisante, mais Roberto n’avait pas cédé. Quand il était mort à son tour, le docteur n’avait pas eu d’autre choix que de rejoindre le miroir. Il était plus fort, oui, mais pas assez pour trouver le réceptacle qu’il recherchait. Il avait bien tourmenté le vieil homme, mais celui-ci ne l’intéressait pas. Il préférait un jeune homme en pleine forme. Alors, il eut l’idée de le terroriser au point que la santé du vieil homme décline et qu’il soit obligé de quitter les lieux. Tout se passait comme le docteur l’avait espéré. Au fil des années, il avait pu se nourrir de nombreux locataires, mais ceux-ci ne restaient jamais assez longtemps pour qu’il puisse mettre son horrible projet à exécution. Il se contenta donc de se nourrir de leur peur pour gagner en pouvoir et attendit patiemment le jour où il trouverait enfin sa perle rare. Et ce jour était arrivé ! Le vieil homme était revenu dans sa maison et, comble de la joie, il était accompagné de sa famille.

Le docteur avait une onde de chaleur le traverser  quand il vit le jeune homme entrer dans la maison. C’était lui, le joyau qu’il convoitait depuis si longtemps. Il avait été fasciné par l’éclat de son âme, si pure et si lumineuse. Il avait tout orchestré pour le briser, le pousser à la folie. Il avait manipulé son grand-père mourant, lui faisant croire qu’il épargnerait sa famille s’il venait le rejoindre. Il avait possédé sa mère, la transformant en marionnette sans volonté. Il avait détruit leur relation si fusionnelle, leur infligeant une souffrance inouïe. Il l’avait attiré dans son antre, son « laboratoire », et l’avait projeté de l’autre côté du miroir. Il avait dû libérer les autres prisonniers de leurs chaînes, mais qu’importe. Ils étaient impuissants, condamnés à assister au spectacle macabre. Il se pencha sur Sylvia, un sourire malsain aux lèvres, et commença à lui arracher son chemisier. Elle se débattit, mais en vain. Il était trop puissant, trop gorgé d’énergie accumulée au fil des années. Il allait enfin renaître ! Il saisit le couteau qu’il avait dissimulé sous le bord de la table sacrificielle et approcha la lame du torse de la jeune femme.

-Vous êtes prête, ma chère ? Ce sera un peu douloureux, mais je vous assure que ce sera rapide !

Jean hurla de rage et de terreur. Il tenta désespérément de se libérer de l’emprise du monstre, mais son corps était paralysé. Il vit avec horreur le docteur s’apprêter à égorger sa femme. Michaël, qui avait cessé de marteler la vitre, le fixait avec des yeux écarquillés. Soudain, des pas résonnèrent dans l’escalier. Une silhouette apparut et tous reconnurent Jimmy. Il semblait étrangement calme face à l’horreur qui se déroulait devant lui. Il avança lentement dans la pièce et posa son regard sur le faux Michaël. Puis il se tourna vers le miroir et ce qu’il y vit confirma ses soupçons. Le docteur avait pris possession du corps du pauvre garçon. Il soupira et s’approcha du docteur.

– Ne vous faites pas d’illusions, mon cher Jimmy, lança celui-ci d’un ton arrogant. Vous ne pouvez rien contre moi. Je dispose de suffisamment de pouvoir pour vous immobiliser. Alors restez sagement à votre place si vous voulez revoir votre frère vivant.

Jimmy regarda Billy et lui adressa un sourire triste. Il se dirigea vers lui et lui murmura à l’oreille :

-Ne t’inquiète pas Billy. Tout va bien se passer. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi. Merci de m’avoir aidé à accepter ce don, ou plutôt cette malédiction. Mais je dois t’avouer que je n’en peux plus. Si j’ai tenu le coup jusqu’à présent, c’est grâce à toi. Mais aujourd’hui, je vais enfin pouvoir me rendre utile. Pour une fois, cette malédiction aura servi à quelque chose de bien.

Billy ne comprenait pas ce que Jimmy voulait dire. Quand il le vit s’élancer vers le docteur, toujours armé de son couteau, il se mit à hurler son nom mais les chaînes le retenaient toujours. Des larmes coulèrent sur ses joues tandis qu’il assistait impuissant à la scène. Le docteur observa Jimmy s’approcher. Il y avait quelque chose d’inquiétant dans son calme apparent.

-Quel est ton but, mon cher petit médium ? Tes capacités sont certes fascinantes, mais elles ne te serviront à rien face à moi.

Jimmy s’assit sur une vieille chaise et jeta un coup d’œil aux autres. Ils étaient immobilisés, mais semblaient conscients. Il reporta son attention sur le docteur.

-J’ai quelque chose à vous proposer.

Le docteur le dévisagea, surpris, puis éclata d’un rire dément. Il se moqua de lui pendant de longues minutes, puis se calma et le fixa.

-Une proposition ? Et qu’as-tu à m’offrir qui pourrait me faire renoncer à mes plans ?

Jimmy sourit tristement à Michaël, puis regarda le médecin dans les yeux.

-Je veux vous parler d’un échange. Moi contre Michaël et sa famille. Le docteur le scruta avec malice et réfléchit.

-Qu’as-tu donc de plus que ce jeune garçon ? Il est le réceptacle idéal pour mon esprit. Pourquoi devrais-je te choisir toi ?

Billy, qui entendait tout, se mit à se débattre de nouveau. Mais Jimmy savait ce qu’il faisait. Il s’approcha du médecin et commença à plaider sa cause.

-Il est vrai que ce jeune homme a une âme pure et innocente. Mais son âge est un handicap. Il n’a que dix-sept ans. Cela ne pose pas de problème pour la réincarnation, mais qu’en est-il de la suite? Comment un adolescent pourrait-il s’échapper et recommencer une nouvelle vie sans être traqué par la police ? Son père a signalé sa disparition. Même si les autorités ne croiront jamais à une histoire de possession ou de réincarnation, vous serez vite rattrapé et enfermé dans ce corps, isolé dans un asile. Et vous savez mieux que quiconque comment on y vit, n’est-ce pas ? De plus, vous n’aurez pas d’argent. Et même si vos connaissances en médecine sont remarquables, vous devrez refaire vos études avant de pouvoir exercer à nouveau. Sans compter le père Rosso qui connaît bien la famille et qui pourrait vous causer des ennuis s’il se mettait à leur recherche.

Le docteur écoutait Jimmy avec attention. Il pesait le pour et le contre. Jimmy continua.

-Avec moi, vous auriez plus de facilité pour recommencer une nouvelle vie. Je n’ai que vingt-huit ans, ce qui n’est pas si vieux. Et je suis un médium renommé qui a une certaine notoriété. Je mène une vie confortable. Je suis également diplômé en médecine. Je suis prêt à vous laisser prendre possession de mon corps si vous libérez toutes les personnes qui sont ici ainsi que les âmes que vous avez piégées dans cet autre monde. Laissez ces âmes reposer en paix et laissez les autres reprendre leur vie et je vous suivrai sans résistance.

Le docteur hésitait. Il avait été tellement obsédé par sa renaissance qu’il n’avait pas pensé à sa vie future. Le petit médium avait des arguments convaincants. Il y eut un silence qui sembla durer une éternité, puis le docteur se décida et se dirigea vers le miroir, suivi de Jimmy. Celui-ci jeta un dernier regard à son frère.

-Adieu Billy. Je t’aime grand frère.

Billy sentit les larmes lui monter aux yeux en voyant Jimmy et le docteur franchir le miroir. Il voulut crier, les retenir, mais il ne pouvait pas bouger. Il assista, impuissant, à la disparition de son frère dans l’autre monde.

 

 

Chapitre 12

Jimmy était resté auprès de Philippe qui surveillait la progression de Mark, Jean et Billy à travers la caméra du sous-sol. L’image était brouillée, mais le son était clair. Ils virent le trio avancer vers le fond de la pièce et découvrir ce qui se cachait derrière le rideau en même temps qu’eux. Jimmy fut saisi par la vue du miroir. Même à travers l’écran, il sentait son pouvoir d’attraction. Il comprit alors que ce miroir était le passage vers le monde parallèle que le docteur s’était créé. Il réfléchit vite. Il n’était pas un spécialiste du vaudou, mais il connaissait les principes des portails. Si la sortie était dans la chambre des jumeaux, l’entrée devait être dans la cave. Il appela le Père Rosso. Celui-ci répondit aussitôt.

-Jimmy ? Quoi de neuf ? Avez-vous retrouvé Michaël ?

Jimmy trépignait d’impatience.

-Mon Père, je n’ai pas le temps de tout vous expliquer. C’est la folie ici. Mais j’ai besoin de vous demander un service. Ne me posez pas de questions, le temps presse. Pouvez-vous venir tout de suite ? J’ai besoin de vous pour sceller le portail de la chambre de Michaël. Je suis sûr que vous savez faire ça.

Le Père Rosso hésita un instant. Il réfléchit quelques secondes.

-Je pense pouvoir le faire, mais qu’en est-il des âmes prisonnières de l’autre côté ? Nous ne pouvons pas les abandonner ! Elles doivent continuer leur chemin !

Jimmy soupira.

-Ne vous inquiétez pas, mon Père. J’ai un plan et je pense qu’il a des chances de marcher. Mais dépêchez-vous, s’il vous plaît.

Sur ce, Jimmy raccrocha. Il croisa les regards d’Antoine et de Philippe qui le questionnaient du regard et se rapprocha d’eux.

-Tu as vraiment un plan ou tu improvises ? lui demanda Antoine.

Jimmy lui sourit.

-Un peu des deux. J’espère ne pas me tromper. Mais je vais avoir besoin de votre aide à tous les deux aussi.

Il leur exposa son idée. À en juger par leur expression, Jimmy vit qu’ils n’étaient pas du tout emballés par son idée.

-Tu ne peux pas faire ça, Jimmy. C’est trop dangereux ! Et Billy, tu y as pensé ?

Philippe regarda Jimmy avec tristesse. C’est vrai que ce n’était pas le meilleur plan du monde, mais il ne voyait pas d’autre solution. Il fallait qu’il tente le coup. Voyant que Jimmy était déterminé, Antoine et Philippe se résignèrent.

-Promets-nous de ne rien faire avant qu’on te donne le feu vert. Il faut respecter le timing à la lettre.

Découragés, les deux hommes lui firent la promesse demandée.

-Billy ne nous le pardonnera jamais ! dit Philippe d’un air désolé.

Jimmy posa la main sur l’épaule de son ami. Il était désolé de leur imposer ça, mais la situation l’exigeait. Il n’y avait pas d’autre issue possible.

–Ne t’en fais pas, Philippe. Billy comprendra que c’était la seule façon de faire. Et puis, c’est moi qui vous ai obligés à faire ça. Vous n’êtes pas responsables.

Philippe secoua la tête et baissa les épaules.

-OK, Jimmy. On fera comme tu dis.

Jimmy leur sourit et leur expliqua les différentes étapes de son plan. Il venait juste de finir quand le Père Rosso arriva. Il portait sa tenue de cérémonie et avait apporté tout le matériel que l’Évêque lui avait confié.

Sans perdre de temps, Jimmy lui demanda de monter à l’étage et de sceller le portail du placard. Le Père Rosso observa un moment ce jeune homme. Il ne savait pas pourquoi, mais il avait l’impression que c’était la dernière fois qu’ils se voyaient. Jimmy sentit l’angoisse du prêtre et lui fit un faible sourire.

– Ne vous en faites pas, mon Père. Tout ira bien. Scellez cette porte puis, quand Philippe et Antoine vous le diront, descendez à la cave et suivez leurs instructions.

Le prêtre accepta de monter à l’étage pour tenter de purifier la chambre. Il sentit une différence dans l’atmosphère, moins oppressante qu’avant, mais toujours inquiétante. Le portail qui s’ouvrait dans le placard semblait moins actif, moins menaçant. Il espéra que c’était bon signe.

Il déposa son matériel sur le bureau de l’adolescent et commença le rituel. Il récita des prières de libération pour Antonio et ses fils, prisonniers de ce lieu maudit. Il vit des boules de lumière se détacher du portail et se diriger vers la fenêtre, comme si elles cherchaient à s’échapper. Il pria encore plus fort, demandant à Dieu de refermer cette brèche infernale. Il s’approcha prudemment du placard et constata avec soulagement qu’il n’y avait plus rien d’anormal. Plus aucune vibration, plus aucune présence.

Il aspergea le cagibi d’eau bénite et y fixa un crucifix. Les boules de lumière avaient disparu. Le prêtre espéra que les âmes d’Antonio et des jumeaux avaient trouvé la paix. Il redescendit rejoindre les deux techniciens au moment où Jimmy et le sosie de Michaël franchissaient le miroir. Le Père Rosso n’en crut pas ses yeux. Quelle sorcellerie était-ce là ? Comment cela pouvait-il être possible ? Il se tourna vers les techniciens et Antoine lui expliqua ce qu’ils avaient découvert sur l’entité. Le Père écoutait avec attention.

-Donc, vous me dites que ce n’est pas un démon? Que cette chose que nous affrontons depuis si longtemps n’est que le fantôme d’un homme ?

Philippe intervint à son tour.

-Pas n’importe quel homme, mon Père. Un homme qui pratiquait la magie vaudou. Je sais que l’Église ne croit pas en ces choses-là et les considère comme des impostures, mais après tout ce que nous avons vu, je pense que vous devriez revoir votre jugement. Cet homme avait des dons particuliers depuis son enfance et la gouvernante haïtienne les a transformés en quelque chose de très noir. Quand on fait le bilan de tous les événements depuis l’arrestation du docteur, on ne peut que constater qu’on est dans le domaine du surnaturel. Sinon, comment expliquer qu’il ait pu s’évader d’un véhicule blindé sans l’aide de ses gardiens ? Comment a-t-il pu survivre sans son corps physique ? C’est de la magie noire, mon Père. Mais vous pouvez quand même nous aider.

Le Père Rosso le regarda avec étonnement.

-Vous aider ? Mais comment ? Je ne suis pas un sorcier !

Philippe s’assit à côté du Père et lui exposa le plan de Jimmy. Plus il parlait, plus il voyait que le Père Rosso était réticent à cette idée.

-N’y a-t-il pas une autre solution ? C’est du suicide !

Antoine se leva et s’approcha du Père Rosso.

-Je sais, mon Père. Nous sommes du même avis. Mais c’est la dernière volonté de Jimmy et nous avons accepté. Il est trop tard pour reculer maintenant. Jimmy a traversé le miroir. Nous devons attendre son signal et ensuite nous irons à la cave et nous ferons ce qu’il nous a demandé.

Le prêtre semblait déchiré intérieurement. Les deux techniciens lui laissèrent le temps de réfléchir. Le Père Rosso les regarda d’un air désolé puis finit par s’asseoir en soupirant, l’air résigné.

-S’il n’y a pas d’autre solution, je vous suivrai donc.

Antoine et Philippe le remercièrent et se remirent devant les écrans, attendant le signe de Jimmy. Rien n’avait changé dans la cave. Sylvia gisait toujours sur la table d’autopsie, Jean était pétrifié comme une statue de pierre et Mark et Billy étaient enchaînés au mur. Le miroir scintillait, attendant le retour de Jimmy et de son double maléfique. Les deux hommes faisaient les cents pas, impatients et angoissés.

 

A l’hôpital, Andréa était plongée dans le coma. L’infirmière qui veillait sur elle vérifiait ses constantes. Elle regarda les derniers scanners et vit la tumeur qui dévorait la moitié de son cerveau. Pauvre femme. C’était un miracle qu’elle soit encore en vie. En consultant son dossier médical, l’infirmière apprit qu’Andréa vivait avec cette tumeur depuis cinq ans. Une tumeur inopérable, incurable. Elle avait refusé la chimiothérapie, craignant de perdre son don de médium. Elle avait gardé son secret pour elle et avait continué à aider Billy dans ses enquêtes paranormales. Elle et Billy s’étaient rencontrés sur un cas de possession qui avait coûté la vie à la victime. Un lien unique les avait unis. Ils étaient restés en contact depuis. L’infirmière soupira et reposa les documents. Il n’y avait plus rien à faire pour cette femme. Elle allait sortir de la chambre quand elle entendit Andréa murmurer quelque chose. Elle se rapprocha et eut l’impression qu’elle parlait avec quelqu’un. Elle doit rêver, se dit l’infirmière. Elle écouta encore un moment et crut distinguer un prénom. Jimmy. Puis le silence revint. L’infirmière regarda Andréa encore un instant puis quitta la chambre.

Andréa voyait tout ce qui se passait autour d’elle. Elle voyait son corps décharné, allongé sur le lit d’hôpital, relié à des machines qui la maintenaient artificiellement en vie. Elle voyait le respirateur qui gonflait et dégonflait ses poumons, l’électroencéphalogramme qui mesurait son activité cérébrale. Elle sentait que la fin était proche. Elle l’avait acceptée. Mais elle ne pouvait pas y penser maintenant. Quand elle avait décidé de suivre Billy, elle savait que ce serait sa dernière mission. Elle savait qu’elle devait aider cette famille. Elle se regarda une dernière fois puis se tourna vers la porte de la chambre et se retrouva dans un couloir sombre. Elle ferma les yeux et se concentra, laissant ses pensées la guider vers la maison des Blanchart. Elle sentit une force l’attirer à une vitesse vertigineuse, comme si elle était aspirée par un aimant. Quand elle ouvrit les yeux, elle était dans la maison des Blanchart. Elle vit le prêtre et les deux techniciens assis dans le salon, hypnotisés par les écrans. Elle chercha Billy et le localisa au sous-sol. Elle ressentit sa détresse et sa colère. Elle sentit aussi d’autres présences avec lui.

Elle descendit prudemment les marches et découvrit la scène qui se jouait sous ses yeux. Billy et Mark étaient prisonniers des chaînes, Jean était immobilisé par une force invisible, Sylvia était clouée à la table de métal. Andréa s’approcha de Billy et il sembla percevoir sa présence.

-Andréa ? C’est toi ? dit-il d’une voix tremblante.

Andréa effleura la joue de Billy et il sentit une vague de chaleur l’envahir. C’était bien elle. Il tenta de lui transmettre ses pensées pour la mettre en garde, mais Andréa semblait déjà attirée par le miroir. Elle lui souffla un faible adieu, déposa un baiser sur sa joue et disparut dans le miroir.

 

De l’autre côté, Jimmy et le docteur se tenaient devant un autel semblable à celui de la cave des Lambert. Michaël était assis par terre, recroquevillé sur lui-même. Il se sentait faible et terrifié. Il voyait son corps possédé par cette entité et il avait l’impression d’avoir été violé. Même s’il récupérait son corps, il ne se supporterait plus. Il se sentait souillé pour toujours. Le docteur s’affairait à préparer le rituel de transfert. Jimmy le regardait avec curiosité. Il ignorait tout des pratiques de la magie et il était attentif. Le docteur devina son intérêt et se mit à lui expliquer les différentes étapes qui permettraient à Michaël de retrouver son corps et au docteur de prendre celui de Jimmy. Malgré l’horreur de la situation, le docteur trouvait que Jimmy était étrangement calme, comme résigné. Mais il ne s’en inquiétait pas. Ce monde était le sien. Il l’avait créé avec son esprit et il y avait tout pouvoir. Il avait remarqué que les âmes du vieil homme et de ses fils avaient disparu, mais il s’en fichait à présent. Il avait tout ce qu’il lui fallait. Il continua donc à mélanger ses potions, tout en discutant avec Jimmy. Il y avait longtemps qu’il n’avait plus parlé avec personne. Pas depuis que sa gouvernante avait été chassée de Belgique. C’était agréable.

Un peu distrait, il ne vit pas la silhouette translucide d’Andréa émerger du miroir. Michaël, toujours blotti dans un coin, observait les deux hommes discuter comme de vieux amis. Il ne savait pas ce que Jimmy mijotait, mais il préférait rester loin du médecin. Cet homme émanait une telle noirceur que Michaël en avait la nausée. Soudain, il sentit une présence et une chaleur l’envelopper. Quand il leva les yeux, il vit Andréa. Elle n’avait pas l’air réelle, pourtant il pouvait sentir sa compassion et sa force l’aider à reprendre courage. Elle posa un doigt sur ses lèvres pour lui faire signe de se taire et le garçon acquiesça. Andréa se glissa discrètement vers les deux hommes. Jimmy la remarqua mais ne laissa rien paraître. Elle en profita pour lui parler par télépathie, sans que le docteur ne s’en aperçoive. Jimmy entendait parfaitement sa voix dans sa tête. Elle lui expliqua son plan pendant quelques minutes puis se fit plus discrète.

Heureusement, car le docteur se tourna vers Michaël.

-C’est l’heure, mon cher. Je vais te rendre ton corps et tu pourras retrouver ta famille. Tu es content, n’est-ce pas ?

Michaël se redressa mais ne dit rien. Il regarda Jimmy et celui-ci lui fit signe d’approcher. Le docteur enduisit son corps d’une huile visqueuse et fit de même sur le jeune homme. Il traça des symboles étranges sur le torse de Michaël. Puis, il se mit à psalmodier une langue inconnue et Michaël se sentit aspiré par son propre corps. Tout devint noir un instant puis, quand Michaël rouvrit les yeux, il vit son reflet dans le miroir. Il avait retrouvé son apparence.

Le docteur était à côté de lui mais il avait une apparence translucide. Cependant, il dégageait une puissance phénoménale. Une sorte de brouillard noir et épais l’enveloppait. L’air de la pièce devint irrespirable. Une odeur de putréfaction envahit les lieux. Jimmy observait aussi le médecin avec une certaine terreur mais resta immobile. Il se tourna vers Michaël et lui montra le miroir du doigt. Michaël regarda le médecin. Le visage de l’homme changeait sans cesse, passant d’une apparence humaine à une allure de démon. Mais le pire était les visages de nombreux jeunes garçons qui apparaissaient sur le torse de la créature. Chaque visage exprimait une horreur sans nom. Michaël était fasciné par cette vision cauchemardesque.

-Tu peux partir, jeune homme, lui dit la créature. Je n’ai plus besoin de toi.

Michaël leva les yeux vers le sourire cruel de la créature et celle-ci lui fit signe de se dépêcher avant qu’elle ne change d’avis. Michaël recula lentement vers le miroir et, avant de le franchir, se tourna vers Jimmy. Il voulait lui dire tant de choses ! Mais Jimmy secoua la tête.

-Vas-y Michaël. Je sais ce que tu veux me dire et je te remercie pour tout. Mais une promesse est une promesse. Tu es libre. Va rejoindre ta famille. Tout sera bientôt fini.

Michaël ne dit rien mais les larmes coulèrent sur ses joues. Il regarda une dernière fois Jimmy puis traversa le miroir, dans un éclair de lumière bleue, qui le ramena dans la cave familiale. Il tomba lourdement sur le sol et perdit le souffle. Il essaya de se relever. Quand ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, il vit sa mère sur la table en acier et son père à côté d’elle. Il les toucha et, comme par magie, ses parents furent libérés du sortilège. Sa mère se redressa et le serra dans ses bras en pleurant. Son père s’approcha avec prudence, scrutant son fils dans les yeux, et fut soulagé de reconnaître Michaël.

 

Billy et Mark étaient enfin libres de leurs liens, grâce à l’aide du prêtre et des deux techniciens qui venaient de les rejoindre. Billy se précipita vers le miroir, espérant retrouver son frère de l’autre côté. Mais il se heurta à une barrière invisible qui l’empêchait de passer. Il appela Jimmy à plusieurs reprises, mais aucun son ne lui parvint. Il essaya de forcer le passage, de se glisser entre les mailles du miroir, mais rien n’y fit. Il finit par s’asseoir, découragé, et attendit. Peut-être qu’en se concentrant, il pourrait entrer en contact avec Jimmy. Mais le miroir restait muet. Il se releva et commença à arpenter la pièce, anxieux. Il se tourna vers Michaël, qui semblait être le seul à savoir ce qui se passait de l’autre côté. Mais le jeune homme était comme pétrifié, tremblant et agrippé aux bras de sa mère. De l’autre côté, le docteur s’avança vers Jimmy. Il avait pris une forme monstrueuse, avec des visages hurlants qui surgissaient de son torse. Jimmy était terrifié par cette vision cauchemardesque.

-C’est le moment, très cher, murmura le docteur. Le moment de ma renaissance. Jimmy ne dit rien. Il n’avait plus la force de fuir.

-Je dois admettre que je vous admire, lui dit le docteur. Vous êtes prêt à vous sacrifier pour sauver ce jeune homme. C’est un acte noble et admirable. Même si je n’en saisis pas les motivations. Mais cela n’a pas d’importance, n’est-ce pas ?

Jimmy fixait le médecin avec mépris. Sans Michaël à ses côtés, il n’avait plus aucune raison de cacher son aversion pour cet être abject.

-Vous n’êtes qu’un monstre sans âme, lui cracha-t-il. Le sacrifice ne signifie rien pour vous. Vous n’avez que faire de la vie des innocents que vous utilisez pour vos expériences atroces. Vous me répugnez.

Le docteur leva les yeux vers Jimmy, surpris, puis se mit à rire aux éclats, comme si Jimmy venait de lui faire une bonne blague. Il reprit son sérieux et, sans un mot, enduisit Jimmy d’une substance nauséabonde. Jimmy sentit que sa fin approchait. Il pria silencieusement pour que tout soit rapide et indolore. Il frissonna au contact des doigts glacés de la créature sur sa peau. Mais alors que le docteur commençait à psalmodier, une lumière éblouissante jaillit. Elle s’approcha lentement du docteur par derrière et l’enveloppa comme un linceul. Une fine couche blanche semblait se coller à son corps.

-Que se passe-t-il ? hurla le docteur. Quelle est cette sorcellerie ?

Il tourna son regard furieux vers Jimmy et son visage se déforma en une expression féroce et effrayante.

-Qu’as-tu fait, misérable ver de terre ?

Jimmy resta bouche bée. Il ignorait ce qui se passait. La couche blanche montait progressivement sur les membres de la créature.

Le docteur se débattait de toutes ses forces pour se libérer de cette membrane qui l’emprisonnait comme un cocon. Il essayait de la déchirer mais ses doigts la traversaient. Jimmy était fasciné par ce qu’il voyait. La membrane semblait partir de ses pieds et remonter le long de son corps. Elle avait déjà recouvert ses jambes, son ventre, sa poitrine. Le docteur hurlait de rage et de désespoir.

-Sale petit médium ! cracha-t-il à l’adresse de Jimmy. Quel est ton tour de passe-passe ? Tu crois que tu vas me tuer et t’échapper ? Tu te trompes ! Si je meurs, tu resteras prisonnier ici à jamais !

Jimmy était pétrifié. Il ne savait pas d’où venait cette chose qui attaquait le docteur. Il n’avait rien fait pour la provoquer. Quand la membrane atteignit le cou du docteur, Jimmy vit avec stupeur le visage d’Andréa apparaître à travers la substance gluante. Elle avait l’air de souffrir atrocement. Elle regarda Jimmy avec un mélange de tristesse et de détermination. Elle lui parla d’une voix faible :

-Fuis, Jimmy ! Fuis tant qu’il est temps ! Je ne peux pas le retenir longtemps ! Cours vers le miroir !

Jimmy hésita. Il ne voulait pas abandonner Andréa. Mais elle lui dit encore :

-Fuis, Jimmy ! C’est trop tard pour moi ! Fuis et sauve-toi !

Jimmy vit le docteur se transformer à nouveau en monstre. Il comprit que la résistance d’Andréa faiblissait. Le cocon se craquelait de partout, laissant apparaître les griffes, les crocs, les yeux rouges du monstre. La lumière d’Andréa était presque éteinte, engloutie par les ténèbres. Il n’y avait plus rien à faire pour la sauver.

Jimmy se précipita vers le portail, le cœur serré. Il jeta un dernier regard vers le monstre qui se libérait de sa prison. Il vit son regard de haine se poser sur lui. Il entendit son rire dément résonner dans la pièce. Il sauta dans le portail sans réfléchir. Le miroir devint transparent et Jimmy tomba aux pieds de son frère. Billy n’eut pas le temps de dire un mot qu’Antoine et Philippe attrapèrent Jimmy et l’éloignèrent du portail. Jimmy se mit à crier :

-Dépêchez-vous ! Cassez-le ! Cassez-le !

Les deux hommes saisirent des barres de fer qui traînaient sur le sol et frappèrent le miroir de toutes leurs forces. Le miroir se fissura en plusieurs endroits et, avant de se briser complètement, ils entendirent tous les hurlements de colère du monstre qui était resté de l’autre côté. Puis, il y eut une explosion. Des éclats de verre volèrent dans tous les sens. Ils se protégèrent le visage avec leurs bras. Quand le calme revint, Billy se précipita vers Jimmy, le releva et le prit dans ses bras.

Le prêtre s’approcha du miroir brisé et le bénit avec de l’eau sainte tout en récitant une prière de protection. Quand il eut fini, il poussa un soupir de soulagement. C’était fini. Enfin ! Ils avaient vaincu cette horreur. Le groupe se rassembla et le prêtre leur demanda de former un cercle en se tenant par la main.

-Il nous reste une dernière chose à faire, leur dit-il. Nous allons prier pour la libération des âmes qui ont été captives de cette créature maléfique pendant si longtemps.

Ils se prirent tous par la main et le prêtre commença sa prière. Des petites sphères de lumière apparurent dans l’air. Il y en avait une trentaine. Elles scintillèrent un instant, puis s’envolèrent vers le plafond de la cave. Elles étaient libérées. Il n’en resta que trois. Elles prirent brièvement une forme humaine et Sylvia éclata en sanglots. C’était son père et ses frères. Ils s’approchèrent d’elle, lui touchèrent l’épaule avec tendresse, puis disparurent à leur tour. Ils étaient en paix. La prière se termina et ils remontèrent tous à l’étage.

Jean arracha le crucifix de la main du prêtre et le cloua sur la porte de la cave. Mark le regarda avec étonnement.

-On n’est jamais trop prudent, dit Jean avec un sourire forcé.

Mark haussa les épaules et ne dit rien. Michaël resta un moment dans le couloir et observa les lieux. L’endroit semblait plus clair et plus serein. Il n’y avait plus aucune trace de malveillance. Pourtant, il avait du mal à réaliser qu’il avait réussi à vaincre le monstre. Il se sentait encore faible et nauséeux. Il rejoignit les autres. Et c’est ainsi que la vie reprit son cours normal. Le monstre avait été vaincu et la famille retrouva peu à peu son équilibre.

 

Billy et Jimmy se rendirent à l’hôpital où ils apprirent la mort d’Andréa. Ils organisèrent les funérailles, la pauvre femme n’ayant plus de proches. Michaël et ses parents y assistèrent. Le prêtre Rosso, qui avait pratiqué l’exorcisme, rentra chez lui et rédigea un rapport détaillé des événements pour l’évêque. Il lui annonça également sa décision de quitter son poste de curé de la paroisse. Après tout ce qu’il avait vécu, il se sentait trop vieux pour affronter les forces du mal. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il faisait des cauchemars horribles où il entendait encore les cris du démon qu’il avait combattu. Il se retira dans un monastère où il finit ses jours dans une relative tranquillité. Mais il ne put jamais oublier l’histoire de la famille Giorno.

 

Billy et Jimmy rentrèrent chez eux. Billy, avec l’accord de Sylvia et Jean, écrivit un livre sur les événements qu’ils avaient vécus, en changeant les noms pour des raisons évidentes. Il remporta le prix du meilleur roman d’horreur de l’année. Jimmy rejoignit une association qui luttait contre la cruauté envers les animaux. Il ne se servit plus de son don pendant longtemps. Il avait confié à Billy ce qu’il avait vu dans le portail : l’apparition d’Andréa et le cocon qu’elle avait formé autour du docteur. Cela l’avait profondément bouleversé. Billy avait fait des recherches approfondies sur ce phénomène, mais il n’avait jamais trouvé d’explication satisfaisante. Il ne savait pas non plus si Andréa était déjà morte quand elle s’était attaquée au docteur, ou si son corps était encore vivant. Il se demandait ce qu’était devenue son âme.

Était-elle coincée dans ce monde parallèle, s’il existait encore, ou avait-elle été libérée avec les autres victimes ? Toutes ces questions le tourmentaient et l’empêchaient de trouver le sommeil les nuits d’hiver où le temps semblait suspendu et que la lumière blafarde du matin n’arrivait pas à réchauffer la journée qui commençait.

 

Un mois après les événements, les parents de Michaël décidèrent de déménager et mirent la maison en vente. Malgré que la maison soit libérée de l’entité, les mauvais souvenirs qui la hantaient les empêchaient de s’y sentir bien. Ils trouvèrent un bel appartement à quelques rues de là et y emménagèrent. Michaël reprit les cours et recommença à voir ses amis. Ils ne lui posèrent jamais de questions sur ce qu’il s’était passé et Michaël n’en parla jamais non plus. Ils vécurent ainsi relativement heureux pendant près de dix ans. Son père avait retrouvé du travail dans une banque et sa mère s’était remise à peindre des tableaux.

Michaël termina ses études secondaires et entama des études de médecine. Il n’avait pas prévu de se lancer dans cette voie, mais quelque chose au fond de lui le poussait à étudier l’anatomie humaine. Il pensait que c’était à cause du traumatisme qu’il avait subi en voyant sa mère possédée. Il voulait être capable de l’aider si elle tombait malade. Il ne supportait pas l’idée d’être impuissant face à la souffrance. Il poursuivit ses études et rendit souvent visite à ses parents.

Sa mère était toujours ravie de le voir, mais Michaël remarqua que son père avait toujours l’air inquiet quand il venait chez eux. Quand Michaël lui demandait ce qui n’allait pas, Jean lui répondait qu’il lui fallait du temps pour oublier leur cauchemar. Il savait que son fils n’était pas coupable des malheurs qu’ils avaient subis, mais il n’arrivait pas à effacer de sa mémoire la voix du docteur sortant de la bouche de son propre fils.

Mais Michaël ne s’en faisait pas trop. Il était sûr qu’avec le temps, son père finirait par tourner la page et que la vie reprendrait ses droits. Pas comme avant, bien sûr, mais avec plus d’optimisme. Car si après tout ce qu’ils avaient traversé, leur famille n’était pas plus forte, alors à quoi servaient les épreuves ? C’est sur ces pensées apaisantes que Michaël s’endormit.

Mais il ne savait pas que son sommeil serait troublé par un rêve étrange. Il se revoyait dans la cave, face au portail. Le miroir était intact et il reflétait une image déformée de lui-même. Il entendit une voix familière lui parler :

-Michaël… Michaël… C’était la voix d’Andréa.

Elle semblait lointaine et faible, mais il la reconnaissait sans peine.

-Andréa ? dit-il, surpris. Où es-tu ? Que veux-tu?

-Michaël… Michaël… Aide-moi… Aide-moi…

Elle répétait ces mots comme un appel désespéré. Michaël sentit son cœur se serrer. Il voulait aider Andréa, mais il ne savait pas comment. Il s’approcha du portail, comme attiré par la voix. Il tendit la main vers le miroir, comme pour le toucher.

Mais avant qu’il n’atteigne la surface, il entendit un autre rire. Un rire qu’il connaissait trop bien. Un rire qui lui glaça le sang. C’était le rire du docteur. Il vit son visage apparaître dans le miroir, à côté de celui d’Andréa. Il avait l’air triomphant et cruel. Il dit à Michaël :

-Tu croyais m’avoir vaincu, n’est-ce pas ? Tu te trompes, Michaël. Je suis toujours là. Et je reviendrai te chercher. Toi et ta famille. Vous ne serez jamais tranquilles. Jamais !

Michaël recula, terrifié. Il voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il se réveilla en sursaut, trempé de sueur. Il regarda autour de lui, cherchant à se rassurer. Il était dans sa chambre, dans son lit.

Ce n’était qu’un cauchemar. Rien de plus. Il se leva et alla boire un verre d’eau. Il essaya de se calmer et de se convaincre que tout allait bien. Ils avaient vaincu ce monstre.

Il regagna son lit et s’endormit aussitôt. Par l’entrebâillement de la porte de la salle de bain, le miroir se mit à luire d’une lueur bleutée. Un rire sardonique résonna, puis plus rien. fer

 

 

 

La prison de verre

Derrière le miroir

Tome 1

 

Chapitre 1

 

Les monstres n’existent pas.

Du moins, c’est ce que j’avais toujours cru jusque-là. Mais avant de vous conter mon histoire, je dois vous expliquer le contexte dans lequel ma famille est passée d’une charmante bourgade du nom de Bruz en France à une misérable et terrifiante maison de coron située dans un petit village de Belgique. Je m’appelle Michaël Blanchart et, à l’époque, j’étais un adolescent de dix-sept ans passionné d’histoire. J’adorais lire des romans historiques mais j’étais également passionné par le paranormal. Bizarre ? Peut-être, mais j’étais fait ainsi. J’étais aussi très introverti, ce qui n’était pas pratique pour se faire des amis, je l’avoue. Du haut de mon mètre quatre-vingts, j’avais tendance à intimider mes camarades, mais cette impression ne durait pas dès qu’ils se rendaient compte de ma timidité maladive. Le nez toujours dans mes bouquins, je m’étais donc forgé la réputation d’un géant solitaire. Un géant affublé d’une longue chevelure noire, d’un nez aquilin et des yeux bleu azur. Avant de quitter Bruz, j’étais inscrit dans une école catholique privée du nom de Providence. Mon père, Jean Blanchart, Français de naissance, travaillait au Crédit Agricole de Bruz. Il adorait son travail. Malheureusement, m’avait-il expliqué un soir, quand vous êtes performant, et mon père l’était, vous avez des problèmes avec ceux qui veulent en faire le moins possible et vous finissez par les gêner. Dix années ont suffi à mon père pour comprendre que seuls les « piranhas », comme il les appelait, s’en sortaient. Bien que la banque ait mis toute une politique en place pour le bien-être au travail, le bureau des ressources humaines était bien trop éloigné du terrain pour défendre efficacement ceux qui mettaient toute leur énergie et leur temps au service du client. Ainsi, après une décennie d’heures supplémentaires, de pressions quotidiennes et d’exigences de plus en plus sollicitées, mon père avait fini par craquer. Il était rentré un soir, la mine sombre et les yeux rougis, et avait annoncé à ma mère qu’il allait démissionner. Il avait l’air si vieux, si fragile que j’en ai eu le cœur serré. A quarante-deux ans, ses tempes étaient déjà grisonnantes et il paraissait usé. Lui qui avait toujours été d’une nature enjouée, qui aimait rire et était d’un naturel optimiste m’a paru ce soir-là comme éteint. Je me souviens l’avoir vu s’asseoir en silence à la table de la cuisine, mettre son visage dans ses mains et fondre en larmes.

De toute ma vie, je ne l’avais jamais vu dans cet état. Mais il est vrai que quand on est jeune, on ne remarque pas toujours quand une personne va mal. Et comme mon père était toujours de bonne humeur quand il rentrait du travail, je ne m’étais jamais demandé si tout allait bien pour lui en général. J’étais dans le salon en train de faire mes devoirs et je voyais donc la cuisine. Ma mère, qui était en train de préparer le dîner, n’avait pas répondu mais s’était avancée vers mon père et l’avait serré dans ses bras. Il avait l’air si désemparé que j’allais me lever pour le rejoindre mais je vis ma mère secouer la tête, m’intimant de rester à ma place. Tout en caressant doucement ses cheveux, elle le laissa s’épancher dans ses bras et quand ses sanglots se transformèrent en simples reniflements, elle lui donna un mouchoir et le rassura en lui promettant que tout allait s’arranger. Ils trouveraient une solution ensemble, comme ils l’avaient toujours fait. Elle était ainsi, ma mère. Toujours positive, toujours aimante, toujours disponible. Italienne de naissance, ma mère Sylvia Giorno était femme au foyer depuis ma venue au monde. Avant de rencontrer mon père, elle vivait en Belgique, dans un village appelé Péronnes Charbonnage. Elle venait d’une famille nombreuse d’immigrés italiens qui avaient travaillé dans les mines de charbon. Heureusement, c’était bien après l’horrible accident du Bois du Cazier, où plus de deux cent trente mineurs avaient péri dans un incendie souterrain. Son père et sa mère avaient mis tout en œuvre pour scolariser leurs quatre enfants, et quand ma mère eut terminé ses études secondaires, elle décida de s’inscrire aux Beaux-arts de Paris et quitta donc son pays natal pour suivre ses cours, logeant dans un petit appartement partagé avec d’autres étudiants. C’est là qu’elle le rencontra. Il faisait un Master en sciences juridiques et financières. Ils eurent le coup de foudre immédiat. Oui, c’est un peu fleur bleue, mais c’est ainsi que mes parents m’ont toujours raconté leur rencontre. Et quand je les revois dans mes souvenirs, après tant d’années de mariage, je me dis qu’ils avaient raison. Que c’était ça le grand amour. Quand mon père fut enfin calmé, il sembla remarquer ma présence et se força à sourire en me demandant : -Alors, comment tu vas champion ? Comme d’habitude, il essayait de me rassurer. Je me levais et allais l’embrasser. Nous avions une très belle relation, lui et moi. Je lui répondis que tout allait bien et lui retournais la question. Il devait voir l’inquiétude sur mon visage car il se leva et me serra dans ses bras en m’assurant qu’il était simplement fatigué. Une voix se fit entendre à l’autre bout de la maison. Ma mère se dirigea vers la chambre d’amis où se trouvait mon grand-père Antonio, que j’appelais Nonno. Mon grand-père vivait avec nous depuis le décès de sa femme, il y a de cela plus de vingt ans. Je n’ai pas eu la chance de la connaître mais mon Nonno m’en avait si souvent parlé que je me sentais proche d’elle sans l’avoir jamais vu.

D’après ce que ma mère m’avait raconté, sa mère Giulia était partie au marché et sur le chemin du retour, elle avait été percutée par un chauffard qui était sous l’emprise de l’alcool. Le choc l’avait tuée sur le coup. Mon grand-père ne s’en était jamais remis. Et quand il tomba malade, ma mère décida de mettre sa petite maison de coron en location et installa son père chez nous. Je me dirigeais également vers la chambre et vis que mon grand-père était assis dans son fauteuil et regardait ma mère d’un air interrogateur. Il avait dû entendre mon père pleurer et semblait inquiet. Ma mère le rassura et lui demanda s’il voulait se joindre à nous pour le dîner, ce qu’il accepta avec joie. Quand il était dans une de ses bonnes journées, comme il les appelait, il aimait partager notre compagnie autour d’un bon plat et nos conversations étaient assez animées. Lui aussi était un féru d’histoires et il n’était pas rare que je passe la soirée entière à discuter avec lui de tout et de rien mais surtout des sujets qui me passionnaient. Quand il rejoignit la cuisine avec ma mère, mon père se leva instantanément et lui avança une chaise pour qu’il s’y installe. J’aimais voir mon grand-père sourire. C’était plutôt rare à cette époque, son emphysème pulmonaire s’étant aggravé avec les années. Mais malgré ses souffrances, il était solide. Jamais il ne se plaignait et surtout il nous aimait. Rien ne lui faisait plus plaisir que de passer du temps avec nous. Il considérait mon père comme son propre fils et était toujours à l’écoute quand mon père lui demandait conseil. Ce soir-là, nous dînâmes dans la bonne humeur et le repas terminé, ma mère me demanda d’aller finir mes devoirs dans ma chambre. Je me doutais que mes parents voulaient parler de la situation avec mon grand-père donc je pris mon sac de cours, embrassai ma petite famille et montai dans ma chambre. Je laissai néanmoins ma porte entr’ouverte dans l’espoir de capter quelques bribes de la conversation mais ma mère dut se douter de mon stratagème car elle avait refermé la porte menant au salon. Je m’installai donc à mon bureau et entrepris de me concentrer sur mon devoir de mathématiques. Après plus de deux heures d’efforts, je fermai mon cahier et entendis la voix de mes parents souhaiter une bonne nuit à mon grand-père. Ils montèrent à l’étage et j’entendis frapper à ma porte. Mon père et ma mère entrèrent, me demandant si j’avais fini mon travail et m’embrassèrent avant de regagner leur chambre. Ils ne me dirent rien de plus ce soir-là, mais leur expression me faisait dire que notre vie était sur le point de changer. Aujourd’hui, je me rends compte que j’étais loin de savoir à quel point. Plongé dans mes pensées, je me mis en pyjama et allai me coucher. Cette nuit-là, mon sommeil fut rempli de cauchemars mais quand je me réveillai le lendemain, je n’avais plus aucun souvenir de ceux-ci. La semaine qui suivit cette soirée se passa normalement. J’allai à l’école et mon père, ayant écrit sa lettre de démission le soir même où il avait annoncé sa décision à ma mère, était parti au travail pour clôturer certains dossiers qui exigeaient sa présence. Ma mère avait accompagné mon grand-père à l’hôpital pour un examen de routine. Le vendredi, quand mon père rentra à la maison, il me demanda de rejoindre ma mère et mon grand-père dans le salon. Je descendis donc de ma chambre et allai m’installer sur le canapé. Mon père m’annonça qu’au vu de la situation, ils avaient décidé, ma mère et lui, de retourner en Belgique dans la maison de mon grand-père. Mes parents attendaient de voir ma réaction mais je ne savais pas quoi répondre. Devant mon silence, ils m’expliquèrent que leur situation financière ne nous permettait plus de vivre à Bruz et que le temps que mon père retrouve un emploi, mon grand-père lui avait proposé d’aller vivre dans sa maison, ce qui donnerait du temps à mes parents pour se remettre sur pieds.

Voyant que je ne répondais toujours pas, mon grand-père tenta de me rassurer en m’expliquant que la Belgique n’était pas si différente de la France et qu’il était sûr que je serais beaucoup plus épanoui à la campagne. Sincèrement, je n’y voyais pas d’objections. Je leur dis donc que j’étais d’accord et ils parurent tous soulagés, ce qui me fit sourire. Mon grand-père me prit dans ses bras et m’embrassa en me disant que j’étais un bon garçon. Ma mère aussi était ravie. Mon père paraissait soulagé et me promit que tout cela serait temporaire et que c’était pour moi l’occasion de visiter un autre pays. Sur cette nouvelle, je regagnai ma chambre sans rien dire d’autre. La Belgique. Je ne connaissais rien de ce pays. Je me dirigeai donc vers mon ordinateur et fis une recherche. Quand le résultat s’afficha, je remarquai que c’était un tout petit pays à côté de notre chère France. Je tapai le nom du village de mon grand-père et tombai sur quelques images de petites maisons et d’étendues de champs. Ce n’était pas Bruz, c’est sûr. Mais je n’étais pas difficile. Après tout, ce n’était pas comme si j’avais une vie sociale et des amis à quitter. Rappelez-vous, j’étais le géant solitaire. En plus, j’étais curieux de voir l’endroit où ma mère avait grandi. C’est donc serein que je me couchai ce soir-là.

Le lendemain, je me rendis donc au secrétariat de mon école pour leur annoncer notre départ prochain et je fus étonné de voir la réaction des élèves de ma classe qui m’organisèrent dans la semaine un pot de départ en me souhaitant bonne chance dans ma nouvelle vie. J’ai toujours cru qu’ils me prenaient pour quelqu’un d’étrange et je me rendis compte à ce moment-là qu’ils allaient me manquer. Cependant, cela me rassura aussi. Si je n’étais pas le bizarre de service, mon entrée dans une autre école devrait bien se passer. Quand la fin du mois arriva, mon père revint avec une excellente nouvelle. Notre maison s’était vendue à un très bon prix, ce qui nous permettrait de subvenir à nos besoins pendant un temps. Le lundi suivant, ma mère m’annonça qu’il était temps que j’emballe mes affaires car nous partions à la fin de la semaine. Je passai donc mes journées à empiler mes vêtements et mes livres dans plusieurs valises et aidai mon père à charger la camionnette qu’il avait louée en vue du déménagement. Ma mère emballa la vaisselle et fit les valises de mon grand-père, s’assurant de ne rien oublier. Dans l’après-midi, nous prîmes la route, mon père au volant de la camionnette et ma mère, mon Nonno et moi-même dans notre voiture. Le trajet promettait d’être long. D’après le GPS, nous étions à presque sept cents kilomètres de notre destination. Lorsque nous arrivâmes à hauteur de Paris, mon père s’engagea sur un petit parking qui jouxtait un restaurant italien. Ma mère se gara juste à côté de la camionnette et nous profitâmes de cet arrêt pour nous restaurer et surtout pour soulager nos vessies. Le repas fut convivial, les plats excellents et lorsque le serveur nous apporta l’addition, ma mère en profita pour s’occuper de son père. Il avait l’air épuisé par le voyage et ma mère s’inquiéta de son teint pâle mais il la rassura. Tout allait bien et il était heureux de revenir chez lui. Nous reprîmes donc la route. Plusieurs heures plus tard, nous arrivâmes enfin à destination.

Mon père se gara devant la maison, suivi de ma mère. Mon grand-père regardait d’un air satisfait la façade brune aux briques sales, laissant traîner son regard sur la demeure. Je ne fus pas aussi enthousiaste que lui. La maison avait l’air minuscule et semblait laissée à l’abandon. Les fenêtres étaient sales et ressemblaient à des yeux qui nous regardaient d’un air mauvais, comme si nous étions responsables de son état. Le toit était en pente aiguë fait de tuiles flamandes. La porte d’entrée avait vraiment besoin d’un bon coup de peinture. Il faisait sombre à l’intérieur, malgré le soleil éclatant dans le ciel. Un vrai taudis. La vérité, c’est que cette maison me mettait mal à l’aise et quand ma mère introduisit la clé dans la serrure, je fus parcouru par un frisson glacé qui remonta le long de ma colonne vertébrale, faisant dresser mes cheveux sur ma nuque. C’était ridicule bien sûr. Cette maison était vieille et mal entretenue mais rien ne pouvait me laisser croire que je risquais quoi que ce soit sous son toit. Pourtant, en pénétrant dans la maison, mon malaise persista. La pièce de devant était minuscule. Composée d’une énorme cheminée aux proportions grotesques, elle ne devait cependant pas dépasser les huit mètres carrés. Nous avançâmes et tombâmes sur un minuscule couloir où se dressait un escalier qui permettait de monter à l’étage. S’ensuivait une autre pièce un peu plus spacieuse où trônait au fond une minuscule cuisine et une autre porte donnant sur une salle de douche. Ma mère installa son père sur un vieux canapé laissé par les anciens locataires et me demanda d’aller inspecter les chambres. Je montai doucement les escaliers, comme sur la défensive. Il faisait vraiment sombre malgré les luminaires. J’arrivai sur le palier et constatai que l’étage ne comportait que deux petites chambres de plus ou moins dix mètres carrés chacune. Elles étaient vides mais le sol était poussiéreux et les vitres salies par de nombreuses intempéries. Le papier peint fané était d’un marron foncé avec de petites striures blanches. Le sol était couvert d’un vieux linoléum gris. Il était clair que personne n’avait fait le ménage depuis un bout de temps. L’autre chambre était identique. Même papier peint, même linoléum. Je revins sur le palier et, regardant par la petite fenêtre qui éclairait peu le couloir, je remarquai une corde pendant du plafond. Je la saisis et tirai dessus doucement. Un escalier escamotable se déplia en grinçant et un carré d’obscurité apparut. Je montai prudemment les marches et passai la tête par la trappe. C’était un grenier. Il devait bien faire la surface des deux chambres du dessous. Je montai le restant des marches et regardai autour de moi. La pièce avait certainement été aménagée en chambre supplémentaire mais elle n’était guère plus accueillante avec son papier peint orange garni de grosses fleurs brunâtres. Le tapis était jauni aux endroits où s’étaient trouvés d’anciens meubles. Le sol était revêtu d’un vieux linoléum marron usé par les années. La pièce comportait un placard exigu qui devait certainement servir de fourre-tout. Il était vide également. Un petit velux laissait passer quelques rayons de soleil mais la vitre était tellement sale que la lumière avait du mal à filtrer. En retournant vers l’échelle, j’eus une étrange sensation. Comme une impression d’être observé. Je me retournai mais, évidemment, il n’y avait personne. Je redescendis l’échelle et repassai par le petit palier quand je constatai que les portes des chambres étaient grandes ouvertes. Je fus un instant déstabilisé car j’étais certain d’avoir refermé derrière mon passage mais je décidai de ne pas m’attarder sur le sujet. Après tout, j’avais peut-être oublié de refermer les portes. Je descendis l’escalier en direction du rez-de-chaussée et rejoignis mes parents dans le             « salon».

Là aussi, le papier peint était affreux et le sol tellement sale qu’il était impossible de savoir sur quoi nous marchions. On aurait dit une étable. Je décrivis les chambres à ma mère qui soupira. Nous allions devoir faire un grand ménage avant de commencer à vider la camionnette. Mon père avait déjà sorti des brosses, des serpillières et des seaux et commençait à les remplir au robinet de la cuisine. Je partis un instant à la recherche de mon grand-père et le retrouvai à l’arrière de la maison. Sur le côté de la cuisine, une porte camouflée par un énorme rideau en velours donnait sur un petit potager où rien n’avait poussé depuis longtemps. Assis sur un banc en pierre moussue, mon Nonno contemplait l’état du jardin. Des mauvaises herbes avaient envahi tout le terrain. Un pommier malade trônait au milieu. On voyait encore des lambeaux de corde qui avaient dû appartenir à une balançoire pendre au bout d’une des plus grosses branches de l’arbre. Nonno me remarqua et m’invita à le rejoindre. Il avait vraiment l’air malade, pourtant il se tenait droit et souriait. Il avait vécu plus de vingt ans dans cette maison. Revenir ici devait remuer beaucoup de souvenirs et lui donner l’impression d’être plus proche de ma grand-mère. Au fond du jardin, quelques rosiers en piteux état se balançaient doucement dans la brise légère. Je lui demandai s’il avait besoin de quelque chose mais il me conseilla d’aller aider ma mère pour le ménage. Prendre l’air lui suffisait pour l’instant. Je n’insistai pas et retournai dans la cuisine où mon père était déjà en train d’astiquer le sol à grands coups de balai-brosse.

-Courage, champion ! me dit-il quand il vit ma mine déconfite devant l’ampleur du travail qui nous attendait. Tu verras qu’une fois remise en ordre, nous serons bien installés. Bien sûr, il faudra effectuer quelques travaux de rénovation mais quand ce sera fini, nous aurons une splendide demeure, je te le promets.

Je lui souris sans rien répondre, pris un seau d’eau savonneuse et m’attaquai à la pièce de devant. Le nettoyage du rez-de-chaussée dura le reste de la journée. Je découvris que sous l’énorme crasse du sol se cachait un carrelage couleur rouille. Ma mère avait récuré la cuisinière et nettoyé toutes les armoires. Elle finissait le frigo et alla chercher quelques cartons dans la camionnette. Elle rangea quelques assiettes et couverts, ainsi que quelques verres dans les armoires. Quand elle eut terminé, elle alla chercher son père dans le jardin et l’installa de nouveau dans le salon. Nous étions épuisés et affamés. Mon père proposa à ma mère d’aller faire quelques courses à la supérette du coin pour le souper. Ils partirent donc, me laissant veiller sur mon grand-père. Celui-ci s’était endormi sur le petit canapé, épuisé par le voyage. J’en profitai pour sortir une chaise de jardin qui se trouvait à l’entrée de la camionnette et m’installai à ses côtés. Je commençai à somnoler quand j’entendis soudain de petits grattements. Au début, le bruit était plutôt discret mais plus je tendais l’oreille, plus le grattement s’intensifiait.

-Super, me dis-je. Il doit y avoir une belle colonie de rongeurs dans les murs.

J’allais me lever pour chercher d’où venait le bruit quand la porte d’entrée s’ouvrit sur mes parents, les bras chargés de provisions. Je m’empressai d’aller aider ma mère et déposai les courses sur le plan de travail de la cuisine. Mon père alla chercher les casseroles que ma mère avait oubliées dans la camionnette et nous préparâmes le dîner. J’allais réveiller mon grand-père quand j’entendis encore ce grattement insistant. Je me tournai vers mon père, l’œil interrogateur.

-Tu n’as rien entendu ? lui demandai-je.

Mon père tendit l’oreille mais le grattement avait cessé.

-Non, je n’entends rien de spécial, me répondit-il. Tu dois être fatigué. Viens manger et ensuite, nous irons chercher les matelas gonflables.

Je réveillai mon grand-père et lui apportai un bol fumant de minestrone et des petits pains à la mortadelle. Nous mangeâmes en silence. Quand nous eûmes fini de manger, ma mère alla faire la vaisselle et mon père et moi sortîmes les matelas. Mon grand-père préféra rester sur le canapé. Ma mère alla lui chercher une épaisse couverture et un coussin moelleux et l’installa le plus confortablement possible. Puis elle distribua à chacun une couverture et un oreiller et nous nous installâmes chacun dans une pièce. Je logeai dans la pièce de devant. Souhaitant bonne nuit à ma famille, j’allai m’allonger, un bouquin à la main. J’étais épuisé, mais je n’arrivais pas à m’endormir. Je tendis l’oreille mais n’entendis rien de spécial. Je consultai mon GSM et constatai qu’il était déjà vingt-trois heures. Je posai donc le livre près de mon oreiller et fermai les yeux. J’entendis la voix de mes parents pendant quelques minutes puis je finis par m’endormir.

 

Le lendemain matin, je fus réveillé par la voix de mon grand-père qui semblait venir du jardin. Je consultai l’heure sur mon GSM et vis qu’il était déjà huit heures. Je me levai péniblement et me dirigeai vers la cuisine. À travers la fenêtre, je vis mon Nonno en grande conversation avec un vieil homme au visage buriné, habillé d’une chemise blanche, d’une vieille salopette en velours marron et d’une sorte de béret marron également. Je les observai un moment et quand je les entendis rire, je finis par me diriger vers la salle d’eau, dans l’espoir de pouvoir nettoyer la sueur du travail de la veille. Tout en me savonnant, j’entendis par la petite fenêtre ouverte de la pièce les rires de mon Nonno et du vieil homme. Ils devaient certainement se connaître. Sortant de la douche, je tombai sur ma mère qui était en train de préparer le petit déjeuner. Je l’embrassai sur la joue et lui demandai si elle avait bien dormi.

-Comme un loir, me répondit-elle en riant. J’ai les articulations qui craquent comme des biscottes, mais sinon tout va bien.

Mon père nous rejoignit quelques minutes plus tard, les cheveux en bataille et les yeux encore collés par le sommeil. Ma mère lui tendit une tasse de café noir. À ma grande stupéfaction, elle m’en tendit une également.

-Juste pour cette fois, dit-elle pour se justifier. Nous avons encore une énorme journée qui nous attend.

Je pris la tasse en souriant. Je n’avais pas le droit de boire du café car ma mère estimait que j’étais encore trop jeune pour me shooter à la caféine. Mais avant d’avoir pu porter la tasse à mes lèvres, elle y ajouta une bonne rasade de lait et un morceau de sucre. Je la regardai, étonné, et tout le monde se mit à rire.

Ma chère maman ! Ce qu’elle me manque aujourd’hui.

Elle alla chercher mon grand-père en lui apportant une tasse de café et discuta un moment avec l’inconnu qui se dressait devant notre jardin. Je pouvais les voir de la fenêtre. Je vis à sa réaction qu’elle venait de reconnaître son interlocuteur car, à un moment donné, elle passa la porte du jardin et serra le vieil homme dans ses bras. Elle l’invita à entrer et lui servit également un café noir. Le vieil homme nous salua, mon père et moi, et s’assit sur le canapé, suivi de mon grand-père. Ma mère fit les présentations. Vittorio Rizzoli était notre voisin. Il habitait la maison juste en face de la nôtre. C’était un grand ami de mon grand-père et également un ancien collègue de travail. Quand il avait vu le camion de déménagement se garer la veille devant chez lui, il avait constaté avec plaisir que son ami Antonio était revenu au pays. Il s’était donc levé de bonne heure pour lui souhaiter la bienvenue et nous proposa de l’aide pour nous installer. Sa femme et lui avaient deux fils robustes qui ne demandaient pas mieux que de nous prêter main forte. Il nous raconta que les locataires précédents n’étaient malheureusement pas des gens très propres et qu’il avait vu, impuissant, la maison de son ami se dégrader d’années en années. Nous acceptâmes sa proposition de bon cœur et une heure plus tard, nous vîmes deux solides gaillards habillés de salopettes en jeans et de T-shirts, chaussés de bottes de jardinage nous attendre près de la camionnette. Mon père leur ouvrit la porte et les salua chaleureusement. Ils se présentèrent. Sylvio et Salvatore. Du fond de la cuisine, ma mère, à l’évocation de ces prénoms, nous rejoignit et étreignit les deux hommes dans ses bras.

-Mon dieu, mon dieu ! dit-elle. Comme vous avez changé !

Il était clair qu’elle les connaissait depuis longtemps. Elle m’expliqua que les frères étaient ses amis d’enfance. Elle me présenta également et les deux hommes me serrèrent la main en complimentant ma mère d’avoir eu un beau jeune homme comme moi, ce qui me fit rougir sur le champ. Ils m’informèrent qu’ils avaient également deux fils chacun qui étaient du même âge que moi et que je les rencontrerais très vite. J’étais un peu embarrassé mais heureux de voir que ces gens étaient aussi chaleureux. Sans plus attendre, ils se mirent au travail, munis de tout un équipement de nettoyage professionnel et se dirigèrent vers les escaliers menant à l’étage. Sylvio monta immédiatement. Salvatore, par contre, eut un moment d’hésitation qui n’échappa pas à mon attention. Quand il se rendit compte que je le regardais, il me sourit en m’expliquant qu’il n’avait jamais aimé monter à l’étage. J’allais lui demander pourquoi mais ma mère m’appela et Salvatore commença à monter les marches sans me répondre. Elle avait commencé le nettoyage des vitres et me demanda de passer un torchon humide sur les plafonds et les murs pour en retirer la poussière et les toiles d’araignées qui s’y étaient accumulées. Je me mis donc au travail.

Quand j’eus terminé, je lui demandai ce que je pouvais faire d’autre et elle me suggéra d’aller voir si les frères n’avaient pas besoin d’aide à l’étage. Je montai donc les marches et me mis à la recherche de Salvatore. Je le trouvai dans le grenier. La lumière y était plus vive grâce à un nettoyage intensif de la vitre et je vis que Salvatore avait déjà bien avancé dans le récurage du sol. Quand je m’approchai de lui, il eut un sursaut et son regard se figea un instant, mais quand il constata que ce n’était que moi, il me sourit et me demanda si j’avais besoin d’aide. Je lui répondis que non et que c’était plutôt le contraire que j’étais venu proposer. Il accepta et nous nous mîmes au travail. Tout en frottant les boiseries du grenier, je décidai d’engager la conversation. Il m’apprit qu’il habitait la maison voisine de celle de son père et que lui et son frère avaient monté une boîte de nettoyage professionnel, ce qui expliquait les nombreuses machines à vapeur qu’ils possédaient.

J’orientai la conversation vers leur enfance commune avec ma mère. Il m’expliqua qu’ils se connaissaient depuis toujours et qu’il leur arrivait souvent de jouer l’un chez l’autre, leurs parents respectifs étant de très bons amis. Il me raconta quelques anecdotes de leur enfance, les jeux, les dîners, les bêtises qu’ils avaient faites, et se dit attristé quand ma mère avait décidé de quitter le pays pour aller faire ses études en France. De la façon dont il en parlait, je pense que Salvatore avait certainement eu le béguin pour ma mère dans son adolescence. Ce que je trouvais compréhensible. Ma mère était aussi jolie que gentille et elle était aussi très douée en art. Elle pouvait vous peindre des tableaux extraordinaires en l’espace d’une journée. Mais quand j’évoquai sa remarque sur le fait qu’il n’aimait pas monter à l’étage, son visage se rembrunit et il devint silencieux. Comme j’insistai, il me répondit d’un air sombre que toutes les maisons avaient leur secret et leur bizarrerie et que je ne devrais pas trop m’inquiéter. Mais je voyais bien qu’il ne me disait pas tout. Pourtant, voyant le malaise sur son visage, je décidai de ne pas insister. Il était clair qu’il n’était pas prêt à me révéler les sombres secrets de cette maison. À cet instant, Sylvio informa son frère qu’il avait terminé les deux petites chambres et qu’il descendait aider mon père à installer le mobilier dans la maison. Ayant terminé également, je me dirigeai vers l’échelle quand je surpris Salvatore jetant un coup d’œil inquiet au placard du grenier. Je ne dis rien mais je commençai vaguement à me demander la raison de son malaise. Il me suivit sans tarder et nous allâmes rejoindre Sylvio et mon père. À la fin de la journée, la maison avait l’air bien plus habitable qu’à notre arrivée. Quelqu’un frappa à la porte et ma mère alla ouvrir. Une vieille dame portant une énorme casserole fumante franchit le seuil et se présenta. Elle s’appelait Herminia et était la femme de Vittorio. Elle était venue nous souhaiter la bienvenue et nous avait préparé un délicieux repas pour fêter le retour d’Antonio et de sa famille dans leur maison. Ma mère la remercia et prit la casserole qu’elle déposa dans la cuisine. Maintenant que les meubles étaient installés, la maison semblait plus confortable et nous pûmes tous nous installer autour de la table de la salle à manger. Le repas se passa dans la joie des retrouvailles et quand Vittorio et sa famille s’en retournèrent chez eux, mon grand-père semblait si heureux que je me souviens m’être dit que la décision de revenir chez lui avait été la meilleure. Mais ça, c’était avant que des événements de plus en plus terrifiants ne nous arrivent. Ce soir-là, néanmoins, j’étais heureux d’être ici, notre nouveau chez nous. Nous allâmes nous coucher car le lendemain, nous devions monter les meubles des chambres à coucher à l’étage. Je souhaitai bonne nuit à ma famille et je m’effondrai sur mon matelas. Je m’endormis immédiatement.

 

 

 

 

 

Chapitre 2

Le lendemain, je me levai de bonne heure et entrepris de préparer le petit déjeuner. Je voulais faire plaisir à ma mère et l’idée d’avoir enfin un lit pour dormir ce soir m’enchantait énormément. La pièce de devant était remplie de caisses contenant nos vêtements et accessoires de décoration ainsi que nos lits démontés. Je bus un chocolat chaud quand ma mère se leva. Elle m’embrassa et me demanda si j’étais prêt à avoir ma nouvelle chambre. Je lui répondis avec enthousiasme mais quand elle m’annonça qu’elle et mon père avaient décidé de me laisser la chambre située au grenier, mon sang se figea. Le souvenir du regard de Salvatore vers le placard me revint en mémoire. Ma mère remarqua mon trouble et me demanda s’il y avait un problème. Je lui répondis que non, que c’était parfait. Après tout, mis à part l’inquiétude de Salvatore et les petits grattements entendus le premier jour de notre arrivée, je n’avais rien constaté d’inquiétant. Mais pourtant, l’idée d’être seul dans cette grande pièce lugubre me donnait des frissons. Mais je ne voulais pas inquiéter ma mère avec ce genre d’inepties donc, après avoir dévoré mes tartines, je me mis à monter le mobilier de ma chambre avec l’aide de Sylvio qui était arrivé pile poil au moment où mes parents finissaient de déjeuner. Heureusement qu’il était costaud, ce gars. La trappe était étroite et il fallut trouver toutes les astuces possibles pour pouvoir passer tous les meubles que je possédais. Une fois tout au sol, nous commençâmes par monter le lit. Nous passâmes au bureau et l’installâmes juste à côté. Je posai la caisse qui contenait mon ordinateur sur le bureau. S’ensuivit la bibliothèque munie de plusieurs colonnes et les nombreuses caisses de livres que je possédais. À la vue de tous ces bouquins, Sylvio émit un sifflement admiratif et me félicita pour cette énorme collection. Il aurait bien aimé que ses fils en fassent autant. Malheureusement, à son grand désarroi, ils préféraient les jeux vidéo. Quand je lui proposai de faire un dressing avec le placard, il hésita un instant, puis accepta. Il démonta donc la porte et regarda l’intérieur pour se faire une idée des dimensions des étagères qu’il allait disposer. En sortant de là, il semblait un peu mal à l’aise. Je lui demandai si tout allait bien. Pas de problème, me dit-il. Je vais te faire ça en quelques heures. Sur ce, il descendit l’échelle et je me dirigeai vers le placard. Il n’avait rien de particulier, si ce n’est cette impression de claustrophobie et le froid glacial qui s’en dégageait. Pourtant, il faisait bien trente-deux degrés dehors. -Bizarre, me dis-je. Avant que j’aie eu le temps de m’appesantir sur ces phénomènes, ma mère m’appela pour le dîner. Je descendis donc les rejoindre quand j’entendis de nouveau ces grattements. Cette fois, je localisai leur source. Cela venait du placard. Je regardai à l’intérieur mais ne vis rien de spécial. Encore une fois, je me dis que ça devait grouiller de rongeurs dans les murs. Je tendis l’oreille mais il n’y avait plus aucun bruit. Des rongeurs. Certainement. L’après-midi fut encore bien chargé. Sylvio s’attelait sur les étagères de mon placard et ma mère était occupée à récurer la salle de douche. Mon père passa les coups de fils indispensables lors d’un déménagement. Il avait relevé les compteurs d’eau et d’électricité et les avait communiqués aux services concernés. Il était maintenant en ligne avec l’administration communale pour un rendez-vous concernant notre changement d’adresse. Cela avait l’air de prendre du temps. Je le vis soupirer d’agacement. N’ayant plus rien à faire pour l’instant, je m’installai à côté de mon grand-père et lui demandai s’il avait besoin de quelque chose. Il me demanda un verre d’eau et je me levai pour le servir quand je remarquai la porte de la cuisine grande ouverte. M’avançant pour la refermer, je ressentis une sensation de froid et, sous mes yeux ébahis, la porte se referma toute seule.

Comment cela était-il possible ?

Il n’y avait pas un seul souffle de vent à l’extérieur. L’air devint glacé et je vis mon souffle se matérialiser devant ma bouche. Quoi ? Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Soudain, je ressentis une étrange sensation dans l’estomac, comme si je m’apprêtais à rendre mon chocolat chaud du matin. Je me dirigeai lentement vers la salle de douche et m’effondrai devant le cabinet de toilette. La tête me tournait. Ma mère, qui était occupée à nettoyer la cabine de douche, lâcha son éponge et vint s’accroupir à côté de moi.

-Qu’est-ce qu’il t’arrive ? me demanda-t-elle, inquiète.

Je ne pus lui répondre. Un énorme jet de vomis jaillit de ma bouche et je finis par perdre connaissance.

Avant de perdre totalement conscience, je crus voir des silhouettes sombres juste derrière ma mère.

Je l’entendis crier mon nom mais j’étais fixé sur ces ombres.

Puis, tout devint noir.

Quand je repris conscience, j’étais allongé dans le canapé du salon, ma mère assise à mes côtés.

Mon grand-père et mon père, ainsi que les fils de Vittorio étaient assis autour de la table de la salle à manger et me regardaient avec inquiétude.

Ma mère me demanda comment je me sentais.

Je voulus me redresser mais elle me força à me recoucher.

J’entendis des coups à la porte et je vis mon père revenir avec Herminia, la femme de Vittorio.

Elle m’observa un instant et me fit boire un verre d’eau avec une poudre blanche à l’intérieur.

-Ne t’inquiète pas, me dit-elle. Ce n’est que du bicarbonate de soude. Ça va soulager tes nausées et te remettre sur pieds. Tu as dû faire une insolation à cause de la chaleur et des efforts pour monter les meubles. Tu devrais te reposer. Je suis sûre que tu te sentiras beaucoup mieux demain.

Je regardai mes parents et ils me firent signe pour me faire comprendre qu’ils étaient d’accord. Je me levai donc doucement et me dirigeai vers les escaliers. En arrivant sur la première marche, mon regard fut attiré par une porte que je n’avais pas encore remarquée. Elle se trouvait sous les escaliers et semblait à peine perceptible, se fondant presque dans le mur. Je demandai à mon père ce que c’était. Il me répondit que c’était certainement le sous-sol et que si je le voulais, nous irions vérifier demain matin. Sans rien ajouter, je leur souhaitai bonne soirée à tous et montai doucement les marches. Je me sentais encore un peu nauséeux et j’avais l’impression d’être vidé de toute mon énergie. Quand j’arrivai à l’échelle, j’eus un instant d’hésitation. Maintenant que le soir était tombé, le grenier était vraiment très sombre. Néanmoins, j’allumai la lampe de poche de mon téléphone portable et commençai à monter l’échelle, pas à pas, puis passai la tête par la trappe pour inspecter les lieux. Je ne vis rien de spécial et je montai donc m’allonger dans mon lit. J’allumai ma petite lampe de chevet et remontai ma couette jusqu’au cou. J’allais m’endormir quand j’entendis de nouveau ce bruit de grattements. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête et je restai immobile. Tendant l’oreille, j’écoutai si le grattement se reproduirait mais ça ne fut pas le cas. Saleté de souris ! me dis-je. J’écoutai encore un moment puis, harassé de fatigue, je finis par m’endormir. Je ne savais pas depuis combien de temps je dormais quand j’ouvris les yeux, pris de frissons. J’ignorais ce qui m’avait tiré du sommeil mais je remarquai qu’il faisait étrangement froid dans ma chambre. Mon souffle faisait une espèce de nuage autour de ma bouche. Je restai immobile, pris d’une peur irrationnelle. Je constatai que ma lampe de chevet était éteinte. Je tendis le bras à la recherche de mon téléphone mais ne le trouvai pas. Je me relevai doucement et un bruit me fit sursauter. J’écoutai plus attentivement, cherchant son origine. Les yeux agrandis par la peur, j’allumai ma lampe et regardai autour de moi. Rien. Pourtant, j’aurais juré avoir entendu du bruit ! J’attendis un moment, tendant l’oreille mais seul le silence me répondit. Je décidai de me recoucher.

J’allongeai le bras vers l’interrupteur de ma lampe quand j’entendis le parquet craquer. J’étais tétanisé. On aurait dit que quelqu’un ou quelque chose se déplaçait dans la pièce. Je me levai doucement de mon lit et regardai de nouveau dans tous les coins de la pièce mais je ne vis rien de spécial. Je trouvai mon portable sur mon bureau et le repris. J’avais dû le laisser là quand j’avais mis mon pyjama. J’allais retourner me coucher quand je sentis un souffle glacé sur mon cou. Je me retournai brusquement, m’attendant à tomber nez à nez avec une immonde créature. Mais là encore, je ne pus que constater qu’il n’y avait que moi dans la chambre. Je fus tenté de descendre réveiller mes parents mais la journée avait été longue et je ne voulais pas les déranger. J’attendis encore quelques minutes mais rien d’autre ne se produisit. Tremblant de peur, je regagnai mon lit, remontant la couverture jusqu’au dessus de ma tête. Je maudis mon imagination trop fertile. J’avais laissé la lumière allumée. Les minutes passèrent et je finis par somnoler. Soudain, les grattements reprirent de plus belle. Je restai tétanisé sous la couverture, ayant trop peur pour regarder. Le bruit s’accentua puis cessa brusquement. Plus j’y pensais et plus ces bruits me faisaient penser à des ongles crissant sur le plancher. Je n’osais pas sortir la tête de la couverture. Au moment où je me disais qu’il était ridicule d’avoir peur de quelques rongeurs, je sentis comme un poids au bout de mon lit. L’impression que quelqu’un s’était assis sur mes pieds et m’empêchait de remuer. Glacé de terreur, je n’osais pas bouger. Cela dura un moment puis la sensation de poids disparut. Je risquai un œil en dehors de ma couverture et regardai peureusement au bout de mon lit. Il n’y avait rien. Je me levai de nouveau de mon lit et alla voir jusqu’au placard. J’avais la main sur la poignée, prêt à ouvrir, puis la relâchai. Quelque chose me disait que ce ne serait pas une bonne idée d’ouvrir cette porte. Surtout que j’étais seul et qu’il faisait nuit. J’attendis un peu pour voir si les phénomènes allaient se répéter mais quoi qu’il se fût passé, c’était apparemment fini. Je me remis donc au lit, remis ma couverture et observai encore un moment la porte de ce fichu placard. La fatigue finit par l’emporter. Je m’endormis et rien d’autre ne vint me perturber cette nuit-là. Le lendemain matin, je me levai avec la tête lourde. Je m’assis sur mon lit et cherchai à chausser mes pantoufles mais mes pieds ne rencontrèrent que le vieux linoléum. Je me levai et regardai en dessous de mon lit. Rien. Je me mis en quête de mes pantoufles et les retrouvai juste devant le placard. En me dirigeant vers elles, je butai contre l’un de mes livres. Je regardai ma bibliothèque et constatai avec stupéfaction que mes bouquins que j’avais rangés la veille sur mes étagères étaient maintenant disposés sur mon bureau et sur le sol. J’étais interloqué. Je me dirigeai doucement vers mes pantoufles, les chaussai et restai un moment à observer ce désordre. Puis, sans m’attarder sur ces événements, je remis mes livres sur ma bibliothèque, pris mon GSM et me dirigeai vers l’échelle quand j’entendis comme un ricanement lointain. Je me figeai et attendis un instant, la main sur la rampe. La sueur sur mon front s’était glacée. Je n’osais pas bouger. J’attendis de voir si cela allait recommencer mais plus rien ne se manifesta. Je commençai à descendre les barreaux de l’échelle quand j’entendis encore de petits bruits. Je passai la tête par la trappe et constatai que ma couette était tombée en bas de mon lit. C’en était trop ! Pas question de rester là-haut tout seul. Sans attendre, je descendis en vitesse les marches et me dirigeai vers la chambre de mes parents. J’ouvris la porte et constatai que leur lit était vide. Je descendis donc les escaliers en ayant l’impression désagréable d’être suivi. Arrivé au bas des marches, je faillis percuter mon père de plein fouet.

-Ola, champion ! me dit-il. Tu es pressé, dis-donc ! Tu as failli me faire tomber ! Bien dormi ?

Je racontai à mon père ma découverte matinale et lui expliquai les bruits entendus dans ma chambre. Il m’écouta et quand je lui demandai ce qu’il pensait de tout ça, il haussa les épaules et me répondit qu’il ne savait pas quoi dire. Je le suivis dans la cuisine où étaient déjà installés mon Nonno et ma mère. Mon grand-père me questionna du regard et je lui racontai les phénomènes de la veille ainsi que le désordre et les bruits de ce matin dans ma chambre. Ma mère m’écouta également et me dit que j’avais certainement dû faire une crise de somnambulisme, sinon comment expliquer tout cela ? Je me tournai vers mon grand-père, attendant qu’il ajoute quelque chose mais il se contenta de boire son café en silence. Je m’installai donc à la table et mordis dans un croissant, mes pensées revenant sans cesse à ce maudit placard. Ma mère m’informa qu’elle m’avait inscrit à l’Athénée Royal et que je commençais les cours la semaine suivante. Elle me demanda donc de m’habiller pour aller chercher mes fournitures scolaires ainsi que quelques tenues vestimentaires. Je bus donc mon chocolat chaud et me dirigeai vers l’étage quand mon grand-père m’interpela.

-Attends, mon grand ! me dit-il. Je n’ai pas eu l’occasion de voir ta chambre. Je peux venir avec toi?

Il se leva et me suivit dans les escaliers. Je n’étais pas sûr qu’il puisse monter l’échelle mais il m’épata en la grimpant rapidement. Il fit le tour de la pièce et s’arrêta devant le placard. Il s’en approcha et mit sa main sur la poignée de la porte. J’aurais voulu lui dire de ne pas ouvrir mais il tira dessus et se retrouva devant un vrai carnage. Les étagères que Salvatore m’avait installées la veille étaient à terre. Mon grand-père s’avança et son pied heurta une dizaine de vis éparpillées sur le sol. Je m’avançai également, regardant ce carnage d’un air dubitatif. Comment cela avait-il pu arriver ? Je regardai les étagères. Elles n’étaient pas abîmées. On aurait dit que quelqu’un avait passé son temps à retirer toutes les vis et les avait rassemblées au milieu du placard, juste devant le tas d’étagères. Je regardai mon grand-père, les yeux apeurés. Lui aussi semblait perplexe. Il me connaissait assez bien pour ne pas me demander si c’était de mon fait. Il se tourna vers moi et me demanda si j’avais entendu quoi que ce soit après m’être finalement endormi. Je lui répondis que non. Même si cela semblait impossible, je n’avais pas entendu les étagères se détacher des murs et tomber sur le plancher. Il réfléchit encore un moment et me demanda de ne pas en parler à ma mère. Il ne voulait pas l’inquiéter pour rien. Quand je lui demandai s’il savait ce qu’il se passait, il me répondit simplement qu’il était temps pour lui d’aller rendre visite au prêtre de notre paroisse. Il m’attendit, le temps que je m’habille et nous descendîmes en gardant cet épisode pour nous. Ma mère m’attendait devant la porte d’entrée. Elle demanda à mon grand-père s’il voulait nous accompagner, mais celui-ci refusa poliment. Avec un regard appuyé, il informa ma mère qu’il allait rendre visite au Père Rosso. Mon père s’était attaqué au petit jardin et nous souhaita une bonne journée. Quand je montai dans la voiture, mon grand-père me salua et se dirigea vers le bout de la rue. Ma mère le salua et tourna en direction de La Louvière. Nous passâmes un bel après-midi à faire du shopping dans les rues de La Louvière. Je dus admettre que l’endroit me plaisait bien. Nous allâmes manger une glace et, passant devant un petit cinéma de quartier, ma mère me proposa d’aller voir un film. Je n’étais pas pressé de regagner notre domicile donc, nous nous dirigeâmes vers l’accueil et nous passâmes un bon moment à rire devant un film parlant de Minions, de petites créatures jaunes en salopettes bleues, parlant un langage étrange et dont la fonction était d’aider un célèbre criminel dans ses mauvais plans.

La séance terminée, nous regagnâmes la voiture. Installé au volant, ma mère m’observa un moment et me demanda si tout allait bien. Je me rappelai ce que m’avait dit mon Nonno et je lui répondis que j’avais juste besoin de temps pour m’adapter. Elle me sourit et me promit que tout irait bien. J’aurais tant aimé la croire. Je ne répondis rien et nous rentrâmes à la maison. Quand je rejoignis mon grand-père dans le salon, il était en pleine conversation avec mon père à propos des plantations prévues pour le potager. Je me dirigeai vers le jardin et constatai que mon père avait bien avancé. Les mauvaises herbes avaient disparu, le pommier malade avait été abattu et les rosiers taillés. Il avait nettoyé la cour et le dallage avait un aspect lisse et propre. Il avait retourné un bon carré de terre et l’avait déjà préparé pour les plantations à venir. Mon grand-père me rejoignit dans le jardin.

-Ton père est habile de ses mains, me dit-il. Tu vois, l’habit ne fait pas toujours le moine. Qui se serait douté qu’un banquier était si habile en jardinage ?

J’admirai le travail de mon père quand je sentis quelque chose se glisser dans ma main. Je baissai les yeux vers ma main et observai l’objet que mon Nonno y avait glissé. C’était un petit crucifix. Je regardai mon grand-père et celui-ci me conseilla de l’accrocher au-dessus de la porte de mon placard.

À ce moment-là, ma mère sortit nous rejoindre et je m’empressai de ranger la croix dans la poche de mon jeans.

Elle enlaça son père et lui demanda s’il était satisfait du travail de son beau-fils.

Il lui répondit que c’était une véritable œuvre d’art et ils rirent tous les deux de bon cœur.

Mon père nous rejoignit et leva les bras en signe de victoire, ce qui nous fit tous rire aux éclats.

Ce soir-là, j’empruntai un clou et un marteau et entrepris d’accrocher le crucifix au-dessus de la porte du placard.

Je regardai ensuite le résultat et me dis que ça devait faire l’affaire.

Je rejoignis mes parents dans le salon. Ils regardaient les informations.

Je m’installai à côté de mon grand-père. Il me regarda et je hochai la tête à sa question silencieuse.

Il me sourit et me tapota la jambe en signe d’encouragement.

Tout irait bien.

Quand le journal télévisé se termina, ma mère se leva, s’étira et annonça qu’elle allait se coucher.

Elle proposa à mon grand-père de l’installer mais il lui répondit qu’il voulait passer un peu de temps avec moi avant la rentrée scolaire et me demanda si je pouvais m’en charger moi-même.

J’acceptai et mes parents montèrent donc se coucher.

Une publicité vantant les mérites d’un liquide vaisselle révolutionnaire envahit l’écran.

Je restai silencieux un moment, attendant de voir si mon grand-père allait m’expliquer pour le crucifix.

Cependant, quand il prit la parole, il me demanda de lui apporter la photographie qui se trouvait sur le buffet de la salle à manger.

Je lui rapportai et il la regarda longuement.Il passa un doigt noueux sur le portrait.

-C’est ma Giulia, me dit-il. Ma chère épouse. Je sais que je t’ai déjà beaucoup parlé d’elle mais je n’ai jamais eu l’occasion de te montrer à quel point elle était belle.

Je regardai la photographie et dus admettre que ma mère lui ressemblait énormément.

Il la regarda encore un instant, puis posa le cadre sur la table de salon.

Il se tourna vers moi et se mit à me parler très vite.

-Tu dois m’écouter, mon petit. Tant que nous sommes seuls, j’aimerais te parler de cette maison. Je pense que tu as déjà remarqué quelques bizarreries. Il y a des choses que tu devrais savoir mais je sais que ta mère m’en voudra énormément si elle apprenait que je t’ai parlé de ça. Surtout qu’elle ignore aussi une bonne partie de la vérité. Alors, promets-moi de garder tout ceci pour toi, d’accord ?

Je ne savais pas comment réagir mais je sentis la main de mon grand-père serrer mon poignet et je promis.

Il me regarda un instant dans les yeux, comme pour s’assurer que je ne mentais pas, puis il me demanda d’aller chercher un album photo. Il m’informa qu’il était caché à l’intérieur de la grosse cheminée de la pièce de devant. Devant mon air dubitatif (qui irait cacher un album photo dans une cheminée ?), il insista en agitant le bras vers la pièce de devant. Je me dirigeai donc vers cette grotesque construction et me penchai pour regarder à l’intérieur. Je ne vis rien au début et m’apprêtai à l’annoncer à mon grand-père quand, en passant la main à l’intérieur du conduit, je sentis un objet dur enveloppé dans un morceau de tissu. Je sortis l’objet et l’apportai à mon Nonno. Il le prit délicatement et commença à dénouer la ficelle qui retenait le tissu. Un vieil album en cuir craquelé apparut. Il n’avait rien de particulier, mis à part qu’il paraissait très vieux. Mon grand-père me demanda de m’asseoir à côté de lui et se mit à tourner les pages. Des photos en noirs et blancs se succédaient sur le carton jauni par le temps. Sur la première, on pouvait y voir mon grand-père, ma grand-mère et ma mère entourée de ses trois petits frères. Je savais que ma mère n’était pas fille unique mais elle ne me parlait jamais de ses frères. Je remarquai que les deux plus jeunes étaient jumeaux. Mon grand-père se rapprocha et commença les présentations.

-Ce beau jeune homme, c’est moi, me dit-il en souriant.

Je lui souris aussi.

-Elle c’est ma Giulia, ta Nonna. A côté d’elle, c’est ta mère, évidemment. Et là ce sont mes fils. Filipe, et nos jumeaux Julio et Roberto. Ils devaient avoir cinq ans sur cette photo. C’était un peu après notre arrivée. C’est notre voisin Vittorio qui l’a prise avec un appareil photo que ses parents lui avaient offert quand il avait émigré avec sa famille. On a dû rester immobile comme des arbres pendant qu’il prenait la photo. Ce n’était pas la technologie d’aujourd’hui, pourtant c’était déjà pas mal du tout.

Sur la photo suivante, on pouvait voir ma mère entourée de ses trois frères. La photo était joliment décorée d’un ruban qui entourait tout le cadre. Une photo d’école, évidemment.

Sur la troisième photo, on pouvait voir que mes oncles avaient bien grandi. Ils devaient avoir au moins quinze ans. C’était de solides gaillards bien bâtis. Les jumeaux se tenaient par les épaules et leur frère aîné se tenait derrière eux, le sourire aux lèvres.

Sur la quatrième photo, on voyait toujours les frères ensemble mais les sourires avaient disparu.

Quand je regardai mon grand-père, il m’encouragea à regarder le reste de l’album.

Je tournai donc les pages et remarquai que les frères jumeaux, autrefois costauds et souriants, étaient devenus maigres et leurs yeux étaient comme éteints. Leur grand frère était également sur la photo mais se tenait un peu éloigné d’eux. Aucun n’abordait de sourire.

La photo qui suivait représentait les deux jeunes hommes dans une sorte d’hôpital que je ne connaissais pas. Les deux hommes paraissaient sous-alimentés et même sur cette vieille photo, on pouvait voir que leurs tenues étaient sales. Ils ne souriaient pas là non plus.

Un détail me perturba. L’appareil devait avoir un défaut car l’un des jumeaux paraissait presque transparent alors que l’autre était plus net.

Les deux dernières photos représentaient une famille habillée de noir autour de deux cercueils identiques. Une photo de chaque jumeau était collée en dessous et leur nom, leur date de naissance et de mort étaient inscrits d’une écriture tremblante et presque illisible. Apparemment, ils étaient morts à seulement six mois d’intervalle.

La seule autre photographie qui se trouvait sur la dernière page de l’album était en couleur et je vis qu’elle me représentait. Je devais avoir trois mois. L’inscription en dessous confirma mon idée.

Michaël Julio Roberto Blanchart.

Mon nom complet.

Je ne savais même pas leur signification jusqu’à ce jour.

Je regardai mon grand-père.

Il ferma doucement l’album, se renfonça dans son canapé, tendit l’oreille pour voir si mes parents dormaient et commença son histoire.

 

Le récit d’Antonio

Antonio s’installa confortablement dans son fauteuil. Son emphysème le faisait souffrir de plus en plus. Il savait au fond de lui qu’il n’en avait plus pour longtemps. C’est pourquoi, quand il avait remarqué que son petit-fils semblait tourmenté, il se douta que tout recommençait. Il se devait de le mettre en garde contre le mal qui rongeait sa demeure. Ne pas lui en parler risquait de le mettre en danger. Il avait espéré que les années auraient effacé la malédiction de sa maison, les locataires successifs ne s’étant jamais plaints d’aucuns phénomènes bizarres, mais il s’était trompé. Lui aussi avait entendu les grattements et la nuit, il lui avait semblé voir des ombres se promener dans la maison. Il avait mis tout cela sur le compte de la culpabilité et du chagrin, son retour ayant fait remonter de mauvais souvenirs. Mais quand Michaël commença à signaler ces petits incidents, et surtout quand il vit l’état dans lequel s’était retrouvé le placard, il n’eut plus aucun doute. Ça recommençait.

Et dire que tout cela n’était que le résultat de l’ignorance et de l’innocence d’enfants cherchant simplement à expérimenter des jeux un peu trop dangereux pour leur âge.

Il n’avait pas été assez vigilant.

Et le fait qu’il travaillait quatorze heures par jour à la mine n’était pas une excuse.

Ses fils avaient été livrés à eux-mêmes quand Sylvia était partie pour la France.

Ho ! Il n’en voulait pas à sa fille. Il était même fier qu’elle ait pu entrer à l’université. La première fille de la famille qui faisait des études d’art, qui n’aurait pas été fier ?

Mais son départ avait provoqué de grands changements au sein de leur famille. Leur mère Giulia était tombée malade et avait souvent des pertes de conscience. Il était devenu difficile pour elle de s’occuper de leurs fils sans la présence de sa fille aînée. Antonio, accaparé par son travail, ne lui avait pas été d’une grande aide. Essayant de garder un œil sur ses garçons, il n’avait pas pu éviter le malheur qui leur tomba dessus. Son ami Vittorio connaissait les mêmes soucis avec ses deux fils. Les gamins étaient souvent ensemble et cherchaient un peu d’amusement dans ce monde si insipide. Mis à part les heures d’école, ils n’avaient pas grand-chose pour se changer les idées. Aucune famille ne possédait de télévision. Ils leur arrivaient donc souvent de se rassembler tous les cinq dans la chambre des deux frères pour jouer aux cartes, se raconter des histoires ou s’entraider pour leurs devoirs. Cela avait commencé comme un jeu. Un jeu de gosses innocents. Un jeu de gosses inconscients. Ce jour fatidique où leur vie avait changé du tout au tout, ils avaient eu l’idée stupide de grimper sur la toiture de leur maison en passant par le velux de la chambre et de voir qui pourrait aller d’un coin à l’autre de la toiture. Les enfants de Vittorio, plus adroits, avaient réussi sans peine leur exploit. Filipe avait aussi fait le tour de la toiture, suivi de Roberto. Cependant, Julio n’eut pas le courage de se lancer. Il souffrait d’une terrible phobie du vide mais avait accompagné son frère. Ils étaient inséparables, comme tous les jumeaux qu’Antonio avait connus jusqu’à ce jour. Ne voulant pas passer pour un trouillard aux yeux de ses camarades, mais surtout à ceux de son frère, il s’était décidé à traverser à petits pas le toit en pente. Arrivant vers le bas, il commença à remonter lentement sous les encouragements de Roberto quand le malheur se produisit. Il était presque arrivé en haut de la toiture quand une tuile se détacha et le fit glisser. Roberto, aidé des trois autres garçons, avait tenté de rattraper son frère, manquant sa main de quelques centimètres. Il avait plut la veille et les tuiles étaient encore toutes humides. Avant qu’il ne puisse atteindre Julio, d’autres tuiles se détachèrent et Julio, déséquilibré, chuta d’une hauteur de huit mètres. Sa tête heurta le trottoir avec un bruit sourd. Il ne mourut pas mais fut hospitalisé pendant de longs mois dans le service des traumatismes crâniens. Il resta quelques mois dans le coma. Quand il se réveilla enfin, il arrivait à peine à parler et avait du mal à tenir sur ses jambes. Il se plaignait souvent de douloureux maux de tête et d’acouphènes. Il avait l’impression que quelqu’un murmurait dans ses oreilles. Après une année de rééducation, il fut autorisé à rentrer à la maison. Quand Roberto avait appris la nouvelle, il avait été transporté de joie ! Cela faisait un an qu’il était séparé de son frère et il n’avait pas eu souvent l’occasion de lui rendre visite car il s’occupait de sa mère qui faisait de plus en plus de crises. Filipe avait trouvé un emploi dans une usine et travaillait plus de dix heures par jour. Sa mère avait besoin d’une surveillance constante et Roberto n’osait pas la laisser seule trop longtemps. Le retour de Julio était synonyme de joie. Par conséquent, quand son frère réintégra le cocon familial, Roberto remarqua immédiatement que son frère n’était plus vraiment lui-même. Il agissait parfois bizarrement et il lui arrivait souvent de parler tout seul dans la maison ou lors de ses rares sorties dans leur petit jardin. Les jeunes du quartier avaient fini par s’éloigner de lui car il leur faisait peur. Quand ils passaient devant la maison, Julio était souvent assis sur le banc de pierre et semblait regarder dans le vide. Il ne répondait pas quand ses anciens camarades lui demandaient des nouvelles et se contentait de les fixer avec un regard étrange. Il fut donc évité par la plupart de leurs amis communs.

Mais Roberto ne pouvait se résoudre à abandonner son frère. Ils étaient unis depuis leur vie utérine et rien ne pourrait jamais les séparer. Donc, quand son frère cessa sans raison de s’alimenter, Roberto fit pareil. Quand Julio ne voulut plus qu’on l’aide à se laver, hurlant que l’eau le brûlait, Roberto arrêta également de se doucher. Il pensait que Julio verrait là un soutien et un réconfort qui pourraient le mener vers le chemin de la guérison.

Mais les choses se mirent à empirer. En effet, Julio commença à avoir des comportements dangereux. Il déambulait parfois dans la maison, armé d’un couteau et semblait parler à quelqu’un que personne d’autre que lui ne voyait ou n’entendait. Les seuls amis qui venaient encore prendre de ses nouvelles étaient Sylvio et Salvatore. Ils se sentaient coupables de l’état de Julio et tenaient à se montrer présents. Néanmoins, eux aussi avaient remarqué le comportement étrange de Julio.

Un soir, alors que Julio s’était enfermé dans la chambre du grenier, Roberto était allé chercher de l’aide chez ses amis. Il redoutait que Julio ne se précipite par le velux pour mettre fin à ses souffrances. Il leur expliqua que son frère lui avait avoué qu’un démon lui intimait de tuer toute sa famille et que cette chose ne le laissait jamais en paix.

– Il lui avait donné un crucifix et de l’eau bénite qu’il avait volé à l’église voisine de chez eux dit-il,  mais ça n’avait pas suffit.

Julio continuait à entendre cette voix dans sa tête et il lui arrivait souvent de rester dans un état de torpeur pendant des jours entiers, comme s’il n’était plus qu’une coquille vide, sans âme. Même son regard était étrange dans ces moments-là. Il était plus sombre et semblait habité par autre chose que Julio. Roberto avait également constaté que Julio avait souvent des ecchymoses et des griffures qui apparaissaient sans raison apparentes sur son corps. Il était d’une pâleur et d’une maigreur terrifiantes.

Roberto avait essayé de convaincre son père que quelque chose n’allait pas chez Julio et qu’il devait le faire ré- hospitaliser mais Antonio avait mis tout cela sur le fait que son fils avait eu une fracture du crâne et que les médecins lui avaient prédit que Julio ne serait peut-être plus le même homme qu’avant.

Constatant que son père ne voulait pas admettre qu’il y avait quelque chose de sombre chez Julio, Roberto s’était absenté un moment de la maison pour se rendre chez le Père Rosso, dans l’espoir que celui-ci puisse aider son frère et aussi raisonner son père. Il expliqua au saint homme toutes les choses étranges qui se passaient dans leur chambre depuis le retour de son frère. Les craquements sur le plancher alors qu’ils étaient tous les deux allongés dans leur lit, le froid incessant dans la pièce même par journée caniculaire, les objets qui semblaient se déplacer tout seuls, les ombres qui semblaient voyager sur les murs, les grattements qui semblaient provenir de leur placard, mais surtout la voix que son frère entendait dans sa tête, cette voix qui lui intimait de tuer toute sa famille.

C’est alors qu’il admit même avoir entendu cette voix. Un jour où Julio était resté dans sa chambre, Roberto, s’inquiétant de la maigreur de son frère, lui avait monté une assiette de raviolis. Cela faisait plusieurs jours que Julio n’avait rien mangé ni bu. Il était au pied de l’échelle quand il avait entendu son frère parler. Habitué à cela, il avait commencé à monter les barreaux quand il entendit une voix caverneuse répondre à Julio. Sur le coup, il était resté tétanisé au bas de l’échelle. Il se dit qu’il avait du imaginé le phénomène mais quand il commença à monter l’échelle, il entendit de nouveau cette voix dire à son frère que Roberto arrivait et qu’il reviendrait le voir plus tard. Quand il était arrivé en haut, son frère était assis dans le placard et le fixait d’un air sombre. Roberto lui avait demandé à qui il parlait mais son frère n’avait pas répondu.

Il s’était contenté de le regarder de ce regard sombre et lointain. Il lui avait donc laissé l’assiette et était descendu précipitamment au rez-de-chaussée pour prévenir Antonio. Son père l’avait écouté et avait mis cet événement sur le compte du stress et de l’inquiétude que Roberto avait pour son frère. La seule explication que son père lui avait donnée était que Julio avait pu changer sa voix pour se donner le change.

Le Père Rosso l’avait écouté avec attention et lui avait promis de venir le lendemain matin pour rendre visite à Julio et tenter de l’aider du mieux qu’il le pouvait. Il avait aussi promis à Roberto de bénir la maison si cela pouvait calmer ses peurs.

Pourtant, Roberto n’était pas dupe. Le Père Rosso devait se dire la même chose qu’Antonio ; que le comportement de Julio était le résultat de sa chute du toit de la maison et de sa longue convalescence.

Quand il fut rentré, sa mère était prostrée dans le canapé, apeurée par quelque chose qu’elle n’avait pas su lui expliquer. Elle se signa plusieurs fois et lui indiqua du doigt le plafond vers la chambre de son frère. Roberto avait cherché son père mais celui-ci était parti au travail. Il était donc courageusement monté à l’étage mais quand il voulut se rendre dans la chambre, il remarqua que l’échelle escamotable avait été remontée et qu’il lui était impossible d’y monter. Il cria après Julio mais celui-ci avait l’air de se disputer avec quelqu’un. Il hurlait que non, il ne le ferait pas, qu’il préférait mourir.

Puis, il se mit à hurler comme quelqu’un qui subissait les pires tortures.

Roberto était alors parti chercher de l’aide auprès de Sylvio et Salvatore. Quand ils arrivèrent à l’étage, Julio poussait des hurlements d’agonie. Salvatore était alors descendu pour aller prendre l’échelle qui se trouvait dans la cour et était revenu presque aussitôt. Cependant, les hurlements avaient cessés et avaient laissé la place à une série de gargouillis atroces.

Sylvio essayait d’aider Roberto à atteindre la corde de la chambre en le prenant sur ses épaules. Il finit par l’attraper et monta les marches précipitamment. Salvatore et Sylvio se regardèrent d’un air sombre et, avant qu’ils ne commencent à monter l’échelle, entendirent Roberto hurler le nom de son frère.

Ils se précipitèrent et restèrent pétrifiés devant le spectacle horrible qui se déroulait devant leurs yeux. Julio, les yeux exorbités et la langue violette, pendait au bout d’un nœud coulant qui était attaché sur une des poutres apparentes du plafond du petit placard. Roberto était agenouillé devant son frère et hurlait son nom. Les frères essayèrent de décrocher Julio, mais celui-ci était trop haut, ses pieds se trouvant à cinquante centimètres du sol. Aucune chaise ne se trouvait dans le réduit. Comment avait-il pu s’y pendre sans prendre d’appui ?

C’est une question que personne n’osa prononcer à voix haute. Sylvio proposa à Salvatore de le soulever sur ses épaules et, sortant un canif de sa poche, commença à découper la corde qui retenait Julio. Sachant qu’il était trop tard, il se dépêcha de délivrer la dépouille de son ami. Après quelques minutes d’effort, elle atterrit sur le plancher dans un bruit sourd. Roberto se jeta sur lui et criait son nom mais l’angle de son cou indiquait aux fils de Vittorio qu’il n’y avait plus rien à faire. Ils en firent part à leur ami. Roberto serra alors son frère dans ses bras et se mit à pleurer hystériquement.

Alerté par ses hurlements, des voisins avaient appelés la police. Quand les forces de l’ordre étaient arrivées sur place, elles ne purent que constater le décès de Julio. Elles durent employer la force pour obliger Roberto à lâcher le cadavre et demandèrent à Sylvio et Salvatore de l’emmener au rez-de-chaussée. Ils descendirent donc auprès de Giulia et Salvatore courut jusqu’à la mine pour annoncer la terrible nouvelle à Antonio. Heureusement, il vit son père en premier et lui raconta les événements. Vittorio, le regard assombri, annonça la tragédie à son ami. Salvatore observa Antonio écouter son père. A mesure que celui-ci l’écoutait, il vit le visage d’Antonio se décomposer et le vit s’effondrer au sol. Des mineurs qui les entouraient se précipitèrent pour relever leur camarade. Il reprit conscience mais n’arrivait pas à admettre qu’il avait perdu son fils. Il se mit sur ses jambes et commença à remonter le chemin vers sa maison, suivi de près par Vittorio et Salvatore.

Quand il arriva devant chez lui, la police était déjà sur place et Antonio s’arrêta devant un sac mortuaire qui trônait au milieu du salon. Il voulut s’approcher mais un policier lui barra le chemin.

-C’est mon fils ! lui avait crié Antonio en hurlant. Puis, sans force, il avait répété: -C’est mon fils.

Roberto était assis à côté de sa mère. Il se tenait courbé, les bras pendant entre ses jambes, les yeux dans le vague, encore sous le choc. Antonio s’approcha de lui en demandant des explications mais Roberto ne lui répondit pas. Le choc l’avait rendu catatonique.

Il n’y eut pas d’enquête, la mort de Julio étant considérée comme un suicide au vu de ses antécédents psychiatriques. La famille fut peu questionnée sur les raisons de cet acte et le corps de Julio fut rendu à la famille pour l’enterrement. Et la vie reprit son cours pour tout le monde, sauf pour Roberto.

A la suite du suicide de son frère, il commença à délirer, à raconter à sa famille, ainsi qu’à son entourage que Julio était toujours là et qu’il venait souvent le voir pendant la nuit. Il racontait à qui le voulait que son frère avait élu domicile dans le placard de sa chambre et qu’il lui avait promit de rester avec lui. Ayant peur pour sa santé mentale, Antonio avait fait interner son fils dans un centre psychiatrique situé à Manage.

Malheureusement, l’état de Roberto se dégradait progressivement. Les premiers mois de son internement, les surveillants avaient remarqué qu’il parlait souvent tout seul, ce qui ne les avait pas surpris. Cependant, une nuit, un surveillant eut l’impression que quelqu’un était avec Roberto. Il avait donc ouvert la cellule mais avait constaté que Roberto était seul. Il mit ça sur le compte du stress ; travailler avec des barjos toute la journée n’était pas fait pour lui ; mais il aurait juré un instant que Roberto n’était pas seul. Il alla même jusqu’à regarder sous le lit et dans le placard de la chambre mais n’avait rien trouvé. Roberto l’avait regardé sans broncher et n’avait même pas cherché à s’enfuir. Heureusement car si cela avait été le cas, ce surveillant aurait été renvoyé pour négligence. Roberto s’était contenté de regarder le surveillant d’un regard éteint et n’avait pas fait un seul mouvement dans sa direction, sauf quand le gardien s’était approché du placard.

Cependant, le surveillant avait ouvert l’armoire et n’avait rien trouvé d’autre que les vêtements que son patient portait lors de son internement. Il referma donc le placard et se dirigeait vers la porte quand Roberto lui fit une étrange requête. Il demanda au surveillant s’il avait un appareil photo. L’hôpital en possédait un et il revint donc avec l’appareil. Roberto lui demanda de le prendre en photo avec son frère. Ne voulant pas le contrarier, le surveillant s’exécuta. Il prit la photo et la donna à Roberto en lui précisant que celle-ci ne s’afficherait que dans quelques minutes. Mais ce que Roberto lui répondit le marqua à tout jamais. Car quand la photo commença à apparaître, le gardien remarqua que quelque chose se tenait à côté de Roberto. Quand la photographie fut nette, Roberto montra l’apparition qui se trouvait juste à côté de lui. Et ce qu’il dit au gardien sembla le ravir.

-Tu vois ? C’est mon frère Julio ! dit-il en pointant le doigt sur la forme noire qui était assise à coté de lui.

Le gardien, décontenancé, la peur suintant par tous les pores de sa peau, sortit précipitamment de la chambre et ferma à double tour la porte. Il ne signala pas l’événement et il ne revient jamais travailler. Le lendemain de l’incident, il téléphona à l’établissement et donna sa démission pour raison de santé.

La dernière fois qu’Antonio était allé voir son fils, il n’avait presque plus rien d’humain. Il refusait depuis des mois de se nourrir et, un soir de novembre, finit par succomber à une crise cardiaque. Un surveillant les avait appelés pour leur annoncer la nouvelle. Antonio, accompagné de Vittorio, était parti signer les documents nécessaires et récupérer le peu d’affaire que Roberto avait pu emporter. En regardant dans le sac transparent, il avait aperçu la photo de Roberto et ne put s’empêcher de remarquer la silhouette qui se tenait à ses côtés. Il l’observa attentivement et du admettre qu’elle ressemblait énormément à Julio. Il mit la photo dans sa poche et garda ce secret pour lui.

S’en suivit l’enterrement. Les jumeaux étaient enfin réunis. La cérémonie terminée, Antonio, Giulia et Filipe étaient rentrés à la maison. Aucun d’entre eux n’avait pensé prévenir Sylvia des événements. Elle l’apprit bien plus tard par Filipe, le jour de la naissance de Michaël. Le choc fut rude et c’est pourquoi elle donna les prénoms de ses frères à son fils, comme une sorte d’hommage pour leur vie si vite écourtée. Filipe lui avait parlé de l’accident de Julio et de son suicide, ainsi que la dépression mortelle de Roberto.

Peu de temps après, sa mère se fit renverser par une voiture. Bien que le conducteur fût en état d’ivresse, il avait affirmé que la dame s’était jetée sous les roues de sa voiture. Il fut quand même condamné mais Antonio et Filipe connaissaient la vérité. Leur mère délirait encore plus depuis la mort de ses fils et disait qu’elle pouvait les entendre crier après elle. Giulia avait voulut rejoindre ses fils. L’enterrement et les formalités terminés, Filipe avait quitté la Belgique, épuisé par tant de tragédies et son père n’eut plus jamais de nouvelles de lui.

Il était donc resté seul dans cette maison vide et malgré les visites assidues de son voisin et ami de toujours, sa santé commença également à se détériorer. Cela avait commencé par d’horribles cauchemars et des réveils soudains au milieu de la nuit. La maison qui avait toujours résonné de rires joyeux s’était peu à peu transformée en un tombeau silencieux. Puis il avait commencé à entendre des grattements. Ceux-ci provenaient généralement de la chambre des jumeaux mais pouvaient aussi se manifester dans d’autres pièces de la maison. Antonio avait mis cela sur le compte du chagrin. Mais plus le temps passait, plus les manifestations étranges se multipliaient. Il entendait des voix, des rires, des pleurs, des cris. Il voyait des ombres, des formes, des visages. Il sentait des présences, des frôlements, des souffles. Il était persuadé que ses fils étaient revenus le hanter.

Cependant, il se réveillait souvent la nuit avec l’impression d’être observé. Il lui était même arrivé de voir des ombres se balader dans la maison. Il y faisait toujours glacial, même les jours d’été. Les objets aussi avaient tendance à changer de place. Il en avait parlé avec Vittorio et se demandait s’il ne perdait pas la tête. Voyant la santé aussi bien physique que mentale de son ami se dégrader, Vittorio avait appelé Sylvia et l’avait mise au courant de l’état de son père. Il était sûr que si Antonio quittait cet endroit maudit, sa santé ne s’en porterait que mieux. C’est ainsi qu’un jour d’été, Antonio, aidé par Vittorio, Herminia et ses deux fils, avait emballé quelques effets personnels et s’était installé dans la maison de sa fille. Avant de partir, il avait caché l’album photo dans la cheminée. Pourquoi ?  Il l’ignorait mais une voix lui disait qu’il en aurait besoin un jour.

Au moment où ils avaient démarré, Antonio avait jeté un dernier coup d’œil par la vitre de la voiture et avait cru apercevoir deux ombres derrières la fenêtre de son ancienne chambre. Elles semblaient l’observer sans bouger. Antonio avait frissonné mais n’avait rien dit. Qui l’aurait cru, de toute manière ? Les fantômes, ça n’existait pas. Du moins, pas d’après la Sainte Bible. Il avait décidé de laisser son passé douloureux derrière lui et s’était concentré sur sa nouvelle vie avec sa fille, son beau-fils et leur nouveau-né, Michaël. Malgré sa santé défaillante, il avait passé les vingt années les plus heureuses de sa vie.

Mais c’était fini. Le passé avait fini par le rattraper. Et maintenant, il se devait de prévenir son petit-fils pour le protéger. C’était, il le pensait, sa dernière mission avant de rejoindre sa famille là où vont tous les défunts.

Son histoire terminée, Antonio avait regardé son petit-fils et avait attendu sa réaction. Le gamin semblait choqué mais avait l’air aussi soulagé. C’était un gamin solide. Quand il s’était tourné vers son grand-père, il avait un air décidé.

-Grand-père, je sais ce qu’il faut faire ! dit-il avec conviction.

Antonio avait repris espoir et l’avait écouté à son tour.

 

 

 

 

 

Chapitre 3

Quand mon grand-père eut terminé son histoire, je fus pris d’un accès de terreur mais aussi d’un immense soulagement. Contrairement à ce que je pensais, tous ces événements étaient bien réels. Je ne perdais pas la raison. Je demandais donc à mon grand-père comment s’y prendre pour arrêter ces phénomènes. Il me regarda d’un air malheureux et m’avoua qu’il n’en avait aucune idée. Il avait espéré que tout était fini, sinon il ne nous aurait jamais invités à séjourner dans cette demeure. Vittorio gérait lui-même la venue des locataires et envoyait le loyer sur le compte de mon grand-père. Il n’avait jamais signalé aucune manifestation et Antonio ne lui avait jamais demandé non plus. Je lus la tristesse dans ses yeux mais je le rassurais en lui promettant de trouver une solution. Il me serra la main en m’implorant d’être prudent. Je lui promis et l’aidais à monter les marches et à s’installer dans son lit. Avant de monter dans ma chambre, j’entendis mon Nonno m’appeler. Je me retournais et attendit mais il s’était endormi. Avouer tous ses secrets avait dû être éprouvant pour lui. Mais j’étais heureux qu’il l’ait fait car je sais aujourd’hui qu’il a fait de son mieux pour me protéger. Je l’observais donc encore un moment puis m’apprêtais à monter l’échelle conduisant à ma chambre. La chambre des jumeaux. C’était une pièce mansardée avec deux lits séparés par une commode. Sur les murs, il y avait des posters de footballeurs et de chanteurs italiens. Je passais devant la chambre de mes parents et entendis les ronflements de mon père. J’allais monter l’échelle quand j’entendis une porte s’ouvrir. Je restais un instant sans bouger et je fus soulagé d’entendre la voix de ma mère me demandant si tout allait bien. Je me tournais vers elle en lui disant que grand-père s’était endormi et que j’allais me coucher. Comme la rentrée était proche, je voulais être en forme pour mon premier jour. Elle me souhaita donc bonne nuit et alla se recoucher. Je montais donc et inspectais la pièce. Rien à signaler, tout était à sa place. Je jetais un coup d’œil au crucifix et constatais qu’il était toujours au-dessus de la porte du placard. Cette nuit-là fut calme et je m’endormis sans problème. Le lundi arriva sans aucun phénomène à signaler. Puisque le crucifix avait rempli son office, je commençais à me dire que le calme reviendrait dans nos vies. Je me levais de bonne heure, m’habillais et pris mon cartable. Je descendis dans la cuisine. Ma mère était déjà debout et me préparait mon déjeuner. Je me mis à table et lui demandais ce qu’elle avait prévu pour la journée. Elle m’annonça qu’elle allait faire quelques emplettes avec mon père car ils envisageaient de changer le papier peint des murs et me demanda de rentrer tout de suite après les cours. Je l’embrassais et me dirigeais vers l’arrêt de bus qui se situait pratiquement devant la maison. Quatre garçons s’y trouvaient déjà. Quand j’arrivais à leur hauteur, ils se présentèrent. C’étaient les fils de Salvatore et Sylvio, Mario et Massimo et leurs cousins Lucas et Pietro. Leurs pères leurs avaient demandé de veiller sur moi pour ma première journée d’école. J’étais assez content. Ils avaient l’air sympa et le courant passa immédiatement entre nous. Ils me demandèrent ce que je pensais de ma nouvelle demeure mais ne sachant que répondre, j’haussais les épaules en leur répondant que c’était pas mal. Le bus arriva. Nous montâmes et nous dirigeâmes vers l’arrière. Mario me montra le fonctionnement de ma carte de bus et après avoir validé mon ticket, je m’installais à leur côté. Massimo me regardait avec curiosité. Il ne lui fallut pas longtemps pour me demander comment était la vie en France, les cours que j’y avais suivi et si les françaises étaient plus jolies que les filles d’ici. J’étais rouge comme une tomate. Fichue timidité. Son frère Mario, voyant mon embarras, demanda à Massimo de me lâcher un peu et celui-ci se calma, un grand sourire sur le visage. Arrivé devant l’école, ils m’accompagnèrent au secrétariat où je fis mon inscription. La secrétaire me donna mon emploi du temps.

Mario m’observa et m’annonça que nous étions dans la même classe. Je fus soulagé. J’avais au moins quelqu’un que je connaissais pour mon premier jour. Nous arrivâmes en classe et, après les présentations habituelles, nous commençâmes avec une de mes matières préférées, le latin. Sur le temps de midi, après avoir mangé, il me fit visiter l’établissement. C’était un immense bâtiment rempli de couloirs. J’espérais me familiariser rapidement avec ce dédale de couloirs. Quel labyrinthe ! Il dut voir mon trouble car il me prit par les épaules et me dit : T’inquiète pas, l’ami. On s’y habitue vite. N’est-ce pas un mini Poudlard avec ses rangées interminables d’escaliers, ses grandes allées et ses nombreuses classes ? Il abordait un sourire malicieux et je compris aussitôt que nous étions amis. A la fin de cette première journée, je faisais donc partie de la bande. Mario était très intelligent et me proposa de me remettre en ordre pour les cours que j’avais manqué. J’acceptais et l’invitais donc chez moi en début de soirée. Il parut hésiter mais me promit d’être là. De retour à la maison, ma mère était déjà en train de préparer le dîner. Elle me demanda comment s’était passée ma journée. Je lui parlais de mes amis et elle parut heureuse de voir que je m’adaptais bien. Je l’informais que Mario passerait chez nous ce soir. Mon père arriva à ce moment-là, les bras chargés de rouleaux de papiers peints. Mes parents avaient passé la journée à feuilleter des catalogues et avaient choisi un papier peint de couleur beige doré, espérant donner plus de luminosité à la pièce. Il déposa le tout sur la table de la salle à manger et me lança un catalogue pour que je puisse choisir les tons de ma chambre. Je jetais un coup d’œil sur la couverture et vis que ça venait d’un magasin appelé Leroy Merlin.

En attendant mon repas, je feuilletais le catalogue, à la recherche d’une couleur qui, je l’espérais, donnerait un peu de chaleur à ma chambre, la rendrait moins lugubre. Je finis par choisir un ton bleu assez neutre et le montrai à mon père. Il regarda et me dit que c’était pas mal. Les assiettes arrivèrent. Mon père posa les rouleaux de papier peint à même le sol et se mit à manger comme un affamé. Je le regardais certainement d’un drôle d’air car quand il croisa mon regard, il se mit à rire. Je ris également. Il était très drôle avec la moustache de sauce tomate qu’il avait autour de la bouche. Ma mère alla chercher mon grand-père dans sa chambre. Elle m’informa que Nonno n’avait pas eu une bonne journée et qu’elle était restée auprès de lui, laissant mon père s’occuper du papier peint. J’attendis de les voir arriver quand, soudain, des hurlements terribles se firent entendre. Nous nous précipitâmes vers les marches mais avant que l’un d’entre nous n’atteigne le haut de l’escalier, la porte de la chambre s’ouvrit et ma mère s’effondra sur le seuil. Mon père se lança directement vers elle. Il lui prit la tête dans les mains et l’appela doucement en lui caressant les cheveux. Par la porte entr’ouverte, je vis ce qui l’avait fait défaillir et mon cœur s’emballa. Je passai par-dessus mes parents et m’approchai doucement du lit. Couché sur le côté, mon grand-père avait les yeux vitreux et écarquillés par la peur. Au bout de son poignet pendait un chapelet. Sa main était toujours serrée autour de la petite croix qui y pendait. La réalité me frappa de plein fouet. Nonno, mon grand-père, mon meilleur ami, venait de nous quitter. Je restai immobile, le regard fixé sur son visage. La gorge nouée, je n’arrivai pas à bouger. Ma mère revint doucement à elle et se mit à pleurer hystériquement. Mon père la serra contre lui et m’appela. Voyant que je ne réagissais pas, il m’appela de nouveau et je dus me forcer à détourner le regard du visage horrifié de mon Nonno pour le regarder. “Appelle le docteur”, me dit-il. Devant mon regard perdu, il me demanda de nouveau de passer l’appel au médecin pour faire constater le décès. Il me tendit son téléphone et je lui pris d’une main tremblante. J’étais comme dans un état second. Je fis défiler les contacts et tombai sur le bon numéro. La sonnerie retentit quelques secondes et une dame me répondit. Je lui expliquai la situation et elle me répondit : “Le docteur sera là dans les vingt prochaines minutes.” Je raccrochai sans rien dire. Ma mère était toujours au sol, dans les bras de mon père et semblait ne pas pouvoir se relever. Je rejoignis mon Nonno et attendis, lui prenant la main, lui parlant doucement dans l’espoir qu’il puisse encore m’entendre. Les larmes coulant sur mon visage, je remarquai quelque chose dépassant de son oreiller. Je tendis la main et mes doigts touchèrent un bout de papier. Je tirai doucement dessus et vis qu’il s’agissait d’une enveloppe. Je l’ouvris et pus y apercevoir quelques pages pliées à l’intérieur, ainsi que des photographies. La sonnerie de la porte retentit et je m’empressai de mettre l’enveloppe dans la poche de mon jeans. Mon père alla ouvrir et remonta avec le docteur. Le médecin s’approcha du lit, plaça mon Nonno sur le dos, lui prit le poignet à la recherche d’un quelconque pouls, mit son oreille sur sa poitrine et se releva en soupirant. C’était fini. Il ferma les yeux du mort et nous adressa ses plus sincères condoléances. Il quitta la pièce et aida mon père à conduire ma mère au rez-de-chaussée. Je n’avais pas envie de descendre. Je voulais encore rester près de lui, avant qu’on vienne nous l’enlever. Je pris donc l’unique chaise qui se trouvait dans la pièce et le veillai pendant quelques heures. Je crois que ce fut pour moi le jour le plus douloureux de ma vie. Encore aujourd’hui, l’évocation de ce souvenir me brise le cœur aussi atrocement que ce jour maudit. A un moment donné, j’entendis des pas dans les escaliers.

Après quelques minutes, Vittorio passa la porte. Il était suivi de sa femme et de ses fils. Ils me présentèrent leurs respects et Vittorio se dirigea vers mon grand-père. Je sortis de la pièce. Je voulais le laisser dire au revoir à son ami de toujours. Je descendis donc les marches et tombai sur Mario. Il me demanda comment j’allais. Je me retournai pour lui répondre mais la tête me tourna et je fus pris de vertiges. Je repris mes esprits, la voix de Mario répétant mon nom avec insistance. J’étais allongé sur le sol. Je me relevai avec l’aide de mon ami et me dirigeai vers le salon. Ma mère était allongée dans le canapé. Le docteur venait de lui administrer un calmant et mon père lui tenait la main, assis à son chevet. Il avait les yeux rougis mais restait silencieux. Il se devait de rester fort, pour ma mère, pour moi, pour lui. Il m’aperçut et me fit signe de le rejoindre mais je secouai la tête. Mario m’attrapa par les épaules et dit à mon père que nous allions prendre l’air dans la rue un moment. Mon père y consentit et je me laissai entraîner par mon ami. L’air frais de la soirée me remit un peu les idées en place. Mario se dirigea vers le jardin de son grand-père et je le suivis, m’installant sur le même petit banc de pierre que possédait ma maison. Nous restâmes un long moment sans parler, puis Mario me demanda ce qu’il s’était passé. Au lieu de lui répondre, je pris l’enveloppe de ma poche et en sortis son contenu. Je distinguai une écriture tremblante qui recouvrait les pages et commençait par le nom de ma mère. Je compris que cette lettre lui était adressée. En regardant les photographies, je me rendis compte qu’elles ne provenaient pas de l’album photo que mon grand-père m’avait montré. Il y en avait une bonne vingtaine. Je les regardai l’une après l’autre. L’horreur m’envahit doucement. Voyant mon visage blêmir, Mario regarda également les photographies et lui aussi devint pâle comme la mort. Il porta sa main à la croix qu’il portait autour du cou et se signa plusieurs fois… Les photographies représentaient mon grand-père lors de sa vie solitaire. On pouvait voir de manière successive plusieurs silhouettes se rapprocher de plus en plus de lui. Sur la dernière photo, on distinguait parfaitement deux visages juste derrière lui. Et ces visages étaient reconnaissables entre tous. C’était les jumeaux. Leurs yeux semblaient exprimer une terreur sans nom. Leurs bouches étaient ouvertes sur un cri silencieux. En y regardant de plus près, on pouvait voir qu’une autre entité se trouvait derrière eux. La photographie avait été prise dans le petit palier de l’étage. En haut sur la droite, on pouvait voir l’escalier escamotable. A son pied se tenait une ombre noire. De longs bras. De longues jambes. Sa tête paraissait être deux fois plus grosse que la normale. Mais le plus terrifiant était sa face. La photo ne montrait que le bas de son visage mais ce que l’on y apercevait était terrifiant. Une énorme gueule se détachait de ce faciès rugueux comme le cuir. Sa bouche semblait étirée de manière grotesque et révélait une rangée de dents acérées et pointues. Mario me demanda ce que tout cela voulait dire. Ne sachant que lui répondre, je lui racontai… l’histoire que mon grand-père m’avait contée la veille. Il m’écouta attentivement sans m’interrompre une seule fois. Quand j’eus fini, il resta silencieux un moment, semblant réfléchir.

Il se leva et se dirigea vers la maison de son grand-père. Je l’attendis un moment et le vis revenir avec un petit papier à la main. Inscrit d’une écriture bien nette, se trouvait un numéro de téléphone. Je le regardais un instant sans savoir quoi dire et il me précisa que c’était le numéro de téléphone du Père Rosso. Je ne veux pas t’effrayer mec, me dit-il, mais ce qui se passe chez vous n’est pas normal. C’est maléfique. Ce qui vit chez vous n’est pas humain et je pense que cette chose est dangereuse. On devrait aller voir le Père Rosso et lui montrer les photos. Je le regardais, les yeux pleins de détresse et glissai le morceau de papier dans ma poche, sans rien ajouter. Une ambulance arriva devant chez nous et je vis quatre brancardiers monter avec une civière. Je me levai et me rapprochai de la porte d’entrée. Quelques minutes plus tard, ils descendirent avec le corps de mon Nonno. Au moment de le charger dans l’ambulance, le bras de mon grand-père glissa de la couverture qui le recouvrait. Je m’approchai pour la remettre avant qu’un des ambulanciers ne puisse réagir et arrachai le chapelet qui se trouvait encore dans sa main. J’eus du mal à le détacher et remarquai alors que la croix semblait coller à sa main et avait laissé une trace de brûlure sur sa paume. Je regardais cette marque, troublé, mais avant d’avoir le temps d’interpréter ce que je voyais, je sentis qu’on me repoussait gentiment sur le côté. L’ambulancier remit le bras à sa place et la civière entra dans l’ambulance. Trois d’entre eux se mirent à l’arrière et le quatrième s’installa au volant. Quelques instants plus tard, le véhicule démarra et tourna au coin de la rue, en direction de l’hôpital de La Louvière. Je restai un moment au milieu de la rue et entendis Mario me rejoindre. Cependant, une question me taraudait et je me tournai vers mon ami. Mario, lui dis-je, si mon grand-père vivait seul et qu’il était sur les photos, qui tenait l’appareil ? Mario réfléchit un instant, puis, me regardant d’un air abasourdi, me répondit : Il n’y avait qu’une seule personne qui possédait ce genre d’appareil à l’époque. Et cette personne, c’est mon Nonno ? Nous nous fixâmes un instant sans savoir quoi faire. Soudain, Mario se dirigea vers ma maison. Je le suivis en lui demandant ses intentions. Quoi ? Tu veux aller voir ton grand-père maintenant ? Il s’arrêta net et me dit : Je veux savoir s’il était au courant de tout ça. Car si c’est le cas, il nous met tous en danger ! Je l’arrêtai en l’empoignant par le bras. Il me regarda d’un air surpris. Pas maintenant, lui dis-je. Le moment est mal choisi pour lui mettre ça sous le nez. Mais après l’enterrement, j’aimerais avoir une discussion avec ton grand-père. Mario me regarda droit dans les yeux, soupira et acquiesça. Nous revînmes donc calmement dans la maison et j’allais rejoindre mes parents. Ma mère était effondrée. Elle ne cessait de pleurer et de prononcer le nom de son père d’une voix brisée. Herminia la tenait dans ses bras et essayait de la calmer de son mieux. Je restais un moment auprès d’elle et quand le calmant finit par faire son effet et qu’elle tomba endormie, je rejoignis mon père. Il parlait avec Vittorio pour l’organisation des obsèques. Je les laissais discuter et allais m’installer à côté de ma mère. Herminia me regardait avec compassion. Elle se leva et vint me serrer contre elle. Je me sentais assommé. J’avais l’impression de ne plus avoir d’air dans les poumons, de me noyer. Après un moment, elle me lâcha et alla rejoindre son mari et mon père. Ne tenant plus en place, je montais les escaliers jusqu’à la chambre de mon grand-père. Quand je pénétrai dans la pièce, un grand froid y régnait. Je n’y avais pas prêté attention lorsque j’étais monté plus tôt. Me rapprochant du lit, je me laissai tomber dessus et regardai autour de moi. Mes yeux tombèrent sur la photo de mon Nonno. -Tu l’as enfin rejoint, dis-je tout haut dans la pièce vide. Vous êtes réunis. Tu me manques déjà tellement, Nonno. Les larmes se mirent à couler, silencieuses, sur mon visage. Je restai encore un moment quand j’entendis soudain ces maudits grattements. Sans réfléchir, je me levai, soudain empli de colère et hurlai :

-Vous êtes contents ? Vous avez fini par l’avoir ? C’est ce que vous vouliez ? Bande d’ordures ! Pourquoi ? Pourquoi ? C’était votre père !

Je finis par me calmer et tendis l’oreille. Aucune réponse. Je décidai donc de descendre. Arrivant sur le seuil de la chambre, j’entendis comme un ricanement rauque. Je me retournai et crus voir dans un coin reculé de la pièce une sorte d’ombre allongée. Je m’essuyai les yeux pour mieux voir mais quand je regardai de nouveau, elle avait disparu. Cependant, une drôle d’odeur emplit la pièce. Une odeur pestilentielle. Une nuée de mouches. Mes yeux qui se mettent à brûler. Je commençai à suffoquer. Pris de panique, je cherchai la poignée à tâtons et finis par sortir de la chambre en refermant la porte derrière moi. Je restai un moment cloué sur place et j’entendis encore les grattements, mais cette fois, ils paraissaient plus forts, comme des griffes qui se déplaçaient sur le plancher. Des pas lourds se faisaient entendre. Ils se dirigeaient vers la porte. Terrorisé, je descendis l’escalier et me précipitai dans le salon. Ma mère était toujours endormie. Je tendis l’oreille, m’attendant à entendre des pas descendre les marches, mais cela ne se produisit pas. Je voulais aller tout raconter à mon père – il était toujours en conversation avec Vittorio – mais je n’en fis rien. En m’asseyant, je ressentis une brûlure dans la main. J’ouvris celle-ci et remarquai que je serrais toujours la croix du chapelet de mon Nonno. Je la pris de l’autre main et sifflai quand celle-ci se détacha difficilement de ma peau. Je regardai ma paume avec stupéfaction. La croix y avait l’air incrustée. Exactement comme mon grand-père. Je ne comprenais pas ce que tout cela voulait dire. Je remis le chapelet dans ma poche et allai passer ma main sous l’eau dans la salle de douche. En regardant dans le miroir, je m’aperçus que je n’étais pas seul. Derrière moi se tenaient deux silhouettes sombres. Deux silhouettes identiques. Elles m’observaient sans bouger, cependant leurs visages étaient toujours tendus sur ce cri silencieux, comme s’ils me demandaient de l’aide. Pris de panique, je fermai les yeux en répétant sans cesse : Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Laissez-moi ! Laissez-nous tranquille ! Un vent glacial sembla me traverser puis tout redevint calme.

J’ouvris les yeux avec précaution, mais il n’y avait plus personne. Les larmes me montèrent aux yeux, je me sentais abandonné. Je courus rejoindre mon père dehors et me blottis contre lui sur le banc de pierre. Mon père me prit dans ses bras sans un mot. Je levais les yeux vers lui et il me sourit tristement. Nous restâmes ainsi un moment puis nous rentrâmes dans le salon. Ma mère dormait toujours, elle ne se réveillerait pas avant le lendemain. Mon père alla chercher le matelas gonflable dans la pièce de devant et l’installa dans le salon. Je me glissais dans l’autre canapé. Hors de question que je remonte à l’étage. Il ne me força pas à monter dans ma chambre. Il se coucha et me dit de dormir un peu. Demain serait une longue journée. J’aurais voulu lui raconter ce qui s’était passé, mais je gardais le silence. J’avais l’impression que c’était à moi de régler ce problème. Après tout, j’étais le seul à voir cette chose depuis que mon grand-père était mort. Je ne voulais pas leur faire plus de peine alors que ma mère venait de perdre son père. Je lui souhaitais bonne nuit et je fermais les yeux. Le sommeil m’emporta aussitôt. J’étais épuisé par cette soirée cauchemardesque. Le lendemain, je me réveillais avec un goût de cendre dans la bouche. Je sortis du canapé sans faire de bruit pour ne pas réveiller mes parents. En passant devant la salle de douche, je jetais un coup d’œil à l’intérieur. Rien d’anormal, apparemment. Je décidais de me laver. Je montais les escaliers pour aller chercher des vêtements propres et je m’arrêtais devant la porte de la chambre de mon grand-père. Je tendis l’oreille mais n’entendis rien. J’étais nerveux mais je continuais vers ma chambre. Dès que j’entrais, je sentis que quelque chose n’allait pas. La pièce était plongée dans l’obscurité et l’air était glacial. Je me précipitais vers mon bureau, cherchant à tâtons mes vêtements, quand un étau invisible se referma sur ma poitrine et me coupa le souffle. Ma tête tournoyait, je vacillais sur mes jambes. Un bruit grinçant me fit sursauter. En panique, je balayais la pièce du regard et découvris avec horreur que la porte du placard s’était ouverte. Je m’approchais prudemment, le cœur battant, et heurtais du pied un objet dur. Je me baissais pour le ramasser et mon sang se glaça. C’était un morceau du crucifix que mon grand-père m’avait donné. Je restais pétrifié. Mes jambes flageolaient et je reculais du placard. Quand je touchais le dossier de ma chaise de bureau, la porte du placard claqua brutalement. Un souffle fétide emplit ma chambre, comme si un cadavre en décomposition s’y cachait. Soudain, je ne fus plus seul dans la pièce. Je sentis une présence maléfique derrière moi. Paralysé par la peur, je hurlais : Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ? Laissez-moi tranquille ! Le silence retomba et rien ne bougea plus. J’attendais une nouvelle attaque mais rien ne vint. Tremblant comme une feuille, je saisis une pile de vêtements sur mon lit et dévalais l’échelle.

Mon cœur battait la chamade. Je courus jusqu’au seuil de l’escalier et me retournais malgré moi. Ce que je vis à cet instant me terrifia au-delà de toute mesure. Mon esprit n’arrivait pas à concevoir ce que mes yeux me montraient. Une entité monstrueuse, d’une taille impressionnante se tenait au pied de l’échelle. Elle était si noire que la lumière ne filtrait pas au travers. Elle avait un corps maigre muni de bras d’une longueur inhumaine et ses mains étaient terminées par de grandes griffes acérées. Mais le plus terrifiant était son absence de traits. Là où il y aurait dû avoir des yeux et un nez se trouvaient une sorte de membrane épaisse comme du cuir. La chair semblait pulser. Seule une énorme gueule pleine de dents effilées se détachait sur cet horrible masque de chair. La chose me fixait sans bouger et semblait me toiser en émettant des grognements sourds. Avant même que je puisse faire le moindre mouvement, je vis sa bouche s’agrandir et elle murmura mon nom. Lorsqu’elle prononça ce simple mot, je vis que l’intérieur de sa bouche était rempli d’yeux de couleur vert jaunâtre et dont la pupille évoquait celle des reptiles qui me regardaient avec avidité. C’en était trop. Je me mis à hurler si fort que mes poumons étaient en feu. J’étais collé contre le mur du couloir mais mes jambes ne voulaient pas bouger. Je la vis tendre les bras vers moi et le noir m’envahit.

Un bruit de pas précipité me ramena à la réalité. J’étais allongé dans le couloir, mes vêtements éparpillés autour de moi. Je me redressais doucement et vit le visage de mon père au bas des marches. Il se précipita sur moi et m’aida à me relever. J’étais complètement assommé. Quand il me demanda pourquoi j’avais crié, mon regard se tourna instinctivement vers l’échelle et la terreur m’assaillit de nouveau. Mes jambes patinaient pour essayer de m’éloigner de l’échelle. Je n’arrivais pas à prononcer le moindre mot. Je ne pus que me relever et entraîner mon père vers les escaliers tout en regardant derrière lui à chaque marche. Mon père m’assaillait de questions mais je me contentais de descendre le plus vite possible, voulant mettre le plus de distance possible entre cette horrible entité et moi. Arrivé dans le salon, j’allais m’asseoir sur le canapé, mon père toujours sur les talons. Il me regarda avec inquiétude et m’invita à m’expliquer. Je jetais un œil sur ma mère mais les calmants devaient être forts car elle ne s’était pas réveillée. J’entraînais mon père vers la cuisine et décidais de lui raconter ce que j’avais découvert jusque là. Je lui résumais l’histoire de mon grand-père, lui montrais les photos et lui décris tous les événements étranges que j’avais vécu dans ma chambre. Je terminais par l’apparition de l’entité et lui révélais qu’elle avait prononcé mon nom. Mon père prit le temps de regarder les photographies et je voyais bien qu’il était mal à l’aise. Il se mit à faire les cents pas. Je commençais à me calmer un peu quand j’entendis ma mère nous appeler du salon. Mon père me regarda et me demanda de garder cela pour nous. J’allais le contredire mais il me promit que nous nous occuperions de tout cela après les funérailles. Avant qu’il ne rejoigne ma mère, il se tourna sur moi et me dit : Je te crois, Michaël. Depuis que nous sommes arrivés dans cette maison, j’ai toujours eu cette sensation que quelque chose ne tournait pas rond. Je ne suis pas aussi insensible qu’on pourrait le croire. Mais tu sais que j’ai toujours essayé de rationaliser. Cependant, il se passe des choses incompréhensibles dans cette maison. Et avec ce que tu viens de me raconter, le doute n’a plus sa place. Ne t’inquiète pas, Champion. Nous allons trouver une solution. Nous irons voir ce prêtre et voir s’il peut nous aider. Mais pour l’instant, nous devons nous occuper de ton Nonno. Et à partir d’aujourd’hui, tu dormiras au salon jusqu’à ce que cette histoire soit réglée. Je me sentis un peu mieux, un peu moins seul. J’avais cru pouvoir gérer cette situation comme un homme mais j’étais encore jeune. Et savoir que mon père me croyait et me soutenait fut un énorme soulagement. Je n’étais plus seul pour affronter cette horrible chose. J’allais donc prendre ma douche et m’habiller. En sortant de la douche, la buée recouvrait tout. J’allais frotter le miroir avec ma serviette quand je remarquais des lignes se former sur celui-ci. En me reprochant pour lire, je déchiffrais « Aiutaci ». De toute évidence c’était de l’italien. Mais bien que ma mère soit italienne, elle ne me l’avait jamais enseigné. Malgré ma stupéfaction devant ce phénomène, je me précipitais dans la cuisine à la recherche de mon GSM pour prendre une photo du miroir et réussis à l’avoir. Les lettres commençaient à s’estomper mais on y voyait encore l’inscription. Je lançais la traduction et fut sous le choc quand je vis ce que cela voulait dire. « Aide-nous ». Je ne sus comment réagir et me contentais de répondre à voix haute : Comment ? Mais je n’obtins aucune réponse. Le miroir était maintenant sec et rien d’autre ne vint s’y inscrire. Je décidais de garder cela pour moi et m’habillais. J’allais rejoindre mes parents. Mon père essayait d’obliger ma mère à avaler quelque chose mais elle refusait. Elle se contenta de boire une tasse de café et mon père cessa d’insister. Je m’installais à côté d’elle et lui pris la main. Elle la serra sans me regarder. J’avais mal de la voir souffrir.

Je restais ainsi près d’elle et quand il fut temps de se rendre au funérarium, je l’aidais de mon mieux, la soutenant, la gardant dans mes bras pendant que mon père parlait au personnel des pompes funèbres. Quand nous arrivâmes au choix du cercueil, mon père se tourna vers ma mère mais celle-ci secoua la tête. Elle n’était pas en état de s’occuper de ça. Mon père paraissait désemparé. Je décidais donc de la ramener dans la voiture et de laisser mon père gérer les dernières obligations. Il saurait se débrouiller. J’installais ma mère à l’arrière et m’assis à ses côtés. Elle ne pleurait plus mais son regard était cerné et elle regardait le vide. Je me souviens soudain de la lettre que mon grand-père avait laissée à son attention. J’y songeais un moment mais décidais de ne pas lui transmettre avant de l’avoir lue au préalable. Je ne savais pas quel effet aurait cette missive où si elle contenait quoi que ce soit sur les événements qui perturbaient notre quotidien. Je me contentais donc de lui tenir la main. Un peu plus d’une demi-heure s’écoula avant que je ne vois mon père sortir de l’établissement. Il s’installa au volant, nous regarda par le rétroviseur et démarra la voiture sans dire un mot. Nous rentrâmes à la maison et mon père alla installer ma mère dans le canapé. Elle paraissait dans un état second. Je commençais à m’inquiéter pour elle. Habiter ici avec cette menace dans nos murs n’allait pas arranger les affaires. Pourtant, il fallait que ma mère soit au courant. Dans son état, elle était une cible de choix en cas d’attaque de la présence diabolique. Du moins, c’est ce que je pensais. Ayant lu quelques articles sur des phénomènes paranormaux, je savais que les personnes fragiles étaient des cibles de choix. Quelques instants plus tard, on frappa à la porte. Mon père était au téléphone avec l’hôpital pour savoir quand les pompes funèbres pourraient récupérer la dépouille de mon grand-père. J’allais donc ouvrir et tombais sur Mario. Il me salua et s’excusa de me déranger dans un moment pareil mais il avait quelque chose à me montrer. Je m’écartais pour le laisser entrer mais il refusa. Il avait l’air terrifié et ne cessait de regarder les fenêtres de l’étage. Il me proposa de le rejoindre chez lui dans la soirée. J’acceptais et il repartit vers sa maison. Je refermais la porte et rejoignis mes parents dans le salon. Mon père préparait le repas. Ma mère était partie s’allonger dans leur chambre. Nous étions donc seuls et je demandais à mon père ce qu’il avait l’intention de faire. Il me répondit qu’il ne savait pas encore. Je profitais de ce moment pour lui parler de la lettre que mon grand-père avait laissé à sa fille. Intrigué, il me demanda de la lui apporter. J’allais dans la salle de douche pour la récupérer dans la poche de mon pantalon. Je regardais le miroir mais aucun autre message ne m’attendait. Je revins avec l’enveloppe et lui tendit la lettre. Mon père s’installa à la table et se mit à lire.

Quand il eut fini, je la pris et constatais que c’était une lettre d’adieux. Mon grand-père lui demandait pardon pour ses frères qu’il n’avait pas pu aider et pour la mort de sa femme mais ne mentionnait aucun des événements qui avaient conduit les jumeaux à leur mort, ni même les vraies raisons de la mort de sa femme. Il lui disait qu’il l’aimerait toujours et qu’elle ne devait pas s’en vouloir. Que les vingt années passées à nos côtés avaient été un pur bonheur et qu’il serait toujours là pour elle. En regardant la lettre, je remarquais que la date inscrite au-dessus datait de seulement quelques jours avant que mon grand-père ne me raconte son histoire. Je mis la lettre de côté et montrais les photographies à mon père. Il les prit et les fit défiler. À mesure qu’il passait de l’une à l’autre, son visage affichait des expressions de plus en plus sinistres. Il me demanda s’il y en avait d’autres et je lui parlais de l’album. Je montais doucement les marches pour me rendre dans ma chambre. En passant devant la chambre de mes parents, j’entrouvris la porte et constatais que ma mère dormait. Je refermais doucement pour ne pas la réveiller et montais l’échelle. Tout semblait calme et j’en profitais pour filer vers mon bureau où l’album était posé. Je jetais un coup d’œil sur une caisse que je n’avais pas encore déballée et qui contenait mon ordinateur de bureau. Je décidais de le placer dès que j’aurais montré l’album à mon père. Il serait sûrement utile si je devais faire des recherches sur la manière de nous sortir de cet enfer. Je redescendis doucement et me réinstallais à table. J’ouvris l’album et le montrais à mon père. Comme moi, il détailla chaque photo, en observant bien celle des jumeaux. La dernière photographie le fit sourire. Ma photo de moi étant bébé. Je lui demandais son avis et il me dit qu’effectivement, tout cela était troublant. Mise à part la première photographie, mon grand-père n’apparaissait sur aucune autre. Je n’avais pas fait le rapprochement. Encore une fois, qui se trouvait derrière l’appareil ? Le téléphone de mon père se mit à sonner et nous fit sursauter. Mon père décrocha. C’était l’hôpital. Il nous informait que la dépouille de mon grand-père était en route pour le funérarium. Mon père les remercia et raccrocha. Je le regardais soupirer. Il va falloir aller réveiller ta mère, me dit-il. Nous devons aller organiser la veillée funèbre. Je montais donc les escaliers et allais rejoindre ma mère dans sa chambre. Je passais d’abord par la chambre de mon Nonno. Quand je pénétrais dans la pièce, je vis avec consternation qu’un désordre sans nom régnait dans la pièce. Les vêtements de la penderie de mon grand-père étaient éparpillés à même le sol, ses livres personnels étaient tombés des étagères et même la couverture que ma mère lui avait tricotée pour les froides nuits d’hiver avait été projetée au-dessus d’un lampadaire. Cela me mit en colère. Mais le temps me manquait. Donc, je remis de l’ordre dans la pièce pour ne pas inquiéter ma mère et refermais doucement la porte.

J’étais sur le point de la rejoindre quand j’entendis des grattements dans la chambre. Je n’y fis pas attention et ouvris la porte. Elle dormait encore, sous l’effet des calmants qu’elle avait pris. Je la secouai doucement et elle ouvrit les yeux péniblement. Je lui annonçai le coup de fil de l’hôpital et elle me dit de descendre, qu’elle nous rejoindrait. Je lui proposai mon aide mais elle refusa d’un signe de tête. Je la laissai donc se préparer à son rythme et descendis retrouver mon père dans le salon. Il portait son costume le plus sombre et me tendit le mien. Je me rendis à la salle de douche pour me changer. Alors que je boutonnais ma chemise, mes yeux furent attirés par le miroir. J’avais cru voir un mouvement. Je m’approchai et crûs entendre des grattements venant de l’autre côté de la glace. Je me rapprochai encore, jusqu’à ce que mon nez frôle presque le miroir quand je vis quelque chose qui me glaça le sang. Le rideau de douche était éclairé par la lumière venant de la petite fenêtre de la salle de bain. Là où il n’y aurait dû avoir que le reflet du pommeau, se tenaient deux silhouettes immobiles. Mes cheveux se hérissèrent sur ma tête et ma gorge se serra. La panique envahit tout mon corps. Je me retournai lentement vers la cabine de douche. Les silhouettes étaient toujours là. J’avançai lentement la main vers le rideau, la sueur perlant sur mon front. Mon cœur battait à tout rompre. Je respirais fort. Ma main atteignit le rideau et je décidai de l’écarter d’un geste brusque. Je tremblais de peur, prêt à m’enfuir, mais la cabine était vide. J’essayai vainement de reprendre mes esprits en inspectant la petite cabine mais il n’y avait aucun recoin où quelqu’un ou quelque chose aurait pu se cacher. Je refermai donc le rideau et me tournai vers le reste de ma tenue. J’attrapai mon pantalon et ma veste et les enfilai rapidement. Mon cœur palpitait. Je pris ma cravate et me rapprochai prudemment du miroir pour faire mon nœud. J’avais presque terminé quand j’entendis des petits coups frappés derrière le miroir. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Non ! Pas encore ! Je restai figé et, sous mes yeux ébahis, je vis encore des mots s’inscrire sur la vitre. J’entendais ce bruit irritant que fait quelqu’un quand il passe ses doigts sur une vitre humide. Mais cette fois, le message était différent : « Per favore, liberaci ! » Je tremblais de terreur. Les mots s’effacèrent progressivement, comme la première fois, mais j’entendis encore ce genre de petits coups comme quand quelqu’un tape contre une vitre pour attirer votre attention. Je me ressaisis du mieux que je pus et attendis de voir si une autre manifestation allait se produire. Plusieurs minutes s’écoulèrent et je m’apprêtai à sortir de la pièce quand j’entendis prononcer mon nom. Je me figeai, la main sur la poignée. Me retournant doucement, ce que j’aperçus dans le miroir me fit l’effet d’une douche glacée pendant un jour de canicule. Derrière la vitre, le visage des jumeaux me regardait et semblait implorer mon aide. Mais le pire était cette espèce de chaîne qui semblait attachée à un anneau greffé sur leur poitrine. Je ne savais pas quoi faire, ni qu’en penser. Qu’était donc cette chaîne ? Était-ce une sorte de punition? Ou bien étaient-ils prisonniers ? Dans ce cas, par qui ? Ou par quoi ? Plongé dans mes pensées et le regard toujours fixé sur le miroir, je sursautai quand on frappa à la porte.

Mon père passa la tête et me demanda si j’étais prêt. Je me tournai vers le miroir mais les jumeaux avaient disparu. Je sortis sans rien dire. J’étais encore sous le choc de cette apparition. Ma mère était assise sur le canapé, vêtue d’une robe noire et d’un petit chapeau orné d’un voile noir. Je ne l’avais jamais vue porter ce genre de tenue et cela me fit un choc. Elle semblait avoir vieilli de vingt ans en quelques heures. Je m’approchai d’elle et pris ses mains dans les miennes. Elle me sourit faiblement et me dit que j’étais très beau dans mon costume. Je lui rendis son sourire et l’aidai à se lever. Elle était maigre et son visage était crispé. Nous quittâmes la maison et nous dirigeâmes vers la voiture. Nous rejoignîmes le funérarium. A notre arrivée, deux employés accueillaient déjà les gens qui affluaient. Cette pensée me réconforta. Mon grand-père avait été très aimé par sa communauté. De nouveau, mon cœur se serra à l’idée que je ne le reverrais plus jamais. Nous sortîmes de la voiture et allâmes rejoindre mon Nonno.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 4

 

La veillée dura trois jours. Les amis de mon grand-père défilèrent devant sa dépouille pour lui rendre hommage et lui dire adieu. Le troisième jour, je vis arriver un homme que je n’avais jamais rencontré de ma vie mais qui pourtant me semblait familier. Sans saluer personne, il se dirigea directement vers le cercueil. Il avait l’air dévasté et regardait mon Nonno avec une expression de profonde douleur. Je me rapprochai de mon père et lui demandai de qui il s’agissait. Mon père le regarda un instant et me répondit que c’était mon oncle Filipe. En l’observant de plus près, je reconnus le jeune homme qui se trouvait sur les photos de l’album de mon grand-père. Il avait vieilli et grossi mais c’était bien lui. Il dut sentir mon regard sur lui car il se retourna et me fixa avec insistance. Il se pencha sur son père et l’embrassa sur le front puis me rejoignit. Tu dois être Michaël, me dit-il en me tendant la main. Je la lui serrai et acquiesçai. Tu as bien grandi, me dit-il. Tu ressembles tellement à… Il laissa sa phrase en suspens et secoua la tête comme s’il voulait chasser une pensée. Sans rien ajouter, il se dirigea vers ma mère et la serra dans ses bras. Mon père vint me rejoindre et m’informa que c’était lui qui avait prévenu mon oncle de la mort de son père. Il l’avait retrouvé grâce aux réseaux sociaux et lui avait laissé un message avec l’adresse du funérarium et la date de l’enterrement. Il n’avait obtenu aucune réponse de sa part et fut donc surpris quand il l’avait vu arriver. Mon père me proposa d’aller boire quelque chose et alla rejoindre ma mère. Celle-ci était en pleine discussion avec son frère et semblait agacée. Je décidai de sortir prendre l’air. Quelques instants plus tard, je vis Mario, Massimo, Lukas et Pietro arriver devant l’établissement. Ils me virent et me rejoignirent. Salut Michaël, me dit Massimo. Je suis vraiment désolé pour ton Nonno. C’était un homme bon. Je le remerciai et nous restâmes ainsi quelques instants sans rien dire. Mes épaules se mirent à trembler et mon visage se crispa. Mario s’approcha et me serra contre lui. Je me laissai aller contre mon ami et me mis à pleurer à gros sanglots. La crise passée, je me redressai et m’excusai auprès des autres. Mario secoua la tête et me dit : T’excuse pas, mec. C’est normal. Si tu as besoin de quoi que ce soit, on est là. Ça sert à ça les amis. Je fus touché. On ne se connaissait que depuis quelques mois et ils me considéraient comme de la famille. C’est donc entouré de mes amis que je rejoignis mes parents. Ils allèrent se recueillir autour du cercueil, y restèrent un moment et vinrent me rejoindre devant le buffet. Voilà bien une tradition que je n’arrivais pas à comprendre. Comment pouvait-on manger dans un moment pareil ? Je restai donc avec mes amis pendant que mes parents serraient les mains des personnes venues rendre hommage à mon grand-père. La matinée passée, nous nous dirigeâmes vers l’église et c’est le cœur serré que j’écoutai chaque personne dire un mot pour mon Nonno. Je n’avais préparé aucun discours et je ne pus que balbutier un faible adieu, la gorge nouée par le chagrin. La cérémonie terminée, nous regagnâmes nos voitures et suivîmes le cortège jusqu’au petit cimetière de notre village. Le père Rosso entama son discours mais je ne l’écoutai qu’à moitié, ne pouvant détacher les yeux du cercueil. Quand ce fut terminé, je pris une poignée de terre dans ma main et, comme le veut la tradition, la jetai sur le cercueil. Les yeux remplis de larmes, je m’éloignai pour respirer un peu. Mes parents restèrent encore un moment puis remontèrent lentement l’allée jusqu’à leur voiture personnelle. Je m’étais installé sur un banc, un peu en retrait et laissai tomber mon regard sur les stèles posées devant moi. J’y déchiffrai les noms inscrits dessus et mon cœur se glaça. C’était les tombes de mes oncles décédés. Le souvenir de leurs visages suppliants me revint en mémoire.

Avant même que je ne réagisse, mon oncle Filipe se dirigea vers moi et me demanda d’aller rejoindre mes parents. Je me levai donc et montai dans la voiture sans rien dire. De la vitre de la voiture, je l’observai un moment. Il regardait les tombes de ses frères et son regard était sombre. Mon père démarra la voiture et je le perdis de vue. De retour à la maison, ma mère monta directement dans sa chambre et mon père s’affala dans le canapé. Il avait les traits tirés et semblait épuisé. Je m’installai à ses côtés. J’allais lui demander comment il allait quand soudain, des cris horribles se firent entendre à l’étage. Mon père et moi bondîmes dans les escaliers et pénétrâmes en trombe dans la chambre parentale. Ma mère était prostrée dans un coin de la chambre et montrait de la main le miroir de sa commode. Nous nous retournâmes et mon cœur se bloqua sous le coup de l’effroi. Une apparition innommable apparaissait derrière la glace. Comme coincé derrière la vitre, les mains posées à la surface, mon grand-père nous regardait d’un air horrifié. Ses yeux étaient écarquillés par la terreur. Sa bouche remuait mais aucun son n’en sortait. Je vis soudain une griffe apparaître derrière lui et mon pauvre Nonno fut entraîné dans les ténèbres. Ma mère se mit à hurler. Je me jetai sur le miroir en hurlant le nom de mon grand-père mais je ne vis plus rien, si ce n’était le reflet de la chambre derrière moi. Je me tournai vers mes parents, ne sachant que faire de plus. Ils avaient l’air aussi hallucinés et impuissants que moi. Nous attendîmes un moment mais rien d’autre ne se produisit. Mes parents descendirent au salon, ma mère tremblant de tous ses membres. Je les suivis et décidai de tout raconter à ma mère. Il était temps de la mettre au courant. Mais je décidai d’abord d’aller voir Mario pour savoir de quoi il voulait me parler. J’informai donc mon père et, sans lui laisser le temps de me répondre, me dirigeai vers le fond de la rue. Mario m’attendait dans le jardin, assis sur le banc. Il était seul. Il portait toujours son costume et fumait une cigarette. A mon approche, il s’apprêtait à la jeter mais se ravisa quand il vit que ce n’était que moi. J’allai m’installer à côté de lui. Il se retourna vers moi, vit ma mine effarée mais ne dit rien. Il se leva et me demanda de l’attendre. Il pénétra dans la maison et sortit quelques minutes plus tard, tenant dans ses mains une pochette. Il me la tendit sans rien dire. Je regardai à l’intérieur et vis qu’elle contenait des photographies et plusieurs carnets. Je regardai Mario et il m’expliqua qu’il avait trouvé toutes ces choses dans un tiroir dissimulé sous le bureau de son grand-père. Il commençait à rafraîchir et il dut remarquer que je n’allais vraiment pas bien car il me proposa d’aller dans sa chambre. Je le suivis en fourrant la pochette sous ma veste et le suivis à l’intérieur. La maison était vide. Ses parents et son frère étaient partis manger chez leurs cousins. Mario avait prétexté des devoirs à terminer dans l’espoir de me croiser. C’était une charmante demeure. Le séjour était lumineux et on y ressentait une impression de bien-être en y pénétrant. Je suivis Mario à l’étage et il m’ouvrit la porte de sa chambre. Je constatai avec humour que son père avait eu raison en me disant que son fils préférait les jeux vidéo. Sous un lit en mezzanine se trouvait tout l’attirail d’un joueur professionnel. Quatre écrans superposés deux par deux trônaient au-dessus de son bureau. Une barre son dominait en dessous. Son clavier émettait des lumières rouges, vertes et bleues. Sur le siège traînait un casque équipé d’un micro. Il avait une collection impressionnante de jeux sur ses étagères. Il dut voir mon expression car il sourit et haussa les épaules, l’air de dire « chacun son truc ». Deux poufs étaient disposés au milieu de la pièce. Je m’installai et regardai les posters qui garnissaient les murs. C’était surtout des affiches de jeux.

L’une d’entre elles représentait le célèbre Sonic, ce hérisson bleu qui courait à la vitesse de l’éclair. Mario s’installa dans l’autre pouf et je déposai la pochette sur la petite table basse qui se trouvait entre nous. Je sortis un à un les petits carnets qu’elle contenait et entrepris de regarder d’abord les photographies. Toutes représentaient la maison de mon grand-père. Elles portaient des dates qui correspondaient aux dates indiquées sur les différents carnets. J’entrepris de les ranger dans l’ordre, de la plus ancienne à la plus récente et ouvris le premier carnet. Mario me précisa qu’il ne les avait pas encore lus mais y avait reconnu l’écriture de son grand-père. La première page contenait les noms des locataires. Vittorio s’en était servi à la base pour noter le paiement des loyers suivis des dates de versements. En tournant les pages, je vis que suivant les dates de paiements, de petits commentaires y étaient griffonnés, indiquant des incidents inexpliqués vécus par les locataires. Il avait fait la liste des phénomènes que subissaient ces pauvres gens. Il y avait d’abord eu des plaintes pour des bruits de grattements qui avaient été interprétés par la possible présence de rongeurs. Ensuite, ces gens s’étaient plaints de portes qui claquaient seules, de bruits de pas sur les planchers des chambres, de mauvaises odeurs et d’objets qui se déplaçaient seuls. Bien sûr, tout n’arrivait pas en même temps, mais plutôt allant crescendo au fur et à mesure de l’occupation des lieux. A chaque fois, la famille avait fini par partir en laissant parfois toutes leurs affaires sur place. Une autre famille avait même signalé l’apparition de griffures sur les murs et des sons interprétés comme des grognements de bête sauvage. Les autres carnets étaient identiques. Nouveaux locataires, mêmes soucis. La maison n’était jamais habitée plus d’une année. Je passais les carnets à Mario au fur et à mesure que je les terminais et je vis qu’il avait l’air surpris par ces témoignages. Je regardai les photos une à une avec plus d’attention. Elles représentaient la maison après le départ de ses occupants. Sur plusieurs d’entre elles, on pouvait voir des murs couverts de griffures, des ombres semblant voyager devant les fenêtres et sur d’autres, on pouvait discerner une énorme ombre longiligne à la tête déformée et aux bras extrêmement allongés, finis par des griffes. Je regardai Mario, attendant une explication. Il regardait les photos et semblait terrifié. Il leva les yeux vers moi et me promit qu’il n’était pas au courant de ce qu’il se passait dans la maison. Il savait juste que son grand-père s’occupait d’encaisser les loyers qu’il envoyait sur le compte de mon grand-père et avait remarqué que les locataires ne restaient jamais longtemps mais il n’avait jamais eu d’explications sur la raison de leur départ. Il avait mis cela sur le compte de l’état de délabrement de la maison. Je le crus immédiatement. Il était tellement secoué par ce qu’il venait de découvrir que je ne doutais pas un seul instant de son honnêteté. Il me demanda ce que j’allais faire de tout cela. Je lui répondis qu’il était temps d’avoir une sérieuse conversation avec son grand-père. Il se prit la tête dans les mains et soupira. Puis, il se leva et m’invita à descendre au salon. Là, nous attendîmes le retour de sa famille.

A leur arrivée, Mario demanda à son père de nous rejoindre dans sa chambre. Salvatore nous suivit donc et Mario lui montra les carnets et les photographies et je lui racontai les événements depuis le début de notre arrivée dans la maison. Son visage passa par toutes les couleurs et à la fin, il était livide. Je lui demandai s’il était au courant des manifestations. Il me répondit qu’il avait remarqué certaines étrangetés du temps où lui et son frère rendaient visite aux jumeaux et à Filipe mais que depuis leur mort, il n’avait plus jamais mis les pieds dans la maison. Pas depuis qu’il nous avait aidé à emménager. Je lui rappelai son air inquiet à la vue du placard. Il me dit qu’il était désolé de ne pas m’avoir raconté pour Julio mais qu’il pensait que j’étais déjà au courant. Je lui révélai que je ne savais rien, ainsi que ma mère. Salvatore parut abasourdi par la nouvelle. Jamais il n’aurait cru que la famille avait tenu Sylvia à l’écart de la tragédie familiale. Il pensait que ma mère connaissait la vérité sur les circonstances de leur mort et surtout sur les événements étranges qui se passaient sous notre toit. Quand il vit que j’étais sérieux, il décida de se rendre chez son père pour lui demander des explications. Nous le suivîmes et le rattrapâmes au moment où Herminia lui ouvrait la porte. Salvatore demanda à sa mère où se trouvait son père. Elle lui dit qu’il se reposait et qu’elle allait le chercher. Elle nous invita à nous installer dans le salon et nous l’attendîmes. Vittorio nous rejoignit et me regarda en premier. Il me dit qu’il était désolé pour mon grand-père et que j’étais toujours le bienvenu chez lui. Je le remerciai, les yeux baissés. Il se tourna vers son fils et lui demanda la raison de cette visite si tardive. Salvatore ne répondit pas et jeta la pochette comportant les photos et les carnets sur la table. Son père la regarda avec étonnement et la saisit mais dès qu’il l’ouvrit et vit ce qu’elle contenait, son visage blêmit et il se mit à crier : Où as-tu trouvé ça ? Pourquoi as-tu été fouiller dans mon bureau ? Qui t’a dit de te mêler de ça ? Salvatore ne s’attendait pas à ce genre de réaction et lui aussi se mit à crier : Tu savais ! Tu savais ce qu’il se passait dans cette maison ! Pourquoi ne nous as-tu rien dit ? Pourquoi n’as-tu pas prévenu Antonio que les phénomènes continuaient ? Tu lui as fait croire pendant des années que plus rien ne se passait. Alors que tu étais au courant que les locataires partaient effrayés par ce qui se cache dans cette maison ! Explique-toi car maintenant, c’est Sylvia et sa famille qui sont en danger ! La chose qui hante les lieux s’en prend à Michaël ! Et elle ne va pas s’arrêter là, tu le sais ! Alors parle ! Vittorio nous regarda tour à tour et je vis ses épaules se voûter. Il s’installa dans son fauteuil et commença son récit.

 

Le récit de Vittorio

Le jour où Vittorio avait annoncé à Antonio la mort de son fils Julio avait été le plus affreux de sa vie. Il avait vu Salvatore accourir vers lui et son visage était annonciateur de mauvaises nouvelles. Antonio et lui étaient amis depuis plusieurs années et avaient partagé les bons comme les mauvais moments. Mais cette fois, il avait peur de la réaction de son ami. Il avait écouté Salvatore lui raconter les événements et avait préféré l’annoncer lui-même à Antonio. Il n’avait pas parlé de la crise d’hystérie de Julio que lui avait décrite son fils et s’était contenté de lui annoncer que Roberto avait retrouvé son frère pendu dans sa chambre. Antonio avait mal encaissé le coup. Il s’était effondré et Vittorio crut qu’il avait fait une crise cardiaque. Cependant, quelques minutes plus tard, il s’était relevé et s’était dirigé d’un pas décidé vers sa maison. Vittorio l’avait suivi, accompagné de son fils et avait profité du trajet pour demander à Salvatore plus de précisions. Salvatore lui avait alors raconté la venue de Roberto chez eux pour leur demander de l’aide. Il délirait sur une histoire de démon qui incitait son frère au meurtre et avait peur que Julio ne mette fin à ses jours dans le but de les protéger. Antonio lui avait bien confié que depuis que Julio était revenu de l’hôpital, il avait du mal à reconnaître le fils qu’il avait toujours connu. Le gamin avait un comportement étrange et avait commencé à négliger sa toilette pour ensuite refuser de se nourrir. Quand son ami lui en avait parlé, Vittorio avait suggéré de le faire interner mais Antonio avait refusé. Il pensait qu’éloigner de nouveau son fils de la maison lui ferait plus de tort que de bien. Il pensait que, entouré par sa famille, Julio finirait par guérir. Vittorio en doutait mais il avait gardé son opinion pour lui. Après tout, Antonio était son père et il était le mieux placé pour savoir ce qui était bénéfique pour son fils. Salvatore et Sylvio rendaient parfois visite aux jumeaux et lui avaient rapporté certains faits étranges mais Vittorio n’y avait pas accordé trop d’importance. Après un traumatisme aussi sévère que celui que Julio avait subi, il était prévisible que le gamin ne soit plus pareil. Il avait déjà été chanceux d’avoir survécu. Du moins, c’est ce que pensait Vittorio à l’époque. Quand ils arrivèrent devant la maison d’Antonio, la police était déjà là et le corps avait été installé dans un sac mortuaire. Antonio avait voulu s’approcher mais un policier l’en avait dissuadé. Vittorio, aidé de Salvatore, avait retenu Antonio qui s’était mis à hurler avant de s’effondrer de chagrin. Ils l’avaient accompagné auprès de Giulia qui n’était pas en grande forme non plus. Apparemment, elle souffrait de crise de somnambulisme et paraissait parfois dans un autre monde. Elle perdait souvent connaissance sans explication médicale et avait commencé à divaguer depuis un bon moment. Antonio s’était approché de Roberto pour savoir comment cette horrible chose avait pu arriver mais son fils n’avait pas répondu. Il était resté prostré sur lui-même, les bras pendants entre les jambes et semblait être dans un autre monde. Après que la police ait embarqué le corps, Vittorio était resté avec son ami. Antonio n’arrivait pas à accepter la mort de son fils. Il se maudissait pour les mauvaises décisions qu’il avait prises. Il aurait dû faire interner son fils comme le lui avait conseillé Vittorio. Alors, peut-être Julio serait-il encore en vie. Après les funérailles, la famille essaya de reprendre le cours de leur vie. Vittorio leur rendait souvent visite pour s’assurer que son ami ne fasse pas de bêtise, et pour soutenir les deux garçons qui vivaient encore là. Filipe accusait le coup. Il était solide et avait repris le travail dès le lendemain des funérailles. Roberto, par contre, n’allait vraiment pas bien. Vittorio était arrivé un matin et il avait surpris une dispute entre Antonio et son fils.

Roberto essayait de convaincre son père que Julio était toujours dans la maison et qu’il pouvait le voir et l’entendre. Le pauvre garçon avait complètement perdu la raison, se dit Vittorio. Quand Roberto arrêta de s’alimenter, Vittorio conseilla à Antonio de faire interner le gamin avant qu’un autre malheur n’arrive. Cependant, cela n’avait pas suffi car, après seulement quelques mois d’internement, Roberto avait fini par succomber. Le jour où Antonio avait reçu l’appel de l’hôpital psychiatrique où son fils était interné, Vittorio était présent. Le téléphone avait sonné et il avait vu son ami perdre le peu de couleur qu’il avait encore sur le visage. Il avait raccroché sans rien dire, s’était assis à la table et s’était mis à pleurer hystériquement. Vittorio avait alors compris. Il avait accompagné son ami pour récupérer le corps de Roberto. Après ces secondes funérailles, Antonio avait commencé à présenter des signes de démence. Il avait raconté à son ami qu’il avait l’impression que quelque chose se trouvait dans la chambre des jumeaux. Il prétendait qu’il entendait des grattements et des bruits de pas dans la chambre de ses fils. Vittorio fit de son mieux pour le soutenir. Il ne savait pas quoi lui répondre, sinon que tout ce qu’il pensait entendre n’était que la manifestation de son chagrin. Antonio avait acquiescé. Ça devait forcément être ça. La vie avait été injuste avec sa famille. Ses jumeaux avaient eu une fin atroce. Ce genre d’événement aurait rendu fou n’importe quel homme. La vie semblait doucement reprendre son cours quand Antonio subit de nouveau une terrible perte. Sa pauvre Giulia s’était fait renverser par un ivrogne. Là encore, Vittorio était resté près de son ami. Il commençait à avoir peur que celui-ci ne se relève jamais de ces épreuves successives. A croire que cette famille était maudite. Il avait encore aidé son ami pour l’organisation des obsèques et sa femme Herminia lui préparait ses repas et ceux de Filipe. Mais comme l’avait prévu Vittorio, la santé d’Antonio se mit à se dégrader. Filipe avait fini par quitter le domicile, ne supportant plus de vivre dans la maison qui avait vu mourir les siens et Antonio s’était retrouvé seul. Il finit par tomber malade. Il fut hospitalisé pendant quelques mois et quand il revint chez lui, Vittorio lui rendit visite pratiquement tous les jours. C’est à ce moment-là qu’Antonio lui montra la photographie que l’hôpital psychiatrique lui avait remise avec les affaires personnelles de Roberto. Vittorio observa la photo et dut admettre ce qu’il y voyait. Il ne faisait aucun doute que la personne à côté de Roberto n’était autre que son frère Julio. Le gamin disait la vérité. Mais comment cela était-il possible ? Vittorio était catholique, tout comme Antonio. Il ne croyait pas aux histoires de fantômes et aux esprits malfaisants. Mais devant cette photographie, il commença à douter de ses convictions. Comme Antonio continuait à se plaindre des bruits et des grattements qu’il entendait dans sa maison, Vittorio lui avait alors proposé de prendre quelques photos dans l’espoir de pouvoir découvrir l’origine de ces manifestations. Au début, les essais n’étaient pas trop convaincants. L’appareil était vieux et les photos étaient un peu floues. Mais au fur et à mesure que les mois passèrent, Antonio et lui commencèrent à remarquer des ombres derrière son ami. Ils avaient continué et plus ils prenaient de photos, plus ces ombres devenaient nettes. Le jour où la dernière photographie fut prise, Antonio et Vittorio étaient descendus dans la cuisine, le temps que le révélateur fasse son effet. Ce qu’ils virent sur l’image les terrifia. On y voyait distinctement le visage des jumeaux, mais le plus terrifiant était cette entité qui se trouvait juste derrière les frères. Cette chose n’était pas humaine et Vittorio prit peur pour son ami. Il avait alors décidé de contacter Sylvia et l’informa de la santé médiocre de son père. Il fut décidé qu’Antonio irait vivre chez sa fille et que Vittorio s’occuperait de la mise en location de la demeure. Il n’avait évidemment pas parlé des phénomènes à Sylvia. L’aurait-il fait qu’elle l’aurait pris pour un vieux fou. Au fil des ans, il avait donc accueilli de nombreuses familles. Il avait pris la précaution de faire bénir la maison et pensait que tout s’arrêterait. Mais le mal qui sévissait dans cette maison ne s’était pas avoué vaincu. Les phénomènes continuèrent et ne permettaient pas aux locataires d’y rester bien longtemps. Il avait donc commencé à recueillir les témoignages de chaque locataire et avait tenu une sorte de journal de bord sur les phénomènes qui se manifestaient dans la maison. Il s’était rendu plusieurs fois à l’intérieur pour prendre des photos des phénomènes que le locataire lui avait signalés et avait consigné tout ceci dans les carnets. Plus les années avançaient et plus les phénomènes prenaient en proportions. Malgré tout, Vittorio continuait à s’occuper de la maison de son ami. Il ne lui parlait jamais des phénomènes qui continuaient de se manifester dans la maison. Il s’était dit qu’il n’aurait servi à rien d’ajouter toutes ces diableries dans l’esprit déjà assez tourmenté de son ami de toujours. Il se contentait donc d’envoyer les loyers et était heureux de constater qu’Antonio avait retrouvé un peu de joie de vivre auprès de sa fille et son petit-fils. Quand Antonio était revenu, accompagné de sa famille, Vittorio avait été d’abord surpris, puis inquiet. Il n’avait pas pu dormir la nuit avant celle où il était venu accueillir mon grand-père dans son jardin. De plus, il se sentait coupable de lui avoir caché la vérité pendant si longtemps. C’est pourquoi quand Antonio était venu le trouver pour lui raconter ce que Michaël lui avait annoncé à propos des phénomènes dans la chambre des jumeaux, Vittorio n’avait plus eu le choix et lui avait avoué la vérité. Ils étaient partis ensemble chercher de l’aide auprès du Père Rosso mais n’avaient pas obtenu l’aide qu’ils recherchaient. Le père les avait écoutés et sûrement pris pour deux vieux séniles qui avaient peur de leur ombre car il leur assura que les fantômes n’existaient pas dans la Sainte Bible et que les deux hommes devaient se montrer forts et faire confiance à leur foi. Pour lui, les phénomènes cesseraient dès que les deux hommes les ignoreraient. Il avait néanmoins donné un crucifix qu’il avait béni ultérieurement à Antonio et lui avait conseillé de le clouer dans la chambre des jumeaux. Mais ça n’avait pas suffi, apparemment. Antonio avait fini par y passer aussi et Vittorio était désemparé. Il ne savait pas où trouver l’aide dont nous avions, ma famille et moi, tant besoin. A la fin de son récit, il paraissait encore plus malheureux.

Après le récit de Vittorio, nous restâmes un long moment silencieux, chacun de nous essayant tant bien que mal d’assimiler toutes ces informations. Je ne savais pas comment réagir devant ces aveux. J’étais partagé entre la pitié, la colère et l’incompréhension. Salvatore et Mario paraissaient partager le même état d’esprit. Vittorio demeura silencieux. Herminia, qui avait écouté son mari sans l’interrompre prit alors la parole. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? J’aurais pu essayer de vous aider ! Vittorio se tourna vers elle, l’air malheureux. Je voulais vous protéger, ma chérie. Je ne savais pas comment m’y prendre pour résoudre ce mystère. De plus, j’avais peur d’attirer cette chose dans notre maison. Le Père Rosso lui-même n’a pas cru à mon histoire. Alors, à qui nous adresser ? Qui pourrait nous venir en aide ? Salvatore restait silencieux. Il semblait avoir du mal à accepter le fait que son père avait gardé tous ces secrets pour lui aussi longtemps sans même les mettre en garde. Mario proposa alors une idée.

-Je sais que ça va vous paraître bizarre, nous dit-il, et que notre religion n’est pas censée croire à ces choses-là mais il est clair qu’un démon a pris possession des lieux et qu’il continuera à s’acharner sur la famille de Michaël. De nos jours, il existe des associations de chasseurs de fantômes et des gens qui ont des capacités pour purifier et libérer les maisons d’entités malfaisantes. Je pense que nous devrions chercher de ce côté-là. Si l’église traditionnelle ne veut rien faire pour nous, nous n’avons pas d’autre choix.

Salvatore semblait réfléchir à cette option.

-C’est vrai que les temps ont changé, dit-il. Les vieilles traditions ne sont plus satisfaisantes. Il faut trouver quelqu’un qui puisse vous aider. Son air confiant me redonna un peu d’espoir.

Puis, il se leva et me proposa de me raccompagner chez moi. Je pris donc congé de Vittorio et Herminia et promis à Mario de nous retrouver le lendemain à l’école. Il était tard et mes parents devaient commencer à s’inquiéter. Sur le chemin du retour, Salvatore me promit de nous aider à trouver une solution. Il m’avoua qu’il se sentait redevable envers ma famille depuis le terrible accident de Julio et qu’il ne serait pas en paix tant que les choses ne seraient pas revenues à la normale. Je le remerciai et le quittai donc devant la porte de mon domicile. La main sur la poignée, je le regardai regagner sa maison et une pointe de jalousie m’envahit soudain. Il retournait dans son foyer sécurisant, où tout allait bien, ou rien d’anormal ne se passait. Cette sensation d’envie disparut aussi vite qu’elle m’était venue. C’était injuste de penser ainsi. Salvatore n’était pas responsable de nos malheurs. Et, à y réfléchir, Vittorio non plus. Il avait essayé d’aider mon grand-père. Malgré la peur de ce qu’il avait découvert au fur et à mesure de son enquête dans la maison, il avait néanmoins rassemblé le plus de preuves possibles et j’espérais que tout cela suffirait à convaincre quelqu’un de nous aider. Je rentrai donc chez moi et retrouvai mes parents dans le salon.

Mon père ne me posa pas de question. Ma mère semblait abattue. Je regardais mon père et il m’informa qu’il avait mis ma mère au courant de tout. Elle semblait assommée et me demanda si j’avais pu en apprendre plus. Je lui racontais le récit de Vittorio. Mes parents m’écoutèrent avec attention. Je leur parlais de la suggestion de Mario et mes parents trouvèrent que l’idée n’était pas stupide. Mon père avait un pc portable. Il le mit sur la table de la salle à manger et commença à chercher des associations familiarisées avec ce genre de phénomènes. Pendant qu’il cherchait, ma mère me conseilla d’aller me coucher pour ne pas être trop fatigué à l’école. Je l’embrassais et allais m’installer sur le matelas gonflable, laissant les canapés à mes parents. Ce soir-là, je m’endormis, la tête pleine d’images affreuses et fis de nombreux cauchemars. Il ne se passa rien de spécial mais l’atmosphère de la maison semblait s’alourdir d’heure en heure, comme annonciatrice d’un désastre à venir. Le matin, je me réveillai péniblement. J’allai à la salle de douche et me lavai en espérant que cela me réveillerait. Je regardais le miroir. C’était devenu une espèce de rituel. Mais rien n’y était inscrit. Je m’habillai donc et, voyant que mes parents dormaient encore, déjeunai en silence et lançai le percolateur pour préparer le café. Je laissais un mot sur le comptoir de la cuisine et quittai la maison. Mario et la bande m’attendaient à l’arrêt de bus. Quand j’arrivai à leur hauteur, je vis leurs expressions sombres et je sus que Mario en avait parlé à son frère et ses cousins. Après m’avoir raccompagné, son père avait appelé Sylvio et lui avait raconté la situation que ma famille subissait. Ils s’étaient mis d’accord pour nous aider. Je fus soulagé d’apprendre que les autres me croyaient. J’avais peur qu’ils ne me prennent pour un illuminé. Mais ce fut tout le contraire. Ils m’entourèrent de leurs bras protecteurs et me jurèrent de m’aider. La journée à l’école fut un peu pénible. Avec tous ces événements, j’avais complètement oublié de faire mes devoirs et je reçus un avertissement de mes professeurs. Le midi, je ne mangeai presque rien malgré l’insistance de Mario.

-Faut que tu prennes des forces, mec ! me dit-il.

Mais je n’avais pas faim. J’étais épuisé et terrifié depuis trop longtemps. A la fin de la journée, mes amis me raccompagnèrent jusqu’à ma porte d’entrée. Massimo et Lucas regardaient par les fenêtres mais rien ne se manifestait. Je les saluai et rentrai chez moi. Mes parents étaient dans la cuisine. Mon père était au téléphone. Je regardais ma mère et elle m’expliqua qu’il avait trouvé une association du nom de Paranormal Investigations et qu’il avait décidé de les appeler. Après tout, on n’avait plus rien à perdre. Je laissai tomber mon sac au sol et me dirigeai vers le salon. Quand mon père raccrocha, ma mère et moi lui demandâmes ce qu’on lui avait dit. Il nous informa qu’une équipe d’enquêteurs allait venir ce soir. Ils s’installeraient pendant quelques jours pour mener leur enquête et trouver une solution si c’était possible. Ma mère parut soulagée. Elle retourna à la préparation du repas et je me mis à mes devoirs. Mon GSM vibra et je vis que Mario me demandait des nouvelles. Je l’informai de la venue de l’équipe d’investigation et il me répondit que c’était un bon début. Il m’envoya les réponses pour le devoir de math du lendemain et je le remerciai. J’avais somnolé tout le long du cours et n’avais rien compris aux exercices donnés. Mes devoirs terminés, je rangeai le tout dans mon sac et attendis avec mes parents l’arrivée de l’équipe. Une heure plus tard, une camionnette sombre se gara devant la maison. Mon père ouvrit la porte et se retrouva devant quatre hommes portant de nombreuses valises métalliques. Ils entrèrent et se présentèrent chacun à leur tour. Le plus grand s’appelait Marc Dumont. Il nous expliqua qu’il étudiait depuis longtemps les phénomènes paranormaux et qu’il possédait tout un équipement pour pouvoir recueillir des preuves. Il présenta ses partenaires. Il y avait un homme de petite taille, très mince avec de petites lunettes sur le nez. On aurait dit un adolescent. Il se présenta. Jimmy Doret. Il nous annonça qu’il était une sorte de médium. Il pouvait ressentir les énergies d’une maison et pouvait parfois voir des événements du passé. Les deux autres hommes, Antoine et Philippe, étaient des techniciens qui s’occupaient d’installer les caméras et autres gadgets utiles dans leur enquête. Mon père les invita à nous rejoindre dans le salon. Ma mère leur proposa du café et ils acceptèrent. Pendant que ma mère préparait le café, je remarquai que Jimmy ne me quittait pas des yeux. Son regard était si perçant que j’avais l’impression qu’il lisait dans mes pensées. Il me mettait mal à l’aise. Je décidai de l’ignorer et m’installai près de mon père. Tous installés autour de la table, Marc commença à questionner mon père sur la raison de notre appel. Mon père commença par lui parler des bruits de grattements, des portes qui claquaient toutes seules et des ombres qui voyageaient dans la maison. Il lui parla des tragédies familiales et lui fournit ensuite les documents découverts par Mario, ainsi que les photos de l’album de mon grand-père et le résumé de mes expériences dans ma chambre. Marc prenait des notes et se tourna vers moi pour que je lui donne le plus de détails possibles. Cela dura un peu plus d’une heure. Ensuite, Marc demanda à Jimmy de faire le tour de la maison et de lui donner ses impressions. Jimmy se leva et contre toute attente, me demanda de l’accompagner pour que je lui indique les endroits qui, selon moi, étaient les plus actifs. Je regardai mon père, effrayé, mais celui-ci ne s’y opposa pas. Il vit mon malaise et proposa de nous accompagner mais Jimmy lui répondit qu’il devrait plutôt rester avec Marc pour l’aider à analyser les carnets de Vittorio et lui faciliter le travail. Mon père me regarda et je haussai les épaules. Il fallait bien commencer par quelque chose. Je me dirigeai donc vers l’étage et quand nous arrivâmes sur le palier, Jimmy me posa une question qui me hérissa les cheveux.

-Qui sont ces jumeaux qui te suivent partout ? me demanda-t’il. Tu les connais ? Je regardai autour de moi mais je ne vis rien. Jimmy avait son GSM sur lui et me demanda de rester immobile.

Quand il prit la photo, il l’observa un instant et me la montra. Les jumeaux étaient à mes côtés. Ils avaient l’air effrayés et semblaient essayer de communiquer avec moi. Cependant, je ne les entendis pas. D’ailleurs, depuis le dernier message sur le miroir, je ne les avais plus revus. Jimmy sortit un petit enregistreur vocal et commença à poser des questions.

-Qui êtes-vous ? demanda-t’il. Pas de réponse. Que voulez-vous à Michaël ? Pourquoi êtes-vous ici ? Que puis-je faire pour vous aider ?

Nous attendîmes quelques secondes mais il n’y eut aucune réponse. Il me désigna la chambre de mes parents et je lui ouvris la porte. Il fit le tour de la pièce et s’arrêta devant le miroir de la commode de ma mère. Il l’observa intensément pendant quelques minutes, puis continua à inspecter la pièce. L’air dans la chambre était glacial. Je n’osais prononcer un mot. Jimmy avait une drôle d’expression mais ne dit rien. Il sortit de la pièce et inspecta la chambre suivante, celle de mon grand-père. Je n’y étais pas entré depuis l’enterrement. Quand j’ouvris la porte, une odeur de chair en décomposition m’assaillit. L’odeur était pestilentielle et faisait pleurer les yeux. J’avais presque le goût dans la bouche. Je me tournais vers Jimmy qui avait mis sa main devant sa bouche et son nez. Lui aussi sentait cette puanteur mais pénétra quand même dans la pièce. Des mouches volaient dans tous les sens. Il en fit le tour, s’arrêtant près du lit de mon grand-père, regardant les murs, le plafond. L’odeur semblait devenir encore plus intense et Jimmy finit par sortir sans rien demander. Nous reprîmes notre souffle quelques instants puis, je le guidais vers ma chambre. J’avais déjà monté l’échelle quand je remarquais que Jimmy ne m’avait pas suivi. Il semblait regarder quelque chose au bas de l’échelle et son regard était écarquillé. Il ne disait rien mais semblait figé. Je l’appelais et il finit par me regarder. Il regarda de nouveau sous l’échelle et ne vit plus rien car il se décida à monter. Quand il arriva dans ma chambre, son regard se tourna directement vers le placard. Il s’approcha doucement de la porte et y posa les mains quelques secondes. Il resta immobile, sans rien dire, l’air en transe. Cela dura un moment puis il s’éloigna et regarda autour de lui. Il avait l’air inquiet et me demanda si c’était ici que tout avait commencé. Je lui confirmais l’information et il hocha la tête en ajoutant :

-La source est ici, dans ce fichu placard.

Voyant mon regard, il me demanda de redescendre et nous rejoignîmes les autres dans le salon. Jimmy attendit que Marc téléchargeât toutes les photos que mon père lui avait fournies. Il pensait qu’avec son logiciel, nous pourrions donner plus de netteté aux photos et pouvoir discerner ce qu’elles représentaient exactement. Je pensais intérieurement qu’il voulait s’assurer que ce n’était pas des montages mais ne dit rien.

Jimmy s’était assis à côté de lui mais ne disait rien. Il avait l’air malade, comme s’il avait envie de vomir. Quand Marc se retourna vers lui, il vit l’état d’effroi de son ami et lui demanda ce qu’il se passait. Mes parents et moi-même l’écoutèrent attentivement. Je ne me souviens pas de toute la conversation mais je vais essayer de vous la retranscrire du mieux que je peux. Jimmy nous raconta qu’avant même d’entrer dans la maison, il avait ressenti un malaise, comme s’ils étaient attendus et défiés par quelque chose. Quand mon père lui avait ouvert la porte, il avait éprouvé à nouveau un malaise, comme si l’atmosphère de la maison l’étouffait. Il avait suivi le groupe au salon mais avait eu l’impression d’être suivi et observé. Quand il m’aperçut, il découvrit que deux entités étaient attachées à moi. Elles n’avaient pas l’air malveillant mais elles n’étaient pas non plus apaisées. Quand il m’avait proposé de l’accompagner, il voulait voir si les deux entités me suivaient mais elles s’arrêtèrent au palier du premier étage. Il sentait qu’une autre présence se trouvait dans la maison mais il ne pouvait pas la voir. Quand je montai dans ma chambre, il voulut me suivre mais il resta figé sur place comme si quelque chose l’en empêchait. Il vit des jumeaux d’une vingtaine d’années qui semblaient l’avertir du danger du grenier. Ils criaient et agitaient les bras mais Jimmy n’arrivait pas à comprendre ce qu’ils voulaient lui dire. Ils avaient alors soudain disparu. Jimmy monta donc me rejoindre et sentit immédiatement une énergie négative émaner du placard de ma chambre. Quand il posa les mains sur la porte, une vision d’horreur s’imposa dans son esprit. Une chose qui n’était pas humaine lui apparut. Quand il la décrivit, je reconnus l’entité qui m’avait tant effrayé. Toute l’équipe l’écouta et d’après les descriptions qu’il donna, ma mère identifia ses frères Julio et Roberto. Elle lui demanda s’il avait vu son père mais Jimmy fit non de la tête. Ma mère fut attristée par cette nouvelle. Marc nous expliqua brièvement ce qu’ils allaient faire pendant ces quelques jours. Les techniciens allaient installer des caméras dans toutes les pièces de la maison. Ils y installeraient aussi des capteurs de mouvements qui détecteraient le moindre changement de température ou de pression dans la maison. Ils avaient besoin d’images pour identifier la cause des phénomènes. Mon père lui dit que nous ne dormions plus dans nos chambres et qu’ils pouvaient les utiliser. Marc le remercia et les quatre hommes se mirent au travail. Je regardai ces hommes placer leurs équipements et je me demandai si c’était une bonne idée. Je craignais les conséquences. Cette créature, je ne l’avais vue qu’une seule fois et ça m’avait suffi pour comprendre qu’elle ne serait certainement pas contente d’être espionnée ainsi. Mais que pouvait-on faire d’autre ? Quand tout fut installé, l’équipe nous souhaita bonne nuit et chacun alla s’installer à l’étage, Marc et Jimmy dans la chambre de mes parents, Antoine et Philippe dans le grenier. Mes parents allèrent également s’allonger et je les suivis, priant silencieusement pour que tout se passe bien.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 5

Pendant les deux premiers jours de leur occupation, l’équipe ne récolta pas beaucoup de preuves. Quand je me levai le matin, je vis que Marc était déjà debout et regardait les images des caméras de surveillance. Il les passait au ralenti, espérant tomber sur une manifestation quelconque. Antoine et Philippe, qui avaient dormi dans le grenier, n’avaient rien à signaler non plus. Seul Jimmy semblait avoir passé une mauvaise nuit. Il s’était senti épié toute la nuit et n’avait pas fermé l’œil. Il s’était installé à la table de la cuisine et me remercia quand je lui proposais une tasse de café bien chaud. Je lui demandai s’il avait vu quelque chose mais il me répondit qu’il ne voyait pas toujours avec ses yeux mais qu’il ressentait les présences autour de lui. Elles ne l’avaient pas tourmenté mais elles l’avaient complètement vidé. Il se sentait vidé de son énergie vitale. Il me demanda également si la nuit s’était bien passée et je lui confirmais que oui. Sur ce, je partis pour l’école. Nous étions vendredi et je pourrais m’investir dans les recherches pendant le week-end. Ma bande de potes était déjà là. Ils me demandèrent comment ça se passait. Je leur rapportai que pour l’instant, l’entité ne s’était pas manifestée. Mario ne fut pas trop surpris. Il m’apprit qu’en rentrant chez lui hier soir, il avait fait quelques recherches sur son ordinateur et avait constaté que les entités se cachaient parfois quand des inconnus entraient dans les lieux. Soit pour faire passer les occupants pour des menteurs ou des fous, soit pour voir à qui ils ont affaire. Ce résonnement me parut logique. Il fallait attendre un peu. Nous arrivâmes en classe et nous installâmes sur nos chaises. Je sortis mes affaires et rendis mon devoir de mathématiques à mon professeur. Celui-ci le prit dans ses mains, y jeta un coup d’œil et se tourna vers moi, un peu énervé. Si vous vouliez des explications, Monsieur Blanchart, me dit-il, il suffisait de les demander. Je n’aime pas trop ce genre de blague. Et il me rendit ma copie. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire ! Je craignais que les réponses envoyées par Mario soient fausses mais quand je regardai ma feuille, je vis qu’au lieu des calculs que j’y avais mis la veille, une même phrase répétait à tous les exercices : « Aiutaci ». J’étais abasourdi. Je n’avais pas remarqué ce changement avant. Je ne dis rien mais montrai ma copie à Mario qui était installé à côté de moi. Mario la regarda et haussa les épaules en signe d’incompréhension. Je rangeai ma copie dans mon cartable et le cours reprit. Sur le temps de midi, je vérifiai les messages sur mon GSM et vis que Mario m’avait bien envoyé les réponses. Cet incident me perturba toute la journée. De retour à la maison, je montrai ma feuille à mes parents en leur expliquant que je ne me rappelais pas avoir écrit ces mots. Jimmy s’approcha et regarda ma copie.

-Tu parles italien ? me demanda-t’il.

Ma mère lui confirma que non. Elle n’avait jamais pris la peine de me l’enseigner. Mais elle le parlait couramment. Jimmy lui en demanda la signification et elle lui répondit que c’était un appel à l’aide. Marc, occupé à corriger l’angle d’une caméra, nous avait entendus et me demanda lui aussi de me montrer ma feuille. Il la regarda un instant et me la rendit. Il regarda les images vidéo du salon de la nuit précédente mais je lui dis que c’était inutile. J’avais fait ma copie avant leur arrivée. Il revint vers nous et nous proposa d’écouter l’enregistrement que Jimmy avait fait lors de l’inspection des chambres. Nous nous installâmes autour de la table et Marc mit l’appareil en route. La voix de Jimmy s’éleva et j’entendis les questions qu’il avait posées la veille mais je n’entendis pas de réponse.

Devant nos regards interrogateurs, Marc rembobina et augmenta le son de l’appareil, en réglant le filtrage de parasite avec son ordinateur. Quand la voix de Jimmy retentit, ce qui suivit nous glaça le sang. Deux voix presque superposées l’une sur l’autre retentirent. Elles semblaient lointaines mais étaient néanmoins audibles.

-Nous sommes les jumeaux Julio et Roberto. Michaël, aide-nous ! Il nous retient ! Il ne veut pas qu’on parte ! Et il te veut aussi ! Fuis !! Sauve-nous !

Puis, on entendit leurs hurlements, suivis d’un grondement inhumain et ce fut tout. Je sentis mon sang se glacer et mes poils se hérisser. Ma mère resta sous le choc. La voix de ses frères l’avait bouleversée.

-Vingt ans, murmura-t-elle. Vingt ans qu’ils sont prisonniers ici avec cette chose ! C’est horrible !

Elle se blottit dans les bras de mon père. Marc remit l’enregistreur dans son étui. Il demanda à ma mère si des manifestations s’étaient déjà produites avant l’accident de Julio. Elle lui répondit que non, que tout avait commencé après le retour de Julio chez eux d’après les témoignages que nous avions obtenus. Marc réfléchit quelques minutes. Il demanda à mon père dans quel établissement Julio avait été hospitalisé et mon père lui indiqua le numéro de téléphone. Marc prit son GSM et appela le service des archives de l’hôpital. Son appel fut transféré et un homme lui répondit. Marc lui demanda s’il était possible de consulter le rapport médical d’un certain Julio Giorno, en précisant bien que cette personne était décédée depuis plus de vingt ans. L’homme lui dit que seuls les proches pouvaient demander ce genre de document. Marc passa donc le téléphone à ma mère et celle-ci se présenta en tant que la sœur du défunt. Elle l’écouta parler un moment et raccrocha.

-Nous pouvons aller chercher ces documents dans une heure, dit-elle à Marc. Mais à quoi vous servent ces documents ?

Marc la regarda et lui dit :

-Je ne sais pas encore mais j’ai peut-être une vague idée sur comment tout ceci a commencé.

Mais avant de dire quoi que ce soit, je dois voir son dossier médical. Pendant ce temps, les informaticiens s’affairaient à régler les caméras et sortaient d’autres appareils étranges de leurs sacs. Antoine sortit une lampe de poche. Quand il l’alluma, elle n’émit aucune lumière. Je lui demandai à quoi cela servait. Regarde, me dit-il. Va dans la cuisine et pose ta main sur le plan de travail. Je le regardai un peu surpris mais m’exécutai. J’étais assez curieux de voir ce qu’il allait se passer. Je posai ma main bien à plat sur le plan de travail. Maintenant, dit-il, éteins la lumière. J’éteignis et il alluma sa lampe qui éclaira la pièce d’un rayon de lumière bleue. Quand il la dirigea sur le plan de travail, j’y vis la paume de ma main, bien nette, comme un relevé d’empreinte.

-C’est chouette, pas vrai ? me dit-il en me faisant un clin d’œil. J’approuvai totalement. Je lui demandai ce que nous allions faire avec ça et il me répondit qu’il cherchait des traces résiduelles. Je le suivis dans la maison et nous inspectâmes chaque recoin de chaque pièce. Dans la pièce de devant, on ne trouva pas grand-chose mise à part mes propres empreintes et celles de mes parents. Nous nous dirigeâmes vers le couloir, mais là encore, rien à signaler. Quand nous passâmes dans le salon, je vis Antoine s’arrêter près de la table de la salle à manger. Il me demanda où j’étais assis quand j’avais fait mon devoir de mathématiques. Je lui indiquai la chaise et, après avoir éteint la lumière un moment, il éclaira la table. On pouvait encore y voir la trace de mon avant-bras et les contours de la feuille mais ce qui se trouvait de part et d’autre de cela me fit frissonner. De chaque côté de mes « traces » se trouvaient deux autres paires d’empreintes qui ne m’appartenaient pas. Elles étaient placées de manière à indiquer que deux personnes étaient assises à mes côtés sans que je ne les voie. Antoine me demanda de tenir la lampe pendant qu’il prenait une photo avec son téléphone. Nous nous dirigeâmes vers la salle de douche et je lui demandai d’éclairer le miroir. A ma grande surprise, les mots inscrits précédemment étaient encore visibles. On y voyait également deux paires de traces de mains de chaque côté du miroir, chose que je n’avais pas remarquée lors de l’apparition du message. Nouvelle photo. Antoine me demanda si je voulais l’accompagner dans ma chambre. J’hésitai mais j’étais curieux de savoir ce que nous allions découvrir. Je le suivis et me dirigeai vers l’échelle. J’entendis mes parents m’appeler d’en bas. Je me penchai et les vis habillés de leurs manteaux. Nous allons chercher les documents à l’hôpital, me dit mon père. Reste avec Antoine ou n’importe lequel des autres mais ne reste pas seul, compris ? J’acquiesçai et rejoignis le technicien dans ma chambre.

Il balayait les murs de sa lampe torche. Je suivais le faisceau lumineux qui explorait chaque recoin quand, soudain, je sentis mon cœur se serrer. Au-dessus de mon bureau, un symbole étrange avait été dessiné. C’était une étoile à cinq branches entourée d’un cercle. Un pentagramme. Je voulus demander à Antoine ce que cela signifiait mais il me fit signe de me taire. Il tendait l’oreille comme s’il percevait un son inaudible pour moi. Je me tus et au bout de quelques secondes, je frissonnai. Des grattements sourds semblaient venir de l’intérieur de la pièce. Je restai immobile et je vis qu’Antoine était aussi pétrifié que moi. Il sortit une caméra miniature de sa poche et se mit à filmer discrètement. L’air de la pièce devint plus lourd et plus froid. Je peinais à respirer et j’écoutais le bruit qui se rapprochait. Le technicien me chuchota si j’entendais la même chose que lui mais avant que je puisse lui répondre, une violente déflagration retentit dans la pièce et je vis cet homme voler dans les airs, projeté contre le mur au-dessus de mon lit, comme par une force invisible. Il retomba sur le lit, inconscient et le bruit de pas se fit plus distinct. Je fus violemment plaqué contre le mur près de l’échelle, incapable de bouger. Tous mes muscles étaient paralysés. Seuls mes yeux pouvaient encore s’agiter. Collé contre le mur, je perçus des pas lourds se diriger vers moi et une odeur nauséabonde les précéda. Ils se rapprochèrent et je sentis une présence oppressante devant mon visage. La terreur me submergea. Je voulus me débattre mais en vain. Une douleur atroce me transperça la poitrine. Je tentai de crier mais aucun son ne franchit mes lèvres. Une autre brûlure me lacéra le visage. Je fus envahi par une haleine putride qui me fit suffoquer. C’était insoutenable. Je subis encore quelques instants cette torture et, alors que je croyais ma dernière heure arrivée, tout s’arrêta brusquement. Je chutai sur le sol, haletant. Mon cœur battait la chamade et je peinais à reprendre mon souffle. Je regardai autour de moi, angoissé. Je rampai lentement vers mon lit, sur les fesses, et secouai Antoine. Il émergea péniblement et se redressa, se tenant la tête à deux mains. Je lui demandai s’il allait bien et il me somma de descendre immédiatement. Nous dévalâmes les marches à toute allure. Philippe nous vit arriver comme des fous et nous interrogea sur ce qui s’était passé. Sans lui répondre, Antoine se précipita vers l’écran des caméras de surveillance et se brancha sur celle de ma chambre. Il remit les images en arrière et les relança au moment où il introduisait sa tête par la trappe de ma chambre. Nous observâmes les images seconde par seconde. Sur l’écran, au moment où il me fit taire, je vis l’entité émerger du placard. Elle était là, avec nous ! Elle s’approcha d’Antoine et sembla agacée par la lampe torche. Elle tendit son bras et le propulsa contre le mur. Puis, elle tendit son autre bras vers moi et je vis mon corps se coller contre le mur. Cette abomination vint plaquer sa face contre la mienne. Elle semblait me renifler. Elle se recula légèrement et, du bout de sa griffe, me dessina quelque chose sur le torse et sur le visage. En revoyant les images, je me hâtai d’enlever mon T-shirt et regardai mon ventre. Des entailles rouges et profondes zébraient ma peau. Une sensation de brûlure me reprit. Philippe prit une photo de mes blessures. En regardant la photo, nous distinguâmes trois énormes griffures qui partaient du plexus solaire et allaient jusqu’au nombril. Ma joue me brûlait aussi. Trois griffures semblables y apparaissaient. Je me sentis violé, comme si j’avais été un animal marqué au fer rouge. Cette chose m’avait marqué. Mais pour quelle raison ?

Qu’allait-il m’arriver ? A ce moment-là, mes parents rentrèrent, accompagnés de Marc. Ils durent sentir que quelque chose s’était passé car Marc se rua sur les écrans et Antoine lui montra les images de notre cauchemar. Mes parents examinèrent mes blessures et se jetèrent vers moi.

– Que s’est-il passé ? Tu vas bien ? me demanda mon père.

Je ne savais pas quoi répondre. J’étais vivant mais c’était un maigre réconfort. Jusque-là, la chose m’avait apparu mais elle ne m’avait jamais touché. Je ne savais même pas que c’était possible ! J’étais terrifié et je me mis à trembler. Ma mère ne cessait de me palper, regardant avec horreur les blessures de mon ventre et de mon visage. Soudain, sans prévenir personne, elle se précipita vers les étages. Mon père lui courut après, la suppliant de ne pas monter. Mais ma mère ne l’écoutait pas. Je suivis sa progression sur les écrans de surveillance et la vis entrer dans ma chambre. Elle semblait furieuse et se mit à hurler à la créature :

– Qu’est-ce que tu veux ? Tu veux te battre ? Je te défends de toucher à mon fils ! Je t’interdis de le toucher ! Si tu veux t’en prendre à quelqu’un, prends-moi ! Mais laisse mon fils tranquille !

J’étais pétrifié devant l’écran. Antoine aussi semblait paralysé. Il y eut un moment de silence où je vis mon père saisir ma mère par la main et la tirer vers l’échelle. Ma mère résistait et semblait vouloir affronter cette chose. Elle était presque au bord de l’échelle quand ce fut l’explosion. Mon père fut éjecté en bas de l’échelle et ma mère alla s’écraser contre le mur d’en face. Il y eut un rugissement terrible dans la chambre. Je me précipitai à l’étage. Mon père gisait au pied de l’échelle, complètement assommé.

Je me ruai dans ma chambre et découvris un spectacle d’horreur. Ma mère était allongée sur le sol et semblait secouée par des spasmes. Elle semblait être tirée par tous les côtés. Des marques de griffes apparaissaient sur ses bras, ses jambes, son visage. Elle hurlait de douleur. Un instant, elle se figea et sembla s’élever d’une bonne cinquantaine de centimètres du sol. Elle resta ainsi pendant quelques secondes puis fut de nouveau projetée vers le sol. Je la regardai, impuissant, ne sachant pas quoi faire. Je sentis quelque chose dans ma poche et le sortis. C’était le chapelet de mon grand-père. Je le brandis au hasard dans la pièce et me mis à prier. Ma mère poussait des râles inquiétants. Je récitai la seule prière que je connaissais, Le Notre Père, essayant d’avoir l’air le plus convaincant possible. Je m’approchai de ma mère et posai la croix sur son torse. Elle se mit à hurler et fut prise de violents tremblements puis soudainement, elle s’affaissa sur le linoléum et ce fut tout. Elle avait les yeux fermés et avait le souffle haletant. Je m’approchai doucement de son visage et l’appelai. J’entendis mon père reprendre conscience au bas de l’échelle. Il monta doucement les barreaux et me rejoignit près de ma mère. Il avait le côté gauche de son visage tout enflé. Ma mère semblait évanouie et être aux prises d’un horrible cauchemar. Ses yeux roulaient sous ses paupières closes. Mon père l’appela doucement plusieurs fois, caressant son front. Elle semblait murmurer quelque chose mais c’était incompréhensible. Marc nous avait rejoints. Il regardait ma mère d’un air inquiet. Voyant que ma mère ne revenait pas à elle, nous décidâmes de la descendre dans sa chambre. Mon père la prit par-dessous les bras et je lui pris les jambes. Marc commença à descendre l’échelle pour m’assurer un équilibre. Tant bien que mal, nous arrivâmes sur le palier et nous installâmes ma mère dans son lit. Elle ne semblait pas reprendre conscience. Mon père faisait les cents pas. Il se retourna vers Marc.

-Que faisons-nous maintenant ? Je ne peux pas appeler un médecin ! Que vais-je lui raconter ? Marc semblait réfléchir intensément. Il regarda mon père. – Il n’y a qu’une chose à faire. Il est temps de faire appel à l’Église. Nous disposons d’assez de preuves pour déposer une demande d’exorcisme auprès des autorités catholiques. A ce stade, je ne peux rien faire de plus. Mon père le regardait d’un air ébahi.

– Que voulez-vous dire ? lui demanda-t’il. Marc observait ma mère avec attention. Elle respirait très fort et semblait souffrir.

– Ce que je veux dire, Jean, c’est que votre femme est probablement possédée par la chose qui hante votre maison depuis des années. En la provoquant de la sorte, elle lui a donné la permission de s’en prendre à elle. C’était une très mauvaise idée. Quand vous autorisez une entité à s’en prendre à vous, vous lui donnez accès à votre âme. Seul un prêtre pourra nous aider. Je vais descendre et passer quelques coups de fil.

Vous, de votre côté, je vous conseille de garder votre femme à l’œil. D’ailleurs, je pense qu’il serait plus prudent de l’attacher au lit. Il ne faudrait pas qu’elle puisse s’échapper dans son état ou qu’elle s’en prenne à quelqu’un d’autre. Nous ne savons toujours pas ce qu’est cette chose. Mais la force dont elle a fait preuve me fait dire qu’il ne s’agit pas d’un petit démon de pacotille. Cette chose, quelle qu’elle soit, est d’une puissance incroyable. Mon regard passait de l’un à l’autre. Je ne savais pas quoi dire. Je ressentais toute une gamme de sentiments à la fois. La peur, la colère mais surtout la culpabilité. Car si ma mère était dans cet état, c’était de ma faute. Elle avait vu mes blessures et avait, comme toute mère digne de ce nom, voulu me protéger. Marc me regarda et sembla comprendre mon désarroi.

– Ce n’est pas de ta faute, Michaël. Tôt ou tard, il s’en serait pris à n’importe lequel d’entre vous. Descends avec moi. Nous allons trouver ce Père Rosso et lui montrer les vidéos. Si avec cela, il n’est pas convaincu, il faudra trouver une autre alternative.

Je suivis donc Marc dans les escaliers. Il mit ses deux techniciens au courant de la situation et demanda à Jimmy de monter rejoindre mon père dans le cas où ma mère reprendrait conscience.

– Il vaut mieux ne pas le laisser seul avec elle. Prenez une caméra et installez-là au pied du lit. S’il se passe la moindre chose, appelez-moi immédiatement !

Jimmy hocha la tête et alla rejoindre mon père. Antoine regarda Marc d’un air inquiet et, se tournant vers les écrans, il indiqua les données que les caméras enregistraient. La température descendait nettement dans la chambre. Je voyais mon père se frotter les mains et faire les cents pas autour du lit. J’attrapai mon manteau et me dirigeai vers la porte d’entrée. Marc me suivit. J’ouvris la porte et tombai nez à nez avec Mario. Il me regarda d’un air étonné, le bras encore levé pour frapper à la porte, mais je ne lui laissai pas le temps de dire quoi que ce soit. Je l’attrapai par le bras et lui demandai de me conduire immédiatement chez le Père Rosso.

Il ne posa pas de question et nous fit signe de le suivre. Nous sortîmes de la rue et empruntâmes la petite ruelle qui se trouvait sur la droite de l’église. Tout au fond, un petit studio se détachait et on y voyait la lumière d’une bougie à la fenêtre. Nous nous dirigeâmes vers la porte et je frappai trois coups secs. La porte s’ouvrit doucement et un homme d’une septantaine d’années nous accueillit.

– Oui ? nous dit-il. Je me présentai et lui demandai si je pouvais m’entretenir un moment avec lui. Il nous observa un moment Marc et moi mais Mario le rassura.

– Ne vous en faites pas mon Père, ce sont des amis. Nous avons besoin de votre aide de toute urgence. Sans un mot, le vieil homme ouvrit la porte entièrement et nous invita à entrer. La pièce était très sobre. Un petit canapé, une table basse et une petite radio faisaient office de salon. Aucune télévision. Une petite kitchenette trônait au bout de la pièce. Là aussi, il n’y avait qu’une table et deux petites chaises pour mobilier. Il était clair qu’il prenait son vœu de pauvreté au sérieux. Il referma la porte sur nous et s’installa à la table de la cuisine, nous invitant à nous installer. Marc étant le plus vieux d’entre nous, le Père Rosso se tourna naturellement vers lui et attendit qu’on lui explique la raison de notre visite. Marc lui résuma les faits depuis notre arrivée dans la maison, lui raconta les témoignages d’Antonio et de Vittorio et pour conclure, lui montra les vidéos prises dans la maison ainsi que les photos que mon grand-père et son ami avaient en leur possession. Le Père semblait d’abord un peu sceptique mais quand il vit les vidéos, son visage s’assombrit. Il nous demanda depuis combien de temps ma mère était dans cet état. Nous l’informâmes que c’était très récent.

– Il n’est pas encore trop tard, répondit-il en attrapant sa veste. Je dois la voir. Devant nos regards effarés, il nous précisa qu’il avait besoin de faire sa propre enquête avant de pouvoir demander de l’aide à qui que ce soit. Nous le suivîmes donc jusque chez moi. Quand nous arrivâmes dans la rue, des hurlements de rage se faisaient entendre. Mario et moi nous regardâmes et son regard trahissait une terreur sans nom. Il se signa plusieurs fois mais me suivit quand même. Arrivé devant la porte, je me tournai vers lui.

– Tu n’es pas obligé de voir ça, Mario. Tu n’es pas responsable de ce qui se passe chez moi. Tu devrais peut-être rentrer chez toi. Mario me regarda et, sans me répondre, poussa la porte et pénétra dans la maison. Je dois dire que j’étais soulagé d’avoir mon ami à mes côtés. Marc et le Père nous avaient rattrapés et semblaient aussi horrifiés par les cris qui venaient de l’étage. Le Père se dirigea directement dans la chambre et la porte claqua derrière son passage. Un rire démoniaque retentit alors.

Je montai mais je ne parvins pas à ouvrir la porte. Je redescendis donc et me ruai vers les écrans. Antoine s’écarta pour me laisser regarder et ce que je vis était…innommable. Mon père était étendu à côté du lit, apparemment assommé. Ma mère avait réussi à détacher son bras droit. Elle était assise sur son lit et regardait d’un air meurtrier l’homme qui se tenait devant elle. Son visage était marqué par la haine. Elle poussait des cris gutturaux et se débattait comme pour se libérer des liens qui la retenaient. Le prêtre l’observa un instant puis se dirigea vers mon père. Il le secoua et mon père reprit ses esprits. Il se mit sur son séant en se tenant la tête. Je vis le prêtre l’aider à se relever et le conduire vers la porte de la chambre. Mon père essaya d’ouvrir mais il n’y arrivait pas. Je vis le prêtre prendre quelque chose dans la poche de sa veste. C’était un petit flacon rempli d’un liquide transparent.

– De l’eau bénite, me dit Mario qui se tenait à mes côtés. Je vis le prêtre en asperger ma mère. Celle-ci se mit à hurler. La porte finit par céder et mon père put sortir de la chambre. Je fonçai vers lui et vis le prêtre le suivre de près. Il referma la porte sur ma mère qui avait commencé à lui hurler des insanités. Jamais de ma vie je n’avais entendu ma mère prononcer le moindre gros mot. Elle n’acceptait aucune impolitesse et l’entendre dire ces horreurs avec cette voix si horrible me glaçait d’effroi. J’aidai mon père à descendre les marches. Il s’affala sur le canapé et je remarquai le coquard qu’il avait sur le visage. Il nous raconta que, à peine avions-nous franchi la porte, ma mère avait commencé à s’agiter. Elle gémissait dans son sommeil et avait du mal à respirer. Il s’était approché, inquiet, et avait voulu la redresser un peu sur les oreillers quand elle avait soudain ouvert les yeux. Son regard était terrifiant. Elle s’était reculée le plus possible et lui avait ainsi asséné un énorme coup de tête à mon père. Il était tombé à la renverse et s’était évanoui sur le coup. Soudain, je lui demandai où se trouvait Jimmy. Ne devait-il pas rester auprès de mon père ? Celui-ci nous informa que Jimmy lui avait dit qu’il devait téléphoner à quelqu’un et qu’il revenait très vite. Marc tiqua à cette remarque. Jimmy ne s’était jamais enfui d’aucune enquête qu’ils avaient menée ensemble.

Qu’avait-il pu percevoir ou deviner pour s’enfuir aussi vite ? Il tenta de contacter son ami sur son téléphone mais ne réussit qu’à atteindre sa boîte vocale. Il lui demanda de le rappeler et raccrocha. Il se rapprocha de nouveau des écrans. Ma mère, ou ce qui l’habitait, s’était apparemment calmée. Elle avait les yeux clos et semblait dormir. Nous nous regroupâmes tous autour de la grande table en bois qui trônait au milieu de la salle à manger. Marc avait encore les documents qu’ils étaient partis chercher à l’hôpital dans la poche intérieure de sa veste. Il sortit le dossier et commença à l’examiner attentivement. Le dossier paraissait peu fourni. Quelques notes sur l’état général du patient à son arrivée. Traumatisme crânien dû à une chute. Paramètres stabilisés après l’opération. Plusieurs résultats d’électroencéphalogrammes complétaient le dossier. Marc comparait les tracés des électroencéphalogrammes. Il paraissait troublé par une anomalie. Mon père le remarqua également et lui demanda ce qu’il se passait. Marc rassembla tous les tracés et les superposa. Il devait y en avoir une bonne dizaine.

-Jean, vous ai-je dit qu’avant d’être chasseur de fantômes, j’étais infirmier ? demanda-t’il à mon père d’un ton grave. Je ne suis pas un spécialiste des traumatismes crâniens mais j’ai eu plusieurs fois l’occasion de voir des résultats d’électroencéphalogrammes. Nous regardâmes les feuillets sans comprendre. Marc continua : – Le premier relevé porte la date de l’arrivée de Julio à l’hôpital juste avant son intervention chirurgicale. Un scanner l’accompagne et confirme bien une fracture importante de la dure-mère du crâne, ainsi qu’une fuite du liquide céphalo-rachidien par l’oreille. Julio a été emmené en salle d’opération. Voilà le nom du neurochirurgien qui a opéré votre beau-frère : Docteur Melis. Marc prit un autre document. Il s’agissait d’un électrocardiogramme. –Comme vous pouvez le constater, dix-sept minutes après le début de l’opération, Julio a fait un arrêt cardiaque qui a duré plus de sept minutes. Ils ont réussi à le ramener et on donc achevé l’opération. Ce qui le chiffonnait, c’était ceci, dit-il en indiquant les autres relevés.

Sur le premier relevé, nous voyons une seule ligne. Pendant le début de l’opération, idem. Cependant, après la réanimation de votre beau-frère, l’électroencéphalogramme indique deux courbes au lieu d’une. Erreur de la machine ? J’en doute.

Mon père se tenait la tête à deux mains tout en observant les relevés.

-Où voulez-vous en venir exactement, Marc ? Je ne vois pas ce que tout cela a à voir avec les événements actuels.

Marc resta silencieux un moment. Puis, se redressant, il prit d’autres documents.

-Sur ces documents qui viennent de l’asile où Julio était interné, plusieurs incidents ont été déclarés. Bien sûr, ils n’ont pas été pris trop au sérieux, au vu des séquelles de l’accident de Julio. Cependant, bien qu’en cas de grave traumatisme, le patient puisse éprouver des difficultés au niveau de la psychomotricité et aussi des pertes de mémoires ou des problèmes neurologiques, cela n’explique pas ce que les photos nous montrent.

Ce que je pense, dit Marc après un moment, c’est que Julio a vécu une expérience de mort imminente.

Devant nos regards interrogateurs, il ajouta :

-Julio est mort pendant ces sept minutes. Je pense que, quand il est revenu, il n’était pas seul. Quand Julio est revenu parmi les vivants, cette chose l’a suivi et a pu, par son intermédiaire, entrer dans notre réalité. Julio était faible mais il n’était pas fou. Julio était possédé.

Ses révélations nous glacèrent le sang et nous plongèrent dans un silence funèbre. Le prêtre Rosso avait écouté Marc et semblait atterré par ces découvertes.

-Que devons-nous faire, mon Père ? demandai-je alors. On ne peut pas laisser cette chose à l’intérieur de ma mère !

Le prêtre me regarda intensément.

-Nous pourrions commencer par bénir la maison. J’aurais besoin d’aide pour la bénédiction. Nous irons plus vite si nous pouvions nous répartir les pièces de la maison.

Il sortit précipitamment et nous l’attendîmes en silence. Les déclarations de Marc avaient marqué nos esprits. Un démon. C’était un démon qui détenait ma mère. J’avais l’impression de devenir fou.

Quelques minutes plus tard, il revint vêtu de son habit de cérémonie. Il avait également apporté la Sainte Bible ainsi que des flacons d’eau bénite et d’huile sainte scellés de cire et tenait un énorme crucifix dans sa main droite. Mon père et moi-même l’aidâmes à poser son attirail sur la table et il se mit à nous expliquer le rituel qu’il allait entreprendre.

-Avant tout, nous dit-il, je vais vous bénir. Cette chose est dangereuse et une protection supplémentaire ne sera pas du luxe.

Il prit sa bible et récita une prière. Il nous enduisit le front avec l’huile sainte et conclut avec un signe de croix. Cela fait, il nous donna deux exemplaires de rituels romains, prit un encensoir et commença à invoquer l’Archange Michel tout en projetant de l’eau bénite dans toutes les pièces du rez-de-chaussée. A chaque passage, il enduisait le linteau de la porte d’huile sainte. La maison était remplie de fumée et l’odeur me rendait légèrement nauséeux mais je suivais le prêtre sans rien dire, me contentant de lire le texte qui était indiqué dans mon livret. Heureusement que je savais lire le latin ! Mon père s’en sortait bien également.

Quand nous arrivâmes à l’étage, le prêtre répéta le rituel et aspergea les murs, continuant à psalmodier ses prières. Il passa par la chambre de mon grand-père, ensuite se dirigea vers la chambre de ma mère. Devant la porte, il s’arrêta un instant, l’enduit d’huile sainte et ouvrit la porte.

Ma mère, ou la chose qui l’avait envahie, était assise sur le lit et semblait le défier du regard. Mon père était terrifié mais tenait bon. Je ne devais pas faire meilleure figure devant ce spectacle.

Le prêtre pénétra dans la pièce et continua son rituel, sourd aux insultes que ma mère lui lançait. Elle se moquait de lui et lui répétait sans arrêt qu’il n’avait aucune chance et qu’il ferait bien de retourner dans son petit studio minable.

Voyant que le père ne répondait pas à ses provocations, elle devint soudain plus violente et voulut lui sauter dessus. Heureusement, un des liens la maintenait encore à la tête de lit et elle ne put atteindre le prêtre.

Mon père s’élança vers elle pour la rattacher au lit avec l’autre lien. Immobilisée de la sorte, la chose se mit à hurler et à pousser des grognements sourds et rauques.

J’étais tétanisé mais mon père me secoua et m’incita à continuer à lire le livret. Je recommençais donc et quand nous eûmes terminé, nous sortîmes de la chambre.

J’entendais toujours ma mère hurler mais je ne la voyais plus. Je ressentis de la culpabilité à cette pensée. Ma mère était possédée et j’étais soulagé de ne plus la voir. Mon père vit le trouble sur mon visage.

-Ce n’est pas ta mère, Michaël ! me dit-il. N’oublies pas que cette chose n’est pas ta mère. Nous allons l’aider. Nous allons la libérer.

Je le regardais tristement, les yeux pleins de doute. Comment faire face à une entité aussi forte ? Mais je ne pouvais pas l’abandonner. Je me redressais et suivis mon père et le prêtre vers la dernière pièce de la maison : ma chambre. Nous répétâmes le même rituel et avant de descendre, le prêtre enduit la porte du placard d’huile sainte et y cloua l’énorme crucifix qu’il tenait dans la main. A ce moment, la maison devint silencieuse. On se serait cru dans un cimetière. Nous nous regardâmes, le regard un peu perdu, puis nous descendîmes dans le salon.

Un silence de mort suivit. Tout le monde se regardait et attendait de voir si quelque chose allait se produire. La sonnerie du téléphone de Mark nous fit tous sursauter !

C’était Jimmy…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 6

Quand Mark était parti avec Michaël chez le père Rosso, Jimmy avait rejoint Jean auprès de sa femme. Pendant ce temps, il avait pénétré dans la chambre doucement pour ne pas la réveiller. Jean l’avait regardé d’un air triste et perdu. Jimmy connaissait ce regard. Son don ne se limitait pas à sentir les esprits. Il pouvait aussi ressentir les émotions des vivants. Leur souffrance le transperçait comme des milliers de petites aiguilles et il avait toujours du mal à supporter d’être dans une pièce bondée. Toutes ses émotions réunies en un même endroit lui donnaient l’impression de devoir rester en apnée pour ne pas se noyer dans cette mer d’émotions. Il possédait ce don depuis son plus jeune âge. Billy, son frère aîné le possédait également mais dans des proportions moindres. Lui était devenu une sorte d’exorciste sans faire vraiment parti de l’église. Il venait en aide aux personnes voulant purifier leur maison ou la libérer d’une infestation. Jimmy, lui, préférait son rôle de médium. C’était la première fois qu’il utilisait son don pour autre chose que de transmettre des messages de personnes décédées à des proches en deuil. Car c’était pour ça que les gens venaient le voir. Il n’avait que rarement participé à des enquêtes avec de tels phénomènes. D’habitude, il ne faisait que retransmettre ce que l’âme d’un défunt voulait faire savoir à ses proches. Cette situation était tout à fait inédite à ces yeux.

C’est dans cet état d’esprit qu’il entra dans la pièce. Il s’était assis auprès de cet homme et avait tenté d’entamer la conversation. Il n’avait jamais été très doué pour ça mais il voulait se montrer gentil et empathique. Il semblait si perdu que Jimmy eut un énorme élan de compassion envers cet être en souffrance. Il lui promit qu’il trouverait comment sauver sa femme et que les choses finiraient forcément par s’arranger.

Jean l’avait regardé d’un air las mais n’avait pas répondu. Il était usé par tous ses événements et Jimmy n’insista pas.

Il avait installé la caméra à l’entrée de la pièce comme Mark lui avait demandé et s’était installé sur une chaise près de la commode.

Il était déjà rentré dans cette chambre et quelque chose l’avait perturbé. Il avait l’impression que quelqu’un s’y tenait mais il n’arrivait pas à percevoir de quel endroit cela se manifestait.

Il avait aperçu le miroir et la sensation de malaise s’était intensifiée. Il n’avait rien dit à Michaël mais il avait eu sensation bizarre. Comme si un monde entier se cachait derrière ce miroir. Comme si une autre réalité se trouvait derrière celui-ci.

Il savait que les miroirs pouvaient servir de portail entre le monde des vivants et celui des morts, mais celui-là était particulier.

Cependant, Jimmy n’arrivait pas à s’expliquer cette particularité.

Il demanda à Jean de l’excuser un moment et sortit de la chambre pour téléphoner à son frère.

Billy lui répondit presque immédiatement.

Jimmy lui résuma le plus gros de la situation et lui parla du miroir de la chambre.

Serait-il possible qu’il y ait un lien entre ce meuble et les événements actuels ?

Billy lui demanda la provenance du meuble.

Jimmy allait poser la question à Jean quand Sylvia commença à s’étrangler dans son sommeil.

Jean s’était approché de sa femme dans le but de la redresser sur ses oreillers et c’est là que tout bascula.

Sylvia, enfin la chose qui la possédait, ouvrit les yeux subitement et mit un énorme coup de tête à Jean qui s’effondra sur le coup.

Jimmy, qui était juste devant la porte, s’élança pour venir en aide à Jean.

Mais avant qu’il n’ait le temps de l’atteindre, il se sentit soulevé dans les airs et fut propulsé vers la commode.

Il attendit le choc mais ne sentit rien. D’ailleurs, il n’entendait plus rien non plus. Il essaya d’ouvrir doucement les yeux et se retrouva dans un endroit sombre d’où seule une faible lueur en forme rectangulaire perçait. Il se rapprocha de la lueur et découvrit avec stupeur que ce qu’il voyait de l’autre côté était la chambre des parents de Michaël. Il posa ses mains devant lui et sentit comme une résistance. Il se mit à taper sur la vitre invisible mais ses coups ne produisaient aucun son. Jimmy était totalement paniqué. Que se passait-il ? Où se trouvait-il ? Il frappa de nouveau sur la surface brillante mais personne ne se manifesta. Apparemment, Jean était assommé et les techniciens n’avaient pas du voir ce qu’il s’était passé. Il avait son téléphone sur lui et regarda l’écran. Il constata, non sans surprise, qu’il n’avait aucun réseau. Ça aurait été trop beau. Il tenta une nouvelle fois de frapper sur la vitre mais il se rendit compte que c’était peine perdue. Personne ne l’entendait. Il se laissa glisser lentement sur le sol et décida de prendre le risque d’allumer la lampe de poche de son portable. Il semblait être dans une pièce qui ressemblait à s’y méprendre à la chambre qu’il venait de quitter. Il se mit lentement debout et en fit le tour. La pièce était plongée dans l’obscurité mais il remarqua un rée de lumière bleutée en dessous de ce qu’il supposait être une porte. Il s’approcha doucement et leva doucement la main devant lui. Ses doigts rencontrèrent un objet dur et froid. La poignée ! Il allait l’ouvrir quand il entendit une sorte de grincement derrière lui. Ses cheveux se dressèrent sur sa nuque et il resta un moment pétrifié. Il n’osait plus faire le moindre geste. Il entendit encore le grincement et se força à se retourner doucement. Il tourna doucement la lumière dans la direction du bruit et tomba sur une énorme penderie à l’ancienne. La porte était entrouverte. Il resta pétrifié et au moment où il voulut se tourner vers la porte de la chambre, le bruit des gonds de la commode se fit plus fort. Jimmy, tétanisé par une peur insoutenable, entendit une respiration sifflante derrière lui. Il n’osait pas se retourner mais il n’avait pas le choix. Il lâcha donc la poignée et se retourna pour affronter la chose qui faisait cet affreux bruit. Il se força à regarder de nouveau la penderie mais elle était vide. Il regarda autour de lui et ne vit personne. A reculons, il se dirigea de nouveau vers la poignée de la porte mais ce ne fut pas du métal qu’il sentit sous ses doigts. C’était de la peau. Froide, morte, mais de la peau humaine. Il s’écarta subitement et un cri monta doucement dans sa gorge. Mais avant que le son n’en sorte, il entendit une voix sifflante lui dire :

– Je serais vous, j’éviterais de crier. Il va nous entendre.

Le cœur battant, Jimmy dirigea sa lampe de poche vers le son de la voix.

La personne qui était devant lui était de sexe masculin. Il était habillé d’un pyjama et semblait porter un masque en plastique autour de la bouche.

Un vieillard aux yeux écarquillés par l’effroi se tenait devant lui. Il devait avoir dans les soixante-dix ans, mais il ne semblait pas dangereux. Jimmy s’approcha lentement et lui demanda son nom.

– Vous savez très bien qui je suis, jeune homme, murmura l’ombre. Je vous ai reconnu tout de suite.

Jimmy le dévisagea et ressentit un étrange soulagement. Oui, il savait. Il avait vu son visage sur les photos que la famille lui avait montrées. C’était Antonio Giorno, le grand-père de Michaël. Il se rapprocha encore et remarqua qu’un anneau métallique était incrusté dans sa poitrine. Une chaîne sans fin y était attachée. Antonio suivit son regard et soupira tristement.

– Il me tient. C’est comme ça qu’il nous contrôle. Jimmy ne comprenait pas.

– Qui est-il ? Qu’est-ce qu’il veut ? Comment sortir d’ici ? Et où sommes-nous, d’ailleurs ?

Antonio parut paniqué par ce flot de questions et posa un doigt glacé sur les lèvres de Jimmy, lui faisant signe de se taire. Il tendit l’oreille, comme s’il craignait d’être entendu, puis alla s’asseoir sur la chaise en face de la commode. Il fixait le carré de lumière et des larmes coulaient sur ses joues.

– Je ne sais pas ce qu’il est, avoua-t-il à Jimmy. Mais je crois savoir ce qu’il veut. Il veut nous avoir tous. Je pensais que si je me sacrifiais, il épargnerait ma famille. Mais ça n’a pas marché. Il ne cessera jamais de tourmenter les miens, et tous ceux qui vivront dans cette maison. Il m’avait promis de libérer mes fils si je me laissais emporter. J’étais condamné de toute façon et c’était une façon de me racheter de mes fautes passées. Mais il m’a trompé. Et maintenant, je suis prisonnier ici, avec mes fils.

Il désigna la garde-robe entrouverte d’un geste tremblant. Jimmy sentit un frisson lui parcourir l’échine quand il distingua deux silhouettes sombres qui l’épiaient du fond de l’armoire. Lentement, les deux ombres s’extirpèrent de leur cachette et se dirigèrent vers Jimmy. Elles s’approchèrent jusqu’à frôler son visage d’un souffle glacé. Jimmy braqua sa lampe sur ces apparitions et fut saisi d’horreur. C’étaient les jumeaux. Roberto et Julio. Eux aussi portaient cet anneau métallique à la poitrine et cette chaîne sans fin. Mais ce qui horrifia Jimmy, c’était l’état de leur visage. Michaël les avait décrits à l’équipe quand il les avait vus dans le miroir. Il avait dit que leurs yeux étaient écarquillés par la peur et que leurs bouches étaient béantes sur un cri muet. Ce que Jimmy voyait n’avait plus rien à voir. La voix d’Antonio résonna dans le noir. – C’est lui qui leur a fait ça. Pour les punir d’avoir demandé de l’aide. Et pour me faire souffrir aussi. Il m’a forcé à regarder, vous savez. J’ai essayé de le stopper mais je n’ai rien pu faire. Si vous ne sortez pas d’ici, vous allez mourir et vous finirez sûrement comme ça. Jimmy resta pétrifié puis reporta sa lampe sur le visage des jumeaux. Leurs yeux et leurs bouches étaient cousus avec un fil épais et noir. Ils tendaient les bras vers Jimmy en implorant de l’aide. Jimmy n’en pouvait plus. Il poussa un hurlement déchirant et tout devint noir autour de lui.

Quand il reprit conscience, Jimmy était seul dans la chambre. Il était allongé sur le lit. Il se redressa brusquement et regarda autour de lui, affolé. Où étaient passés Antonio et ses fils ? Et qu’allait-il lui arriver ? Il descendit prudemment du lit et se dirigea vers l’armoire. La porte était fermée. Jimmy posa sa main sur la poignée mais se ravisa. Il ne voulait pas revoir les visages mutilés des jumeaux.

Il fouilla la chambre du regard, sans faire de bruit, mais ne découvrit aucun indice pour s’échapper. Il se résolut donc à quitter la pièce à la recherche d’un autre portail qui pourrait le ramener. Il devait bien y avoir une sortie quelque part, s’il avait pu entrer d’un côté. Le problème était de la trouver sans tomber sur la chose qui hantait les lieux. Il sortit de la chambre et descendit les marches de l’escalier avec précaution. La maison où il se trouvait était la copie conforme de celle des Blanchart. Tout y était délabré et sale, mais identique. Jimmy sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Il regarda autour de lui et sortit son écran de sa main.

Par miracle, son téléphone captait une sorte d’onde qui lui donnait un peu de réseau. Il tenta le coup et appela Mark. Il fut soulagé d’entendre la tonalité et quand on décrocha, il hurla le nom de Mark. À l’autre bout du fil, Mark criait son nom et lui demandait où il était. Jimmy essaya de lui expliquer mais la ligne était parasitée et ses mots devaient être inaudibles. Il répéta à Mark ce qui lui était arrivé, en haussant la voix, et s’arrêta net en entendant un grognement immense derrière lui. Son corps se figea sur place.

Derrière lui, il sentait les vibrations de quelque chose d’énorme qui se rapprochait. Il resta pétrifié, sans dire un mot. Il entendait toujours Mark hurler dans le téléphone mais n’osait plus lui répondre. Le bruit de pas lourds se rapprochait de lui. Il fallait qu’il se cache. À regret, il raccrocha le téléphone et chercha une cachette du regard. Il choisit l’arrière du canapé, s’y glissa et attendit, en retenant son souffle, l’arrivée de la chose. Immobile, il tendit l’oreille. Les pas venaient de l’étage. Il entendait la chose aller d’une pièce à l’autre, en faisant claquer les portes avec violence, à la recherche des cris qu’elle avait sûrement entendus. La créature se déplaçait avec fureur et, ne trouvant pas l’origine des cris, semblait grogner de frustration. Jimmy restait blotti derrière le canapé, priant silencieusement pour que la bête ne descende pas les marches.

Après un moment, le silence revint dans la maison. Jimmy osa jeter un coup d’œil à la porte du salon et vit qu’elle était restée entrouverte. Il avait oublié de la refermer derrière lui. Il écouta attentivement mais plus rien ne bougeait. Apparemment, la chose était partie dans une autre partie de la maison. Jimmy sortit lentement de sa cachette et vit la porte donnant sur le jardin. Il devait sortir d’ici avant que cette entité ne revienne. Il se dirigea doucement vers la porte et souleva légèrement le rideau pour regarder dehors.

Ce qu’il vit le sidéra. Ce n’était pas possible ! Comment cela pouvait-il exister ? Non, ça devait être la peur ! Pour se convaincre que ses yeux le trompaient, il ouvrit la porte et s’accrocha à la poignée de toutes ses forces. Il essaya de poser un pied là où le sol aurait dû se trouver mais ne rencontra que le vide. Il rentra vite son pied et ferma la porte, le dos contre le bois glacé, la poignée appuyée entre ses omoplates. Non, c’était de la folie ! Pour se persuader qu’il ne rêvait pas, Jimmy se pinça fort le bras et regarda de nouveau à l’extérieur. Mais le décor ne changea pas.

Car il n’y avait rien dehors, sauf le néant. La maison semblait flotter dans un vide absolu. Derrière cette porte ne régnait que l’obscurité. Jimmy sentit son visage se crisper et un profond désespoir l’envahir. Il se laissa glisser le long de la porte et les larmes se mirent à couler sur son visage. Il sanglota ainsi pendant quelques minutes. Soudain, il sentit une main se poser sur son épaule. Dans un énorme sursaut, il tomba sur le dos, pris de panique. Il s’aperçut que ce n’était qu’Antonio. Soulagé, il se calma un peu et tendit le bras vers la fenêtre.

– Vous pouvez m’expliquer ? demanda-t’il au vieil homme.

Antonio regarda à l’extérieur mais ne répondit pas. Il n’avait pas l’air de savoir non plus où il se trouvait. Il regarda de nouveau Jimmy et l’aida à se relever. Une fois debout, Jimmy tenta de reprendre contenance. Il fallait qu’il trouve une sortie. Il demanda à Antonio s’il savait où se trouvait la chose. Le vieil homme lui répondit tristement :

– Mes fils ont attiré son attention en faisant du bruit dans leur chambre.

Jimmy se sentit mal à l’idée que les jumeaux aient dû subir cette créature pour le sauver. Il ne savait que dire. Il parla donc de sa théorie avec Antonio. Jimmy savait qu’il n’était pas mort. Il le sentait au fond de lui. Il avait été projeté par la créature dans une sorte de monde parallèle. Donc, s’il y avait une entrée, il devait y avoir une sortie, c’était logique. Restait à la trouver. Il demanda à Antonio s’il avait une idée de ce que serait cette sortie. Avec un soupir, Antonio lui indiqua le plafond. Ne comprenant pas, Jimmy lui demanda d’être plus clair.

– S’il y a une sortie dans cette maison, elle ne peut se trouver qu’à un seul endroit, lui dit Antonio.

Jimmy attendait mais Antonio semblait figé. Il prit le vieil homme par le bras et celui-ci sembla revenir à lui-même. Il regarda Jimmy avec des yeux flous et semblait ne pas se rappeler qui il était. Jimmy lui demanda comment il allait et Antonio lui répondit qu’il se sentait bien. Quand Jimmy lui redemanda la sortie, Antonio le regarda d’un air effrayé et lui indiqua de nouveau le plafond.

– Si vous voulez sortir d’ici, vous devrez aller là où tout a commencé. Là se trouve le portail qui vous ramènera dans votre monde. Mais pour cela, il va falloir éviter de croiser cette chose. Et j’ai bien peur que cela soit impossible. Il nous retrouve toujours.

Les yeux de Jimmy s’écarquillèrent quand il comprit où se trouvait son salut. Il allait devoir affronter cette chose ou périr dans ses murs. Une fois de plus, Jimmy ressentit un désespoir immense. Et surtout, il avait peur. Très peur. Il tenta de rappeler Mark qui décrocha tout de suite. Jimmy essaya de lui parler mais Mark ne semblait pas comprendre ce que Jimmy lui disait. Jimmy se tut. Il raccrocha et essaya d’envoyer un message. Il écrivit un mot et l’envoya. Le message fut transmis puis le portable s’éteignit. Il n’avait plus de batterie. Jimmy mit son téléphone dans sa poche et commença à discuter stratégie avec Antonio. Ils devaient sortir d’ici. Tous.

Mark hurlait le nom de Jimmy dans le téléphone, mais il n’entendait que des grésillements. Puis, plus rien. Jimmy avait raccroché. Mark resta figé un instant, puis rangea le téléphone dans sa poche. Il faisait les cent pas dans le salon, ne sachant pas quelle décision prendre. Il se tourna vers Antoine, le technicien, et lui demanda s’il pouvait localiser le portable de Jimmy. Antoine s’exécuta. Il fallut attendre quelques minutes avant que l’écran n’affiche le résultat. Mais quand ils le virent, ils restèrent bouche bée. Ils pensèrent à un bug de l’ordinateur et relancèrent la recherche. Le résultat fut le même. C’était impensable ! Mark fit signe à Jean d’aller vérifier dans la chambre de sa femme. Sur l’écran, Sylvia paraissait toujours plongée dans un sommeil profond. Il n’y avait personne d’autre dans la chambre. Pourtant, le portable de Jimmy y était localisé. Jean monta à l’étage avec l’autre technicien et fouilla la chambre. Ils cherchèrent partout, sous le lit, derrière les meubles, mais ils ne trouvèrent aucune trace du téléphone. Quand Jean s’était réveillé dans la chambre après l’agression de Sylvia, Jimmy avait déjà disparu. Ils redescendirent au salon et Mark proposa de visionner ce que la caméra de la chambre avait filmé. Ils rembobinèrent les images et s’arrêtèrent au moment où Jimmy pénétrait dans la chambre des parents. On voyait Sylvia endormie, Jean assis sur une chaise à côté d’elle et Jimmy debout à la porte. Jimmy posait une question à Jean et Mark le vit sortir de la chambre, le téléphone à l’oreille. Il devait passer un coup de fil. Peu après, Mark et les autres assistèrent à la scène horrifiante où Sylvia se mettait à convulser. Jean s’approchait d’elle et c’était le début d’une violence inouïe. Mark observa Sylvia asséner un coup de tête à son mari puis se tourner vers lui. Son visage était déformé par la rage.

Un grognement retentit et Mark vit le corps de son ami s’élever dans les airs et foncer vers le miroir de la coiffeuse. Il s’attendait à le voir s’écraser contre le meuble, mais ce qu’il vit ensuite le stupéfia. Au lieu de heurter le miroir, Jimmy semblait l’avoir traversé! Son corps avait disparu dans un flash bleuté. Comment était-ce possible ? C’était incroyable !

Ils étaient abasourdis. Mark, Jean et les techniciens se regardaient sans oser parler. Ils venaient d’assister à une scène irréelle. C’est Jean qui rompit le silence.

– Mark ! Qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut pas abandonner Jimmy ! Il faut aller le chercher !

Mark marchait nerveusement de long en large, perdu dans ses réflexions, quand il sentit son téléphone vibrer. C’était un message de Jimmy. Un seul mot y était écrit. Ou plutôt un nom. Billy. Jean, qui avait jeté un coup d’œil au message sur l’épaule de Mark, le questionna du regard. Mark soupira et tapa un numéro. Il se tourna vers les autres et dit :

-Il faut appeler Billy. C’est le frère de Jimmy. Il saura peut-être nous aider.

Jean lui demanda comment cet homme pourrait faire face à une telle situation. Mark lui répondit calmement :

-Billy est exorciste. Mais pas seulement. Il est aussi détective spécialisé dans le paranormal à ses heures perdues. Il saura sûrement comment ramener Jimmy dans notre monde. Du moins, je l’espère.

Le téléphone sonna et une voix répondit à l’autre bout du fil. Mark se présenta et discuta avec son interlocuteur pendant quelques minutes. Pendant ce temps, Jean partit à la recherche de son fils. Michaël et Mario étaient dans la cuisine. Ils avaient entendu ce qu’il s’était passé mais ils avaient préféré rester à l’écart. Michaël était pétrifié par la peur. Mario n’était pas beaucoup mieux. Jean les prit dans ses bras et Michaël se blottit contre lui.

– Papa, comment on va s’en sortir ? lui demanda-t’il, tremblant.

Jean ne savait pas quoi lui dire et lui répéta ce que Mark avait dit. Les garçons écoutèrent attentivement et semblèrent se rassurer un peu. Jean leur conseilla de rester avec le reste du groupe. Ils retournèrent au salon et virent le Père Rosso qui était resté assis tout ce temps, silencieux. Mark s’adressa à lui et lui demanda :

– Alors, mon Père, vous avez assez de preuves pour demander l’intervention de l’Église ? Le prêtre semblait dépassé par tous ces événements. Il se leva néanmoins et dit :

– Oui, ce cas me semble plus qu’urgent. Je vais aller voir l’Évêque et lui exposer la situation. Pourriez-vous me donner les copies des images de caméras ainsi que tous les autres documents en votre possession ? Je ne sais pas combien de temps cela prendra mais il faut faire au plus vite. La vie de votre ami est en jeu, et la nôtre aussi.

Mark rassembla donc tous les documents sur une clé USB et la remit au prêtre. Celui-ci se dirigea vers la porte d’entrée. Avant de sortir, il se retourna vers nous. Il nous regarda intensément :

– Le démon est à l’œuvre dans cette maison. Je prierai pour vous et j’espère pouvoir vous ramener de l’aide à temps. Soyez prudent en attendant mon retour. Évitez de le provoquer et ne faites rien d’inconsidéré. Je reviens au plus vite.

Sur ce, il quitta la maison dans la nuit noire.

 

Mark revint dans le salon et regarda autour de lui. Ils étaient tous au bout du rouleau. La situation avait dégénéré si vite et de manière si délirante ! Il n’avait jamais rencontré un tel cas de sa vie d’enquêteur. Ils étaient tous épuisés. Il jeta un coup d’œil sur les écrans, mais plus rien ne semblait se manifester. Il se laissa tomber sur le canapé, ferma les yeux et soupira de fatigue.

– Je pense que nous devrions dormir un peu, dit-il.

Les autres le regardèrent d’un air ébahi. Michaël lâcha d’une voix tremblante :

-Dormir ? Avec cette chose dans la maison ?

Jean se rapprocha de son fils.

– Il a raison, Champion. Il faut nous reposer. Nous allons devoir affronter cette horrible créature. Il nous faudra toutes nos forces si nous voulons avoir une chance d’y arriver.

Il se tourna ensuite vers Mario.

– Retourne chez toi, Mario. Préviens ton père de la situation et restez chez vous, à l’abri. Je ne veux pas qu’une autre personne innocente paie à notre place. Cette histoire regarde notre famille. Merci pour ton aide. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir dans de meilleures conditions.

Mario regarda Michaël, les larmes aux yeux. Il le serra dans ses bras.

– Je prierai pour vous, dit-il en se dirigeant vers la porte. J’espère que l’on se reverra, Mick. Bonne chance.

Il ouvrit la porte et sortit. Michaël ne disait plus rien. Il semblait résigné. Il regarda son père et ce qu’il dit glaça le sang de Jean.

-On va tous y passer, n’est-ce pas ?

Jean aurait voulu rassurer son fils, mais il ne sut pas quoi répondre. Mark, qui l’avait entendu, le prit par l’épaule et lui dit :

-En tout cas, pas sans nous battre. Cette chose, quelle qu’elle soit, doit avoir des points faibles. Nous allons trouver une solution pour ramener Jimmy et libérer votre famille. Je te le promets. Mais en attendant l’arrivée de Billy, nous devrions tous nous reposer.

C’est ce que nous fîmes tous. Voilà comment je passai ma première nuit avant le combat qui nous opposa à ce démon. Je m’étais allongé sur un tas de couvertures que j’avais prises dans un meuble de la pièce de devant et, malgré la peur qui me serrait le cœur, je m’endormis, priant pour que ce ne soit pas le dernier jour de ma vie. Priant aussi pour ne pas me réveiller enchaîné par cette créature, dans ce monde parallèle au nôtre. Je priais aussi pour que ce Billy arrive rapidement. Je priais comme je n’avais jamais prié de ma vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 7

Billy s’affairait devant sa valise, le front plissé par la réflexion. Depuis l’appel de Mark, qu’il avait connu par l’intermédiaire de Jimmy lors d’une enquête à laquelle il participait également, ses pensées ne cessaient de tourner en rond dans sa tête. Quelle histoire ! Ce que Mark lui avait raconté était complètement inédit. Billy, qui enquêtait sur les phénomènes paranormaux depuis plus de vingt ans, avait déjà entendu parler de mondes parallèles, mais n’avait jamais su qu’il était possible d’y accéder physiquement. Il savait qu’avec les voyages astraux, il était possible à un médium de transférer sa conscience dans un monde alternatif, mais être physiquement transporté de l’autre côté, et par un démon de surcroît ? Pauvre Jimmy ! Son petit frère avait toujours eu du mal à accepter ce don qu’ils avaient depuis l’enfance. Il lui avait fallu l’aide de Billy pour accepter cette capacité et s’en servir pour consoler des familles en deuil. Billy, par contre, était enchanté par cette capacité. Il faut dire que son don lui était très utile lors de ses nombreuses enquêtes. Il lui suffisait de rentrer dans un lieu pour y ressentir toutes ses présences et pouvoir parfois retracer des événements du passé. Mais aujourd’hui n’était pas une enquête comme les autres. Cette fois, Jimmy était en danger de mort. Et bien que l’idée de découvrir tous les dessous de cette affaire ait attisé son obsession pour le paranormal, l’inquiétude était présente. Il finit de remplir sa valise et se dirigea vers le téléphone. Pendant ces nombreuses enquêtes, il avait eu l’occasion de rencontrer des personnes intéressantes avec des capacités exceptionnelles. Le téléphone sonna et une voix féminine, légèrement enrouée, lui répondit. Billy soupira de soulagement. Vu l’heure tardive, il avait craint que personne ne lui réponde.

– Salut, Andréa. C’est Billy. Je t’appelle car…

Andréa lui coupa la parole.

-C’est Jimmy, n’est-ce pas ?

Comme toujours Billy était impressionné par les dons de médium de cette femme. Il avait des capacités, mais s’il devait se les représenter, elles auraient eu l’air de la lueur d’une petite bougie. Andréa était un vrai phare qui illuminait n’importe quel endroit le plus sombre.

– Oui c’est Jimmy. Qu’as-tu vu exactement ?

Andréa ne répondit pas tout de suite, certainement parce qu’elle venait de se réveiller. Après un moment de silence, elle lui annonça son arrivée. Elle raccrocha avant même que Billy n’ajoute quelque chose. Il se dirigea vers la cuisine, la valise à la main, et mit le percolateur en route. Andréa était une accro à la caféine. Il s’assit sur une chaise et attendit. Le bruit d’un moteur se fit entendre. Billy se leva et regarda par la fenêtre. C’était Andréa. Il alla lui ouvrir et la suivit à la cuisine. Andréa, petit bout de femme d’une cinquantaine d’années, les yeux tirés par le manque de sommeil, se servit directement au percolateur. Elle remplit une tasse et en prit une pour Billy. Installés autour de la table, Andréa raconta à Billy les rêves étranges qu’elle avait faits récemment. Toujours les mêmes en fait. Elle voyait Jimmy dans un endroit sombre et froid. Mais Jimmy n’était pas seul. Elle avait aussi vu un vieil homme et des jumeaux d’une vingtaine d’années. Ils avaient l’air prisonnier et criaient à l’aide. Mais ces présences n’étaient pas ce qui l’avait le plus terrifiée. Outre ces âmes en détresse, elle avait senti que quelque chose habitait ce lieu, une chose horrible, une chose inhumaine. Elle avait eu du mal à la discerner mais elle avait senti les vibrations de haine et de violence qui émanaient de cette créature. Quand Billy l’avait appelée, elle était en plein cauchemar. Jimmy était en danger. Mais il n’était pas le seul. Un nom lui revenait sans cesse en tête.

-Michaël.

Billy lui demanda de qui il s’agissait mais Andréa secoua la tête. Elle n’avait pas pu ressentir la présence de cette personne. Comme si quelque chose l’en empêchait. Billy l’informa qu’il se rendait à l’adresse indiquée par Mark. Andréa hocha la tête, se leva, rinça sa tasse de café au-dessus de l’évier et la posa sur l’égouttoir. Elle se tourna vers Billy.

– Allons-y alors !

Billy la regarda d’un air inquiet. Depuis leur dernière rencontre, Andréa avait l’air amaigrie et fragile.

– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Andréa. Dans ton état,…

Andréa le regarda d’un air sévère. Sa peau ébène était atténuée par une nuance de gris et ses yeux étaient cernés.

-Mon état, c’est mon affaire, Billy. Je ne sais pas pourquoi mais je sais que je dois me rendre là-bas. Je sens que je dois y aller.

Billy la regarda un moment et soupira.

– Donc, c’est réglé, dit Andréa. Ma valise est dans ma voiture mais vu la distance, nous prendrons ton pick-up, si tu le permets.

Billy hocha la tête. Il alla rincer sa tasse à l’évier, Andréa avait horreur du désordre, et se dirigea vers sa veste. Il prit sa valise, ses clés, son téléphone et se dirigea vers sa voiture. Il chargea également la valise d’Andréa. Elle avait sûrement dû emporter toutes ses amulettes, protections et objets quelconques qu’elle possédait car la valise était lourde. Andréa s’installa sur le siège passager et attacha sa ceinture. Billy s’installa au volant, encoda l’adresse et attendit que l’itinéraire s’affiche. Une fois enregistré, le GPS commença à débiter le trajet de sa voix artificielle féminine. Durant le trajet, Billy lui raconta les informations qu’il tenait de Mark. Andréa l’écoutait et son visage devenait de plus en plus pâle au fil du récit. Elle ne posa aucune question. Elle garda le silence jusqu’à la fin. Billy la regardait, attendant un commentaire, mais elle l’informa simplement qu’elle allait se reposer le temps du voyage. Billy la laissa donc dormir. Au vu de ce qui les attendait, quelques heures de sommeil lui feraient le plus grand bien. C’est dans ce silence funeste que Billy conduisit vers ce destin incertain. Toute cette histoire lui laissait comme un mauvais goût dans la bouche. Il ne savait pas pourquoi mais il avait l’impression que sa vie ne serait plus jamais la même après ça. S’il s’en sortait vivant du moins. Cette réflexion le laissa perplexe. Il n’avait jamais eu peur de mourir lors d’une enquête, alors pourquoi ce sentiment de terreur semblait-il lui serrer le cœur ? Il avait l’impression de foncer vers un énorme précipice où ne l’attendait que terreur, souffrance, et pire encore. Mais Jimmy était là-bas. Il n’avait pas le choix. Jimmy aurait fait la même chose pour lui. C’est ainsi perdu dans ses pensées que Billy se dirigea vers le champ de bataille.

 

À plus d’une centaine de kilomètres de là, le Père Rosso se tenait devant une maison modeste, éclairée par la lune. Il serrait la clé USB dans sa main comme un talisman. Il avait peur. Peur de ce qu’il avait vu, peur de ce qu’il allait dire, peur de ne pas être cru. Il se décida enfin et frappa à la porte avec force. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit sur le visage bienveillant de l’évêque de leur paroisse, Monseigneur Vendetta. C’était un homme bon et ouvert d’esprit, qui avait toujours soutenu le Père Rosso dans son ministère. Il était tard et pourtant il n’était pas couché, vêtu d’une simple soutane. Il observa le prêtre avec inquiétude, voyant l’angoisse qui déformait ses traits. Il le fit entrer sans un mot.

-Que se passe-t-il, Marco ? Qu’est-ce qui vous amène à une heure si tardive ?

L’évêque conduisit le prêtre dans un petit salon. Une vieille dame les rejoignit, portant un plateau contenant du thé, de la crème et du sucre. Elle sortit discrètement du salon et l’évêque se tourna vers le Père Rosso.

–Alors, Marco, qu’est-ce qui vous trouble à ce point ?

Le prêtre commença donc à lui raconter les tourments que subissait la famille qui lui avait demandé de l’aide. L’évêque l’écouta sans l’interrompre, buvant son thé à petites gorgées. Quand le prêtre eut fini son récit, l’évêque lui posa une série de questions.

-Etes-vous sûr qu’il s’agit bien d’une possession démoniaque ? Au vu des antécédents de cette famille, n’y aurait-il pas une explication médicale ?

Le prêtre soupira. Il serrait toujours la clé dans sa main et la tendit à son supérieur. Celui-ci la prit sans poser de question, se dirigea vers son bureau et en sortit un ordinateur portable. Il l’alluma et y inséra la clé.

Quand les images commencèrent à défiler, les yeux de l’évêque s’écarquillèrent. Il regarda les images jusqu’à la fin puis se tourna vers le père Rosso.

-Mon Dieu ! Est-ce possible ? Comment avez-vous obtenu ces images ? Avec toute la technologie dont on dispose aujourd’hui, il ne serait pas difficile de monter ce genre d’image.

Le Père Rosso le regarda d’un air las.

-Je vous assure que ces images sont authentiques, Monseigneur. Comme vous pouvez le constater sur ces images, j’étais présent au moment des faits. Vous avez pu voir ces images mais il y a autre chose. Les dossiers sur la clé regroupent les témoignages d’Antonio et de Vittorio sur une période de vingt ans. La famille actuelle n’était pas au courant de ces événements. De plus, que dire de cet homme qui passe au travers de ce miroir ? Sans compter l’atmosphère que dégage cette demeure. Non, je vous assure, Monseigneur, tout ceci n’est pas un canular bien élaboré mais l’horrible vérité. Je suis venu vous demander votre aide. Il faut que nous aidions cette famille sinon je crains une issue fatale pour chacun d’entre eux. Il est de notre devoir de chrétien de les aider à chasser les forces démoniaques qui y sévissent.

L’évêque regarda le prêtre en silence. Marco était son assistant depuis près de trente ans. Il avait toujours été un excellent prêtre et avait toujours mit sa foi avant tout. De plus, il n’était pas du genre à croire au surnaturel. S’il demandait de l’aide, c’est qu’il était certain de ce qu’il avançait. L’évêque se leva en invitant le Père Rosso à le suivre. Ils se dirigèrent vers une porte en bois foncé sur lequel un crucifix était accroché. L’évêque ouvrit la porte et alluma la lumière. Le père Rosso le suivit sans rien dire. Il observait les murs où était représentée une photo du Pape Jean-Paul II. Sur le mur au dessus de la cheminée se trouvait une illustration du Christ chassant les démons d’un pauvre pécheur et les envoyant dans un troupeau de porcs qui se jetaient dans un lac. Sur l’autre mur, la Sainte Vierge tendait les bras vers le ciel dans un halo de lumière. Devant la cheminée, une petite table de salon était entourée par deux fauteuils à dos droits. Un petit bar renfermait quelques bouteilles de vin. L’évêque s’assit dans l’un des fauteuils et invita le prêtre à faire de même. Il se servit un verre de vin et en proposa un au prêtre qui refusa poliment.

-Marco, vous venez de me montrer des images troublantes. Je ne sais pas quoi en penser. Mais je vous connais depuis longtemps et je vous fais confiance. Si vous dites que cette famille est en danger, je vous crois.  Mais que voulez-vous que je fasse ? Je ne suis pas un exorciste, je n’ai pas le pouvoir de chasser les démons.

Le prêtre le regarda avec espoir.

-Monseigneur, vous êtes l’évêque de cette paroisse. Vous avez l’autorité pour demander l’intervention d’un exorciste officiel du Vatican. Je vous en supplie, faites-le avant qu’il ne soit trop tard.

L’évêque hocha la tête lentement.

-Très bien, Marco. Je vais faire ce que vous me demandez. Mais je vous préviens, ce ne sera pas facile. Il faut obtenir l’autorisation du Vatican, trouver un exorciste disponible, organiser son voyage, son hébergement, sa sécurité… Tout cela prend du temps et de l’argent. Et pendant ce temps, que va-t-il se passer dans cette maison ?

Le prêtre baissa les yeux.

-Je ne sais pas, Monseigneur. Je ne sais pas ce que ces démons ont prévu pour cette famille. Mais je sais qu’ils sont puissants et maléfiques. Je sais qu’ils ne reculeront devant rien pour les détruire. Je sais qu’il faut agir vite, très vite…

L’évêque posa sa main sur l’épaule du prêtre.

-Courage, Marco. Nous allons faire tout notre possible pour les aider. Dieu est avec nous, il ne nous abandonnera pas. Il nous donnera la force et la sagesse nécessaires pour combattre ces forces du mal. Ne perdez pas espoir, Marco. Ne perdez pas la foi…

L’évêque se leva de son fauteuil et se dirigea vers un bureau en bois massif, surmonté d’un grand crucifix. Il fouilla dans plusieurs tiroirs et en sortit un livre relié de cuir, une fiole d’eau bénite et une tenue de cérémonie. Il fit signe au Père Rosso de s’approcher. Sa voix était grave et solennelle.

-Marco, c’est à vous que je confie cette mission. Vous devez exorciser madame Blanchart au plus vite. Quant à ce pauvre Jimmy, je crains de ne pouvoir vous être d’aucun secours. Vous savez très bien que l’Église ne reconnaît pas l’existence des fantômes, ni celle des mondes parallèles, à part le Paradis. Il vous faut trouver quelqu’un qui ait des méthodes moins conventionnelles pour ce genre de situation.

Le Père Rosso sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il regarda l’évêque avec incrédulité.

– Un sorcier ? Un chamane ? Mais où voulez-vous que je trouve une telle personne, Monseigneur ? Et que dira le Diacre si jamais il l’apprend ?

L’évêque posa une main rassurante sur l’épaule du Père Rosso et l’invita à s’asseoir.

– Ne vous inquiétez pas pour le Diacre, Marco. Il n’a pas besoin de savoir. Quelles que soient les preuves que vous lui apporterez, l’Église ne donnera jamais son aval pour la cérémonie. Il vous faut un médium capable de voyager dans l’au-delà. Je sais que je ne devrais pas croire en ces choses-là, mais j’ai toujours eu l’esprit ouvert. Au cours de ma vie, j’ai assisté à des phénomènes inexplicables et j’ai rencontré des gens dotés de dons extraordinaires. Bien sûr, l’Église les traite d’imposteurs, mais ce n’est pas mon cas. Vous ne seriez pas venu me voir, sinon. N’est-ce pas ?

Le Père Rosso acquiesça. Il était soulagé que l’évêque le soutienne dans sa démarche. Celui-ci lui tendit le livre qu’il tenait dans les mains. Le Père Rosso reconnut un ouvrage rare de la Bible, qui contenait toutes les prières et les formules nécessaires à un rituel d’exorcisme. Il l’avait vu une seule fois au Vatican, lorsqu’il avait prononcé ses vœux. Il prit le livre avec respect et le serra contre sa poitrine.

L’évêque lui donna ensuite la fiole d’eau bénite venant de Lourdes et lui remit la tenue de cérémonie. C’était une aube blanche immaculée, une étole pourpre et une chasuble brodée d’or. Ces vêtements symbolisaient la puissance de Dieu lors d’un combat spirituel. Le Père Rosso les prit avec précaution et les ajouta aux objets sacrés que l’évêque lui avait confiés.

– Avant de partir, mon père, j’aimerais vous demander quelque chose.

Le Père Rosso se tourna vers l’évêque et attendit sa requête.

-Si vous réussissez à sauver Jimmy et sa mère, pourriez-vous revenir me raconter comment cela s’est passé ? J’aurais aimé être à vos côtés, mais ma santé ne me permet plus de mener ce genre de combat.

Le Père Rosso vit la tristesse dans les yeux de l’évêque et lui sourit avec compassion.

-Bien sûr, Monseigneur, répondit-il. Je vous promets un rapport complet des événements. Merci pour votre aide.

L’évêque leva la main, comme pour dire que cela n’était rien, et raccompagna le Père Rosso à la porte.

– Je prierai pour vous et pour la famille Blanchart, Marco. Que Dieu vous protège.

Le Père Rosso le remercia une dernière fois et sortit de la pièce. Il sentit le poids de sa responsabilité sur ses épaules. Il devait à tout prix trouver un médium, et vite. Le temps lui était compté. Il ignorait ce qui se tramait dans l’autre monde, mais il pressentait que le danger était imminent.

 

Il faisait nuit noire quand il arriva dans la rue. Un pick-up venait de se garer devant la porte des Blanchart. Il vit un homme imposant descendre du côté conducteur. Une femme de couleur l’accompagnait. Elle avait l’air malade et fragile. Il accéléra le pas pour les rejoindre. L’homme se retourna vers lui. Le Père Rosso lui sourit et se présenta. L’homme fit de même et lui dit le nom de son amie.

-Quelle aubaine, pensa le père Rosso. Il cherchait désespérément un médium pour l’aider dans cette affaire ! C’était peut-être un signe du ciel ou du moins un signe d’espoir. Il regarda en direction de la femme. Celle-ci ne semblait pas les voir. Son regard était rivé sur la façade de la maison. Elle frissonna.

-Est-ce qu’elle va bien ? s’inquiéta le Père.

L’homme haussa les épaules. Elle sortit brusquement de sa torpeur et les deux hommes la suivirent devant l’entrée. D’un geste brusque, elle frappa à la porte. A l’intérieur, Michaël se réveilla en sursaut. Il lui avait semblé entendre des coups sourds. Il vit Mark se lever du canapé. Celui-ci se dirigea vers la porte d’entrée et Michaël entendit des voix étouffées. Il se leva doucement de son lit improvisé et secoua son père qui dormait à côté de lui. Jean ouvrit les yeux et le regarda d’un air étonné.

-Que se passe-t-il, Champion ?

Il se redressa et se dirigea vers l’entrée. La lumière de la pièce de devant s’alluma et les autres occupants se réveillèrent à leur tour. Ils avaient pu dormir quelques heures sans qu’aucune manifestation ne vienne troubler leur sommeil. Sylvia était toujours dans un état comateux et, pendant que le Père Rosso était parti voir son supérieur hiérarchique, Mark avait envoyé Jean à la pharmacie pour aller chercher des poches de sérum ainsi qu’un cathéter pour pouvoir nourrir Sylvia qui commençait à montrer des signes de déshydratation. Quand Jean était revenu, Mark avait pris la tension de Sylvia et écouté son rythme cardiaque. Pour l’instant, elle tenait le coup mais cela ne durerait pas si l’entité restait en elle trop longtemps. Ils avaient essayé de la réveiller pour la nourrir mais elle ne semblait pas pouvoir revenir à elle. Mark lui avait donc placé la perfusion. Jean regardait sa femme d’un air désespéré. Mark se dépêcha donc à reprendre ses paramètres et sortit de la chambre en emmenant Jean avec lui. Après son agression, Mark préférait ne pas laisser Jean seul avec sa femme. Il était clair que le démon se servait de son corps pour atteindre les autres membres de la famille. Il valait mieux les tenir à l’écart. Il s’était réveillé au bruit du tambourinement sur la porte d’entrée. Quand il ouvrit, il se retrouva devant une silhouette familière et poussa un soupir de soulagement. C’était Billy. Il était accompagné par le Père Rosso et une femme que Mark ne connaissait pas. Il s’écarta pour les laisser entrer. Billy entra, chargé de deux grosses valises qui semblaient contenir du matériel électronique. Le Père Rosso le suivit en saluant tout le monde d’un signe de tête. La femme resta un moment sur le pas de la porte puis se décida à entrer en jetant un regard méfiant autour d’elle.

-Andréa, dit-elle en tendant la main à Mark d’une voix rauque. Celui-ci lui serra la main et prit le temps de l’observer. Elle était d’une pâleur effrayante qui contrastait avec ses cheveux noirs et ses yeux sombres. Il la trouvait frêle et se demandait ce qu’elle était venue faire dans cette maison maudite. Il était clair que sa place aurait plus été dans un hôpital. Mark engagea la conversation. – Je m’appelle Mark. C’est moi qui ai appelé Billy. Je ne sais pas si vous connaissez la situation mais puis-je vous demander quelles sont vos compétences ? Andréa le jaugea un moment puis, s’avançant lentement dans la pièce, elle lui répondit : – Un épouvantable drame s’est déroulé ici. Une entité maléfique hante cette maison depuis des années. Elle s’est attachée à Julio comme un parasite dans un moment de grande faiblesse du jeune homme. Elle a pris possession de sa mère et elle veut les détruire tous. Je suis ici car je dois les aider à se libérer de l’emprise de cette créature. Je suis médium et je peux communiquer avec les esprits.

Le Père Rosso, grâce à son exorcisme, nous servira de diversion pour faire revenir Jimmy parmi le monde des vivants. Car tant que cette chose occupera le corps de cette femme, elle ne pourra pas occuper l’autre monde en même temps. Mark l’écoutait attentivement. Elle avait l’air de savoir de quoi elle parlait.

-Il va falloir être très prudent dans notre démarche car si le démon se rend compte de notre plan, tout sera foutu. Allons rejoindre les autres. Je dois parler au Père Rosso ainsi qu’aux autres membres de cette famille. Y a-t-il un Michaël parmi vous ?

Mark acquiesça.

-Oui, c’est le fils de la femme possédée. Pourquoi ?

Andréa ne répondit pas tout de suite. Elle se dirigea vers le salon et demanda à Mark de lui raconter dans l’ordre les événements. Mark lui fit un rapide résumé, lui montrant les vidéos et les photos et lui parlant également des carnets de Vittorio. Andréa écoutait attentivement. Ensuite, elle demanda à voir Michaël. Le jeune homme s’approcha timidement. Andréa pouvait voir la terreur et le désespoir sur les traits las de son visage. Elle lui demanda également de raconter sa version des faits. Le jeune homme s’exécuta. Il lui raconta le début des phénomènes avec les grattements, les portes ouvertes et la sensation que quelque chose ne tournait pas rond dans cette maison jusqu’aux apparitions des jumeaux dans le miroir de la salle de bain, en terminant par l’attaque de la créature à son encontre dans sa propre chambre. Andréa l’écoutait et Michaël se rendit compte qu’elle le scrutait, comme si elle cherchait quelque chose que d’autre ne pouvait pas percevoir.

-Tu es spécial, mon garçon, lui dit-elle quand il eut fini son histoire. Tu dégages un tel halo de lumière…Je n’avais jamais vu ça avant. As-tu eu des cauchemars ou bien un sentiment de malaise avant d’habiter cette maison ? Qu’as-tu ressenti en entrant ici pour la première fois ?

Michaël réfléchissait. Il se souvenait qu’il avait fait d’horribles cauchemars avant leur déménagement mais ne se rappelait pas de quoi il avait rêvé. Cependant, il lui parla de la sensation de malaise et cette peur irraisonnée à leur arrivée. Andréa hocha la tête, comme si elle comprenait exactement de quoi Michaël voulait parler. Le garçon attendit qu’elle s’explique mais Andréa se contenta de lui serrer l’épaule et lui promit qu’elle ferait son possible pour les aider. Elle se dirigea vers le Père Rosso, Mark et Jean qui étaient assis à la table de la salle à manger et commença à leur expliquer son plan.

-Le Père Rosso va tenter un nouvel exorcisme sur Sylvia pour attirer l’attention du démon et le faire sortir momentanément du corps de la femme. Pendant ce temps, Billy va installer du matériel électronique dans la chambre des jumeaux pour capter les ondes paranormales et créer un portail entre les deux mondes. Je vais me servir de mes dons pour entrer en contact avec Jimmy et essayer de le ramener vers la lumière.

 

Jimmy se recroquevilla au fond de l’armoire. Il avait parlé avec Antonio de son plan pour atteindre le portail. Il connaissait la maison comme sa poche, puisqu’elle était la copie conforme de celle d’Antonio. Il savait où se trouvait l’issue, mais il ne savait pas comment y accéder sans se faire repérer par la créature. Il avait besoin d’un leurre, et Antonio avait proposé de demander aux jumeaux de les aider à attirer l’attention du démon pendant que Jimmy se faufilerait dans la chambre. Mais cette idée le mettait mal à l’aise. Il n’aimait pas l’idée d’utiliser ces pauvres garçons comme appât, alors qu’ils subissaient les tortures de la créature depuis plus de vingt ans. Lui qui avait l’habitude d’aider les gens en leur procurant un peu de chaleur lors d’échange avec leurs chers défunts, il se sentait coupable de leur demander un tel sacrifice. Il regarda encore une fois au fond de l’armoire les visages des jumeaux qui le dévisageaient d’un air angoissé. Il n’arrivait pas à se décider. Comment pouvait-il leur demander une chose pareille ? Ce fut Antonio qui prit la parole.

– Les garçons, voici Jimmy. Ce jeune homme est toujours en vie mais il ne risque pas de le rester longtemps si nous ne l’aidons pas à traverser le portail. Il doit absolument regagner son monde.

Les jumeaux l’écoutaient silencieusement. Leurs yeux étaient toujours fixés sur le visage de Jimmy. La créature leur avait enlevé les sutures de leurs yeux mais pas de leurs bouches. Pourquoi ? Certainement pour qu’ils puissent voir ce que l’un subissait du démon pendant que l’autre regardait, impuissant. Cette pensée fit frissonner Jimmy. Cette créature avait un degré de sadisme incomparable. Voyant l’hésitation sur le visage de ses fils, Antonio ajouta ce que Jimmy savait être un mensonge.

– Si ce garçon regagne le monde des vivants, il pourra certainement nous libérer aussi. Cela vaut la peine d’essayer.

Les jumeaux regardèrent Jimmy avec un regard plein d’espoir qui le fit se sentir encore plus mal. Il allait répondre quand Antonio l’interrompit en sortant de l’armoire. Ses fils le suivirent et après quelques secondes de réflexions, Jimmy les suivit. Il n’y avait pas d’autre choix. S’il voulait sortir d’ici, il fallait absolument qu’il évite la créature et qu’il passe ce fichu portail. Le groupe se dirigea prudemment vers la porte de la chambre et chacun tendit l’oreille. Un silence de mort régnait. Aucun bruit ni mouvement ne se faisait entendre. Ils récapitulèrent le plan une dernière fois. Le portail se trouvant dans le placard de la chambre des jumeaux, ceux-ci devaient attirer l’entité dans l’endroit le plus éloigné, c’est-à-dire la cave. Avant de rejoindre les jumeaux dans le placard, Jimmy et Antonio avaient visité tous les recoins de la maison. Antonio lui avait indiqué une porte dissimulée par les couches épaisses de peinture cachée sous les escaliers de l’entrée. Jimmy et lui y étaient descendus et avaient trouvé que l’idée était bonne. Il était clair que l’entité se déplaçait vite mais pas aussi rapidement que Jimmy se l’était imaginé. Elle avait besoin de temps pour reprendre contenance quand elle passait d’un monde à l’autre. Ce qui laisserait le temps à Jimmy pour grimper l’échelle. Cependant, pour assurer le plus de chance possible, Jimmy avait tracé un pentagramme sur le sol de la cave et l’avait recouvert d’un vieux tapis. Il ne savait pas si cela servirait à quelque chose mais il n’avait pas d’autres idées. Antonio lui avait demandé de le rejoindre dans l’armoire et de demander l’aide des jumeaux. Le moment était venu de mettre le plan à exécution. Si tout se passait comme prévu, Jimmy aurait peut-être une chance de se sauver. Il saisit la poignée, prêt à sortir quand une lumière bleue éclatante envahit la pièce.

Il se retourna et ce qu’il vit le laissa bouche bée. Une femme venait de sortir du miroir de la commode. Sa silhouette était transparente mais elle brillait d’une lueur intense. Elle se tourna vers le groupe et leur sourit. Jimmy la regardait d’un air stupéfait et mit un moment à réagir. Il se dirigea vers elle, comme pour s’assurer qu’il n’hallucinait pas, et lui demanda qui elle était. –Je suis Andréa. Une amie de votre frère. Je suis venue pour vous aider. Vous ne pouvez pas rester ici. Si la créature vous trouve, vous serez perdus à jamais. Vous resterez ici pour l’éternité. Elle se tourna vers les jumeaux et le vieil homme.

-En ce qui vous concerne, je ferais mon possible pour libérer vos âmes de ce lieu sombre. Ce sera difficile, peut-être même impossible, mais je vous promets d’essayer.

Les jumeaux et Antonio hochèrent la tête en signe de compréhension. Andréa se tourna de nouveau vers Jimmy.

-En ce moment même, le Père Rosso pratique un exorcisme sur la femme possédée. Tant que le rituel durera, le démon sera coincé dans son corps. Dès que le démon sera enfermé à l’intérieur, vous devrez trouver la sortie et passer le portail. Savez-vous où il se trouve ?

Jimmy répondit par l’affirmative.

-Alors, je vous conseille de ne pas traîner. Quand je vous le dirai, foncez vers la sortie et revenez.

Jimmy se tourna vers Antonio. Il avait du mal à accepter l’idée de s’enfuir en laissant ces trois hommes derrière lui. Antonio du comprendre son désarroi car il lui dit d’une voix douce :

– Ne vous inquiétez pas pour nous, jeune homme. Tout se passera bien.

Vaincu, Jimmy s’assit sur le lit et attendit le coup de départ. Il pria un moment, demandant à Dieu de lui laisser une chance de s’en sortir. Soudain, comme porté par un écho, un rugissement de rage retentit. Andréa se tourna vers lui.

-Allez Jimmy ! Maintenant !

Jimmy se précipita sur la porte. Les rugissements semblaient faire trembler les murs de la maison. Il grimpa rapidement l’échelle et se précipita sur la porte du placard. Quand il l’ouvrit, il fut inondé par une lumière aveuglante. De l’autre côté, il entendait la voix de Billy. Son frère l’appelait, lui demandait de suivre sa voix. Alors, sans hésitation, Jimmy commença à avancer.

 

Mark et Jean écoutaient attentivement Andréa. Le plan était simple. Pendant que le Père Rosso procéderait à l’exorcisme de Sylvia, Andréa se servirait du voyage astral pour aller aider Jimmy dans l’autre monde. Mais il fallait absolument que l’entité soit coincée dans le corps de Sylvia assez longtemps pour permettre à Jimmy de trouver la sortie et revenir parmi eux. Le Père Rosso hocha la tête et se dirigea vers la salle de bain pour se vêtir de son costume de cérémonie. Il pratiqua une bénédiction sur les personnes rassemblées dans le salon puis, suivi de Mark, de Jean et de Michaël, il monta dans la chambre parentale. Andréa et Billy les suivirent. Les techniciens étaient restés devant les écrans pour leur assurer une visibilité totale de la maison. Sur l’écran, ils virent Andréa s’installer devant le miroir. Elle glissa des bouchons dans ses oreilles et prit une posture décontractée. Elle se mit alors à fixer intensément le miroir. Le père Rosso en profita pour commencer le rituel. Il commença en se signant et en aspergeant la pièce ainsi que Sylvia avec de l’eau bénite. La réaction fut immédiate. Les yeux de Sylvia s’ouvrirent sur un regard terrifiant et celle-ci se mit à pousser des hurlements stridents. En réponse à sa réaction, le Père Rosso lui tendit un crucifix et Sylvia se mit à se débattre violemment. Cet à cet instant qu’Andréa sembla totalement en transe. Le miroir sembla onduler un instant puis reprit son apparence normale. Billy s’assura que le corps d’Andréa reste bien installé sur la chaise en la maintenant avec ses mains. Le prêtre se mit à réciter une prière.

– Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, Amen. Seigneur, Père céleste, regarde favorablement tes serviteurs. Par le Précieux Sang de ton Divin Fils, accorde-nous toutes les grâces et tous les dons du Saint-Esprit, pour que nous Te connaissions toujours mieux, que nous T’aimions toujours plus ardemment et te servions encore plus fidèlement.

Tout en récitant la prière, il aspergeait Sylvia d’eau bénite. Celle-ci se mit à insulter le prêtre avec une voix rauque et gutturale. Celui-ci ne se laissait pas impressionner et malgré les vociférations du démon, il continua sa litanie :

-Écarte de tes serviteurs toutes les influences néfastes de l’Esprit-Malin. Je te commande, esprit rejeté par Dieu avec ta suite, de te retirer immédiatement, de détruire et d’écarter tout le venin que tu as répandu sur nous, que tu ne reviennes plus et que tu n’aies plus aucune emprise sur nous.

Levant toujours le crucifix, il continua:

-Voyez la Croix du seigneur, fuyez esprits infernaux. Je vous l’ordonne comme enfant de la Sainte Église catholique, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, Amen.

Le démon se démenait comme jamais. Ses hurlements faisaient trembler les murs de la maison. Mark et Jean se trouvaient de chaque côté de Sylvia, essayant de la maintenir sur le lit pour ne pas qu’elle se blesse ou qu’elle s’échappe. Michaël se trouvait derrière son père. Le regard effrayé, il observait sa mère. Son visage horriblement défiguré se tourna vers lui et le démon lui sourit avec un affreux rictus. Michaël sembla terrifié par son regard. Il eut un mouvement de recul quand l’entité se mit à parler avec la voix de Sylvia.

-Michaël, mon chéri, je t’en prie ! Empêche ces hommes de me faire du mal ! Je suis ta mère ! S’il te plaît !

Michaël resta figé sur place. Entendre la voix de sa mère l’avait tétanisé. Jean et Mark étaient également déroutés par ce phénomène. Ils regardèrent le prêtre d’un air interrogateur mais celui-ci s’écria :

– Ne l’écoutez pas ! Ce n’est pas Sylvia ! Le démon usera de la ruse pour ne pas être expulsé du corps de cette malheureuse. Il faut continuer. Il reprit sa prière.

Sylvia se tordait de douleur. Des objets volaient et s’écrasaient contre les murs de la chambre. Michaël, terrifié, courut se réfugier dans l’armoire au fond de la pièce. Il y vit une lueur étrange. En plissant les yeux, il reconnut les jumeaux. Ils lui souriaient comme pour le rassurer. Il ferma donc la porte de l’armoire et se blottit contre ses oncles. Il entendit le prêtre poursuivre son rituel.

– Que la Toute-puissance du Père céleste, la Sagesse de Son Divin Fils et l’Amour du Saint-Esprit me bénissent, Amen. Que Jésus Crucifié me bénisse par son Sang Précieux. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, Amen. Que Jésus dans le tabernacle me bénisse par l’Amour de son Sacré-Cœur. Que Marie la Mère et la Reine céleste me bénisse du haut du Ciel et qu’Elle remplisse mon âme d’un amour toujours plus grand pour Jésus. Que mon Ange Gardien me bénisse et que tous les Saints Anges me viennent en aide, pour écarter toutes les embûches de l’Esprit Malin. Que mes Saints Patrons, mon Saint Patron de baptême et tous les Saints du ciel me bénissent. Que les chères pauvres âmes de mes proches défunts de toutes les générations me bénissent. Qu’elles soient mes avocates au trône de Dieu pour que je parvienne, moi aussi, au but éternel.

Michaël percevait le démon hurler de rage. Mais il lui semblait aussi y déceler de la douleur et de la peur. C’était absurde, bien sûr ! Un démon n’avait peur de rien. Il resta caché dans l’armoire un moment, rongé par le remords et la culpabilité. Sa mère était dans cet état à cause de lui. Il était si épuisé par les tourments que sa famille subissait depuis si longtemps qu’il se sentait comme vidé de son énergie. Il sentit une main se poser sur son épaule et releva les yeux. Les jumeaux le regardaient toujours mais ce n’était pas eux qui le touchaient. Michaël se retourna lentement et ses yeux se remplirent de larmes quand il vit le visage bienveillant de son Nonno.

-Nonno, que dois-je faire ? lui demanda-t’il la voix tremblante. Comment puis-je aider maman?

Alors Antonio se pencha sur son petit-fils et lui chuchota à l’oreille. Il parla pendant quelques minutes et les traits de Michaël commencèrent à se détendre. Quand Antonio eut fini, le jeune homme se frotta le visage et acquiesça à son grand-père. Puis, sans attendre, il sortit de l’armoire et se dirigea vers le lit. Le prêtre achevait sa prière.

– Que la bénédiction de notre Mère la Sainte Église, de notre Saint-Père, le Pape, de notre Évêque, la bénédiction de tous les évêques et de tous les prêtres descende sur moi. Que la bénédiction de toutes les Saintes Messes m’atteigne tous les jours, qu’elle m’obtienne bonheur, santé et tous les bienfaits et qu’elle me garde de tout malheur et me donne la grâce de la persévérance et d’une heureuse mort. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, Amen.

La prière terminée, le Père Rosso s’approcha du lit et imposa les mains de chaque côté de la tête de Sylvia et commença à réciter des psaumes en latin. Michaël ne comprenait pas ce qu’il disait mais ces mots avaient l’air de faire souffrir l’entité. Le jeune homme s’approcha alors du lit et commença à lui parler avec tendresse.

-Maman, je sais que tu es là quelque part. Je t’en prie, bat-toi ! Ne le laisse pas gagner ! Je t’aime !

Et sur ces mots, il s’allongea auprès de sa mère et la serra dans ses bras. Sylvia se mit à convulser encore plus fort et une onde de choc sembla retentir dans la pièce. Soudain, son corps se souleva à plus de dix centimètres du matelas, resta un instant suspendu dans les airs, puis retomba complètement inerte dans le lit.

 

Andréa revint à elle. Billy, qui la soutenait, la relâcha et lui demanda comment elle allait. Le voyage qu’elle venait d’effectuer lui avait pompé beaucoup d’énergie. Elle essaya de se lever mais elle chancela et retomba dans les bras de Billy. – Ce n’est pas un démon, Billy, murmura-t-elle à son ami. Quand j’ai franchi la barrière, j’ai vu Jimmy mais aussi Antonio et ses fils. Ils ont une sorte de chaîne attachée à leur poitrine mais je crois que nous pouvons les libérer. Il faut en savoir plus sur cette chose. Mais, j’en suis sûre, ce n’est pas un démon. C’est une possession mais ce qui habite le corps de la mère de Michaël n’est pas démoniaque. Et avant de perdre connaissance, elle ajouta : c’est un spectre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 8

Mark et Jean échangèrent un regard inquiet lorsque le corps de Sylvia retomba sur le lit, sans vie. Michael restait collé à elle et murmurait son nom. Même le Père Rosso avait cessé ses prières. Il s’avança prudemment vers Sylvia et lui apposa le crucifix sur le front mais elle ne broncha pas. Jean et Mark interrogèrent le prêtre du regard.

-Que se passe-t-il, mon père ? interrogea Mark.

Le prêtre haussa les épaules, désemparé. Jean s’approcha et essaya de dégager son fils mais celui-ci s’agrippait à elle avec force. Jean n’insista pas et demanda à Mark de vérifier les signes vitaux de sa femme. Elle avait arraché sa perfusion pendant la lutte. Mark approcha un petit miroir de son visage et poussa un soupir de soulagement quand il se couvrit de buée. Sylvia respirait encore. Il remit la perfusion en place et tenta à son tour d’éloigner Michaël.

-Lâche-la, Champion, lui dit-il doucement. Je crois que l’entité est partie. Mais ta mère est épuisée et elle a besoin de repos. Michaël le dévisagea avec méfiance mais finit par lâcher sa mère. Il se redressa lentement et recula du lit.

-Vous en pensez quoi, Père Rosso ? Ma mère est-elle libérée de cette chose ?

Le père secoua la tête, incertain. C’est alors que Billy intervint.

-Cette chose n’est pas un démon. C’est autre chose.

Tous se tournèrent vers lui, intrigués. Billy avait allongé Andréa sur le sol et avait glissé un oreiller sous sa tête. Il leur raconta ce qu’Andréa lui avait dit avant de s’évanouir. Mark lui demanda ce qu’elle voulait dire par là. Billy garda le silence un instant mais il avait sa petite idée. Il se tourna vers Jean et lui demanda si l’hôpital psychiatrique où Julio avait été soigné conservait encore les archives papier de tous les patients présents à l’époque de son internement. Jean ne sut pas quoi répondre. Mais Billy leur demanda à tous de descendre pour leur expliquer son hypothèse. Personne ne se fit prier. Après plusieurs heures à affronter cette créature, ils avaient tous besoin d’une pause. Avant de quitter la chambre, Michaël jeta un coup d’œil dans l’armoire mais il n’y vit personne. Il sortit le dernier et, avant de refermer la porte, jeta un dernier regard à sa mère, le cœur serré, se demandant si elle allait s’en sortir.

Ils descendirent tous au salon, Mark aidant Billy à porter Andréa sur le canapé. Celle-ci commençait à reprendre ses esprits et Mark fit du café pour tout le monde. Andréa prit la tasse d’une main tremblante. Tout le monde but en silence, lui laissant le temps de récupérer. Quand sa tasse fut à moitié vide, Billy vint s’asseoir à côté d’elle et Andréa prit la parole.

-Ce qui hante ces lieux n’est pas un démon. Il en prend l’apparence mais c’est uniquement pour terroriser ses victimes. Je ne sais pas ce que c’est exactement mais je sais, ou plutôt je sens que cette chose n’était pas ainsi à l’origine. Je pense que Billy et Mark devraient aller se renseigner sur l’hospitalisation de Julio lorsqu’il a été interné. Je crois que tout a commencé avant son accident.

-Avant? S’étonna Mark. Mais que voulez-vous dire par là? Andréa réfléchit un instant.

-Les archives. Je ne sais pas pourquoi mais je crois que vous devriez fouiller les archives des patients qui ont été hospitalisés dans cet hôpital, vous trouverez quelque chose d’intéressant. Je sens qu’il y a un lien.

Billy acquiesça. Il avait pensé la même chose qu’Andréa. Si quelque chose s’était accroché à Julio avant sa chute, ça avait peut-être commencé bien avant son hospitalisation. Il regarda Jean et lui dit :

-Nous allons avoir besoin de vous pour ça. Seul un proche parent peut consulter les archives d’un patient. Vous devrez faire diversion pendant que Mark et moi fouillerons de notre côté si nous trouvons quelque chose d’anormal.

Jean ne voyait pas comment de vieilles archives poussiéreuses pourraient aider sa femme mais il n’avait plus d’autre piste. Il accepta donc et appela le service des archives de l’hôpital psychiatrique de Manage pour prendre rendez-vous. Quand il raccrocha, il informa ses compagnons d’infortune que les archives n’ouvraient que le lendemain à partir de neuf heures du matin. Billy proposa donc de préparer le dîner et de profiter de quelques heures de sommeil. Personne ne protesta. Tous étaient épuisés et affamés. Billy se mit donc aux fourneaux et Jean en profita pour se rapprocher de Michaël. Celui-ci était livide et ses yeux semblaient perdus dans le vide. Jean ne savait pas quoi lui dire. Il prit son fils dans ses bras et le serra très fort. Michaël était anéanti.

-Tu devrais peut-être aller quelques temps chez ton ami Mario, lui suggéra Jean à son fils. Je ne veux pas te faire subir plus que tu n’en as déjà subi. Et je pense qu’il serait mieux de t’éloigner de cette chose le temps que nous trouvions une solution.

Michaël avait le regard vague et ne semblait pas écouter mais Jean attribua son silence à l’épuisement. Le repas prêt, ils mangèrent tous dans le calme puis Jean emmena Michaël chez Salvatore. Il frappa à la porte et celle-ci s’ouvrit immédiatement.

– Bonsoir Salvatore. Pourrais-tu accueillir mon fils pour quelques jours ? C’est…

Salvatore ne laissa pas Jean terminer sa phrase.

-Tu n’as pas à te justifier, l’ami. Vous serez toujours les bienvenus chez nous. Viens, Michaël. Je vais demander à ma femme de t’installer dans la chambre de Mario.

Michaël regarda son père et celui-ci lui fit signe de rentrer. Salvatore posa une main rassurante sur l’épaule de Michaël et celui-ci sembla se détendre un peu. Jean remercia son voisin et souhaita bonne nuit à son fils, lui promettant de le tenir au courant des événements.

Quand il regagna la maison, Mark l’attendait sur le pas de la porte. Jean le regarda un instant paniqué mais Mark le rassura. Tout était calme dans la maison. La créature avait apparemment elle aussi besoin de repos. Cependant, Mark observait la porte des voisins d’un air inquiet. Jean lui demanda ce qui le tracassait. Mark hésita un instant puis secoua la tête et lui répondit qu’il était simplement inquiet des conséquences que toutes ces choses auraient sur Michaël. Jean aussi était inquiet mais pour le moment il devait se concentrer sur leur mission. Ils allèrent donc se coucher.

 

Le lendemain matin, Mark et Jean se levèrent aux aurores. Il était à peine sept heures et ils avaient déjà élaboré un plan pour accéder aux archives sans se faire remarquer. Mark demanda à Antoine de pirater l’ordinateur du bureau des archives et de leur envoyer les plans du bâtiment. Quelques minutes plus tard, ils découvrirent que les archives étaient situées au sous-sol de l’hôpital et qu’elles disposaient d’une porte de secours donnant sur l’extérieur.

-Parfait, dit Billy. Jean va se faire passer pour un chercheur et demander à consulter le dossier de Roberto sur place. Une fois dans la salle des archives, il nous ouvrira la porte de service discrètement. On aura alors tout le temps de fouiller les documents.

Jean n’était pas très rassuré par cette idée mais il n’avait pas le choix. Andréa se réveilla vers sept heures trente et semblait aller mieux. Quand Billy lui demanda comment elle se sentait, elle lui répondit avec son humour habituel :

– Comme un charme ! Rien de tel qu’une bonne nuit de sommeil et un bon café.

Billy lui rendit son sourire mais il n’était pas dupe. Il voyait bien qu’elle était fatiguée et qu’elle avait maigri.

Le père Rosso leur annonça qu’il allait informer l’Évêque de la situation. Il quitta donc la maison et Mark, Jean et Billy montèrent dans la voiture de Jean. Avant de partir, Mark recommanda à Andréa de se reposer et de le prévenir si quelque chose se passait en leur absence. Il demanda aussi à Antoine et Philippe de garder un œil sur Sylvia grâce aux caméras. Puis il rejoignit Jean et Billy qui l’attendaient dans la voiture. Le trajet se fit dans le silence.

Comme prévu, Jean déposa Mark et Billy à l’arrière de l’hôpital où se trouvait la porte de secours et alla se garer sur le parking. Il entra dans l’hôpital et prit l’ascenseur. Il regarda le panneau et vit que le service des archives était au -2. Il appuya sur le bouton et attendit. L’ascenseur descendit lentement et s’ouvrit sur un couloir sinistre aux murs verts délavés et au sol usé. L’endroit était lugubre. Une ambiance oppressante y régnait et la lumière était faible. Il se dirigea vers le bureau et tomba sur l’employé qu’il avait eu au téléphone. L’employé lui demanda sa carte d’identité et, après avoir vérifié son identité sur le registre, le conduisit dans une immense pièce où les murs étaient recouverts de dossiers et où le centre était occupé par des étagères si serrées qu’on pouvait à peine s’y faufiler sans faire tomber quelque chose. Le technicien vit l’air désemparé de Jean et eut un geste d’excuse.

-Je ne sais pas ce que vous cherchez exactement mais je vous souhaite bonne chance. Toutes les archives à partir de 1990 ont été numérisées mais avant cela, tout est encore sous format papier. Jean acquiesça sans rien dire et entra dans la pièce.

-Prenez votre temps, lui dit l’employé. Ce n’est pas tous les jours qu’on a de la visite ici. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à me le demander.

Jean le remercia et l’employé sortit de la pièce en fermant la porte derrière lui. Jean attendit quelques secondes et quand il entendit le bruit du bureau qui grinçait, il fit signe à Mark et Billy d’entrer par la porte de secours. Comme ils s’y attendaient, Billy constata que la tâche allait être longue. Ils se mirent au travail sans perdre une minute. Après une longue recherche, ils finirent par trouver les archives contenant la liste des patients hospitalisés entre 1978 et 1980.

Ils mirent la main sur le dossier de Roberto parmi la trentaine de classeurs qui s’empilaient dans la pièce des archives. Le temps pressait. Mark tendit l’oreille et perçut les pas de l’employé qui se rapprochait. Il échangea un regard anxieux avec ses compagnons. Billy, sans réfléchir, attrapa tous les classeurs et entraîna Mark vers la sortie. Jean, surpris, les suivit en courant. Il arriva juste à temps pour ouvrir la porte et se retrouver nez à nez avec l’employé. Celui-ci le dévisagea avec curiosité.

– Alors, vous avez trouvé ce que vous cherchiez? Jean sentit son cœur battre la chamade. Il se força à prendre un air déçu et répondit que non, hélas, il n’avait rien trouvé. Il sortit de la pièce en claquant la porte derrière lui et l’employé lui emboîta le pas. Il lui demanda pourquoi il s’intéressait à ce patient. Jean inventa une histoire à la hâte : son beau-frère avait été interné après la mort tragique de son frère jumeau, tombé du toit, et il avait succombé à son chagrin. L’employé parut réfléchir un instant puis, alors que Jean atteignait la porte de l’ascenseur, il l’interpella. Jean se figea, craignant d’être démasqué. Mais l’employé n’avait pas l’air soupçonneux. Il s’approcha de Jean et lui souffla une idée qu’ils n’avaient pas encore envisagée.

– Si c’était un suicide, il y a peut-être un rapport de police. Vous devriez aller voir aux archives du commissariat.

Jean le remercia chaleureusement et se précipita vers sa voiture. Il s’installa au volant et sursauta quand Billy et Mark ouvrirent les portes en même temps. Billy éclata de rire en voyant la tête de Jean.

– Du calme, l’ami. Mais on ferait mieux de filer d’ici. J’espère qu’on trouvera quelque chose dans ces documents et qu’on pourra les remettre en place rapidement.

Jean démarra le moteur et quitta le parking de l’hôpital. Une fois sur la route, il se détendit un peu. Billy feuilletait déjà les dossiers à la recherche des noms des patients. Jean raconta à Mark ce que l’employé lui avait dit au sujet des archives de la police. Mark trouva que c’était une piste intéressante et qu’il fallait l’explorer. Ils rentrèrent à la maison et s’installèrent autour de la table, chacun avec une dizaine de dossiers à examiner. La journée s’annonçait longue.

En arrivant, ils virent Andréa allongée sur le canapé, dormant profondément. Antoine et Philippe veillaient sur Sylvia, toujours plongée dans le coma. Mark leur demanda si tout allait bien et ils répondirent que rien d’anormal ne s’était produit pendant leur absence. Aucun bruit, aucune manifestation étrange ne venait troubler le silence de la maison. Quand les hommes se mirent au travail, Andréa se réveilla et les rejoignit. Mark lui fit part du conseil de l’employé concernant les archives de la police. Andréa approuva l’idée et alla s’asseoir à côté d’Antoine qui, grâce à un logiciel pirate, réussit à pénétrer dans la base de données de la police. Il savait que c’était risqué mais la situation l’exigeait. Pendant qu’Antoine fouillait le système, Andréa fit une liste des patients admis à l’hôpital le même jour que Roberto. Elle en comptait vingt-trois au total. Elle revint vers les trois hommes et se mit à éplucher les dossiers avec eux, les triant par catégories. Au bout d’une heure de recherches, ils écartèrent les dossiers qui ne concernaient que des accidents domestiques ou des morts naturelles. Il leur restait cinq dossiers à étudier plus en détail.

Ils se plongèrent dans les dossiers avec une attention accrue, espérant y trouver un indice. Antoine avait réussi à se connecter aux archives de police, où toutes les anciennes affaires avaient été numérisées. Il chercha les dossiers des morts accidentelles et des suicides. Il tapa l’année et le nom de Julio. Le dossier s’afficha, confirmant la déclaration de décès et le rapport du médecin légiste. Celui-ci avait conclu à un suicide, malgré les nombreux hématomes inexpliqués sur le corps de Julio. Faute de preuves d’une agression, il avait signé les papiers sans plus de commentaires. Le dossier de Roberto était similaire. Un suicide par dénutrition, entraînant un arrêt cardiaque. Antoine se tourna vers la liste de noms que lui avait donnée Andréa et commença à les entrer un par un. Les dossiers défilaient sur l’écran, accompagnés de photos.

Anne Sacler, 62 ans, morte d’une pneumonie ; Luigi Vital, 82 ans, mort d’une chute dans les escaliers ; Raymond Dubois, 35 ans, mort dans un accident de la route. Rien qui ne sorte de l’ordinaire. Andréa venait de finir le dossier de Raymond Dubois. Rien de particulier non plus. L’homme était mort sur le coup, avant d’arriver à l’hôpital. Elle prit le dernier dossier et sentit un frisson lui parcourir l’échine. Comme si elle savait que la réponse était là. Elle ne savait pas comment, mais elle le sentait. Elle ouvrit le dossier et au même moment, Antoine s’exclama :

-Venez voir ! J’ai peut-être trouvé quelque chose!

Mark, Jean, Billy et Andréa se précipitèrent vers l’écran. Ils restèrent bouche bée devant le visage qui s’y affichait. Un homme au visage pâle et étroit, aux cheveux longs et gras, noirs comme l’ébène. Son visage était marqué par de nombreuses cicatrices. Mais ce qui glaçait le sang, c’était son regard. Ses yeux gris acier semblaient vous transpercer l’âme. Même sur la photo, on avait l’impression qu’il vous dévorait des yeux. Et il souriait. Pas un sourire gêné ou timide, comme on en voit souvent sur les photos d’identité. Non, un sourire de prédateur. Quand Andréa vit son visage, elle eut l’impression de recevoir une décharge électrique. Ses mains se mirent à trembler et elle recula lentement, jusqu’à tomber sur une chaise. Elle regarda le dossier qu’elle tenait dans ses mains et réalisa avec horreur qu’il s’agissait du même homme que sur l’écran. Les autres la rejoignirent, inquiets de son état. Billy prit le dossier et lut le rapport de l’hôpital. Homme de 45 ans, origine américaine, cause du décès : abattu par les forces de l’ordre. Heure du décès : 3h03. Billy passa le dossier à Mark avec un air grave. C’était donc un criminel. Mais quel genre de criminel ? Mark demanda à Antoine d’ouvrir le dossier complet de l’homme en question.

Antoine hésita un instant. L’homme avait apparemment été recherché par toutes les polices du pays et Antoine se demandais s’il voulait vraiment en connaître la raison. Voyant son hésitation, Philippe le poussa doucement et se mit à pianoter sur les touches du clavier. Un instant plus tard, plusieurs dossiers s’affichèrent mais ils nécessitaient tous un mot de passe. Philippe se tourna vers Mark et lui annonça qu’il lui faudrait un moment avant de pouvoir accéder aux fichiers confidentiels.

Billy réfléchissait. Ce type lui disait quelque chose mais il n’arrivait pas à le situer dans sa mémoire. Pourtant, quand il avait vu son portrait, une angoisse terrible l’avait saisi. Et il n’était pas le seul apparemment.

Andréa avait l’air de nouveau nauséeuse et refusait de regarder de nouveau la photographie de l’individu. Ses mains tremblaient toujours sans qu’elle ne sache d’où lui venait ce sentiment de terreur intense.

Philippe était toujours occupé à trouver un moyen de déverrouiller les dossiers. Pendant ce temps, Mark épluchait un peu le rapport du médecin légiste. L’homme se nommait Robert Phillips. Le rapport du médecin légiste décrivait évidemment les blessures par balles issue de la tentative d’arrestation de l’individu. Cependant, il avait noté quelques détails plutôt troublant comme certains tatouages sur le torse et les bras du prévenu. Des symboles bizarres que le légiste n’était pas parvenu à identifier. Il constata aussi que l’homme avait été récemment brûlé au visage, certainement avec un liquide corrosif quelconque et que ses yeux avaient subit des dégâts importants. Il constata également des cicatrices plus ancienne qui pouvait faire penser à une scarification volontaire, mais sans conviction réelle, n’ayant pas les antécédents psychiatriques du mort sous la main. Il clôtura donc son dossier par une mort par balles au niveau du thorax.

Billy, pendant ce temps, était parti voir si Sylvia se portait bien. Il était rentré dans la chambre et avait vérifié les constantes de la pauvre femme. Son pouls était toujours faible mais elle avait l’air de tenir le coup, malgré une perte de poids qui devenait inquiétante. Ses membres étaient couverts d’hématomes et de coupures. Il changea la perfusion et la remplaça par une poche pleine. Il demanda à Jean s’il voulait profiter pour faire la toilette de son épouse. Andréa proposa de l’aider et Jean lui en fut reconnaissant. Bien qu’il fût malheureux de ce qui arrivait à sa femme, il en avait peur également.

Ils montèrent donc et en profitèrent pour laver Sylvia et changer les draps du lit. Ceci fait, Andréa s’assit un instant auprès de cette femme et tenta de rentrer en communication avec elle. Elle sentait qu’elle n’était pas loin mais elle semblait se cacher dans un endroit où elle n’aurait pas à faire face à la chose qui la détenait.

Au moment où Andréa allait se lever, Sylvia papillonna des yeux et attrapa la main d’Andréa. Celle-ci se retourna doucement et fut heureuse de constater que Sylvia était revenue à elle. Elle n’arrivait pas à prononcer de mot mais elle semblait consciente de son environnement.

Jean, voyant sa femme enfin réveillée, se précipita sur elle et l’enlaça dans ses bras.

-Sylvia, enfin ! Je croyais t’avoir perdue pour toujours ! J’ai eu si peur, mon amour !

Sylvia murmura quelque chose mais Jean ne comprit pas et se pencha vers la bouche de sa femme. Ce qu’il entendit fit glisser un froid le long de sa colonne vertébrale.

Il reposa Sylvia doucement et lui demanda :

-Tu en es sûre ? Comment ?

Mais Sylvia était encore très faible.

Andréa intervint et proposa à Jean de préparer un bol de soupe pour sa femme pendant qu’elle resterait à ses côtés.

Jean, encore déboussolé, sortit de la chambre pour se rendre dans la cuisine et annoncer la bonne nouvelle au reste de l’équipe.

Andréa se tourna sur Sylvia et tenta de communiquer de nouveau avec elle.

Sylvia fixait Andréa avec un regard terrifié, essayant de lui transmettre des images mentales. Andréa capta soudain les visions de Sylvia et se leva d’un bond, quittant la chambre en courant. Elle rejoignit Mark et Billy dans le salon et leur dit d’une voix tremblante :

-On a un gros problème, les gars ! Un problème énorme !

Billy la dévisagea, intrigué.

-De quoi tu parles, Andréa ? Qu’est-ce qui se passe ?

Andréa s’affala sur le canapé, se balançant d’avant en arrière, comme si elle voulait se réconforter. Elle était paniquée et Billy s’assit à côté d’elle pour essayer de la calmer.

-C’est l’horreur, Billy. L’horreur absolue.

Puis, elle se redressa brusquement et murmura :

– Il faut les prévenir ! Ils sont en danger de mort ! Il faut faire vite !

Mark s’approcha d’elle et lui demanda de s’expliquer, mais il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Les yeux d’Andréa se révulsèrent et elle tomba dans les pommes. Billy la secoua doucement, lui caressant le visage, mais Andréa ne reprit pas connaissance. Ils appelèrent une ambulance et Andréa fut emmenée à l’hôpital de Jolimont. Antoine décida de l’accompagner pour les tenir au courant de son état. Il monta dans l’ambulance et Mark et Billy les regardèrent s’éloigner.

Quand ils rentrèrent dans la maison, Jean était hors de lui. Mark lui demanda ce qu’Andréa avait vu dans la tête de Sylvia. Jean leur raconta que Sylvia s’était réveillée en prononçant le nom de leur fils et en disant que l’entité avait quitté la maison. Billy proposa à Jean de l’aider à nourrir Sylvia. Jean accepta volontiers. Ils prirent un bol de soupe et des tartines beurrées et montèrent à l’étage. Ils trouvèrent Sylvia qui essayait de sortir du lit. Jean la retint de force et la recoucha sur ses oreillers. Avec l’aide de Billy, il lui fit avaler quelques cuillerées de soupe. Sylvia ne semblait pas l’écouter. Elle répétait qu’il fallait retrouver Michaël avant qu’il ne soit trop tard. Jean essaya de la rassurer en lui disant que leur fils était chez les voisins et qu’il irait le chercher dès qu’elle aurait mangé un peu plus. Sylvia voulut dire quelque chose mais Jean lui mit une autre cuillerée dans la bouche et elle se tut. Quand le bol fut vide, Jean annonça qu’il allait chercher Michaël chez Salvatore. Sylvia ne réagit pas. Billy trouva son comportement étrange, comme si elle savait quelque chose qu’ils ignoraient tous. Mais comment faire confiance à quelqu’un qui avait subi tant d’épreuves ? Peut-être avait-elle perdu la raison ?

Quand Jean sortit de la chambre, Billy s’approcha de Sylvia et lui demanda ce qui n’allait pas. Ce que Sylvia lui confia le stupéfia. Ce qu’elle disait était invraisemblable ! Pourtant, Billy l’écouta attentivement, prenant des notes sur son carnet qu’il gardait toujours sur lui. Quand Sylvia eut fini, il lui dit qu’elle devait se reposer et qu’il allait s’occuper de tout. Mais quand Jean revint de chez Salvatore, il avait l’air abattu. Mark vit son angoisse sur son visage. Il lui demanda ce qui se passait. Jean le regarda avec désespoir.

-Michaël a disparu ! Il s’est enfui de chez Salvatore. Sylvio et ses fils sont partis à sa recherche mais ils ne l’ont pas retrouvé.

Mark resta bouche bée. La situation empirait de minute en minute. Son téléphone sonna et Mark regarda son écran. C’était Antoine. Andréa était plongée dans un coma profond. Une tumeur maligne au cerveau la rongeait depuis des mois. La nouvelle tomba comme un couperet sur tout le monde. Billy en fut anéanti. Andréa n’était pas seulement son amie, elle était sa sœur de cœur. Il la connaissait depuis toujours et il ne pouvait imaginer sa vie sans elle. Il se laissa tomber sur une chaise et enfouit son visage dans ses mains. Mark remercia Antoine au téléphone et raccrocha. Il rejoignit Billy et lui tapota l’épaule pour le réconforter. Billy se sentait vidé. Andréa dans le coma, Jimmy prisonnier d’un autre monde. Quel sens avait sa vie ? Il n’entendit pas les paroles de Mark qui essayait de le rassurer en lui disant qu’il trouverait un moyen de sauver Jimmy. Il se leva soudain et se dirigea vers la chambre de Sylvia. Elle s’était rendormie mais elle avait l’air plus reposée. Un bon repas lui avait sans doute fait du bien. Mark, intrigué, le suivit et lui demanda ce qu’il avait en tête. Billy ne répondit pas et réveilla doucement Sylvia. Il lui demanda si elle savait où était Jimmy. Comme il s’y attendait, Sylvia lui dit qu’elle avait rêvé d’un endroit qui ressemblait à sa maison mais qui était différent. Billy lui demanda si elle savait comment sortir de cet endroit, sachant que l’entrée était le miroir de la chambre de son père. Sylvia lui montra la chambre de son fils.

-Le placard, murmura-t-elle. C’est là qu’il faut aller pour sortir.

Billy se tourna vers Mark et lui annonça qu’il allait chercher son frère. Mark ne comprenait pas comment il comptait faire sans Andréa mais Billy lui fit une révélation étonnante.

-Andréa n’est pas la seule à avoir ce don. Je suis moins fort qu’elle mais je peux essayer de faire comme elle. Par contre, si ça ne marche pas, je veux que tu me promettes quelque chose.

Mark resta silencieux. Il vit que Billy attendait son accord et il acquiesça.

-Si je ne reviens pas, je veux que tu suives ces instructions. Promets-le !

Mark prit le morceau de papier que Billy lui tendit et promit. Billy sembla soulagé et s’assit devant le miroir. Comme Andréa l’avait fait avant lui, il ferma les yeux un instant, se concentrant intensément, puis les rouvrit et fixa le miroir avec force. Au début, rien ne se passa. Billy était bien moins puissant qu’Andréa. Mais soudain, le miroir se mit à scintiller et une lumière bleue envahit la chambre et une brise glaciale souffla. Billy se retourna vers Mark et lui rappela sa promesse. Puis, sans attendre de réponse, il disparut à l’intérieur du miroir.

 

Pendant ce temps, Jimmy poursuivait ses recherches de l’autre côté. Avec les jumeaux et Antonio, il avait d’abord fouillé la chambre du grenier, mais la porte du placard lui avait résisté. Il avait posé ses mains sur le bois sec et avait ressenti une sorte d’aimantation. Le portail était bien là. Mais malgré tous ses efforts, il n’avait pas réussi à l’ouvrir. Il était resté un moment abattu, ne sachant plus quoi faire. Comment s’échapper s’il ne pouvait pas forcer la serrure ? La porte n’avait pas de poignée, contrairement à celle de la chambre de Michaël. La créature devait donc entrer dans le portail par un autre moyen. Après un instant de découragement, il se remit à réfléchir. La solution devait se trouver ailleurs dans la maison. Cela faisait longtemps que la créature ne s’était pas montrée. D’ailleurs, il lui sembla que l’atmosphère du lieu s’était allégée, comme si la créature n’était plus dans les environs. Peut-être que le prêtre avait réussi à l’expulser du corps de Sylvia. Mais comment sortir d’ici alors ? Il se mit à explorer la maison, sans trop savoir ce qu’il cherchait. Il décida de commencer par la chambre où se trouvait le portail. Il avait remarqué le symbole au-dessus du bureau de l’adolescent, mais il n’y avait pas prêté attention. Il s’en approcha et l’examina de plus près. C’était un pentagramme, bien sûr. Mais il avait été dessiné avec du sang et non de l’encre. Il n’était pas là pour protéger qui que ce soit. En fouillant le bureau, il découvrit des objets étranges. Des bougies noires, des plumes d’oiseaux liées avec des petits os, et une sorte de poupée de paille parsemée d’aiguilles étaient cachées au fond du tiroir. Il continua ses recherches et inspecta la chambre avec attention. Il fit le tour de la pièce et se rendit compte qu’elle semblait plus petite que l’originale. Il tapota les murs et finit par trouver un endroit creux. Il se retourna vers les jumeaux et Antonio, qui attendaient des explications. Sans perdre de temps, Jimmy descendit à la cave et chercha un marteau. Il aurait préféré une masse, mais il n’y en avait pas. Quand il voulut remonter les marches, il eut un malaise, comme s’il était épié. Il se retourna, mais rien ne bougea. Il resta immobile un moment, mal à l’aise, et fixa les murs de la cave. La sensation disparut et Jimmy remonta dans la chambre des jumeaux. Il se plaça devant le mur et commença à frapper sur ce qui semblait être une planche cachée sous le papier peint. Une sorte de cavité se trouvait dans le mur. Quand Jimmy voulut regarder à l’intérieur, une odeur horrible lui prit le nez. Ça sentait la mort là-dedans. Il jeta un coup d’œil rapide et vit une collection d’objets ordinaires, comme des montres, des bagues, des mèches de cheveux, et aussi quelques squelettes de petits animaux. Des chats ou des chiens, sans doute. Il préféra ne rien toucher car il avait l’impression que ces choses étaient chargées d’une noirceur malsaine. Il descendit lentement du grenier et se rendit dans la chambre d’Antonio. À part le miroir avec sa surface bleutée, il ne trouva rien d’intéressant. Idem dans la chambre parentale. Il descendit au rez-de-chaussée et ne put s’empêcher de regarder par la fenêtre qui donnait sur l’entrée principale. À sa grande surprise, il vit des maisons de l’autre côté de la rue. Il se dirigea vers la porte et l’ouvrit doucement. La rue était bien là, mais les bâtiments en face n’étaient pas des maisons. C’étaient plutôt des sortes d’entrepôts. Il posa un pied sur le sol et le sentit solide. Jimmy posa l’autre pied sur le sol. Il ne s’enfonçait pas. Étrange… Il se dirigea vers le premier hangar et en poussa la porte. Des machines de construction l’attendaient à l’intérieur: des mini-grues, des épandeurs, des recycleuses à froid. Le propriétaire devait travailler dans le bâtiment. Jimmy visita les autres hangars et y trouva le même genre de matériel, ainsi que des sacs de ciment, de plâtre et des outils. Rien de très intéressant. Il ressortit du dernier hangar et remarqua un changement dans la façade de la maison. Il ne savait pas quoi, mais quelque chose clochait. Il vit alors un morceau de métal sur le trottoir. C’était une grille d’aération arrachée d’une sortie de cave. Il regarda le bas de la façade et reconnut l’endroit d’où venait la grille. Il se demanda pourquoi elle avait été enlevée. Intrigué, il s’approcha du trou et jeta un œil à la cave. Tout semblait normal, sauf le tapis qu’il avait utilisé pour couvrir le pentagramme qu’il avait dessiné au sol pour se protéger d’une éventuelle attaque. Le tapis avait disparu, et le pentagramme avait été modifié. Un cercle l’entourait, et des bougies noires brûlaient à chaque pointe de l’étoile. Au centre, des taches brunâtres ressemblant à du sang séché maculaient le sol. Jimmy en eut assez. Il remonta en vitesse dans la maison et ferma la porte de la cave à double tour. Avec l’aide des jumeaux, il la bloqua avec un buffet qu’il traîna depuis la pièce voisine. Le couloir était étroit, mais ils y arrivèrent. Antonio le regardait avec curiosité et Jimmy lui fit signe de le suivre dans le salon. Il avait maintenant la certitude que la créature n’était plus là. Ni dans cette maison, ni dans ce monde. Il raconta à Antonio ce qu’il avait vu et lui dit ce qu’il pensait de leur ennemi. Ce n’était pas un démon, mais plutôt le résultat d’une magie noire. Il lui demanda s’il connaissait l’histoire de leur maison et de leur quartier. Antonio haussa les épaules. Il était juste un immigré qui cherchait du travail pour sa famille. Le logement lui avait été fourni avec l’emploi. Jimmy écoutait le vieil Antonio lui raconter l’histoire de sa maison, qui semblait identique à la sienne mais cette version semblait appartenait à un autre temps. Il se demandait comment cette demeure avait pu être le théâtre d’événements si horribles, qui avaient laissé une empreinte maléfique sur les lieux. Il ignorait qui avait construit ces entrepôts qui les entouraient, et qui étaient les propriétaires de cette dimension parallèle. Il se contenta de dire à Antonio ce qu’il pensait de l’entité qui les hantait. -Je ne crois pas que ce soit un démon, dit-il. C’est plutôt le résultat d’une magie noire qui a mal tourné. Votre maison était déjà habitée avant votre arrivée, et quelque chose de terrible s’est produit ici. Cette chose était un humain, jadis. Un humain monstrueux, peut-être, mais un humain quand même. Soudain, ils entendirent du bruit à l’étage. Jimmy retint son souffle. Il perçut des pas dans la chambre d’Antonio. La porte s’ouvrit, et Jimmy se prépara à fuir vers les entrepôts. Mais il reconnut alors une voix familière.

-Jimmy ? Jimmy, c’est moi, Billy. Je suis venu te chercher, petit frère.

Jimmy se précipita dans le couloir, et tomba dans les bras de Billy, qui venait de descendre l’escalier. Les deux frères s’étreignirent avec émotion, puis Billy examina Jimmy pour s’assurer qu’il n’était pas blessé. Jimmy était stupéfait.

-Comment as-tu fait pour arriver ici ? C’est l’entité qui t’a envoyé ? Ce n’est pas un démon, Billy.

Billy sourit devant l’enthousiasme de son frère cadet. Il admirait son courage et sa détermination face à cette situation effrayante. Il s’attendait à le trouver terré dans un coin, priant pour qu’on vienne le sauver.

-Ne t’inquiète pas, frangin. Je suis venu de mon plein gré.

Jimmy fut impressionné à son tour. Il savait que Billy était un médium doué et un expert en phénomènes surnaturels, mais il n’avait jamais osé tenter le voyage astral, trop dangereux et incertain. Mais Billy avait fait mieux que ça. Il était venu en chair et en os dans ce monde étrange pour lui, son petit frère. Jimmy sentit les larmes lui monter aux yeux. Il savait que Billy ferait tout pour le ramener parmi les vivants, mais ce qu’il avait fait dépassait ses espérances. Billy fit semblant de ne pas remarquer son émotion, et lui expliqua comment ils allaient sortir d’ici. Il vit alors le vieil homme et ses fils, qui les regardaient avec tristesse. Il leur adressa un regard compatissant. Antonio comprit qu’ils n’avaient pas beaucoup de temps, et leur sourit avec résignation.

-Allez-y, faites ce que vous avez à faire pour vous échapper. Ne vous souciez pas de nous. Si l’entité est partie, vous avez des choses plus importantes à faire dans votre monde. Nous pouvons attendre encore un peu, n’est-ce pas ?

Jimmy fut touché par les mots du vieil homme. Il le remercia pour son aide et lui promit de trouver un moyen de les libérer de cet enfer. Antonio lui caressa l’épaule affectueusement.

-Tu es un brave garçon, Jimmy. Ne change jamais. Maintenant, sauve-toi. Ici, tu ne sers à rien.

Jimmy suivit donc Billy jusqu’au grenier et lui montra la porte sans poignée qui bloquait leur passage.

-Elle ne veut pas s’ouvrir. Comment on fait ?

Billy observa le trou dans le mur et le pentagramme qui y était tracé. Il eut une intuition et sortit un couteau de sa poche. Il se fit une entaille à la main, sous le regard effaré de Jimmy. -Mais qu’est-ce que tu fais ? demanda Jimmy. Billy ne répondit pas et lui saisit la main. Il lui fit une coupure similaire, sans rencontrer de résistance. Jimmy lui faisait confiance. Si Billy agissait ainsi, c’était qu’il savait ce qu’il faisait. Le sang coula sur leurs paumes. Jimmy se sentit un peu nauséeux. Il n’aimait pas voir du sang, même le sien. Billy se dirigea vers la porte.

-Viens, Jimmy. Je crois qu’on doit payer le prix pour sortir d’ici.

Jimmy comprit le sens de ses paroles et le rejoignit. Billy prit la main de son frère et le regarda dans les yeux.

-Tu es prêt ? On y va ensemble ! Ils appuyèrent leurs mains sanglantes sur la porte, qui disparut comme par enchantement. Ils se retrouvèrent face à un tourbillon lumineux qui les aspirait irrésistiblement. Sans hésiter, Billy, tenant toujours la main de son frère, plongea dans ce vortex de couleurs.

Chapitre 9

Mark avait rejoint Jean, bouleversé par la disparition de son fils. Il lui demanda s’il savait où Michaël pouvait s’être réfugié, mais Jean l’ignorait. Il habitait cette maison depuis quelques mois seulement et, à part ses voisins, il ne connaissait pas d’autres amis de son fils. Mark lui demanda si Michaël avait un téléphone portable. Jean se reprit et consulta son téléphone. Il activa la géo localisation du portable de son fils, mais le résultat était étrange. Selon l’application, Michaël était chez eux. C’était impossible ! Il l’aurait vu entrer ou sortir par la porte d’entrée ou celle de la cuisine. Non, il avait sûrement oublié son GSM à la maison. Mark lui suggéra de retrouver le téléphone pour vérifier les messages de Michaël. Peut-être avait-il contacté un ami ou quelqu’un d’autre pour l’héberger ? Jean acquiesça et ils fouillèrent les différentes pièces de la maison. Le téléphone restait introuvable. Cela étonna Mark. Il proposa néanmoins à Jean de faire un tour du quartier en voiture, dans l’espoir d’apercevoir son fils sur la route. Une fugue était envisageable au vu de la situation. Jean prit ses clés, embrassa sa femme et sortit. Mark remarqua que Sylvia avait un comportement étrange. Elle semblait terrorisée, alors qu’aucune manifestation ne se faisait plus entendre. Malheureusement, il n’avait pas le temps de la rassurer. Il fallait absolument retrouver l’adolescent. Il rejoignit donc Jean dans la voiture et ils parcoururent les petites rues autour de leur domicile. Ils croisèrent la voiture de Salvatore, qui s’arrêta à leur hauteur. Jean se gara à côté de lui.

-Alors, tu l’as retrouvé ? lui demanda Jean.

Mark observa l’homme au volant. S’il l’avait retrouvé, il aurait eu l’air soulagé. Mais c’était de l’inquiétude que Mark lut sur son visage.

-Je suis désolé, Jean. Nous avons cherché partout. Nous avons fait toute l’entité, nous sommes même allés jusqu’à Binche et La Louvière. Aucune trace de Michaël. Je m’en veux, mon ami. C’est ma faute. J’aurais dû être plus prudent. Quand ma femme l’a installé dans la chambre de Mario, il s’est endormi tout de suite. Nous avons donc décidé de le laisser se reposer. Il avait l’air tellement épuisé. Mais quand nous sommes allés nous coucher, Mario a trouvé la fenêtre de sa chambre ouverte et Michaël avait disparu. Nous avons d’abord fouillé la maison, au cas où il aurait voulu manger ou aller aux toilettes. Voyant qu’il n’était pas là, nous sommes partis à sa recherche quand tu es venu frapper à notre porte.

Jean ne lui en voulait pas. Il savait que les adolescents étaient imprévisibles et que son ami avait fait de son mieux pour l’aider. Il remercia Salvatore, qui en profita pour prendre des nouvelles de Sylvia. Jean lui apprit le réveil de sa femme et sa libération de la chose qui la possédait.

Salvatore poussa un soupir de soulagement. Il suggéra à Jean d’appeler la police pour signaler la disparition de Michaël. Mark approuva l’idée et tenta de convaincre Jean. Il lui dit que la police avait sûrement plus de moyens qu’eux pour retrouver un adolescent en fugue. Ils ne connaissaient pas bien la région et la police était certainement plus efficace pour ce genre de situation. Jean se résigna et acquiesça. En sortant de la voiture, Mark heurta quelque chose de dur avec son pied. Il grimaça de douleur, ce qui amusa Jean.

-Je vois que ma souffrance vous fait rire, l’ami, plaisanta Mark en souriant.

Quand il put marcher normalement, il chercha ce qu’il avait percuté et découvrit que c’était la grille d’aération de la cave de la maison. Il le fit remarquer à Jean qui examina le trou sur la façade.

-Vous êtes déjà allé à la cave ? demanda Mark.

Jean lui raconta que c’était Michaël qui avait repéré la porte presque cachée sous l’escalier du couloir mais qu’il n’avait jamais eu le temps d’y descendre.

-Eh bien, allons-y alors ! proposa Mark.

Au moment où les deux hommes entrèrent dans la maison, un grand bruit se fit entendre à l’étage. Ils se regardèrent avec inquiétude et Mark se dirigea lentement vers l’escalier. Jean alla rejoindre sa femme et jeta un coup d’œil aux écrans. Philippe, qui était en train de pirater les dossiers, avait sursauté sous le choc. Il regarda aussi l’écran et se leva en courant.

-Mark ! Ils sont revenus !

Mark le regarda un instant, puis comprenant de qui Philippe parlait, monta les marches à toute vitesse et tomba nez à nez avec Jimmy et Billy qui affichaient un sourire radieux. Il prit son ami dans ses bras.

-Jimmy, mon vieux ! Ne me refais jamais ça ! J’ai cru qu’on t’avait perdu !

Jimmy était épuisé mais semblait en bonne santé. Mark serra la main de Billy.

-Bravo, mon gars. Vous êtes vraiment incroyable ! Billy regarda Mark d’un air sérieux.

-Pour mon frère, je ferais n’importe quoi, répondit-il avec conviction.

Mark l’observa un instant, gêné par la situation mais Billy détendit l’atmosphère en lui donnant une accolade. Mark se relaxa. Il était heureux de revoir les deux hommes sains et saufs. Ils descendirent ensemble rejoindre le groupe. Jean et les deux techniciens enlacèrent Jimmy, soulagés que leur ami soit enfin de retour. Mark était tellement soulagé que quand Jimmy leur demanda timidement s’il pouvait avoir quelque chose à manger et à boire, le groupe éclata de rire.

-Place aux priorités ! lança Mark.

Billy se rendit à la cuisine et servit son frère. Jimmy dévora la nourriture avec une telle voracité que les hommes se mirent à rire de nouveau. Même Jimmy se joignit à eux. Que c’était bon de revenir ! De pouvoir manger ! De pouvoir respirer sans être sous l’emprise de la peur ! Il savoura son bol de soupe et quand Billy lui proposa de le resservir, il tendit immédiatement son bol. Seule Sylvia ne semblait pas participer à l’hilarité générale. Elle était assise sur le canapé et regardait Jimmy intensément. Sentant son regard sur lui, Jimmy se tourna et répondit à la question muette qui se lisait sur son visage.

-Votre père et vos frères vont bien. Bien sûr, ils sont encore coincés dans ce monde alternatif mais l’entité qui semblait les retenir n’y est plus. Sylvia parut soulagée.

Elle remercia Jimmy et avant qu’elle puisse ajouter quelque chose, des coups retentirent à la porte d’entrée.

Jean ouvrit la porte et se retrouva nez à nez avec deux agents de police. Il les invita à entrer et leur annonça la disparition de son fils. L’un des officiers prit sa déposition et lui posa une série de questions pour évaluer le risque de fugue. Jean répondit du mieux qu’il put, espérant que son mensonge ne se verrait pas. L’officier lui promit qu’ils allaient faire le nécessaire pour retrouver l’adolescent et le prévenir dès qu’ils auraient du nouveau. Jean les remercia et les raccompagna à la porte. Il rejoignit ensuite sa femme dans le salon et la prit dans ses bras. Mark interrogea Jimmy sur ce qu’il avait vu de l’autre côté du miroir. Le médium lui fit un compte-rendu détaillé de son exploration. Mark notait tout sur son carnet et fronça les sourcils quand Jimmy lui livra ses impressions.

– Je te le dis, ce n’est pas un démon. C’est une âme damnée. Mais il a un pouvoir énorme et il maîtrise une sorte de magie noire. Tu n’as pas trouvé quelque chose qui pourrait nous aider à savoir qui c’est ?

A ce moment-là, Philippe poussa un cri triomphant. Il venait de réussir à pirater les fichiers confidentiels du commissariat. Jean se félicita d’avoir reçu les policiers sur le seuil. Il n’avait pas pensé qu’ils pourraient fouiller la maison et tomber sur des indices compromettants. Philippe se pencha sur son écran et commença à parcourir les dossiers qu’il venait de débloquer. Au fur et à mesure qu’il lisait, son visage se décomposa. Mark lui demanda ce qui n’allait pas mais Philippe ne répondit pas. Il ouvrit plusieurs photos jointes aux rapports et eut un haut-le-cœur. Le groupe se pressa autour de l’écran et découvrit avec horreur des scènes macabres dignes d’un film d’horreur. Des animaux éventrés gisaient au milieu d’un autel improvisé, entouré de bougies et de symboles occultes.

D’autres photos montraient des cadavres de jeunes gens qui avaient subi des tortures innommables. Leurs corps étaient squelettiques et portaient des marques de mutilations atroces. Philippe n’en pouvait plus. Il laissa la place à Mark et alla s’asseoir à côté de Jimmy. Mark copia les dossiers sur son disque dur et ferma le site de la police. Il demanda à Philippe s’il fallait effacer leurs traces. Philippe le rassura. – Pas besoin. J’ai tout fait pour qu’on ne puisse pas nous remonter. Sur ce, Mark ouvrit le premier dossier.

Tout avait commencé par une série de disparitions d’animaux de compagnie dans le petit village de Binche, en Belgique. Les soupçons se portaient sur le fils d’un riche entrepreneur américain, William Phillips, qui s’était installé dans les environs avec sa gouvernante haïtienne, Blanche Mbala, une dizaine d’années auparavant. Le père était un homme respecté et apprécié, qui avait créé son entreprise de construction et offert du travail à de nombreux habitants. Le fils, Robert, était un garçon solitaire et taciturne, éduqué à domicile par la gouvernante. Celle-ci, quant à elle, était regardée avec méfiance et curiosité par les voisins, qui la trouvaient bizarre et l’avaient surprise en train de pratiquer des rituels étranges la nuit.

La police avait été alertée, mais sans preuve ni indice, l’affaire avait été classée sans suite. Les habitants avaient alors décidé de s’organiser en comité de vigilance et de surveiller leurs animaux. Pendant un temps, les disparitions s’étaient arrêtées et le calme était revenu.

Mais un soir, tout bascula. Une promeneuse vit Blanche Mbala égorger un chat sur un autel orné de symboles inconnus, en psalmodiant des paroles incompréhensibles. À ses côtés se tenait Robert, qui semblait participer au sacrifice. La femme s’enfuit en hurlant et alla prévenir le pasteur du village. Celui-ci l’écouta avec effroi et lui conseilla d’alerter la police. Cette fois, les forces de l’ordre ne tardèrent pas à intervenir. Ils arrêtèrent la gouvernante et internèrent le fils dans un asile. Le père fut interrogé mais il se défendit en invoquant les croyances de son employée, qui étaient courantes en Haïti. Il ne fut pas inquiété davantage, mais il perdit la confiance et l’estime de ses voisins.

Quand les policiers lui mirent les menottes, le jeune homme ne résista pas. Il les suivit docilement jusqu’au fourgon qui l’emmena à l’asile. Là-bas, il subit des traitements douteux, censés le guérir de sa folie. Les psychiatres qui s’occupaient de lui découvrirent son intérêt obsessionnel pour l’occultisme et sa connaissance impressionnante du vaudou haïtien. Le jeune homme était taciturne et méfiant, mais il se mettait à parler avec passion quand on abordait ses sujets favoris. En fouillant sa chambre, on trouva un journal intime où il racontait son attirance morbide pour la dissection et l’anatomie humaine. Il prétendait que c’était par curiosité scientifique, car il rêvait de devenir chirurgien. Il resta interné pendant deux ans, sans faire parler de lui. Puis il fut libéré pour bonne conduite et retourna chez son père. Celui-ci l’inscrivit dans une faculté de médecine, où il apprit tout ce qu’il y avait à savoir sur la chirurgie.

Le jeune Robert se révéla très doué et apprécié de ses professeurs et des chirurgiens qu’il assistait lors d’opérations délicates. Ses camarades d’études, en revanche, le trouvaient bizarre et inquiétant. Il ne cherchait pas à se lier avec eux et s’enfermait dans sa chambre dès la fin des cours. Quand il obtint son diplôme et qu’il quitta la faculté, son père reçut une plainte de la part de l’établissement pour dégradation de biens privés. Des photos montraient la chambre du jeune homme, dont les murs étaient couverts de symboles étranges et le sol jonché de cadavres d’animaux en putréfaction. Certains organes, comme le cœur ou les intestins, avaient été prélevés. Il y avait aussi des traces de brûlures, probablement causées par des bougies. Le père régla l’affaire en payant les frais de rénovation et en offrant une somme rondelette au directeur pour qu’il se taise. Robert continua sa vie comme si de rien n’était, malgré l’inquiétude grandissante de son père. Ils vivaient seuls tous les deux, la gouvernante ayant été renvoyée en Haïti et personne ne voulant travailler pour eux.

Les gens du voisinage se méfiaient du jeune homme, sentant qu’il cachait quelque chose de sombre.

Robert avait ouvert son cabinet de médecine et s’était vite fait une solide réputation. Il était très doué et ne faisait pas payer les ouvriers de l’entreprise de son père. Au début, les gens avaient cru qu’il voulait se racheter de ses erreurs passées et de son implication dans les affaires louches de sa femme. Ils lui avaient accordé le bénéfice du doute et l’avaient accepté dans la communauté. Pendant plusieurs années, tout se passa bien. Les patients étaient satisfaits des soins du Dr Phillips et le calme était revenu parmi les habitants. Après tout, ce jeune homme avait été victime d’une femme étrange aux pratiques douteuses. Il était jeune, il méritait une seconde chance. On oublia donc ces histoires.

Dans le deuxième dossier, il y avait une coupure de presse. C’était la disparition d’un adolescent de quinze ans, Luigi Ricci. Ses parents l’avaient signalé après trois jours sans nouvelles. Ils n’avaient pas tout de suite paniqué car il lui arrivait souvent de dormir chez un ami sans prévenir. Mais quand ils avaient appelé ses amis et son école, personne ne l’avait vu depuis longtemps. Les policiers avaient cherché mais sans succès. On avait pensé à une fugue et le dossier était resté ouvert mais sans suite. Les parents avaient fait appel à un journaliste pour lancer un avis de recherche mais en vain. Le garçon avait disparu sans laisser de traces.

Plusieurs autres coupures de presse relataient des événements similaires. Des disparitions d’adolescents inexpliquées et inquiétantes. Mark en compta au moins une trentaine.

Sur la dernière coupure de presse, le titre était choc : « L’adolescent disparu retrouvé dans des conditions horribles ! » Selon l’article, voici ce qui s’était passé. Par une nuit glaciale du 7 au 8 novembre 1975, un couple de vieux promenait leur chien quand ils avaient trouvé un garçon allongé dans la neige, en état de choc. Il ne portait qu’une chemise de nuit. Ils l’avaient emmené à l’hôpital de Jolimont en urgence. Le médecin avait constaté que le garçon souffrait de malnutrition, de déshydratation et de multiples ecchymoses. Ses poignets portaient des traces de corde, comme s’il avait été attaché. Le médecin l’avait soigné et isolé aux soins intensifs. Il avait appelé la police pour signaler l’incident. Le garçon fut identifié comme Arthur Rizzo, 12 ans, disparu le 1er novembre alors qu’il allait fleurir la tombe de ses grands-parents pour la Toussaint. Les inspecteurs se rendirent à l’hôpital et essayèrent de l’interroger mais il était catatonique. Ses parents furent prévenus et vinrent le rejoindre à l’hôpital. Quand il vit sa mère, il se jeta dans ses bras en pleurant hystériquement. Quand elle réussit à le calmer, les policiers tentèrent à nouveau de l’interroger. Il ne dit qu’un nom. Celui du Docteur Phillips.

Le lendemain de la plainte, la police débarqua chez le docteur Phillips avec un mandat de perquisition. Le médecin tenta de fuir par une fenêtre à l’étage, mais il fut rattrapé et menotté par les agents. Il fut emmené sans ménagement dans une cellule, tandis que sa maison était passée au peigne fin. Ce que les policiers découvrirent les glaça d’effroi. Sous l’escalier du couloir, une porte secrète dissimulée derrière du papier peint donnait accès à une vaste cave. Celle-ci avait été transformée en un sinistre cabinet médical, où trônaient une table d’opération inclinable, des instruments chirurgicaux de toutes sortes, et un autel macabre orné d’organes humains. Des bougies noires entouraient un pentagramme tracé avec du sang sur le sol. Au-dessus de l’autel, un grand miroir aux motifs exotiques semblait renvoyer le reflet des atrocités commises. Dans un recoin de la cave, les cadavres des trente jeunes hommes disparus depuis cinq ans gisaient dans un état de décomposition avancée.

Le docteur Phillips fut jugé et reconnu coupable de meurtre et d’enlèvement de mineurs dans le cadre de rituels de magie noire. Il écopa d’une peine de prison à vie. En prison, il fut soumis à une expertise psychiatrique qui intrigua l’inspecteur chargé de l’affaire. Le rapport du psychiatre révélait en effet des éléments troublants sur la personnalité et les motivations du tueur. Le psychiatre avait pris des notes au fur et à mesure de ses entretiens avec le docteur Phillips. Il était de plus en plus inquiet par le comportement du détenu. Il avait rassemblé ses questions et les réponses du prisonnier dans un dossier sous forme de dialogue.

-Comment vous appelez-vous ?

-Robert Phillips.

-Quelle est votre profession ?

-Docteur en médecine.

-Parlez-moi de votre enfance.

-Je n’ai pas eu d’enfance.

-Très bien. Et de votre relation avec madame Mbala, qui vivait avec vous ?

-C’était ma gouvernante.

-Que vous a-t-elle appris ?

Le docteur avait lancé un regard énigmatique mais n’avait pas répondu. Le psychiatre avait poursuivi son interrogatoire.

-A quoi servait l’autel où les organes humains ont été découverts ?

-Vous ne pouvez pas comprendre. -Essayez de m’expliquer, s’il vous plaît.

-Vous ne pouvez pas comprendre, avait-il répété. Il existe d’autres réalités. Mais pour y accéder, il faut des sacrifices. Tout a un prix, n’est-ce pas ?

-De quoi parlez-vous ? -Vous le saurez bientôt, docteur Godeau, vous le saurez bientôt.

Le psychiatre avait sursauté. Il n’avait jamais donné son nom au docteur Phillips. Il avait senti un frisson lui parcourir le dos et il avait levé les yeux de son carnet. Les yeux du docteur Phillips étaient devenus entièrement noirs. Il le fixait avec un sourire cruel et c’est alors que le psychiatre perdit son sang-froid. Il appela le gardien à l’aide et lui demanda de sortir au plus vite. Le gardien accourut pour lui ouvrir la porte de la cellule, mais il était trop tard. Le docteur Phillips s’était jeté sur le psychiatre et lui avait lacéré le visage et le flanc avec une brosse à dents aiguisée. Le psychiatre fut transporté à l’hôpital et le docteur Phillips fut transféré dans un hôpital psychiatrique sous haute surveillance.

Dans le dossier, des photos du psychiatre à son arrivée à l’hôpital montraient les blessures qu’il avait subies. Mark remarqua qu’elles étaient identiques à celles qu’il avait vues sur Michaël après son agression par l’entité. C’était comme une signature, une façon de marquer ses victimes. Mais pourquoi ?

Quelques semaines plus tard, le docteur Phillips comparut devant la cour de justice où il fut condamné à la prison à vie pour le meurtre et la mutilation des 29 jeunes hommes qui avaient disparu. Le seul survivant ne put assister au procès, mais son témoignage avait été enregistré sur un magnétophone et retranscrit par écrit. Voici ce qu’Arthur Rizzo avait raconté de son calvaire.

-Bonjour, Arthur. Je suis le docteur Medioni et voici l’inspecteur Leclerc. Nous sommes là pour t’écouter. Peux-tu nous dire ce qui s’est passé le soir du premier novembre, quand tu as quitté ta maison ?

-Est-ce que je dois vraiment parler ? demanda Arthur d’une voix tremblante.

-Tu n’as pas à avoir peur, Arthur. Le docteur Phillips est arrêté et il ne te fera plus jamais de mal, je te le promets.

-Vous ne comprenez pas, dit Arthur. Cet homme, c’est le mal incarné. Il a fait des choses atroces. C’est un monstre qui pratique la magie noire. J’ai vu les horreurs qu’il a infligées à ces pauvres enfants.

-Alors raconte-nous, Arthur, l’encouragea l’inspecteur Leclerc. Tu es le seul survivant de cette affaire. Tu ne veux pas rendre justice à tes amis ? Sans ton témoignage, il pourrait s’en sortir avec un simple internement psychiatrique. Il pourrait recommencer un jour. Mais si tu parles, il ira en prison à vie. Arthur hésita encore un moment, puis se décida à parler.

Ce soir-là, je voulais aller déposer un chrysanthème sur la tombe de mes grands-parents. Il faisait déjà nuit et il faisait froid, mais je n’avais pas pu y aller plus tôt. J’avais demandé à mon père et il m’avait dit que ça allait, mais qu’il fallait que je fasse attention à la route qui était verglacée. Je lui avais dit que si c’était trop dangereux, je dormirais chez Lissandro, mon copain qui habite près du cimetière. Quand je suis arrivé au cimetière, j’ai posé les fleurs et j’ai prié un peu. Puis je suis sorti et j’ai entendu quelqu’un m’appeler par mon nom. J’ai vu une voiture garée sur le bord de la route et je me suis approché. C’était le docteur Phillips. Il m’a demandé ce que je faisais là tout seul et je lui ai expliqué pour les fleurs de la Toussaint. Il m’a souri et m’a dit que j’étais un brave garçon. Il faisait très sombre et très froid, alors il m’a proposé de me ramener chez moi et j’ai accepté. Mes parents connaissaient bien le docteur, il soignait les rhumatismes de ma mère et il était toujours gentil avec nous. Je suis monté dans sa voiture. Il m’a offert un morceau de gâteau qu’il avait dans sa boîte à gants et il m’a dit que c’était pour me réchauffer. J’avais faim car je n’avais pas encore dîné, alors j’ai pris le gâteau. Après ça, je ne me souviens plus de rien. Quand j’ai repris conscience, j’étais enfermé dans une grande cage en verre avec des trous pour respirer. Je ne savais pas où j’étais ni ce que je faisais là. J’ai eu très peur. J’ai regardé autour de moi et j’ai vu qu’il y avait d’autres garçons dans la même situation que moi. Ils étaient quatre, je crois, mais il faisait trop sombre pour bien les voir. La pièce où nous étions sentait très mauvais. Comme de la viande avariée ou quelque chose comme ça, c’était horrible. J’ai voulu crier mais un garçon m’a dit de me taire sinon il allait venir. Il avait une voix toute petite et j’ai compris qu’il était plus jeune que moi. Il m’a dit qu’il s’appelait Loris et que le docteur l’avait kidnappé comme moi. C’est là que j’ai remarqué que je n’avais plus mes vêtements sur moi. Je portais juste une sorte de chemise de nuit comme dans les hôpitaux. J’avais froid et j’avais mal au ventre. Peu après, j’ai entendu des bruits de pas qui descendaient un escalier. La porte de la pièce s’est ouverte et le docteur est entré avec un grand plateau. Il nous avait apporté à manger. Il était souriant et il nous parlait comme si de rien n’était. Il nous racontait ses études de médecine et les choses qu’il avait apprises sur le corps humain. Il nous expliquait comment il fonctionnait et il nous posait des questions. On essayait de lui répondre, malgré notre peur. Il m’a dit qu’il nous avait pris pour ses recherches parce que nous étions des garçons très intelligents et en bonne santé. Il s’est même excusé de nous avoir enfermés mais il nous a dit que c’était pour notre bien, pour nous éviter les infections. Il nous a promis qu’il nous ramènerait chez nous quand il aurait fini ses expériences et qu’il nous récompenserait avec de l’argent. Alors on a mangé ce qu’il nous avait apporté, en écoutant ses histoires. Au début, il nous parlait du corps humain, de ses organes et de ses fonctions. Mais ensuite, il se mettait à parler d’un autre monde, qu’il disait être le monde de la connaissance. Moi, je croyais qu’il parlait du Paradis, comme le curé à l’église. Alors je l’écoutais avec attention. Mais à chaque fois que je finissais de manger, je me sentais très fatigué et je m’endormais. Le lendemain, quand je me réveillais, il y avait un garçon en moins dans la pièce. Au début, on était content car on pensait que le docteur l’avait relâché et qu’il était rentré chez lui avec plein d’argent. Mais le jour suivant, il y en avait encore un qui avait disparu. Et le surlendemain, encore un autre. Il ne restait plus que moi et Loris, le plus jeune. On commençait à avoir peur. Le docteur nous laissait sortir de notre cage une fois par jour pour aller aux toilettes et nous laver, mais il nous surveillait tout le temps. Il nous donnait des jouets et des livres pour nous distraire, mais on n’avait pas envie de jouer ni de lire. On voulait juste rentrer chez nous. Mais le docteur nous disait toujours que c’était bientôt fini, qu’il avait presque terminé ses recherches et qu’on allait bientôt être libres. Dans la pièce, il y avait un grand rideau en velours qui cachait quelque chose. Je voyais le docteur passer derrière de temps en temps, mais je ne pouvais pas voir ce qu’il y faisait. Ma cage était trop loin et il faisait trop sombre. Je me demandais ce qu’il y avait derrière ce rideau. Nous étions quatre au début, enfermés dans des cages comme des animaux. Le docteur nous disait que nous étions des héros, que nous participions à une expérience scientifique très importante pour l’humanité. Il nous racontait des histoires fantastiques sur le monde extérieur, sur les merveilles qu’il y avait à découvrir. Il nous donnait à manger et à boire, mais aussi des cachets qu’il disait être des vitamines. Il nous faisait passer des tests, des prises de sang, des électrodes sur la tête. Il nous souriait toujours, mais il y avait quelque chose de faux dans son regard.

Deux jours plus tard, il n’en restait plus que trois. J’ai demandé au docteur ce qu’était devenu le quatrième garçon, celui qui était dans la cage d’en face. Il m’a dit qu’il avait terminé son rôle dans l’expérience et qu’il était rentré chez lui, retrouver sa famille. Mais il avait l’air nerveux, et il a vite changé de sujet. J’ai eu un mauvais pressentiment. Les autres garçons aussi étaient troublés. L’un d’eux m’a confié qu’il avait fait un cauchemar horrible, où il entendait des cris déchirants mais qu’il ne pouvait pas se réveiller. Au matin, il avait vu que la cage de son ami était vide.

Ce soir-là, j’ai feint d’avoir mal au ventre et je n’ai presque rien touché à mon repas. Le docteur a froncé les sourcils, mais il m’a tendu un médicament en me disant que ça allait me soulager. J’ai fait mine de l’avaler, puis je l’ai écouté me raconter ses histoires habituelles avant de me souhaiter bonne nuit. Quand il est parti, j’ai fait semblant de dormir, comme mes amis. Mais je restais aux aguets.

Au milieu de la nuit, j’ai entendu la porte s’ouvrir et des pas descendre l’escalier. C’était le docteur, qui tenait une bougie à la main. Il s’est approché d’une des cages et a jeté un coup d’œil à l’intérieur. Il a hoché la tête, puis il est passé à l’autre cage. Je savais qu’il allait venir vers moi ensuite, alors j’ai fermé les yeux et j’ai ralenti ma respiration. Il est venu près de moi et a éclairé mon visage avec sa bougie. J’ai senti son souffle sur ma joue, et j’ai eu envie de hurler. Mais je suis resté immobile, espérant qu’il me croie endormi. Il a fini par s’éloigner, et j’ai entrouvert les yeux pour le suivre du regard.

Il a écarté le rideau qui divisait la pièce et j’ai aperçu avec horreur une table en métal au milieu. Il a ouvert la cage du garçon et l’a porté sur la table. Il a allumé des bougies qui révélaient des machines sinistres accrochées au mur. Un immense miroir et des chandeliers sur un buffet ancien ajoutaient à l’ambiance lugubre. L’odeur était nauséabonde. C’était l’odeur de la putréfaction. J’ai vu le docteur examiner le garçon et s’assurer qu’il était endormi. Puis, il a retiré son pull et sa chemise et j’ai remarqué des signes étranges gravés sur sa chair. Je ne savais pas ce qu’il tramait mais j’avais peur. Je restais immobile. Il ne paraissait pas me voir. Il a prononcé une sorte de formule dans une langue étrange. Ensuite, il s’est badigeonné d’une crème et il a dessiné des figures sur le corps de mon ami. Je ne pouvais pas voir ce qu’il dessinait car j’étais trop loin et allongé au sol. Et c’est là que je l’ai vu brandir un énorme couteau. Je me demandais ce qu’il allait infliger à mon ami mais je ne pouvais rien faire. J’étais enfermé et si je criais, il me tuerait. Je l’ai donc vu planter le couteau dans le torse de mon ami. Celui-ci s’est réveillé en hurlant de douleur. Ses cris étaient terrifiants. Ça n’a pas cessé pendant des minutes qui m’ont paru des heures. Quand le silence est revenu, le docteur s’est tourné vers un plateau où il y avait des objets scintillants. La lumière des bougies se reflétait dessus. J’étais tétanisé. J’avais envie de hurler, de pleurer mais je savais que pour rester en vie, je devais continuer à faire semblant d’être endormi. Il s’est approché du corps de mon ami et j’ai entendu des bruits répugnants, comme quand mon père découpait un cochon et lui brisait les côtes pour le vider. Mon père est boucher. Quand le docteur s’est redressé, il tenait quelque chose de sanglant dans ses mains. C’était le cœur de mon ami. Il l’a posé sur la table bizarre avec le miroir. Puis, il s’est penché de nouveau sur mon ami et lui a ouvert le ventre. Je n’ai pas pu supporter et je me suis évanoui. Le lendemain, quand j’ai repris connaissance, j’ai raconté au dernier garçon ce que j’avais vu la veille mais il m’a traité de fou. Il n’avait rien entendu et il refusait de voir le docteur comme le monstre qu’il était. Je lui ai parlé de la nourriture et je lui ai dit que nous étions sûrement drogués pour nous endormir. Il a commencé à avoir des doutes mais c’est à ce moment-là que le docteur est revenu. Il avait l’air content ce jour-là et il nous a laissé sortir un peu de nos cages. Je lui ai demandé où était le petit garçon et il m’a répondu que mon ami avait été si coopératif qu’il avait pu rentrer chez lui et qu’il l’avait ramené lui-même chez ses parents. Je savais que c’était un mensonge mais je n’ai rien dit. L’autre garçon a paru soulagé et il m’a regardé comme si j’étais le menteur. Je n’ai plus essayé de le convaincre et j’ai profité de notre liberté relative pour chercher un moyen de m’échapper. Je voulais aller du côté du rideau pour lui montrer que je disais la vérité mais le docteur nous avait attachés avec une chaîne autour du torse et un cadenas qui était relié à un anneau dans le mur du fond, loin de la pièce derrière le rideau. En fouillant, j’ai trouvé un gros clou qui traînait sur le sol et je l’ai caché dans ma bouche. Pendant toute la journée, mon colocataire a lu des livres et mangé des bonbons que le docteur nous avait donnés en échange de notre discrétion. Il nous avait expliqué que ses recherches étaient très importantes et qu’il devait les garder secrètes jusqu’à leur réussite. Il nous avait dit aussi que nous serions des héros quand il présenterait ses travaux aux médecins car c’était grâce à nous qu’il avait progressé. Mon ami souriait et gobait ses paroles. Mais moi, je savais ce que j’avais vu et je savais qu’il mentait. Alors, pendant que mon ami s’amusait, j’ai observé la cage où je dormais la nuit. Les panneaux en verre de la cage étaient maintenus par des barres en fer vissées tout autour. J’ai vu qu’avec le clou, je pouvais dévisser les vis sans faire tomber les panneaux. J’ai donc passé le reste de la journée à dévisser pour affaiblir la structure. Je le faisais sans que mon compagnon ne s’en aperçoive car j’avais peur qu’il me dénonce au docteur. Mais il était trop occupé par sa lecture pour me surveiller. J’ai vérifié que la structure tienne encore assez pour ne pas éveiller les soupçons du docteur. J’ai essayé plusieurs fois d’entrer dans la cage pour m’assurer qu’aucun panneau ne s’écroule quand je montais dedans et ça marchait. Le soir, quand le docteur est arrivé avec les plateaux repas, j’ai fait semblant de rien et j’ai mangé le moins possible en prétextant une douleur au ventre. Il m’a donné un médicament que j’ai fait semblant d’avaler. Nous avons regagné nos cages et j’ai prié pour que rien ne s’effondre mais, heureusement pour moi, la cage est restée stable. Il continuait à nous raconter ses histoires, mais je voyais bien que mon ami n’en pouvait plus. Il s’était endormi, la tête penchée sur le côté. J’ai décidé de faire comme lui et de fermer les yeux. Peut-être que le docteur nous laisserait tranquilles si on faisait semblant de dormir. Plus tard, j’ai entendu des pas dans l’escalier. J’ai entrouvert les yeux et j’ai vu le docteur s’approcher de nos cages. J’ai retenu mon souffle, espérant qu’il ne remarquerait pas que j’étais éveillé. Mais il a passé devant ma cage sans s’arrêter et s’est dirigé vers celle de mon ami. J’ai senti une vague de culpabilité me submerger. J’aurais voulu l’aider, le sauver de ce monstre, mais je savais que c’était ma seule chance de m’échapper. C’était lui ou moi. Alors, quand le docteur a sorti mon ami de sa cage et l’a posé sur la table, j’ai profité de son inattention pour agir. J’ai poussé doucement les panneaux de ma cage, en faisant attention à ne pas faire de bruit. Les panneaux ont cédé et j’ai pu sortir de ma prison. Le docteur était trop absorbé par son rituel macabre pour me voir. Il tenait un couteau à la main et s’apprêtait à faire subir à mon ami le même sort que la veille. Quand il a enfoncé le couteau dans le corps de mon ami et que celui-ci s’est mis à hurler, j’ai pris mes jambes à mon cou. Je ne sais pas si le docteur m’a poursuivi. Je n’ai pas regardé derrière moi. Je me suis précipité vers les escaliers et j’ai débouché dans la maison du docteur. J’ai reconnu la porte du cabinet de consultation et j’ai suivi les indications pour trouver la sortie. Par chance, la porte d’entrée n’était pas verrouillée. J’ai couru comme un fou vers ma maison. Je me souviens encore de la sensation du froid sur mes pieds nus dans la neige. J’avais mal partout, j’étais affamé et épuisé. Quand je suis arrivé au cimetière, j’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillé, j’étais ici, à l’hôpital. Le garçon se tut. Il avait l’air vidé par son récit. L’inspecteur le remercia pour sa bravoure et le laissa avec le psychiatre. Mais avant de quitter la chambre du garçon, celui-ci lui lança une dernière phrase. –C’est le Diable, vous savez. Son miroir brillait d’une lumière bleue à chaque fois qu’il nous tuait. Comme s’il aspirait nos âmes. Ce miroir, c’est la porte des Enfers.

Fin du témoignage d’Arthur Rizzo, 9 novembre 1975.

Le document suivant était une revue de presse qui relatait le procès du docteur Phillips et sa tentative de fuite lors de son transfert.

e dcument suivant était une revue de presse qui  Le docteur Phillips venait d’être condamné à la prison à vie pour des crimes abominables. Il n’avait pas prononcé un mot pendant son procès, malgré les questions insistantes du juge et des avocats. Il s’était contenté de les toiser d’un regard mauvais et de leur adresser un sourire carnassier qui glaçait le sang des familles des victimes présentes dans la salle. Personne ne sut jamais ce qui l’avait poussé à commettre ces atrocités, ni ce qu’il faisait avec les cadavres, les accessoires et l’autel macabre retrouvés chez lui. Le seul rescapé de son enfer avait été incapable de témoigner, tant il était traumatisé.

Le docteur Phillips fut escorté par des policiers jusqu’à un fourgon blindé qui devait le conduire à la prison de Mons, dotée d’une aile psychiatrique. Il était entravé par des menottes aux poignets et aux chevilles, reliées par une chaîne. A l’arrière du fourgon, il fut attaché à un piston au sol par une autre chaîne. Deux gendarmes armés surveillaient l’arrière du véhicule. Mais quand ils arrivèrent à destination, ils eurent la stupeur de constater que le prisonnier avait disparu. Ils alertèrent aussitôt le poste central et des patrouilles se mirent à sa recherche.

Après plusieurs heures d’investigation, une patrouille qui était restée dans le quartier du docteur Phillips vit un homme s’approcher de sa maison. Il portait une tenue de l’asile de Manage et avait encore des morceaux de chaîne aux poignets et aux chevilles. C’était le fugitif. Les gendarmes se lancèrent à sa poursuite. Le docteur Phillips tentait de pénétrer dans sa cave par la grille d’aération, n’ayant plus les clés de sa porte d’entrée. Un gendarme le rattrapa et le mit en joue, mais il ne s’arrêta pas. Il était déjà à moitié passé par la grille quand le gendarme lui tira dessus plusieurs fois. Le docteur s’écroula dans la cave et le gendarme le suivit.

Avec sa radio, il appela du renfort et entra dans la cave, son arme braquée sur le fugitif. Celui-ci gisait au milieu de la pièce où les corps mutilés avaient été découverts. Il respirait faiblement. Mais soudain, il se mit à ramper vers l’autel sacrificiel et tendit le bras vers le miroir qui trônait au-dessus. Il murmura quelques mots incompréhensibles et le miroir se mit à briller d’une lueur bleutée. Le gendarme n’en revenait pas. Il sentit une vague de terreur l’envahir, mais il resta sur ses gardes. Il ordonna une dernière fois au docteur de ne plus bouger. Mais à cet instant, la lueur du miroir s’éteignit et le docteur cessa de respirer. Ses yeux vitreux fixaient le néant, un sourire énigmatique sur les lèvres.

Les renforts arrivèrent et trouvèrent le policier assis par terre, comme pétrifié. Ils jetèrent un coup d’œil par la grille d’aération et virent le corps du docteur Phillips. Il était mort. Le corps du docteur Phillips fut transporté à l’institut médico-légal de Bruxelles pour y être autopsié. Le médecin légiste constata que les balles avaient été fatales, mais il remarqua aussi une étrange brûlure au visage. On aurait dit que le docteur avait été aspergé d’un acide corrosif. Mais aucune trace de substance chimique ne fut détectée sur le cadavre, et comme l’affaire était close avec la mort du criminel, on n’approfondit pas la question. Le corps du docteur fut rendu à son père, qui le fit incinérer et déposa ses cendres dans l’église du village, sous l’œil vigilant de l’évêque.

Le père du docteur ne se remit jamais du choc de découvrir les atrocités commises par son fils. Il se sentait coupable et honteux, et il sombra dans la dépression. Il mourut quelques années plus tard, laissant un testament inattendu. Il avait légué une partie de sa fortune aux familles des victimes de son fils, comme un geste de repentir et de compassion. Les familles, bien que toujours endeuillées, acceptèrent cet héritage et y virent une forme de justice. La maison et le cabinet du docteur Phillips furent démolis et il n’en resta que les ruines.

Mark ouvrit le dernier dossier, qui contenait les plans du quartier où le docteur Phillips avait installé son cabinet médical. Il les examina attentivement et écarquilla les yeux. Il se précipita sur les plans régionaux de la ville de Binche et chercha la rue où il se trouvait actuellement. Il eut soudain une illumination et comprit le lien entre tous les événements. Il poursuivit ses recherches et trouva confirmation de son intuition. Dans les archives de la ville, il découvrit un article de presse datant de l’époque où des maisons de corons avaient été construites pour accueillir les familles d’immigrés italiens qui travaillaient à la mine. Sur les photos, on voyait encore des entrepôts à la place des maisons. Mark zooma sur l’une d’elles et lut l’inscription sur la façade : “Société Phillips”. Il se laissa tomber sur sa chaise, stupéfait. C’était ça ! C’était la raison de tout ce qui arrivait à cette malheureuse famille ! Il sentit les regards curieux du reste de l’équipe et du couple sur lui. Mark se tourna vers eux et leur résuma l’histoire du docteur Phillips. Quand il arriva à la partie où le docteur était mort et sa maison démolie, il leur montra les plans d’urbanisme. On y voyait la maison du docteur et les maisons de mineurs qui avaient été construites ensuite. Le couple ne semblait pas saisir le sens de ces plans. Mais Billy et Jimmy avaient deviné. – C’est ici, n’est-ce pas ? demanda Jimmy. C’est pour ça qu’il connaît la maison comme sa poche ? Mark acquiesça d’un signe de tête. – Mais bon sang, s’exclama Jean. Quelqu’un peut-il m’expliquer ce qui se passe ? C’est Billy qui lui répondit. – C’est pourtant clair, Jean. Votre maison a été édifiée sur les ruines du cabinet du docteur Phillips. Votre maison repose sur un sol maudit.

 

 

 

 

 

Chapitre 10

Michaël ouvrit les yeux et se sentit perdu. Il avait la tête qui lui faisait un mal de chien et il ne reconnaissait pas l’endroit où il se trouvait. Il se souleva péniblement et réalisa qu’il était dans une sorte de cave. Il faisait sombre et humide. Il essaya de se rappeler comment il était arrivé là, mais sa mémoire était vide. Il se souvenait seulement de s’être endormi dans la chambre d’ami chez Mario, sa mère lui avait préparé un lit confortable. Ensuite, le trou noir. Il se leva lentement, tâtonnant dans l’obscurité. Ses yeux s’adaptèrent peu à peu et il distingua les contours de la pièce. Le sol était recouvert d’un carrelage ancien, les murs étaient couverts d’un papier peint vert défraîchi et une odeur de moisissure emplissait l’air. Il sortit son GSM de sa poche et vit qu’il ne lui restait presque plus de batterie. Il tenta d’appeler son père, mais il n’y avait pas de réseau. Il activa alors sa lampe torche et se mit à explorer la pièce. Elle était assez grande, environ vingt mètres carrés, et divisée par un rideau de velours rongé par les mites. La pièce était en désordre et remplie d’objets hétéroclites entassés dans les coins. Michaël avança prudemment vers le fond de la pièce, en se guidant avec sa main sur le mur, et heurta quelque chose de métallique. Il braqua sa lampe dessus et vit qu’il s’agissait d’un piston fixé au mur, avec un anneau auquel étaient attachées des chaînes. Il continua son chemin et découvrit plusieurs panneaux de verre percés de trous, ainsi que des structures métalliques. On aurait dit des aquariums, mais pourquoi avaient-ils des trous ? Il s’approcha du rideau de velours et ressentit soudain une douleur aiguë dans la poitrine. Sa tête se mit à tourner. Il n’y voyait plus clair. Il eut l’impression d’être attiré par ce qui se cachait derrière le rideau. Malgré lui, son corps avança vers cet endroit, sans qu’il puisse le contrôler. Il franchit le rideau et se retrouva face à une table métallique. Elle ressemblait à une table d’autopsie. Mais ses pieds ne s’arrêtèrent pas là. Ils le poussèrent vers le fond de la pièce. Dans la pénombre, il aperçut une lueur qui venait du fond de la pièce. Il vit alors une sorte de table en pierre sur laquelle étaient gravés des symboles étranges. Des bougies noires étaient disposées aux quatre coins de la table. Un pentagramme était incrusté dans la pierre et Michaël reconnut le même symbole que celui qui ornait le mur de sa chambre. La table était maculée de taches sombres qui ressemblaient à du sang séché. Les bougies s’allumèrent soudainement. Un vent froid le frappa au visage. Il semblait sortir du miroir. Intrigué, il se pencha vers la table pour mieux voir les taches, mais il fut pris de nausée. Il se redressa et croisa son reflet dans le miroir. C’était un miroir étrange. Michaël fixa le miroir et eut un choc. Le visage qui le regardait n’était pas le sien. Il s’approcha, persuadé d’halluciner, mais le reflet fit de même. Il se dévisagea un instant et dut admettre l’évidence. Ce visage n’était pas le sien. Comment cela se pouvait-il ? Il toucha sa joue et le reflet l’imita. Michaël était pétrifié. Comment son visage avait-il pu changer sans qu’il s’en rende compte ? Avant qu’il ait le temps de réfléchir, une voix résonna dans sa tête.

– Salut, Champion !

Michaël se retourna vivement et scruta la pièce, mais il n’y avait personne. Il reporta son regard sur le miroir, mais son reflet ne bougeait plus. Au contraire, il affichait un sourire carnassier et une lueur narquoise brillait dans ses yeux. Le jeune homme était terrifié. Que se passait-il, bon sang ? Il observa cet homme et le vit se rapprocher. Il recula instinctivement, mais la voix retentit de nouveau dans sa tête.

– Inutile de fuir. Tu es pris au piège. Il n’y a pas d’issue.

L’homme lui souriait toujours et ses yeux étaient d’un noir profond.

– Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ? balbutia l’adolescent, la peur faisant trembler sa voix.

L’homme se colla presque au miroir, comme s’il voulait en sortir. De la buée se forma sur la vitre.

– Qui je suis n’a pas d’importance, répliqua-t-il. Pas pour toi, en tout cas. Par contre, qui tu es, ça c’est important. Quant à ce que je veux, tu vas bientôt le savoir. Tu ne le sais pas encore, mais tu es quelqu’un de très spécial, mon garçon. Ton aura brille comme un phare dans la nuit. Et j’ai justement besoin de ce genre d’âme pour accomplir mon dessein.

– Et quel est ce dessein ? demanda Michaël, la voix faible. Qu’est-ce que vous comptez faire ?

L’homme le regarda avec un air moqueur et son sourire s’élargit. Sa réponse plongea l’adolescent dans une panique totale.

– Ce que je veux ? Mais c’est évident, non ?

L’homme traversa le miroir comme s’il n’était qu’une illusion et sa main apparut de l’autre côté.

– Ce que je veux, Michaël, c’est toi. Ou plutôt ton corps. Ce que je veux, c’est renaître.

Michaël vit l’homme sortir entièrement du miroir et se mit à hurler. Il essaya de s’échapper mais son corps était paralysé. Il avait l’impression d’être cloué au sol. L’homme sortit du miroir et se planta devant le pauvre adolescent terrifié. Il lui sourit avec malice.

– Ne le prends pas mal, tu sais. Mais je t’attends depuis si longtemps. Il est temps de procéder à l’échange. Si ça peut te rassurer, dis-toi que tu retrouveras ta famille disparue.

Il tendit les bras et saisit le jeune homme par le visage. Son regard était comme un gouffre rempli de ténèbres. Michaël ne put s’empêcher de plonger dans ses yeux noirs. Ce qu’il y vit était tellement horrible qu’il se mit à hurler encore plus fort. Puis, tout devint noir.

 

 

Jean raccrocha le téléphone, déçu. L’agent de police lui avait dit que Michaël était toujours introuvable et que les pistes étaient minces. Il sentit le regard désespéré de Sylvia sur lui. Il alla la prendre dans ses bras. Elle se blottit contre lui et se dirigea vers la cuisine. Ils étaient tous épuisés et Sylvia essaya de se changer les idées en leur préparant un bon repas. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle avait appris sur l’entité qui les tourmentait. Comment un fantôme pouvait-il s’acharner ainsi sur les vivants ? Elle avait grandi dans la foi catholique et ce qu’elle avait appris au catéchisme ne l’avait pas préparée à de telles horreurs. Pour Sylvia, quand on mourait, on allait soit au Paradis, soit en Enfer. Il y avait bien le purgatoire, mais c’était juste une étape pour accomplir une dernière volonté, une dernière mission. Elle n’avait jamais entendu parler d’une âme humaine capable de revenir posséder les vivants. Perdue dans ses pensées, elle se concentra sur la préparation des légumes. Elle fit des boulettes de viande et une potée de poireaux. L’odeur du repas attira Billy dans la cuisine. Il proposa son aide à Sylvia, qui lui confia les assiettes. Billy les apporta à table et tout le monde s’installa pour manger. Ils mangèrent en silence, appréciant le repas, mais sans oublier les révélations récentes. Quand ils eurent fini, Mark et Antoine débarrassèrent la table et les autres allèrent dans le salon. Ils étaient fatigués mais trop angoissés pour dormir. C’est alors qu’ils entendirent un hurlement sinistre résonner dans les murs. Mark, qui essuyait la vaisselle, lâcha l’assiette qu’il tenait. Il se tourna vers les autres et vit qu’ils étaient tous figés par ce cri glacial. D’où venait-il ? se demanda Mark en avançant vers le salon. Jean, Philippe et Billy s’étaient levés et scrutaient les alentours. Jimmy restait immobile. Il regarda vers le couloir et murmura :

– On dirait que le docteur Frankenstein est de retour.

Mark suivit son regard. Il se souvint de la grille d’aération extérieure de la cave. Il regarda Jimmy et comprit qu’il pensait à la même chose que lui. Mark, suivi de Billy et de Jean, se dirigea vers la porte cachée sous l’escalier. Il colla son oreille à la porte et écouta. Il n’y avait aucun bruit qui venait du sous-sol. Pourtant, l’atmosphère avait changé. L’air était lourd de tension. Il se tourna vers Billy et celui-ci s’approcha de la porte. Il posa ses mains dessus et sembla entrer en transe. Un instant plus tard, il rouvrit les yeux et soupira.

– Je crois que Jimmy a raison, dit-il. L’entité est de retour. Mais c’est bizarre. J’ai l’impression qu’elle n’est pas seule. Je ne sais pas comment l’expliquer mais je ressens de la détresse, de la peur et de la haine pure en même temps. C’est perturbant.

Mark réfléchit un instant. Jean lui demanda ce qu’il se passait.

– Eh bien, je pense qu’il est temps de visiter votre cave, Jean. Je crois que nous avons de la visite.

Jean le regarda sans comprendre. Puis son regard se posa sur la porte de la cave et il réalisa ce que Mark voulait faire. Il alla dans le salon et demanda à Sylvia de rester avec Antoine, Philippe et Jimmy. Il prit le crucifix qui était sur la table basse et rejoignit Mark et Billy. La main sur la poignée, Mark attendit le signal de Billy. Celui-ci acquiesça et Mark ouvrit doucement la porte. L’escalier était plongé dans l’obscurité. Mark chercha un interrupteur. Il le trouva et appuya dessus, mais rien ne se passa. L’ampoule devait être grillée. Il sortit son GSM et alluma la lampe torche. Il vit des marches en pierre couvertes de poussière. Le sous-sol semblait profond. Les marches tournaient sur la droite, formant un angle mort.

– Je n’aime pas ça, murmura-t-il.

Billy haussa les épaules et le dépassa. Ils descendirent prudemment les escaliers et arrivèrent dans une pièce sombre qui sentait l’humidité et la putréfaction. Jean et Mark regardèrent autour d’eux, tandis que Billy avançait dans la pièce. Soudain, Billy aperçut un mouvement furtif du coin de l’œil. Il dirigea sa lumière vers le coin de la pièce, mais il n’y avait que de vieux panneaux vitrés et une chaîne accrochée au mur. Sur le sol, il reconnut le pentagramme que Jimmy avait dessiné dans l’autre monde. Billy tira doucement le rideau de velours. Mark et Jean l’avaient rejoint. Ils virent avec horreur la table d’autopsie et l’autel nauséabond au fond de la pièce. Billy s’approcha de l’autel et regarda le miroir.

-Voilà le portail, dit-il à Mark. Je peux sentir son attraction sur moi. J’ai presque l’impression qu’il m’appelle.

Mark ne répondit pas. Il ne ressentait pas la même chose que Billy, mais ce miroir lui déplaisait fortement. Une sensation de malaise s’en dégageait et Mark voulait juste fouiller la cave et sortir au plus vite de cet endroit. Il allait s’éloigner du miroir quand il sentit une présence derrière lui. Il se retourna et vit Michaël. Le jeune homme était allongé dans un recoin et semblait inconscient. Mark appela Jean et Billy.

Les deux hommes s’approchèrent, mais quand Jean vit que c’était son fils, il se précipita sur lui et le secoua par les épaules. Michaël ne réagissait pas aux secousses. Ne sachant pas quoi faire, Jean se tourna vers Billy, mais celui-ci regardait avec effroi derrière Jean. Jean se retourna brusquement et sentit une brûlure aux mains. Il regarda son fils, mais le visage qui le fixait n’était plus celui de Michaël. Son visage était devenu celui d’un prédateur. L’œil noir et le sourire narquois, la chose le regardait d’un air amusé.

– Alors, Champion ? On ne dit pas bonjour à son fiston ?

Jean recula, terrifié. L’entité se redressa et les toisa d’un regard triomphant.

– Je suppose que ce n’est pas la peine que je me présente, n’est-ce pas ?

Elle s’avança lentement vers les hommes, l’air sûr d’elle.

– Qu’avez-vous fait à mon fils ? hurla Jean. Où est-il ? Est-il dans votre monde parallèle ? Est-il mort ?

La créature lui sourit.

– Ne t’inquiète pas, mon cher papa. Non, Michaël n’est pas mort. Il est ici avec nous. Disons qu’il fait un petit somme pour l’instant du moins.

Les trois hommes ne comprenaient rien à ce qu’elle disait. La créature semblait s’amuser de leur confusion. Jean brandit alors le crucifix qu’il tenait dans la main, mais la créature éclata de rire et dit :

– Vous pensez que ce bout de bois a un effet sur moi ? Vous me prenez pour quoi ? Un vampire ?

Jean ne savait pas quoi dire et baissa le bras, se sentant légèrement ridicule. L’entité le regarda avec condescendance.

– Bon, j’aurais aimé discuter avec vous plus longtemps, mais je n’ai pas de temps à perdre. Elle leva le bras et Mark et Billy furent projetés contre le mur. Les chaînes s’enroulèrent autour d’eux et les immobilisèrent. Jean resta pétrifié sur place.

– Qu’allez-vous faire ? demanda-t’il à la fausse Michaël. La créature lui sourit.

-Ce que je vais faire, Jean ? Eh bien, c’est très simple. Tu vois, ton fils est très spécial. Il a une âme si pure et innocente. Le réceptacle idéal pour ma renaissance. Mais pour pouvoir l’habiter pleinement, je vais devoir détruire toute cette lumière qui l’anime. Il était déjà bien affaibli depuis la mort de son grand-père, mais ce n’était pas suffisant. C’est là que tu interviens, mon cher assistant.

Jean ne saisissait pas. A ce moment-là, il entendit la porte de la cave s’ouvrir et la voix de Sylvia résonner.

– Jean ? Est-ce que tout va bien ? Qu’est-ce qui se passe ?

Jean voulut lui répondre, lui crier de ne pas descendre, mais il ne put pas ouvrir la bouche. Son corps était paralysé. L’entité prit alors une voix plaintive et répondit :

– Maman ? Maman, aide-moi s’il te plaît ! Je suis ici !

La voix était si semblable à celle de son fils que Jean en fut sidéré. Il entendit avec horreur les pas de Sylvia descendre les marches en appelant son fils.

– Michaël ? C’est toi ?

Jean essaya de se débattre pour se libérer, mais il avait l’impression que ses membres étaient figés. Il ne put que regarder, impuissant, sa femme entrer dans la pièce et le regarder avec inquiétude. Jean la regarda d’un air paniqué, essayant de la prévenir, mais quand elle vit Michaël, elle se précipita sur lui et le serra dans ses bras.

– Michaël, mon cœur ! Tu es là, enfin ! J’étais tellement inquiète ! Où étais-tu ? Tu es blessé ?

Trop occupée à examiner le corps de son fils, Sylvia ne remarqua son expression que quand elle leva les yeux vers son visage. Elle eut alors un mouvement de recul, mais avant qu’elle n’ait pu s’éloigner, la créature l’attrapa par le bras. Sylvia se mit à se débattre, mais la main qui la tenait était d’une force incroyable et ses efforts furent vains. La créature approcha son visage du sien et lui chuchota à l’oreille :

– C’est comme ça que tu traites ton fils, maman?

Sylvia était tétanisée. D’une voix tremblante, elle lui dit :

– Vous n’êtes pas mon fils ! Que lui avez-vous fait ?

La créature se mit à rire.

– Où crois-tu qu’il soit, ma chère Sylvia ? Tu as eu l’occasion de visiter ma demeure. Tu n’as pas une petite idée ?

Sylvia vit alors le miroir au fond de la pièce et ce qu’elle y vit la terrifia. Derrière le miroir, son fils la regardait d’un air terrifié. Il semblait lui crier quelque chose, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Sylvia hurla, mais la créature lui plaqua une main sur la bouche.

– S’il te plaît, Sylvia. Arrête de hurler. D’habitude, j’aime entendre la peur dans la voix de mes victimes, mais tu comprendras que j’ai des projets et que je veux les réaliser. Donc, si tu veux bien coopérer, nous allons commencer. Sylvia ne comprenait pas, mais quand la créature la traîna vers la table métallique, ses yeux s’écarquillèrent d’horreur. Sylvia se souvint des photos des meurtres du docteur. Elle se débattit, mais la créature était trop forte. Sylvia se retrouva allongée sur la table métallique, les membres immobilisés. On aurait dit qu’une force invisible la retenait. L’entité ne se pressait pas. Elle se dirigea vers l’autel et regarda Michaël dans le miroir. Celui-ci semblait hurler en tapant contre la vitre, mais l’entité savait qu’il ne pouvait pas s’échapper.

Le docteur se rappela le jour de sa mort terrestre. Il avait lui aussi traversé le miroir et passé dans ce monde parallèle. Heureusement qu’il avait été formé par la meilleure sorcière vaudou qu’il ait connue. Sans elle, il n’aurait pas pu mettre son plan à exécution. Mais ça n’avait pas été facile. S’évader du fourgon de la gendarmerie n’avait pas été difficile. Il lui avait suffi d’hypnotiser les gardiens qui l’accompagnaient et de les convaincre de le libérer. Ils lui avaient même ouvert la porte ! Mais ensuite, la course-poursuite avait été épuisante et quand il avait enfin atteint sa rue, il avait dû user de ruse pour atteindre sa destination. Il était malheureusement tombé sur un jeune policier qui, sans le savoir, avait le don de voir à travers les illusions. Il n’était pas tombé sous le charme du docteur et lui avait tiré dessus à plusieurs reprises. Heureusement pour le docteur, l’autel et le miroir étaient toujours là, avec ses offrandes et ses maléfices, et il avait pu transférer sa conscience dans le miroir avant que son cœur ne s’arrête de battre. Néanmoins, il était resté longtemps dans ce monde parallèle et avait eu le temps de réfléchir à comment regagner le monde des vivants. Et c’est là qu’un miracle était arrivé. Une maison avait été construite au-dessus des fondations de sa demeure et ce cher Robert avait pu utiliser l’énergie vitale de ses habitants pour reprendre des forces. Mais ça ne suffisait pas. Il fallait un sacrifice de sang. Alors, quand cette bande de gamins imprudents avaient décidé de traverser le toit, le docteur y avait vu une occasion unique. Il pouvait interagir avec les matériaux de la maison et avait détaché les tuiles du toit, ce qui avait provoqué la chute de ce cher Julio et lui avait donné le sang nécessaire pour reprendre des forces. Ensuite, vu l’état du cerveau de ce pauvre garçon, il avait été facile de le manipuler et de lui faire perdre la raison. Mais il s’était trompé sur la force mentale de ce jeune homme. Malgré le harcèlement dont il était victime, le docteur n’avait pas pu l’inciter à tuer sa famille. Les catholiques et leurs principes ! Il s’était donc tourné vers le jumeau de celui-ci, mais lui non plus n’avait pas cédé. Quand Roberto avait enfin réalisé que l’entité qui était avec lui n’était pas son frère jumeau, il avait décidé d’arrêter de se nourrir. Le docteur l’avait pourtant assailli d’images horribles de sa famille agonisante, mais Roberto n’avait pas cédé. Quand il était mort à son tour, le docteur n’avait pas eu d’autre choix que de rejoindre le miroir. Il était plus fort, oui, mais pas assez pour trouver le réceptacle qu’il recherchait. Il avait bien tourmenté le vieil homme, mais celui-ci ne l’intéressait pas. Il préférait un jeune homme en pleine forme. Alors, il eut l’idée de le terroriser au point que la santé du vieil homme décline et qu’il soit obligé de quitter les lieux. Tout se passait comme le docteur l’avait espéré. Au fil des années, il avait pu se nourrir de nombreux locataires, mais ceux-ci ne restaient jamais assez longtemps pour qu’il puisse mettre son horrible projet à exécution. Il se contenta donc de se nourrir de leur peur pour gagner en pouvoir et attendit patiemment le jour où il trouverait enfin sa perle rare. Et ce jour était arrivé ! Le vieil homme était revenu dans sa maison et, comble de la joie, il était accompagné de sa famille.

Le docteur avait une onde de chaleur le traverser  quand il vit le jeune homme entrer dans la maison. C’était lui, le joyau qu’il convoitait depuis si longtemps. Il avait été fasciné par l’éclat de son âme, si pure et si lumineuse. Il avait tout orchestré pour le briser, le pousser à la folie. Il avait manipulé son grand-père mourant, lui faisant croire qu’il épargnerait sa famille s’il venait le rejoindre. Il avait possédé sa mère, la transformant en marionnette sans volonté. Il avait détruit leur relation si fusionnelle, leur infligeant une souffrance inouïe. Il l’avait attiré dans son antre, son « laboratoire », et l’avait projeté de l’autre côté du miroir. Il avait dû libérer les autres prisonniers de leurs chaînes, mais qu’importe. Ils étaient impuissants, condamnés à assister au spectacle macabre. Il se pencha sur Sylvia, un sourire malsain aux lèvres, et commença à lui arracher son chemisier. Elle se débattit, mais en vain. Il était trop puissant, trop gorgé d’énergie accumulée au fil des années. Il allait enfin renaître ! Il saisit le couteau qu’il avait dissimulé sous le bord de la table sacrificielle et approcha la lame du torse de la jeune femme.

-Vous êtes prête, ma chère ? Ce sera un peu douloureux, mais je vous assure que ce sera rapide !

Jean hurla de rage et de terreur. Il tenta désespérément de se libérer de l’emprise du monstre, mais son corps était paralysé. Il vit avec horreur le docteur s’apprêter à égorger sa femme. Michaël, qui avait cessé de marteler la vitre, le fixait avec des yeux écarquillés. Soudain, des pas résonnèrent dans l’escalier. Une silhouette apparut et tous reconnurent Jimmy. Il semblait étrangement calme face à l’horreur qui se déroulait devant lui. Il avança lentement dans la pièce et posa son regard sur le faux Michaël. Puis il se tourna vers le miroir et ce qu’il y vit confirma ses soupçons. Le docteur avait pris possession du corps du pauvre garçon. Il soupira et s’approcha du docteur.

– Ne vous faites pas d’illusions, mon cher Jimmy, lança celui-ci d’un ton arrogant. Vous ne pouvez rien contre moi. Je dispose de suffisamment de pouvoir pour vous immobiliser. Alors restez sagement à votre place si vous voulez revoir votre frère vivant.

Jimmy regarda Billy et lui adressa un sourire triste. Il se dirigea vers lui et lui murmura à l’oreille :

-Ne t’inquiète pas Billy. Tout va bien se passer. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi. Merci de m’avoir aidé à accepter ce don, ou plutôt cette malédiction. Mais je dois t’avouer que je n’en peux plus. Si j’ai tenu le coup jusqu’à présent, c’est grâce à toi. Mais aujourd’hui, je vais enfin pouvoir me rendre utile. Pour une fois, cette malédiction aura servi à quelque chose de bien.

Billy ne comprenait pas ce que Jimmy voulait dire. Quand il le vit s’élancer vers le docteur, toujours armé de son couteau, il se mit à hurler son nom mais les chaînes le retenaient toujours. Des larmes coulèrent sur ses joues tandis qu’il assistait impuissant à la scène. Le docteur observa Jimmy s’approcher. Il y avait quelque chose d’inquiétant dans son calme apparent.

-Quel est ton but, mon cher petit médium ? Tes capacités sont certes fascinantes, mais elles ne te serviront à rien face à moi.

Jimmy s’assit sur une vieille chaise et jeta un coup d’œil aux autres. Ils étaient immobilisés, mais semblaient conscients. Il reporta son attention sur le docteur.

-J’ai quelque chose à vous proposer.

Le docteur le dévisagea, surpris, puis éclata d’un rire dément. Il se moqua de lui pendant de longues minutes, puis se calma et le fixa.

-Une proposition ? Et qu’as-tu à m’offrir qui pourrait me faire renoncer à mes plans ?

Jimmy sourit tristement à Michaël, puis regarda le médecin dans les yeux.

-Je veux vous parler d’un échange. Moi contre Michaël et sa famille. Le docteur le scruta avec malice et réfléchit.

-Qu’as-tu donc de plus que ce jeune garçon ? Il est le réceptacle idéal pour mon esprit. Pourquoi devrais-je te choisir toi ?

Billy, qui entendait tout, se mit à se débattre de nouveau. Mais Jimmy savait ce qu’il faisait. Il s’approcha du médecin et commença à plaider sa cause.

-Il est vrai que ce jeune homme a une âme pure et innocente. Mais son âge est un handicap. Il n’a que dix-sept ans. Cela ne pose pas de problème pour la réincarnation, mais qu’en est-il de la suite? Comment un adolescent pourrait-il s’échapper et recommencer une nouvelle vie sans être traqué par la police ? Son père a signalé sa disparition. Même si les autorités ne croiront jamais à une histoire de possession ou de réincarnation, vous serez vite rattrapé et enfermé dans ce corps, isolé dans un asile. Et vous savez mieux que quiconque comment on y vit, n’est-ce pas ? De plus, vous n’aurez pas d’argent. Et même si vos connaissances en médecine sont remarquables, vous devrez refaire vos études avant de pouvoir exercer à nouveau. Sans compter le père Rosso qui connaît bien la famille et qui pourrait vous causer des ennuis s’il se mettait à leur recherche.

Le docteur écoutait Jimmy avec attention. Il pesait le pour et le contre. Jimmy continua.

-Avec moi, vous auriez plus de facilité pour recommencer une nouvelle vie. Je n’ai que vingt-huit ans, ce qui n’est pas si vieux. Et je suis un médium renommé qui a une certaine notoriété. Je mène une vie confortable. Je suis également diplômé en médecine. Je suis prêt à vous laisser prendre possession de mon corps si vous libérez toutes les personnes qui sont ici ainsi que les âmes que vous avez piégées dans cet autre monde. Laissez ces âmes reposer en paix et laissez les autres reprendre leur vie et je vous suivrai sans résistance.

Le docteur hésitait. Il avait été tellement obsédé par sa renaissance qu’il n’avait pas pensé à sa vie future. Le petit médium avait des arguments convaincants. Il y eut un silence qui sembla durer une éternité, puis le docteur se décida et se dirigea vers le miroir, suivi de Jimmy. Celui-ci jeta un dernier regard à son frère.

-Adieu Billy. Je t’aime grand frère.

Billy sentit les larmes lui monter aux yeux en voyant Jimmy et le docteur franchir le miroir. Il voulut crier, les retenir, mais il ne pouvait pas bouger. Il assista, impuissant, à la disparition de son frère dans l’autre monde.

 

 

Chapitre 12

Jimmy était resté auprès de Philippe qui surveillait la progression de Mark, Jean et Billy à travers la caméra du sous-sol. L’image était brouillée, mais le son était clair. Ils virent le trio avancer vers le fond de la pièce et découvrir ce qui se cachait derrière le rideau en même temps qu’eux. Jimmy fut saisi par la vue du miroir. Même à travers l’écran, il sentait son pouvoir d’attraction. Il comprit alors que ce miroir était le passage vers le monde parallèle que le docteur s’était créé. Il réfléchit vite. Il n’était pas un spécialiste du vaudou, mais il connaissait les principes des portails. Si la sortie était dans la chambre des jumeaux, l’entrée devait être dans la cave. Il appela le Père Rosso. Celui-ci répondit aussitôt.

-Jimmy ? Quoi de neuf ? Avez-vous retrouvé Michaël ?

Jimmy trépignait d’impatience.

-Mon Père, je n’ai pas le temps de tout vous expliquer. C’est la folie ici. Mais j’ai besoin de vous demander un service. Ne me posez pas de questions, le temps presse. Pouvez-vous venir tout de suite ? J’ai besoin de vous pour sceller le portail de la chambre de Michaël. Je suis sûr que vous savez faire ça.

Le Père Rosso hésita un instant. Il réfléchit quelques secondes.

-Je pense pouvoir le faire, mais qu’en est-il des âmes prisonnières de l’autre côté ? Nous ne pouvons pas les abandonner ! Elles doivent continuer leur chemin !

Jimmy soupira.

-Ne vous inquiétez pas, mon Père. J’ai un plan et je pense qu’il a des chances de marcher. Mais dépêchez-vous, s’il vous plaît.

Sur ce, Jimmy raccrocha. Il croisa les regards d’Antoine et de Philippe qui le questionnaient du regard et se rapprocha d’eux.

-Tu as vraiment un plan ou tu improvises ? lui demanda Antoine.

Jimmy lui sourit.

-Un peu des deux. J’espère ne pas me tromper. Mais je vais avoir besoin de votre aide à tous les deux aussi.

Il leur exposa son idée. À en juger par leur expression, Jimmy vit qu’ils n’étaient pas du tout emballés par son idée.

-Tu ne peux pas faire ça, Jimmy. C’est trop dangereux ! Et Billy, tu y as pensé ?

Philippe regarda Jimmy avec tristesse. C’est vrai que ce n’était pas le meilleur plan du monde, mais il ne voyait pas d’autre solution. Il fallait qu’il tente le coup. Voyant que Jimmy était déterminé, Antoine et Philippe se résignèrent.

-Promets-nous de ne rien faire avant qu’on te donne le feu vert. Il faut respecter le timing à la lettre.

Découragés, les deux hommes lui firent la promesse demandée.

-Billy ne nous le pardonnera jamais ! dit Philippe d’un air désolé.

Jimmy posa la main sur l’épaule de son ami. Il était désolé de leur imposer ça, mais la situation l’exigeait. Il n’y avait pas d’autre issue possible.

–Ne t’en fais pas, Philippe. Billy comprendra que c’était la seule façon de faire. Et puis, c’est moi qui vous ai obligés à faire ça. Vous n’êtes pas responsables.

Philippe secoua la tête et baissa les épaules.

-OK, Jimmy. On fera comme tu dis.

Jimmy leur sourit et leur expliqua les différentes étapes de son plan. Il venait juste de finir quand le Père Rosso arriva. Il portait sa tenue de cérémonie et avait apporté tout le matériel que l’Évêque lui avait confié.

Sans perdre de temps, Jimmy lui demanda de monter à l’étage et de sceller le portail du placard. Le Père Rosso observa un moment ce jeune homme. Il ne savait pas pourquoi, mais il avait l’impression que c’était la dernière fois qu’ils se voyaient. Jimmy sentit l’angoisse du prêtre et lui fit un faible sourire.

– Ne vous en faites pas, mon Père. Tout ira bien. Scellez cette porte puis, quand Philippe et Antoine vous le diront, descendez à la cave et suivez leurs instructions.

Le prêtre accepta de monter à l’étage pour tenter de purifier la chambre. Il sentit une différence dans l’atmosphère, moins oppressante qu’avant, mais toujours inquiétante. Le portail qui s’ouvrait dans le placard semblait moins actif, moins menaçant. Il espéra que c’était bon signe.

Il déposa son matériel sur le bureau de l’adolescent et commença le rituel. Il récita des prières de libération pour Antonio et ses fils, prisonniers de ce lieu maudit. Il vit des boules de lumière se détacher du portail et se diriger vers la fenêtre, comme si elles cherchaient à s’échapper. Il pria encore plus fort, demandant à Dieu de refermer cette brèche infernale. Il s’approcha prudemment du placard et constata avec soulagement qu’il n’y avait plus rien d’anormal. Plus aucune vibration, plus aucune présence.

Il aspergea le cagibi d’eau bénite et y fixa un crucifix. Les boules de lumière avaient disparu. Le prêtre espéra que les âmes d’Antonio et des jumeaux avaient trouvé la paix. Il redescendit rejoindre les deux techniciens au moment où Jimmy et le sosie de Michaël franchissaient le miroir. Le Père Rosso n’en crut pas ses yeux. Quelle sorcellerie était-ce là ? Comment cela pouvait-il être possible ? Il se tourna vers les techniciens et Antoine lui expliqua ce qu’ils avaient découvert sur l’entité. Le Père écoutait avec attention.

-Donc, vous me dites que ce n’est pas un démon? Que cette chose que nous affrontons depuis si longtemps n’est que le fantôme d’un homme ?

Philippe intervint à son tour.

-Pas n’importe quel homme, mon Père. Un homme qui pratiquait la magie vaudou. Je sais que l’Église ne croit pas en ces choses-là et les considère comme des impostures, mais après tout ce que nous avons vu, je pense que vous devriez revoir votre jugement. Cet homme avait des dons particuliers depuis son enfance et la gouvernante haïtienne les a transformés en quelque chose de très noir. Quand on fait le bilan de tous les événements depuis l’arrestation du docteur, on ne peut que constater qu’on est dans le domaine du surnaturel. Sinon, comment expliquer qu’il ait pu s’évader d’un véhicule blindé sans l’aide de ses gardiens ? Comment a-t-il pu survivre sans son corps physique ? C’est de la magie noire, mon Père. Mais vous pouvez quand même nous aider.

Le Père Rosso le regarda avec étonnement.

-Vous aider ? Mais comment ? Je ne suis pas un sorcier !

Philippe s’assit à côté du Père et lui exposa le plan de Jimmy. Plus il parlait, plus il voyait que le Père Rosso était réticent à cette idée.

-N’y a-t-il pas une autre solution ? C’est du suicide !

Antoine se leva et s’approcha du Père Rosso.

-Je sais, mon Père. Nous sommes du même avis. Mais c’est la dernière volonté de Jimmy et nous avons accepté. Il est trop tard pour reculer maintenant. Jimmy a traversé le miroir. Nous devons attendre son signal et ensuite nous irons à la cave et nous ferons ce qu’il nous a demandé.

Le prêtre semblait déchiré intérieurement. Les deux techniciens lui laissèrent le temps de réfléchir. Le Père Rosso les regarda d’un air désolé puis finit par s’asseoir en soupirant, l’air résigné.

-S’il n’y a pas d’autre solution, je vous suivrai donc.

Antoine et Philippe le remercièrent et se remirent devant les écrans, attendant le signe de Jimmy. Rien n’avait changé dans la cave. Sylvia gisait toujours sur la table d’autopsie, Jean était pétrifié comme une statue de pierre et Mark et Billy étaient enchaînés au mur. Le miroir scintillait, attendant le retour de Jimmy et de son double maléfique. Les deux hommes faisaient les cents pas, impatients et angoissés.

 

A l’hôpital, Andréa était plongée dans le coma. L’infirmière qui veillait sur elle vérifiait ses constantes. Elle regarda les derniers scanners et vit la tumeur qui dévorait la moitié de son cerveau. Pauvre femme. C’était un miracle qu’elle soit encore en vie. En consultant son dossier médical, l’infirmière apprit qu’Andréa vivait avec cette tumeur depuis cinq ans. Une tumeur inopérable, incurable. Elle avait refusé la chimiothérapie, craignant de perdre son don de médium. Elle avait gardé son secret pour elle et avait continué à aider Billy dans ses enquêtes paranormales. Elle et Billy s’étaient rencontrés sur un cas de possession qui avait coûté la vie à la victime. Un lien unique les avait unis. Ils étaient restés en contact depuis. L’infirmière soupira et reposa les documents. Il n’y avait plus rien à faire pour cette femme. Elle allait sortir de la chambre quand elle entendit Andréa murmurer quelque chose. Elle se rapprocha et eut l’impression qu’elle parlait avec quelqu’un. Elle doit rêver, se dit l’infirmière. Elle écouta encore un moment et crut distinguer un prénom. Jimmy. Puis le silence revint. L’infirmière regarda Andréa encore un instant puis quitta la chambre.

Andréa voyait tout ce qui se passait autour d’elle. Elle voyait son corps décharné, allongé sur le lit d’hôpital, relié à des machines qui la maintenaient artificiellement en vie. Elle voyait le respirateur qui gonflait et dégonflait ses poumons, l’électroencéphalogramme qui mesurait son activité cérébrale. Elle sentait que la fin était proche. Elle l’avait acceptée. Mais elle ne pouvait pas y penser maintenant. Quand elle avait décidé de suivre Billy, elle savait que ce serait sa dernière mission. Elle savait qu’elle devait aider cette famille. Elle se regarda une dernière fois puis se tourna vers la porte de la chambre et se retrouva dans un couloir sombre. Elle ferma les yeux et se concentra, laissant ses pensées la guider vers la maison des Blanchart. Elle sentit une force l’attirer à une vitesse vertigineuse, comme si elle était aspirée par un aimant. Quand elle ouvrit les yeux, elle était dans la maison des Blanchart. Elle vit le prêtre et les deux techniciens assis dans le salon, hypnotisés par les écrans. Elle chercha Billy et le localisa au sous-sol. Elle ressentit sa détresse et sa colère. Elle sentit aussi d’autres présences avec lui.

Elle descendit prudemment les marches et découvrit la scène qui se jouait sous ses yeux. Billy et Mark étaient prisonniers des chaînes, Jean était immobilisé par une force invisible, Sylvia était clouée à la table de métal. Andréa s’approcha de Billy et il sembla percevoir sa présence.

-Andréa ? C’est toi ? dit-il d’une voix tremblante.

Andréa effleura la joue de Billy et il sentit une vague de chaleur l’envahir. C’était bien elle. Il tenta de lui transmettre ses pensées pour la mettre en garde, mais Andréa semblait déjà attirée par le miroir. Elle lui souffla un faible adieu, déposa un baiser sur sa joue et disparut dans le miroir.

 

De l’autre côté, Jimmy et le docteur se tenaient devant un autel semblable à celui de la cave des Lambert. Michaël était assis par terre, recroquevillé sur lui-même. Il se sentait faible et terrifié. Il voyait son corps possédé par cette entité et il avait l’impression d’avoir été violé. Même s’il récupérait son corps, il ne se supporterait plus. Il se sentait souillé pour toujours. Le docteur s’affairait à préparer le rituel de transfert. Jimmy le regardait avec curiosité. Il ignorait tout des pratiques de la magie et il était attentif. Le docteur devina son intérêt et se mit à lui expliquer les différentes étapes qui permettraient à Michaël de retrouver son corps et au docteur de prendre celui de Jimmy. Malgré l’horreur de la situation, le docteur trouvait que Jimmy était étrangement calme, comme résigné. Mais il ne s’en inquiétait pas. Ce monde était le sien. Il l’avait créé avec son esprit et il y avait tout pouvoir. Il avait remarqué que les âmes du vieil homme et de ses fils avaient disparu, mais il s’en fichait à présent. Il avait tout ce qu’il lui fallait. Il continua donc à mélanger ses potions, tout en discutant avec Jimmy. Il y avait longtemps qu’il n’avait plus parlé avec personne. Pas depuis que sa gouvernante avait été chassée de Belgique. C’était agréable.

Un peu distrait, il ne vit pas la silhouette translucide d’Andréa émerger du miroir. Michaël, toujours blotti dans un coin, observait les deux hommes discuter comme de vieux amis. Il ne savait pas ce que Jimmy mijotait, mais il préférait rester loin du médecin. Cet homme émanait une telle noirceur que Michaël en avait la nausée. Soudain, il sentit une présence et une chaleur l’envelopper. Quand il leva les yeux, il vit Andréa. Elle n’avait pas l’air réelle, pourtant il pouvait sentir sa compassion et sa force l’aider à reprendre courage. Elle posa un doigt sur ses lèvres pour lui faire signe de se taire et le garçon acquiesça. Andréa se glissa discrètement vers les deux hommes. Jimmy la remarqua mais ne laissa rien paraître. Elle en profita pour lui parler par télépathie, sans que le docteur ne s’en aperçoive. Jimmy entendait parfaitement sa voix dans sa tête. Elle lui expliqua son plan pendant quelques minutes puis se fit plus discrète.

Heureusement, car le docteur se tourna vers Michaël.

-C’est l’heure, mon cher. Je vais te rendre ton corps et tu pourras retrouver ta famille. Tu es content, n’est-ce pas ?

Michaël se redressa mais ne dit rien. Il regarda Jimmy et celui-ci lui fit signe d’approcher. Le docteur enduisit son corps d’une huile visqueuse et fit de même sur le jeune homme. Il traça des symboles étranges sur le torse de Michaël. Puis, il se mit à psalmodier une langue inconnue et Michaël se sentit aspiré par son propre corps. Tout devint noir un instant puis, quand Michaël rouvrit les yeux, il vit son reflet dans le miroir. Il avait retrouvé son apparence.

Le docteur était à côté de lui mais il avait une apparence translucide. Cependant, il dégageait une puissance phénoménale. Une sorte de brouillard noir et épais l’enveloppait. L’air de la pièce devint irrespirable. Une odeur de putréfaction envahit les lieux. Jimmy observait aussi le médecin avec une certaine terreur mais resta immobile. Il se tourna vers Michaël et lui montra le miroir du doigt. Michaël regarda le médecin. Le visage de l’homme changeait sans cesse, passant d’une apparence humaine à une allure de démon. Mais le pire était les visages de nombreux jeunes garçons qui apparaissaient sur le torse de la créature. Chaque visage exprimait une horreur sans nom. Michaël était fasciné par cette vision cauchemardesque.

-Tu peux partir, jeune homme, lui dit la créature. Je n’ai plus besoin de toi.

Michaël leva les yeux vers le sourire cruel de la créature et celle-ci lui fit signe de se dépêcher avant qu’elle ne change d’avis. Michaël recula lentement vers le miroir et, avant de le franchir, se tourna vers Jimmy. Il voulait lui dire tant de choses ! Mais Jimmy secoua la tête.

-Vas-y Michaël. Je sais ce que tu veux me dire et je te remercie pour tout. Mais une promesse est une promesse. Tu es libre. Va rejoindre ta famille. Tout sera bientôt fini.

Michaël ne dit rien mais les larmes coulèrent sur ses joues. Il regarda une dernière fois Jimmy puis traversa le miroir, dans un éclair de lumière bleue, qui le ramena dans la cave familiale. Il tomba lourdement sur le sol et perdit le souffle. Il essaya de se relever. Quand ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, il vit sa mère sur la table en acier et son père à côté d’elle. Il les toucha et, comme par magie, ses parents furent libérés du sortilège. Sa mère se redressa et le serra dans ses bras en pleurant. Son père s’approcha avec prudence, scrutant son fils dans les yeux, et fut soulagé de reconnaître Michaël.

 

Billy et Mark étaient enfin libres de leurs liens, grâce à l’aide du prêtre et des deux techniciens qui venaient de les rejoindre. Billy se précipita vers le miroir, espérant retrouver son frère de l’autre côté. Mais il se heurta à une barrière invisible qui l’empêchait de passer. Il appela Jimmy à plusieurs reprises, mais aucun son ne lui parvint. Il essaya de forcer le passage, de se glisser entre les mailles du miroir, mais rien n’y fit. Il finit par s’asseoir, découragé, et attendit. Peut-être qu’en se concentrant, il pourrait entrer en contact avec Jimmy. Mais le miroir restait muet. Il se releva et commença à arpenter la pièce, anxieux. Il se tourna vers Michaël, qui semblait être le seul à savoir ce qui se passait de l’autre côté. Mais le jeune homme était comme pétrifié, tremblant et agrippé aux bras de sa mère. De l’autre côté, le docteur s’avança vers Jimmy. Il avait pris une forme monstrueuse, avec des visages hurlants qui surgissaient de son torse. Jimmy était terrifié par cette vision cauchemardesque.

-C’est le moment, très cher, murmura le docteur. Le moment de ma renaissance. Jimmy ne dit rien. Il n’avait plus la force de fuir.

-Je dois admettre que je vous admire, lui dit le docteur. Vous êtes prêt à vous sacrifier pour sauver ce jeune homme. C’est un acte noble et admirable. Même si je n’en saisis pas les motivations. Mais cela n’a pas d’importance, n’est-ce pas ?

Jimmy fixait le médecin avec mépris. Sans Michaël à ses côtés, il n’avait plus aucune raison de cacher son aversion pour cet être abject.

-Vous n’êtes qu’un monstre sans âme, lui cracha-t-il. Le sacrifice ne signifie rien pour vous. Vous n’avez que faire de la vie des innocents que vous utilisez pour vos expériences atroces. Vous me répugnez.

Le docteur leva les yeux vers Jimmy, surpris, puis se mit à rire aux éclats, comme si Jimmy venait de lui faire une bonne blague. Il reprit son sérieux et, sans un mot, enduisit Jimmy d’une substance nauséabonde. Jimmy sentit que sa fin approchait. Il pria silencieusement pour que tout soit rapide et indolore. Il frissonna au contact des doigts glacés de la créature sur sa peau. Mais alors que le docteur commençait à psalmodier, une lumière éblouissante jaillit. Elle s’approcha lentement du docteur par derrière et l’enveloppa comme un linceul. Une fine couche blanche semblait se coller à son corps.

-Que se passe-t-il ? hurla le docteur. Quelle est cette sorcellerie ?

Il tourna son regard furieux vers Jimmy et son visage se déforma en une expression féroce et effrayante.

-Qu’as-tu fait, misérable ver de terre ?

Jimmy resta bouche bée. Il ignorait ce qui se passait. La couche blanche montait progressivement sur les membres de la créature.

Le docteur se débattait de toutes ses forces pour se libérer de cette membrane qui l’emprisonnait comme un cocon. Il essayait de la déchirer mais ses doigts la traversaient. Jimmy était fasciné par ce qu’il voyait. La membrane semblait partir de ses pieds et remonter le long de son corps. Elle avait déjà recouvert ses jambes, son ventre, sa poitrine. Le docteur hurlait de rage et de désespoir.

-Sale petit médium ! cracha-t-il à l’adresse de Jimmy. Quel est ton tour de passe-passe ? Tu crois que tu vas me tuer et t’échapper ? Tu te trompes ! Si je meurs, tu resteras prisonnier ici à jamais !

Jimmy était pétrifié. Il ne savait pas d’où venait cette chose qui attaquait le docteur. Il n’avait rien fait pour la provoquer. Quand la membrane atteignit le cou du docteur, Jimmy vit avec stupeur le visage d’Andréa apparaître à travers la substance gluante. Elle avait l’air de souffrir atrocement. Elle regarda Jimmy avec un mélange de tristesse et de détermination. Elle lui parla d’une voix faible :

-Fuis, Jimmy ! Fuis tant qu’il est temps ! Je ne peux pas le retenir longtemps ! Cours vers le miroir !

Jimmy hésita. Il ne voulait pas abandonner Andréa. Mais elle lui dit encore :

-Fuis, Jimmy ! C’est trop tard pour moi ! Fuis et sauve-toi !

Jimmy vit le docteur se transformer à nouveau en monstre. Il comprit que la résistance d’Andréa faiblissait. Le cocon se craquelait de partout, laissant apparaître les griffes, les crocs, les yeux rouges du monstre. La lumière d’Andréa était presque éteinte, engloutie par les ténèbres. Il n’y avait plus rien à faire pour la sauver.

Jimmy se précipita vers le portail, le cœur serré. Il jeta un dernier regard vers le monstre qui se libérait de sa prison. Il vit son regard de haine se poser sur lui. Il entendit son rire dément résonner dans la pièce. Il sauta dans le portail sans réfléchir. Le miroir devint transparent et Jimmy tomba aux pieds de son frère. Billy n’eut pas le temps de dire un mot qu’Antoine et Philippe attrapèrent Jimmy et l’éloignèrent du portail. Jimmy se mit à crier :

-Dépêchez-vous ! Cassez-le ! Cassez-le !

Les deux hommes saisirent des barres de fer qui traînaient sur le sol et frappèrent le miroir de toutes leurs forces. Le miroir se fissura en plusieurs endroits et, avant de se briser complètement, ils entendirent tous les hurlements de colère du monstre qui était resté de l’autre côté. Puis, il y eut une explosion. Des éclats de verre volèrent dans tous les sens. Ils se protégèrent le visage avec leurs bras. Quand le calme revint, Billy se précipita vers Jimmy, le releva et le prit dans ses bras.

Le prêtre s’approcha du miroir brisé et le bénit avec de l’eau sainte tout en récitant une prière de protection. Quand il eut fini, il poussa un soupir de soulagement. C’était fini. Enfin ! Ils avaient vaincu cette horreur. Le groupe se rassembla et le prêtre leur demanda de former un cercle en se tenant par la main.

-Il nous reste une dernière chose à faire, leur dit-il. Nous allons prier pour la libération des âmes qui ont été captives de cette créature maléfique pendant si longtemps.

Ils se prirent tous par la main et le prêtre commença sa prière. Des petites sphères de lumière apparurent dans l’air. Il y en avait une trentaine. Elles scintillèrent un instant, puis s’envolèrent vers le plafond de la cave. Elles étaient libérées. Il n’en resta que trois. Elles prirent brièvement une forme humaine et Sylvia éclata en sanglots. C’était son père et ses frères. Ils s’approchèrent d’elle, lui touchèrent l’épaule avec tendresse, puis disparurent à leur tour. Ils étaient en paix. La prière se termina et ils remontèrent tous à l’étage.

Jean arracha le crucifix de la main du prêtre et le cloua sur la porte de la cave. Mark le regarda avec étonnement.

-On n’est jamais trop prudent, dit Jean avec un sourire forcé.

Mark haussa les épaules et ne dit rien. Michaël resta un moment dans le couloir et observa les lieux. L’endroit semblait plus clair et plus serein. Il n’y avait plus aucune trace de malveillance. Pourtant, il avait du mal à réaliser qu’il avait réussi à vaincre le monstre. Il se sentait encore faible et nauséeux. Il rejoignit les autres. Et c’est ainsi que la vie reprit son cours normal. Le monstre avait été vaincu et la famille retrouva peu à peu son équilibre.

 

Billy et Jimmy se rendirent à l’hôpital où ils apprirent la mort d’Andréa. Ils organisèrent les funérailles, la pauvre femme n’ayant plus de proches. Michaël et ses parents y assistèrent. Le prêtre Rosso, qui avait pratiqué l’exorcisme, rentra chez lui et rédigea un rapport détaillé des événements pour l’évêque. Il lui annonça également sa décision de quitter son poste de curé de la paroisse. Après tout ce qu’il avait vécu, il se sentait trop vieux pour affronter les forces du mal. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il faisait des cauchemars horribles où il entendait encore les cris du démon qu’il avait combattu. Il se retira dans un monastère où il finit ses jours dans une relative tranquillité. Mais il ne put jamais oublier l’histoire de la famille Giorno.

 

Billy et Jimmy rentrèrent chez eux. Billy, avec l’accord de Sylvia et Jean, écrivit un livre sur les événements qu’ils avaient vécus, en changeant les noms pour des raisons évidentes. Il remporta le prix du meilleur roman d’horreur de l’année. Jimmy rejoignit une association qui luttait contre la cruauté envers les animaux. Il ne se servit plus de son don pendant longtemps. Il avait confié à Billy ce qu’il avait vu dans le portail : l’apparition d’Andréa et le cocon qu’elle avait formé autour du docteur. Cela l’avait profondément bouleversé. Billy avait fait des recherches approfondies sur ce phénomène, mais il n’avait jamais trouvé d’explication satisfaisante. Il ne savait pas non plus si Andréa était déjà morte quand elle s’était attaquée au docteur, ou si son corps était encore vivant. Il se demandait ce qu’était devenue son âme.

Était-elle coincée dans ce monde parallèle, s’il existait encore, ou avait-elle été libérée avec les autres victimes ? Toutes ces questions le tourmentaient et l’empêchaient de trouver le sommeil les nuits d’hiver où le temps semblait suspendu et que la lumière blafarde du matin n’arrivait pas à réchauffer la journée qui commençait.

 

Un mois après les événements, les parents de Michaël décidèrent de déménager et mirent la maison en vente. Malgré que la maison soit libérée de l’entité, les mauvais souvenirs qui la hantaient les empêchaient de s’y sentir bien. Ils trouvèrent un bel appartement à quelques rues de là et y emménagèrent. Michaël reprit les cours et recommença à voir ses amis. Ils ne lui posèrent jamais de questions sur ce qu’il s’était passé et Michaël n’en parla jamais non plus. Ils vécurent ainsi relativement heureux pendant près de dix ans. Son père avait retrouvé du travail dans une banque et sa mère s’était remise à peindre des tableaux.

Michaël termina ses études secondaires et entama des études de médecine. Il n’avait pas prévu de se lancer dans cette voie, mais quelque chose au fond de lui le poussait à étudier l’anatomie humaine. Il pensait que c’était à cause du traumatisme qu’il avait subi en voyant sa mère possédée. Il voulait être capable de l’aider si elle tombait malade. Il ne supportait pas l’idée d’être impuissant face à la souffrance. Il poursuivit ses études et rendit souvent visite à ses parents.

Sa mère était toujours ravie de le voir, mais Michaël remarqua que son père avait toujours l’air inquiet quand il venait chez eux. Quand Michaël lui demandait ce qui n’allait pas, Jean lui répondait qu’il lui fallait du temps pour oublier leur cauchemar. Il savait que son fils n’était pas coupable des malheurs qu’ils avaient subis, mais il n’arrivait pas à effacer de sa mémoire la voix du docteur sortant de la bouche de son propre fils.

Mais Michaël ne s’en faisait pas trop. Il était sûr qu’avec le temps, son père finirait par tourner la page et que la vie reprendrait ses droits. Pas comme avant, bien sûr, mais avec plus d’optimisme. Car si après tout ce qu’ils avaient traversé, leur famille n’était pas plus forte, alors à quoi servaient les épreuves ? C’est sur ces pensées apaisantes que Michaël s’endormit.

Mais il ne savait pas que son sommeil serait troublé par un rêve étrange. Il se revoyait dans la cave, face au portail. Le miroir était intact et il reflétait une image déformée de lui-même. Il entendit une voix familière lui parler :

-Michaël… Michaël… C’était la voix d’Andréa.

Elle semblait lointaine et faible, mais il la reconnaissait sans peine.

-Andréa ? dit-il, surpris. Où es-tu ? Que veux-tu?

-Michaël… Michaël… Aide-moi… Aide-moi…

Elle répétait ces mots comme un appel désespéré. Michaël sentit son cœur se serrer. Il voulait aider Andréa, mais il ne savait pas comment. Il s’approcha du portail, comme attiré par la voix. Il tendit la main vers le miroir, comme pour le toucher.

Mais avant qu’il n’atteigne la surface, il entendit un autre rire. Un rire qu’il connaissait trop bien. Un rire qui lui glaça le sang. C’était le rire du docteur. Il vit son visage apparaître dans le miroir, à côté de celui d’Andréa. Il avait l’air triomphant et cruel. Il dit à Michaël :

-Tu croyais m’avoir vaincu, n’est-ce pas ? Tu te trompes, Michaël. Je suis toujours là. Et je reviendrai te chercher. Toi et ta famille. Vous ne serez jamais tranquilles. Jamais !

Michaël recula, terrifié. Il voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il se réveilla en sursaut, trempé de sueur. Il regarda autour de lui, cherchant à se rassurer. Il était dans sa chambre, dans son lit.

Ce n’était qu’un cauchemar. Rien de plus. Il se leva et alla boire un verre d’eau. Il essaya de se calmer et de se convaincre que tout allait bien. Ils avaient vaincu ce monstre.

Il regagna son lit et s’endormit aussitôt. Par l’entrebâillement de la porte de la salle de bain, le miroir se mit à luire d’une lueur bleutée. Un rire sardonique résonna, puis plus rien. fer

 

 

 

 

La prison de verre

Derrière le miroir

Tome 1

 

Chapitre 1

 

Les monstres n’existent pas.

Du moins, c’est ce que j’avais toujours cru jusque-là. Mais avant de vous conter mon histoire, je dois vous expliquer le contexte dans lequel ma famille est passée d’une charmante bourgade du nom de Bruz en France à une misérable et terrifiante maison de coron située dans un petit village de Belgique. Je m’appelle Michaël Blanchart et, à l’époque, j’étais un adolescent de dix-sept ans passionné d’histoire. J’adorais lire des romans historiques mais j’étais également passionné par le paranormal. Bizarre ? Peut-être, mais j’étais fait ainsi. J’étais aussi très introverti, ce qui n’était pas pratique pour se faire des amis, je l’avoue. Du haut de mon mètre quatre-vingts, j’avais tendance à intimider mes camarades, mais cette impression ne durait pas dès qu’ils se rendaient compte de ma timidité maladive. Le nez toujours dans mes bouquins, je m’étais donc forgé la réputation d’un géant solitaire. Un géant affublé d’une longue chevelure noire, d’un nez aquilin et des yeux bleu azur. Avant de quitter Bruz, j’étais inscrit dans une école catholique privée du nom de Providence. Mon père, Jean Blanchart, Français de naissance, travaillait au Crédit Agricole de Bruz. Il adorait son travail. Malheureusement, m’avait-il expliqué un soir, quand vous êtes performant, et mon père l’était, vous avez des problèmes avec ceux qui veulent en faire le moins possible et vous finissez par les gêner. Dix années ont suffi à mon père pour comprendre que seuls les « piranhas », comme il les appelait, s’en sortaient. Bien que la banque ait mis toute une politique en place pour le bien-être au travail, le bureau des ressources humaines était bien trop éloigné du terrain pour défendre efficacement ceux qui mettaient toute leur énergie et leur temps au service du client. Ainsi, après une décennie d’heures supplémentaires, de pressions quotidiennes et d’exigences de plus en plus sollicitées, mon père avait fini par craquer. Il était rentré un soir, la mine sombre et les yeux rougis, et avait annoncé à ma mère qu’il allait démissionner. Il avait l’air si vieux, si fragile que j’en ai eu le cœur serré. A quarante-deux ans, ses tempes étaient déjà grisonnantes et il paraissait usé. Lui qui avait toujours été d’une nature enjouée, qui aimait rire et était d’un naturel optimiste m’a paru ce soir-là comme éteint. Je me souviens l’avoir vu s’asseoir en silence à la table de la cuisine, mettre son visage dans ses mains et fondre en larmes.

De toute ma vie, je ne l’avais jamais vu dans cet état. Mais il est vrai que quand on est jeune, on ne remarque pas toujours quand une personne va mal. Et comme mon père était toujours de bonne humeur quand il rentrait du travail, je ne m’étais jamais demandé si tout allait bien pour lui en général. J’étais dans le salon en train de faire mes devoirs et je voyais donc la cuisine. Ma mère, qui était en train de préparer le dîner, n’avait pas répondu mais s’était avancée vers mon père et l’avait serré dans ses bras. Il avait l’air si désemparé que j’allais me lever pour le rejoindre mais je vis ma mère secouer la tête, m’intimant de rester à ma place. Tout en caressant doucement ses cheveux, elle le laissa s’épancher dans ses bras et quand ses sanglots se transformèrent en simples reniflements, elle lui donna un mouchoir et le rassura en lui promettant que tout allait s’arranger. Ils trouveraient une solution ensemble, comme ils l’avaient toujours fait. Elle était ainsi, ma mère. Toujours positive, toujours aimante, toujours disponible. Italienne de naissance, ma mère Sylvia Giorno était femme au foyer depuis ma venue au monde. Avant de rencontrer mon père, elle vivait en Belgique, dans un village appelé Péronnes Charbonnage. Elle venait d’une famille nombreuse d’immigrés italiens qui avaient travaillé dans les mines de charbon. Heureusement, c’était bien après l’horrible accident du Bois du Cazier, où plus de deux cent trente mineurs avaient péri dans un incendie souterrain. Son père et sa mère avaient mis tout en œuvre pour scolariser leurs quatre enfants, et quand ma mère eut terminé ses études secondaires, elle décida de s’inscrire aux Beaux-arts de Paris et quitta donc son pays natal pour suivre ses cours, logeant dans un petit appartement partagé avec d’autres étudiants. C’est là qu’elle le rencontra. Il faisait un Master en sciences juridiques et financières. Ils eurent le coup de foudre immédiat. Oui, c’est un peu fleur bleue, mais c’est ainsi que mes parents m’ont toujours raconté leur rencontre. Et quand je les revois dans mes souvenirs, après tant d’années de mariage, je me dis qu’ils avaient raison. Que c’était ça le grand amour. Quand mon père fut enfin calmé, il sembla remarquer ma présence et se força à sourire en me demandant : -Alors, comment tu vas champion ? Comme d’habitude, il essayait de me rassurer. Je me levais et allais l’embrasser. Nous avions une très belle relation, lui et moi. Je lui répondis que tout allait bien et lui retournais la question. Il devait voir l’inquiétude sur mon visage car il se leva et me serra dans ses bras en m’assurant qu’il était simplement fatigué. Une voix se fit entendre à l’autre bout de la maison. Ma mère se dirigea vers la chambre d’amis où se trouvait mon grand-père Antonio, que j’appelais Nonno. Mon grand-père vivait avec nous depuis le décès de sa femme, il y a de cela plus de vingt ans. Je n’ai pas eu la chance de la connaître mais mon Nonno m’en avait si souvent parlé que je me sentais proche d’elle sans l’avoir jamais vu.

D’après ce que ma mère m’avait raconté, sa mère Giulia était partie au marché et sur le chemin du retour, elle avait été percutée par un chauffard qui était sous l’emprise de l’alcool. Le choc l’avait tuée sur le coup. Mon grand-père ne s’en était jamais remis. Et quand il tomba malade, ma mère décida de mettre sa petite maison de coron en location et installa son père chez nous. Je me dirigeais également vers la chambre et vis que mon grand-père était assis dans son fauteuil et regardait ma mère d’un air interrogateur. Il avait dû entendre mon père pleurer et semblait inquiet. Ma mère le rassura et lui demanda s’il voulait se joindre à nous pour le dîner, ce qu’il accepta avec joie. Quand il était dans une de ses bonnes journées, comme il les appelait, il aimait partager notre compagnie autour d’un bon plat et nos conversations étaient assez animées. Lui aussi était un féru d’histoires et il n’était pas rare que je passe la soirée entière à discuter avec lui de tout et de rien mais surtout des sujets qui me passionnaient. Quand il rejoignit la cuisine avec ma mère, mon père se leva instantanément et lui avança une chaise pour qu’il s’y installe. J’aimais voir mon grand-père sourire. C’était plutôt rare à cette époque, son emphysème pulmonaire s’étant aggravé avec les années. Mais malgré ses souffrances, il était solide. Jamais il ne se plaignait et surtout il nous aimait. Rien ne lui faisait plus plaisir que de passer du temps avec nous. Il considérait mon père comme son propre fils et était toujours à l’écoute quand mon père lui demandait conseil. Ce soir-là, nous dînâmes dans la bonne humeur et le repas terminé, ma mère me demanda d’aller finir mes devoirs dans ma chambre. Je me doutais que mes parents voulaient parler de la situation avec mon grand-père donc je pris mon sac de cours, embrassai ma petite famille et montai dans ma chambre. Je laissai néanmoins ma porte entr’ouverte dans l’espoir de capter quelques bribes de la conversation mais ma mère dut se douter de mon stratagème car elle avait refermé la porte menant au salon. Je m’installai donc à mon bureau et entrepris de me concentrer sur mon devoir de mathématiques. Après plus de deux heures d’efforts, je fermai mon cahier et entendis la voix de mes parents souhaiter une bonne nuit à mon grand-père. Ils montèrent à l’étage et j’entendis frapper à ma porte. Mon père et ma mère entrèrent, me demandant si j’avais fini mon travail et m’embrassèrent avant de regagner leur chambre. Ils ne me dirent rien de plus ce soir-là, mais leur expression me faisait dire que notre vie était sur le point de changer. Aujourd’hui, je me rends compte que j’étais loin de savoir à quel point. Plongé dans mes pensées, je me mis en pyjama et allai me coucher. Cette nuit-là, mon sommeil fut rempli de cauchemars mais quand je me réveillai le lendemain, je n’avais plus aucun souvenir de ceux-ci. La semaine qui suivit cette soirée se passa normalement. J’allai à l’école et mon père, ayant écrit sa lettre de démission le soir même où il avait annoncé sa décision à ma mère, était parti au travail pour clôturer certains dossiers qui exigeaient sa présence. Ma mère avait accompagné mon grand-père à l’hôpital pour un examen de routine. Le vendredi, quand mon père rentra à la maison, il me demanda de rejoindre ma mère et mon grand-père dans le salon. Je descendis donc de ma chambre et allai m’installer sur le canapé. Mon père m’annonça qu’au vu de la situation, ils avaient décidé, ma mère et lui, de retourner en Belgique dans la maison de mon grand-père. Mes parents attendaient de voir ma réaction mais je ne savais pas quoi répondre. Devant mon silence, ils m’expliquèrent que leur situation financière ne nous permettait plus de vivre à Bruz et que le temps que mon père retrouve un emploi, mon grand-père lui avait proposé d’aller vivre dans sa maison, ce qui donnerait du temps à mes parents pour se remettre sur pieds.

Voyant que je ne répondais toujours pas, mon grand-père tenta de me rassurer en m’expliquant que la Belgique n’était pas si différente de la France et qu’il était sûr que je serais beaucoup plus épanoui à la campagne. Sincèrement, je n’y voyais pas d’objections. Je leur dis donc que j’étais d’accord et ils parurent tous soulagés, ce qui me fit sourire. Mon grand-père me prit dans ses bras et m’embrassa en me disant que j’étais un bon garçon. Ma mère aussi était ravie. Mon père paraissait soulagé et me promit que tout cela serait temporaire et que c’était pour moi l’occasion de visiter un autre pays. Sur cette nouvelle, je regagnai ma chambre sans rien dire d’autre. La Belgique. Je ne connaissais rien de ce pays. Je me dirigeai donc vers mon ordinateur et fis une recherche. Quand le résultat s’afficha, je remarquai que c’était un tout petit pays à côté de notre chère France. Je tapai le nom du village de mon grand-père et tombai sur quelques images de petites maisons et d’étendues de champs. Ce n’était pas Bruz, c’est sûr. Mais je n’étais pas difficile. Après tout, ce n’était pas comme si j’avais une vie sociale et des amis à quitter. Rappelez-vous, j’étais le géant solitaire. En plus, j’étais curieux de voir l’endroit où ma mère avait grandi. C’est donc serein que je me couchai ce soir-là.

Le lendemain, je me rendis donc au secrétariat de mon école pour leur annoncer notre départ prochain et je fus étonné de voir la réaction des élèves de ma classe qui m’organisèrent dans la semaine un pot de départ en me souhaitant bonne chance dans ma nouvelle vie. J’ai toujours cru qu’ils me prenaient pour quelqu’un d’étrange et je me rendis compte à ce moment-là qu’ils allaient me manquer. Cependant, cela me rassura aussi. Si je n’étais pas le bizarre de service, mon entrée dans une autre école devrait bien se passer. Quand la fin du mois arriva, mon père revint avec une excellente nouvelle. Notre maison s’était vendue à un très bon prix, ce qui nous permettrait de subvenir à nos besoins pendant un temps. Le lundi suivant, ma mère m’annonça qu’il était temps que j’emballe mes affaires car nous partions à la fin de la semaine. Je passai donc mes journées à empiler mes vêtements et mes livres dans plusieurs valises et aidai mon père à charger la camionnette qu’il avait louée en vue du déménagement. Ma mère emballa la vaisselle et fit les valises de mon grand-père, s’assurant de ne rien oublier. Dans l’après-midi, nous prîmes la route, mon père au volant de la camionnette et ma mère, mon Nonno et moi-même dans notre voiture. Le trajet promettait d’être long. D’après le GPS, nous étions à presque sept cents kilomètres de notre destination. Lorsque nous arrivâmes à hauteur de Paris, mon père s’engagea sur un petit parking qui jouxtait un restaurant italien. Ma mère se gara juste à côté de la camionnette et nous profitâmes de cet arrêt pour nous restaurer et surtout pour soulager nos vessies. Le repas fut convivial, les plats excellents et lorsque le serveur nous apporta l’addition, ma mère en profita pour s’occuper de son père. Il avait l’air épuisé par le voyage et ma mère s’inquiéta de son teint pâle mais il la rassura. Tout allait bien et il était heureux de revenir chez lui. Nous reprîmes donc la route. Plusieurs heures plus tard, nous arrivâmes enfin à destination.

Mon père se gara devant la maison, suivi de ma mère. Mon grand-père regardait d’un air satisfait la façade brune aux briques sales, laissant traîner son regard sur la demeure. Je ne fus pas aussi enthousiaste que lui. La maison avait l’air minuscule et semblait laissée à l’abandon. Les fenêtres étaient sales et ressemblaient à des yeux qui nous regardaient d’un air mauvais, comme si nous étions responsables de son état. Le toit était en pente aiguë fait de tuiles flamandes. La porte d’entrée avait vraiment besoin d’un bon coup de peinture. Il faisait sombre à l’intérieur, malgré le soleil éclatant dans le ciel. Un vrai taudis. La vérité, c’est que cette maison me mettait mal à l’aise et quand ma mère introduisit la clé dans la serrure, je fus parcouru par un frisson glacé qui remonta le long de ma colonne vertébrale, faisant dresser mes cheveux sur ma nuque. C’était ridicule bien sûr. Cette maison était vieille et mal entretenue mais rien ne pouvait me laisser croire que je risquais quoi que ce soit sous son toit. Pourtant, en pénétrant dans la maison, mon malaise persista. La pièce de devant était minuscule. Composée d’une énorme cheminée aux proportions grotesques, elle ne devait cependant pas dépasser les huit mètres carrés. Nous avançâmes et tombâmes sur un minuscule couloir où se dressait un escalier qui permettait de monter à l’étage. S’ensuivait une autre pièce un peu plus spacieuse où trônait au fond une minuscule cuisine et une autre porte donnant sur une salle de douche. Ma mère installa son père sur un vieux canapé laissé par les anciens locataires et me demanda d’aller inspecter les chambres. Je montai doucement les escaliers, comme sur la défensive. Il faisait vraiment sombre malgré les luminaires. J’arrivai sur le palier et constatai que l’étage ne comportait que deux petites chambres de plus ou moins dix mètres carrés chacune. Elles étaient vides mais le sol était poussiéreux et les vitres salies par de nombreuses intempéries. Le papier peint fané était d’un marron foncé avec de petites striures blanches. Le sol était couvert d’un vieux linoléum gris. Il était clair que personne n’avait fait le ménage depuis un bout de temps. L’autre chambre était identique. Même papier peint, même linoléum. Je revins sur le palier et, regardant par la petite fenêtre qui éclairait peu le couloir, je remarquai une corde pendant du plafond. Je la saisis et tirai dessus doucement. Un escalier escamotable se déplia en grinçant et un carré d’obscurité apparut. Je montai prudemment les marches et passai la tête par la trappe. C’était un grenier. Il devait bien faire la surface des deux chambres du dessous. Je montai le restant des marches et regardai autour de moi. La pièce avait certainement été aménagée en chambre supplémentaire mais elle n’était guère plus accueillante avec son papier peint orange garni de grosses fleurs brunâtres. Le tapis était jauni aux endroits où s’étaient trouvés d’anciens meubles. Le sol était revêtu d’un vieux linoléum marron usé par les années. La pièce comportait un placard exigu qui devait certainement servir de fourre-tout. Il était vide également. Un petit velux laissait passer quelques rayons de soleil mais la vitre était tellement sale que la lumière avait du mal à filtrer. En retournant vers l’échelle, j’eus une étrange sensation. Comme une impression d’être observé. Je me retournai mais, évidemment, il n’y avait personne. Je redescendis l’échelle et repassai par le petit palier quand je constatai que les portes des chambres étaient grandes ouvertes. Je fus un instant déstabilisé car j’étais certain d’avoir refermé derrière mon passage mais je décidai de ne pas m’attarder sur le sujet. Après tout, j’avais peut-être oublié de refermer les portes. Je descendis l’escalier en direction du rez-de-chaussée et rejoignis mes parents dans le             « salon».

Là aussi, le papier peint était affreux et le sol tellement sale qu’il était impossible de savoir sur quoi nous marchions. On aurait dit une étable. Je décrivis les chambres à ma mère qui soupira. Nous allions devoir faire un grand ménage avant de commencer à vider la camionnette. Mon père avait déjà sorti des brosses, des serpillières et des seaux et commençait à les remplir au robinet de la cuisine. Je partis un instant à la recherche de mon grand-père et le retrouvai à l’arrière de la maison. Sur le côté de la cuisine, une porte camouflée par un énorme rideau en velours donnait sur un petit potager où rien n’avait poussé depuis longtemps. Assis sur un banc en pierre moussue, mon Nonno contemplait l’état du jardin. Des mauvaises herbes avaient envahi tout le terrain. Un pommier malade trônait au milieu. On voyait encore des lambeaux de corde qui avaient dû appartenir à une balançoire pendre au bout d’une des plus grosses branches de l’arbre. Nonno me remarqua et m’invita à le rejoindre. Il avait vraiment l’air malade, pourtant il se tenait droit et souriait. Il avait vécu plus de vingt ans dans cette maison. Revenir ici devait remuer beaucoup de souvenirs et lui donner l’impression d’être plus proche de ma grand-mère. Au fond du jardin, quelques rosiers en piteux état se balançaient doucement dans la brise légère. Je lui demandai s’il avait besoin de quelque chose mais il me conseilla d’aller aider ma mère pour le ménage. Prendre l’air lui suffisait pour l’instant. Je n’insistai pas et retournai dans la cuisine où mon père était déjà en train d’astiquer le sol à grands coups de balai-brosse.

-Courage, champion ! me dit-il quand il vit ma mine déconfite devant l’ampleur du travail qui nous attendait. Tu verras qu’une fois remise en ordre, nous serons bien installés. Bien sûr, il faudra effectuer quelques travaux de rénovation mais quand ce sera fini, nous aurons une splendide demeure, je te le promets.

Je lui souris sans rien répondre, pris un seau d’eau savonneuse et m’attaquai à la pièce de devant. Le nettoyage du rez-de-chaussée dura le reste de la journée. Je découvris que sous l’énorme crasse du sol se cachait un carrelage couleur rouille. Ma mère avait récuré la cuisinière et nettoyé toutes les armoires. Elle finissait le frigo et alla chercher quelques cartons dans la camionnette. Elle rangea quelques assiettes et couverts, ainsi que quelques verres dans les armoires. Quand elle eut terminé, elle alla chercher son père dans le jardin et l’installa de nouveau dans le salon. Nous étions épuisés et affamés. Mon père proposa à ma mère d’aller faire quelques courses à la supérette du coin pour le souper. Ils partirent donc, me laissant veiller sur mon grand-père. Celui-ci s’était endormi sur le petit canapé, épuisé par le voyage. J’en profitai pour sortir une chaise de jardin qui se trouvait à l’entrée de la camionnette et m’installai à ses côtés. Je commençai à somnoler quand j’entendis soudain de petits grattements. Au début, le bruit était plutôt discret mais plus je tendais l’oreille, plus le grattement s’intensifiait.

-Super, me dis-je. Il doit y avoir une belle colonie de rongeurs dans les murs.

J’allais me lever pour chercher d’où venait le bruit quand la porte d’entrée s’ouvrit sur mes parents, les bras chargés de provisions. Je m’empressai d’aller aider ma mère et déposai les courses sur le plan de travail de la cuisine. Mon père alla chercher les casseroles que ma mère avait oubliées dans la camionnette et nous préparâmes le dîner. J’allais réveiller mon grand-père quand j’entendis encore ce grattement insistant. Je me tournai vers mon père, l’œil interrogateur.

-Tu n’as rien entendu ? lui demandai-je.

Mon père tendit l’oreille mais le grattement avait cessé.

-Non, je n’entends rien de spécial, me répondit-il. Tu dois être fatigué. Viens manger et ensuite, nous irons chercher les matelas gonflables.

Je réveillai mon grand-père et lui apportai un bol fumant de minestrone et des petits pains à la mortadelle. Nous mangeâmes en silence. Quand nous eûmes fini de manger, ma mère alla faire la vaisselle et mon père et moi sortîmes les matelas. Mon grand-père préféra rester sur le canapé. Ma mère alla lui chercher une épaisse couverture et un coussin moelleux et l’installa le plus confortablement possible. Puis elle distribua à chacun une couverture et un oreiller et nous nous installâmes chacun dans une pièce. Je logeai dans la pièce de devant. Souhaitant bonne nuit à ma famille, j’allai m’allonger, un bouquin à la main. J’étais épuisé, mais je n’arrivais pas à m’endormir. Je tendis l’oreille mais n’entendis rien de spécial. Je consultai mon GSM et constatai qu’il était déjà vingt-trois heures. Je posai donc le livre près de mon oreiller et fermai les yeux. J’entendis la voix de mes parents pendant quelques minutes puis je finis par m’endormir.

 

Le lendemain matin, je fus réveillé par la voix de mon grand-père qui semblait venir du jardin. Je consultai l’heure sur mon GSM et vis qu’il était déjà huit heures. Je me levai péniblement et me dirigeai vers la cuisine. À travers la fenêtre, je vis mon Nonno en grande conversation avec un vieil homme au visage buriné, habillé d’une chemise blanche, d’une vieille salopette en velours marron et d’une sorte de béret marron également. Je les observai un moment et quand je les entendis rire, je finis par me diriger vers la salle d’eau, dans l’espoir de pouvoir nettoyer la sueur du travail de la veille. Tout en me savonnant, j’entendis par la petite fenêtre ouverte de la pièce les rires de mon Nonno et du vieil homme. Ils devaient certainement se connaître. Sortant de la douche, je tombai sur ma mère qui était en train de préparer le petit déjeuner. Je l’embrassai sur la joue et lui demandai si elle avait bien dormi.

-Comme un loir, me répondit-elle en riant. J’ai les articulations qui craquent comme des biscottes, mais sinon tout va bien.

Mon père nous rejoignit quelques minutes plus tard, les cheveux en bataille et les yeux encore collés par le sommeil. Ma mère lui tendit une tasse de café noir. À ma grande stupéfaction, elle m’en tendit une également.

-Juste pour cette fois, dit-elle pour se justifier. Nous avons encore une énorme journée qui nous attend.

Je pris la tasse en souriant. Je n’avais pas le droit de boire du café car ma mère estimait que j’étais encore trop jeune pour me shooter à la caféine. Mais avant d’avoir pu porter la tasse à mes lèvres, elle y ajouta une bonne rasade de lait et un morceau de sucre. Je la regardai, étonné, et tout le monde se mit à rire.

Ma chère maman ! Ce qu’elle me manque aujourd’hui.

Elle alla chercher mon grand-père en lui apportant une tasse de café et discuta un moment avec l’inconnu qui se dressait devant notre jardin. Je pouvais les voir de la fenêtre. Je vis à sa réaction qu’elle venait de reconnaître son interlocuteur car, à un moment donné, elle passa la porte du jardin et serra le vieil homme dans ses bras. Elle l’invita à entrer et lui servit également un café noir. Le vieil homme nous salua, mon père et moi, et s’assit sur le canapé, suivi de mon grand-père. Ma mère fit les présentations. Vittorio Rizzoli était notre voisin. Il habitait la maison juste en face de la nôtre. C’était un grand ami de mon grand-père et également un ancien collègue de travail. Quand il avait vu le camion de déménagement se garer la veille devant chez lui, il avait constaté avec plaisir que son ami Antonio était revenu au pays. Il s’était donc levé de bonne heure pour lui souhaiter la bienvenue et nous proposa de l’aide pour nous installer. Sa femme et lui avaient deux fils robustes qui ne demandaient pas mieux que de nous prêter main forte. Il nous raconta que les locataires précédents n’étaient malheureusement pas des gens très propres et qu’il avait vu, impuissant, la maison de son ami se dégrader d’années en années. Nous acceptâmes sa proposition de bon cœur et une heure plus tard, nous vîmes deux solides gaillards habillés de salopettes en jeans et de T-shirts, chaussés de bottes de jardinage nous attendre près de la camionnette. Mon père leur ouvrit la porte et les salua chaleureusement. Ils se présentèrent. Sylvio et Salvatore. Du fond de la cuisine, ma mère, à l’évocation de ces prénoms, nous rejoignit et étreignit les deux hommes dans ses bras.

-Mon dieu, mon dieu ! dit-elle. Comme vous avez changé !

Il était clair qu’elle les connaissait depuis longtemps. Elle m’expliqua que les frères étaient ses amis d’enfance. Elle me présenta également et les deux hommes me serrèrent la main en complimentant ma mère d’avoir eu un beau jeune homme comme moi, ce qui me fit rougir sur le champ. Ils m’informèrent qu’ils avaient également deux fils chacun qui étaient du même âge que moi et que je les rencontrerais très vite. J’étais un peu embarrassé mais heureux de voir que ces gens étaient aussi chaleureux. Sans plus attendre, ils se mirent au travail, munis de tout un équipement de nettoyage professionnel et se dirigèrent vers les escaliers menant à l’étage. Sylvio monta immédiatement. Salvatore, par contre, eut un moment d’hésitation qui n’échappa pas à mon attention. Quand il se rendit compte que je le regardais, il me sourit en m’expliquant qu’il n’avait jamais aimé monter à l’étage. J’allais lui demander pourquoi mais ma mère m’appela et Salvatore commença à monter les marches sans me répondre. Elle avait commencé le nettoyage des vitres et me demanda de passer un torchon humide sur les plafonds et les murs pour en retirer la poussière et les toiles d’araignées qui s’y étaient accumulées. Je me mis donc au travail.

Quand j’eus terminé, je lui demandai ce que je pouvais faire d’autre et elle me suggéra d’aller voir si les frères n’avaient pas besoin d’aide à l’étage. Je montai donc les marches et me mis à la recherche de Salvatore. Je le trouvai dans le grenier. La lumière y était plus vive grâce à un nettoyage intensif de la vitre et je vis que Salvatore avait déjà bien avancé dans le récurage du sol. Quand je m’approchai de lui, il eut un sursaut et son regard se figea un instant, mais quand il constata que ce n’était que moi, il me sourit et me demanda si j’avais besoin d’aide. Je lui répondis que non et que c’était plutôt le contraire que j’étais venu proposer. Il accepta et nous nous mîmes au travail. Tout en frottant les boiseries du grenier, je décidai d’engager la conversation. Il m’apprit qu’il habitait la maison voisine de celle de son père et que lui et son frère avaient monté une boîte de nettoyage professionnel, ce qui expliquait les nombreuses machines à vapeur qu’ils possédaient.

J’orientai la conversation vers leur enfance commune avec ma mère. Il m’expliqua qu’ils se connaissaient depuis toujours et qu’il leur arrivait souvent de jouer l’un chez l’autre, leurs parents respectifs étant de très bons amis. Il me raconta quelques anecdotes de leur enfance, les jeux, les dîners, les bêtises qu’ils avaient faites, et se dit attristé quand ma mère avait décidé de quitter le pays pour aller faire ses études en France. De la façon dont il en parlait, je pense que Salvatore avait certainement eu le béguin pour ma mère dans son adolescence. Ce que je trouvais compréhensible. Ma mère était aussi jolie que gentille et elle était aussi très douée en art. Elle pouvait vous peindre des tableaux extraordinaires en l’espace d’une journée. Mais quand j’évoquai sa remarque sur le fait qu’il n’aimait pas monter à l’étage, son visage se rembrunit et il devint silencieux. Comme j’insistai, il me répondit d’un air sombre que toutes les maisons avaient leur secret et leur bizarrerie et que je ne devrais pas trop m’inquiéter. Mais je voyais bien qu’il ne me disait pas tout. Pourtant, voyant le malaise sur son visage, je décidai de ne pas insister. Il était clair qu’il n’était pas prêt à me révéler les sombres secrets de cette maison. À cet instant, Sylvio informa son frère qu’il avait terminé les deux petites chambres et qu’il descendait aider mon père à installer le mobilier dans la maison. Ayant terminé également, je me dirigeai vers l’échelle quand je surpris Salvatore jetant un coup d’œil inquiet au placard du grenier. Je ne dis rien mais je commençai vaguement à me demander la raison de son malaise. Il me suivit sans tarder et nous allâmes rejoindre Sylvio et mon père. À la fin de la journée, la maison avait l’air bien plus habitable qu’à notre arrivée. Quelqu’un frappa à la porte et ma mère alla ouvrir. Une vieille dame portant une énorme casserole fumante franchit le seuil et se présenta. Elle s’appelait Herminia et était la femme de Vittorio. Elle était venue nous souhaiter la bienvenue et nous avait préparé un délicieux repas pour fêter le retour d’Antonio et de sa famille dans leur maison. Ma mère la remercia et prit la casserole qu’elle déposa dans la cuisine. Maintenant que les meubles étaient installés, la maison semblait plus confortable et nous pûmes tous nous installer autour de la table de la salle à manger. Le repas se passa dans la joie des retrouvailles et quand Vittorio et sa famille s’en retournèrent chez eux, mon grand-père semblait si heureux que je me souviens m’être dit que la décision de revenir chez lui avait été la meilleure. Mais ça, c’était avant que des événements de plus en plus terrifiants ne nous arrivent. Ce soir-là, néanmoins, j’étais heureux d’être ici, notre nouveau chez nous. Nous allâmes nous coucher car le lendemain, nous devions monter les meubles des chambres à coucher à l’étage. Je souhaitai bonne nuit à ma famille et je m’effondrai sur mon matelas. Je m’endormis immédiatement.