E.V.O.L.V.E (Tome 1, Chapitre 1)
Chapitre 1 : 2105
La Citadelle.
Le terrain vague semblait désert, excepté les deux enfants et l’adulte qui leur faisait face. Un léger vent faisait flotter de la poussière rouge partout autour d’eux.
« Notre objectif, c’est l’partement R4 du troisième étage. On rentre, on cherche, on trouve, et on r’mène tout au Fourbi. Les lieux doiv’ être vides, ça fait deux semaines qu’on veille, ya pas eu d’entrées, ni de sortie. A vous de faire le job maintenant. »
Les deux enfants échangèrent un regard et un hochement de tête, puis s’en allèrent en silence. L’immeuble était éventré, une bonne partie des appartements, ou du moins ce qu’il en restait, étaient visibles de l’extérieur.
Leur cible était connue. Il vivait en ermite, mais ne semblait jamais manquer de rien. Quelques patrouilles du Fourbi avaient essayé de le sortir de là, pour récupérer ses ressources. Aucune n’était revenue. Pourtant, on le voyait chaque semaine faire sa réserve d’énergie Oméga. Et voilà deux semaines que personne n’avait de nouvelles de lui, et que son appartement demeurait silencieux.
C’était le moment de savoir ce qu’il se passait dans l’appartement. Voilà pourquoi le Fourbi faisait appel à eux, deux orphelins qui n’ont rien à perdre, et assez débrouillards pour comprendre que manger est la seule chose qui compte, et assez naïfs pour risquer leur vie pour les Rapaces.
« Wo ! Késtufé ! Fé noir ici, lumzi au lieu d’penser ! » Chuchota le plus âgé.
– Deux secondes, j’pense pas, j’chercheul plante, répondit le plus jeune au fouillant dans sa sacoche rapiécée.
La branche d’algue qu’il sortit de sa besace émit une lumière bleue, diffuse, mais suffisante pour discerner l’escalier pourri qui menait aux étages supérieurs. Des bouts de bois, de verre et de béton étaient étalés partout sur le sol de l’entrée. De nombreuses traces de sang maculaient les murs, et quelques bouts de carcasses manifestement humaines trainaient là, comme si un peintre abstrait avait été pris d’une folie créatrice mortelle.
« Tu crois kya des Déformés ? Ya keu pour faire c’genreu d’choses ! » Dit à voix basse le cadet.
– Des Déformés à coté d’la Citadelle. Pff. T’en a d’aut’ des histoires ? Allez, on monte, ‘tention aux trous.
Les planches craquaient sous le poids des deux enfants, mais aucune ne céda. Les couloirs de l’immeuble étaient déserts. Seul un cadavre les attendait devant le palier du troisième étage.
Son uniforme et son tatouage, une plume noire, montrait clairement son appartenance aux Rapaces. Sa tête pendait vers l’arrière, et son crane touchait son dos. Seul un bout de peau lui avait évité la décapitation.
Les enfants ignorèrent le corps et se dirigèrent discrètement vers l’appartement. L’aïné sortit une arbalète de son sac, et mis en joue la porte.
« Ouvre ça, doucement. » Ordonna-il d’un signe de tête.
Son cadet s’exécuta. Une seconde après l’ouverture, une odeur de moisi, de renfermé et de souffre agressa les narines des deux enfants. Le plus jeune eu un haut le cœur avant de se reprendre, et d’enfiler le masque qui pendait autour de son cou. Ils entrèrent, inquiets, bien que déterminés à accomplir leur mission.
L’entrée était délabrée. Le sol n’était qu’une dalle en béton, fissurée par endroit. Le papier peint qui recouvrait les murs était au sol, émietté dans un puzzle poussiéreux. Sur la droite, une entrée donnait sur la cuisine et le salon. Des livres par dizaines étaient disposés de façon anarchique sur une table et sur une vielle étagère. Des flacons, avec des inscriptions étranges, étaient rangés, bien plus strictement que les livres, une énorme cage en fer forgée, dont la porte semblait avoir été forcée de l’intérieur, était posée dans le coin de la pièce.
L’odeur était toujours plus forte, et semblait provenir d’une porte entrouverte qui donnait probablement sur une chambre.
En ouvrant, les deux enfants tombèrent nez à nez avec un autre cadavre, celui de l’ermite, allongé dans son lit, et probablement décédé de cause naturelle, une chose si rare pour l’époque que la vue du viellard dans son lit choqua bien plus les deux enfants que les cadavres qu’ils avaient vu en montant les étages de l’immeuble. Un nombre d’armes incalculable étaient accrochées aux murs, des épées, des couteaux, une hache, deux masses d’armes, une arme automatique, une douzaine de boites de munitions, un arc, une arbalète double coup, un grand stock de flèches, et un blaster Oméga.
Quelques livres trainaient par terre, mais un petit cahier se trouvait dans les mains de son propriétaire décédé. Les enfants restèrent bouche bée un instant, puis l’ainé s’adressa au plus jeune.
« Ya un trésor ici. Appelleul zot, on peut pas tout prendre. Dis leur ya rien à craindre, le pire, c’est l’scalier. »
Le garçon se dirigea vers une fenêtre, une pierre à la main, et la projeta en se couvrant le visage sur la vitre en piteux état qui explosa dans un fracas cristallin. Les Rapaces qui attendaient en bas ne tardèrent pas à sortir de leurs postes de tir, à l’affut. Le visage du chef se détendit une brève seconde lorsqu’il aperçut l’enfant leur faisant signe de monter.
En arrivant dans la chambre, l’équipe au complet resta bouche bée, comme les deux enfants quelques instants avant eux, devant cette scène incroyable. Un mort, naturel, avec un stock d’armes à faire rougir un armurier, c’était très loin d’être une chose que l’on voyait tous les jours, et bien que les Rapaces étaient plus vieux que les deux orphelins, c’était, pour la majorité d’entre eux, la première fois qu’ils voyaient un mort naturel. Ce privilège était normalement réservé aux Membres du Hall de la Communauté, les Dirigeants de la Citadelle. Dans le Fourbi, les plus vieux n’avaient pas leur place, et seuls les combattants les plus aguerris arrivaient a vivre au dela de quarantes années.
« Beau butin les tios. C’est pas ce à quoi j’pensais trouver mais ya de quoi contenter les gars de l’armurerie. Ya pas de bouf’ mais c’pas grave, on va vendre ça et racheter des stocks de conserves. Prenez ce qu’on laisse, c’pour vot’ paye. », lacha le chef en souriant.
En dix minutes, la chambre était quasiment vidée. Il ne restait que les livres, et quelques fioles sans contenu.
« Keski vont faire ‘vec tout ça ? » Demanda nerveusement le plus jeune.
– Y zon dis : Vendre le métal et acheter à manger.
– Pis ces ptis tubes pleins de liquides ‘vec des couleurs, keskeu c’était ? Moi j’donne pas un seul haricot si on m’refile ces choses-là, on dirait que c’viens pas d’not’ monde !
– S’en fiche, c’pas not’ problème. Rétorqua sèchement l’aîné. Nous on prend les livs pis on ramènera ça a la Taupe. Elle sra contente et on aura un repas c’soir.
Son frère acquiesça, et commença à vider l’étagère. Pendant que le second s’intéressait au carnet que le défunt gardait précieusement avec lui. Il lui arracha des mains, puis feuilleta quelques pages.
« Héba. Il devait y tenir pour s’accrocher autant à ce machin. Ya presque rien de marqué la d’dan. J’espereuk’ La Taupe trouvera des intérêts. Bon, t’as fini ? »
Le cadet regarda une dernière fois la pièce, puis hocha la tête sans dire un mot de plus.
« Faut pas rester là, c’pas sûr d’être hors clôture par ces heures, on repart au Fourbi. » Ajouta l’aîné avec un signe de la main.
Son frère lui emboita prestement le pas.
La nuit était déjà bien avancée, et la lune, bien que voilée par des nuages orangés, brillait assez pour que les deux garçons puissent se repérer et ils arrivèrent au Fourbi sans encombre.
Ils étaient enfin chez eux. Combien d’orphelins n’étaient jamais revenus de missions comme celle-ci ? Ils ne comptaient plus.
Les ruelles du bidonville étaient affreusement sales, et pourtant, cela ne semblait pas déranger grand monde. Des mendiants, des prostitués, des chasseurs de primes, des orphelins pillards, et quelques commerçants en boissons accomplissaient tous leurs besognes dans cette fange mécanique qu’était le Fourbi.
Les remparts en carcasses de porte-avions, de porte-contenairs, et autres structures métalliques dépassés renfermaient toute un système bien huilé d’habitations gérées par les Rapaces, qui servaient de police et de trafiquants. Malgré leurs activités illicites, les Dirigeants les laissaient faire pour plusieurs bonnes raisons. Les Rapaces s’occupaient de la collecte de ressources, d’informations, et géraient également les procès des affaires les plus banales. De plus, si La Citadelle devait subir une attaque, Les Rapaces avaient pour ordre de rassembler les habitants du Fourbi en âge de se battre et de défendre la Cité.
Les cinqs derniers étages du rempart métallique étaient appelé Le Nid, et étaient plus une caserne pour les Rapaces que de véritables habitations.
Les deux jeunes orpehlins cheminèrent dans le dédale de carcasses métalliques jonchant le sol pour arriver vers la place centrale, le Centre du Fourbi.
Soudain, deux mains se posèrent brusquement sur les épaules du plus vieux, qui fit volte-face en une demi seconde, la main sur la garde de son poignard, prêt à se battre contre son agresseur.
« Héééé ! caleum’ toi un peu non ? C’ek moi tsé ! », chantonna une voix féminine, une pointe de malice dans la voix.
– Bhara ! T’es folle, j’aurais pu t’envoyer ma lame danl’ vent’ ! Cervelle déformée va ! Répondit sévèrement le jeune homme légèrement vexé.
– Chuis contenteuk’ vous rentrez c’tout…parceuk’ c’pas toul’monde qui r’vient au cas où t’aurais oublié, cervelle déformée qu’t’es toi ! Renvoya la fille sans pour autant perdre son sourire. Z’avez trouvé quoi d’bien la bas ?
– C’était horrible, yavais des gens d’ici morts, et pis nous on sait pas trop à quoi ça sert skeu yavais la bas alors…
Un geste rapide et tendu de la main de l’aîné mis fin aux paroles du cadet.
« On doit rien dire, tout va a La Citadelle. Tout c’keu j’peux dire c’est qu’ils veulent racheter dla nourriture à la Communauté. Nous, on doit aller parler à La Taupe. C’t’ai bien d’te voir Bara, mais là on doit yaller, on a encore du travail. A plus tard. »
Les deux frères reprirent leur route, laissant de côté une jeune fille a l’air décontenancé.
Le Centre du Fourbi était une ruine circulaire faite en pierres. C’était le seul endroit du Fourbi qui demeurait propre, malgré sa taille. Un frigo trônait au centre de la place, comme éncastré dans le sol, et était constamment protégé par une brigade d’une douzaine d’hommes en treillis portant eux aussi l’insigne des Rapaces.
Les enfants passèrent le barage en montrant leur bracelets, et un soldat leur ouvrit la porte. C’était la l’entrée de La Citadelle.
Les souterrains étaient étroits, chauds et humides. Après quelques dizaines de mètres, la lumière devint plus forte, et la galerie s’ouvrait sur une vaste pièce pleine de métaux en tout genre. C’était là que l’on fabriquait les armes rudimentaires (épée, hache, couteaux, flèches…) pour le Fourbi et les armes de pointe pour la Communauté, lorsqu’une commande arrivait. Un deuxième barage de soldat les reconnus et les autorisa à passer d’un hochement de tête approbateur.
Une immense flaque de métal en fusion renvoyait des reflets orangés sur les murs, donnant à la pièce un aspect lugubre. De dos, un homme imposant travaillait à grand coups de marteau sur une pièce de métal destinée à devenir une arme. Son mouvement était parfaitement répété, précis et puissant.
Il se retourna, et trempa le fer chaud dans un bac d’eau froide. De la vapeur s’échappa furieusement du bac, puis l’arme fut déposée avec soin sur l’étal déjà bien rempli.
« Grosse journée Archie ?! » Cria un des deux garçons pour couvrir le bruit de la forge, tout en continuant son chemin.
Le forgeron leur répondit avec un salut amical, et un léger hochement de tête.
Quelques mètres après la forge, les enfants se dirigèrent vers un couloir qui semblait être un cul de sac. Le plus jeune s’accroupit, puis tira sur la trappe qui s’ouvrit sans un grincement. Les deux enfants disparurent dans le souterrain sans plus de bruits.
L’échelle descendue, et ils étaient arrivés chez La Taupe. Une grotte creusée dans l’argile, ou de nombreuses niches regorgeaient de livres en tous genres. Le silence qui régnait dans cet endroit était si intense que pas un des deux garçons n’ouvrit la bouche. Ils étaient enfin dans ce qu’ils considéraient le plus comme chez eux. Ils appréciaient déjà l’odeur du ragout, la chaleur de la grotte et le sentiment de sécurité qui en émanait.
Une voix tiraillée de vielle femme résonna contre les parois de la grotte.
« Ha ! Dan, Thom ! Je ne vous attendais plus ! J’ai bien cru que vous étiez restés hors clôture ! Venez, je suis derrière ! »
L’aîné s’avança vers le mur du fond, et appuya sur le rocher qui lui faisait face. Aussitôt, la pierre pivota et laissa un passage ouvert sur une grotte éclairée par une simple bougie, où était assise en tailleur La Taupe, un livre entre ses grandes jambes décharnées.
Elle ne portait qu’une tunique de lin et un manteau de fourrures, extrêmement rudimentaires. Sa peau était d’un gris blanchâtre inquiétant, pourtant, son sourire maternel renvoyait chez les deux enfants une joie qui faisait oublier son corps fatigué. Il ne lui restait que quelques fines mèches de cheveux blancs qui tombaient sur sa paire de lunettes, agrémentée de loupes et autres bibelots cliquetants et tombant sur les côtés. Ses yeux étaient petits, enfoncés, très sombres, mais son regard était étonnement doux.
La Taupe ferma le livre, en prenant soin de retenir la page, se leva et le posa sur un pupitre. Puis elle se tourna son visage anguleux vers les deux enfants.
« Alors, dit-elle d’une voix enjouée, qu’est ce qui a bien pu vous mettre en retard de la sorte ? Ce ne sont surement pas les livres, oh que non…vous n’êtes pas blessés au moins ? Il y a eu une attaque ?
– Non, tout va bien, c’est juste que cet endroit était vraiment très étrange. Répondit le plus âgé.
– Hmmmm. Si vous êtes ici, c’est qu’il y avait des livres ? Vous commencez à les connaitre pourtant, il n’y a rien d’étrange à cela, non, c’est autre chose. Il me faut des détails. Thom ?
Le plus jeune s’avança.
« Dis-moi, qu’as-tu vu la bas ? » Demanda doucement La Taupe.
– Yavais beaucoup d’morts. Pis yavais un gars chuis sur il était du Fourbi. Mais il avait plus de tête. Pis après on est allé dans l’partement, ça sentait la mort aussi. Mais une odeur différente, yavais moins d’sang. Alors on a vu l’ancien, il bougeait pu pis il avait un tout ptit liv ent’ ses mains. Mais c’est bizarre paskeu yavais preskeu rien d’crit d’sus.
Il marqua un temps de pause pour réfléchir, et ajouta :
« Yavais aussi plein d’tubes avec d’l’eau en couleur, ‘vec plein de couleurs, les Rapaces sont partis ‘vec, j’sais pas bien à quoi ça peut aider, moi si j’tai la Communauté, jeul boirai pas touca. »
– Et tu as bien raison ! En revanche, je te prierai de respecter le Langage. Ici, je garde le savoir parler des anciens, alors fait attention à tes paroles jeune homme, ou bien ils pourraient venir t’arracher la langue dans ton sommeil, lâcha La Taupe, un léger sourire en coin.
– Oui, c’est vrai, pardon, je suis désolé Madame Taupe. Répondit Thom en baissant les yeux.
– Haaa, voilà qui est nettement mieux, c’est bien, tu vois que tu peux y arriver si tu te concentre, dit-elle en passant une main décharnée dans les cheveux de l’enfant.
« Bien, donc, vous avez trouvé un petit livre, avec peu de choses écrites dedans, mais qu’un mort tenait entre ses mains. Montrez-moi. »
Dan sortit le journal de sa besace et le tendit à La Taupe. Elle effleura la couverture avec délicatesse.
« Il y a des lettres gravées dans le cuir, ça devait être un carnet important. « E. V. O. L. V. E ». Je ne comprends pas le sens de ces lettres, ça doit être un dialecte ancien, mais pas de chez nous, je dirais que ça vient du Nord. Voyons voir, de quand dates-tu petit journ… »
La Taupe ne finit pas sa phrase. Elle resta bouche bée et lu les quelques pages du journal en silence.
« Alors keseuk c’est ? » Demanda innocemment Thom.
Pour toute réponse, La Taupe planta ses yeux noirs dans les yeux de l’enfant. Thom y vit de l’espoir, de la tristesse, de la peur, mais surtout, quelque chose de très inhabituel chez elle : l’agitation. Elle semblait avoir perdu quarante ans en quelques minutes tant son énergie paraissait débordante.
« Une clé. » Répondit-elle dans un souffle.
– Jveux not’paye c’tout. Une clé ou un liv, pour nous c’pareil, n’a pas d’cof, n’sait pas lire. Nous faut à manger vite ! S’énerva Dan alors que La Taupe crapahutait frénétiquement d’une étagère à une autre.
Cette dernière s’arrêta net lorsque Dan eu terminé sa phrase.
« Surveille le Langage ! Tu ne comprends pas. Cette clé n’ouvre aucun coffre. Elle vient du passé, et peux rendre notre futur bien meilleur que ce présent miséreux… Ne parlez de ça à personne. Et évidemment que je vais vous payer, allez-vous installer, j’avais préparé du ragout comme convenu. » Répondit la vielle femme d’un air étrangement las.
« J’essaierai de comprendre vot’ bazar quand mon vent’ sra plein. Et mon langage c’est tout pareil qu’le vot’. Sauf que quand j’sors d’vot grotte, on m’comprend au moins. » Marmonna Dan en se dirigeant vers ce qui servait de cuisine à La Taupe.
« Mangez tant que vous le voulez les enfants, je suis désolée mais j’ai vraiment beaucoup de travail à présent. Merci pour votre aide. » Dit La Taupe en retournant dans ses étagères, à la recherche d’un livre qu’elle n’arrivait manifestement plus à trouver.
« Hé ! T’la trouve pas un peu dans l’zarb La Taupe ? » Chuchota Thom
– Plus que d’habitude t’veux dire ? Répondit Dan, la bouche remplie de ragout. Elle remue ses livs, sur’ment qu’elle range, ça doit ben lui arriver des fois.
– Normal’ment elle mange avec nous ! Insista Thom, l’air inquiet. Pis elle nous dis pas de tout manger…Le liv qu’on a ram’né, comment elle a dit dja ? Le carnet ?
Dan acquiesça, le regard planté dans son assiette.
« Héba chuis sur ya kekchose de zarb avec ce bazar. T’as vu sa tête quand elle a lu ? En plus elle nous a rien raconté de ct’histoire ! Pis c’est un liv, un carnet ou une clé ? »
Dan posa ses couverts, et repris du ragout.
– Moi l’histoire de c’liv, si ça la rendue folle, j’préfère pas la connaitre, c’est un coup à finir Déformé ça, poursur. En plus on a d’quoi manger, on l’a mérité. Alors mange et pose pas d’questions, le ragout est bon, et si tu m’le laisse jeul prend ! Répondit Dan tout en servant une copieuse ration de ragout à son frère.
Ils passèrent leur repas sans plus de discussions. Lorsqu’ils eurent finis, ils se rendirent compte que quelque chose n’allait pas. La Taupe était sortie. Et La Taupe ne sortait jamais.
« Là, c’est vrai qu’elle est dans l’zarb. » Pensa Dan, l’estomac enfin plein.
Les deux enfants sortirent précipitamment du souterrain, avec la ferme intention de savoir ce que faisait la vielle femme hors de sa grotte.
« Hé, les tios ! Lança une voix rocailleuse, keseuk La Taupe fait en dehors ? C’pas bien la, keseuk vous lui avez fait ? »
– Rien du tout Archie, poursur, on a ramené not’ butin, des livs comme elle aime, pis on a mangé et après elle était partie. Tsé ou elle va ?
– L’es partie en courant, en direction du Hall de la Communauté. Alors faites pas de baza…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Les deux enfants se mirent à courir le plus vite possible, le Hall de la Communauté était à dix minutes de marche, si ils arrivaient à rattraper La Taupe, ils pourraient enfin savoir quel secret renfermait ces livres, et pourquoi elle, qui ne sortait même pas chercher sa nourriture, s’était empressée de partir sans même dire un mot ?
De plus, voir la Communauté, et tenter de rentrer à leur service – ce qui est bien plus reluisant que de faire des missions suicides pour le compte du Fourbi – c’était dorénavant possible.
« Après tout, pensa Dan, c’est nous qu’on les a ramené de c’t’endroit maudit ces livs, on mérite bien un peu plus qu’le ragout d’la vielle, aussi bon soitil ! »
La dalle en béton lâchait des nuages de poussière sur le passage des deux jeunes.
Thom était à bout de souffle, mais il suivait son frère les poumons en feu. Le regard de La Taupe après qu’elle ait lu ce carnet n’arrivait pas à quitter ses pensées.
« J’dois la rattraper, et savoir l’histoire, c’tout c’qui compte ! J’veux pas qu’l’ancienne nous cache un bazar monstre ! »
Enfin, le Hall de la Communauté apparut, et au bout de l’immense tunnel, les grandes grilles vert kaki, les miradors, les pickups armés de mitrailleuses lourdes et les soldats en uniforme se dessinaient devant l’immense bunker qu’était Le Hall de la Communauté. Au pied des marches, derrière les grilles, La Taupe se dirigeait, escortée, vers l’entrée du bunker.
Dan redoubla d’efforts, priant pour avoir encore une chance d’arriver à temps. Thom hurla en direction des grilles, attirant alors l’attention des gardes en patrouille. Un coup de feu partit. Dan chuta lourdement.
« Non ! Arrêtez ! Ils sont avec moi, pourquoi avez-vous tiré espèce d’inconscient !? » Hurla La Taupe, s’arrachant de l’emprise des gardes avec une énergie insoupçonnée.
Elle courut vers le blessé sans se soucier des gardes, des éclairs dans les yeux, se maudissant intérieurement de n’avoir pas préparé plus de ragout pour les retenir plus longtemps, ou de n’avoir pas trouvé les livres qu’elle cherchait assez rapidement.
Thom était déjà aux coté de son frère, hurlant et pleurant, le suppliant de se réveiller. La Taupe écarta l’enfant doucement pour saisir le poignet de Dan.
« Il est vivant…pour le moment, mais si on fait rien il va mourir dans quelques heures, alors toi, tu lâches ton arme, et vous le transportez à l’infirmerie ! » gronda la vielle femme en direction du responsable.
– Bien Madame…lâcha le soldat honteux.
« Thom, tu vas avec ton frère, il aura besoin de toi. »
– Mais…keseuk j’vé faire ‘vec lui ? Yva mourir ? Jveux pas La Taupe ! Faukeus soit toi qu’il l’aide !
– Calme-toi. Répondit-elle en posant une main sur son épaule. Le médecin est un ami à moi. Et ton frère a besoin de lui pour les soins du corps, et de toi pour le soin moral, crois-moi. Je viendrais te chercher une fois que j’en aurais terminé. »
– Non ! La Taupe, keskispasse ?! Keseuk le liv il t’a raconté ? Jveux savoir pourquoi tu coures partout en dehors d’la grotte, et pourquoi mon frère se fait tirer d’sus ! Hurla-t-il, des larmes ruisselant sur ses joues.
Elle lâcha l’enfant.
« Tu auras tes réponses quand je reviendrais te chercher, c’est promis. En attendant va avec ton frère, que tu sois avec moi à l’intérieur n’arrangera en rien la situation. »
Elle fit volte-face, puis se retourna une dernière fois vers Thom.
« Quand tu verras le médecin, dis-lui que vous êtes des amis d’Eliza, et tout ira bien. »
lle détourna le regard et partit, escortée par six gardes, et laissant l’enfant en pleurs suivre le cortège qui se dirigeaient vers le camp militaire dressé sur le flanc du bunker.
Un homme petit et trapu, au crâne dégarni et à la barbe grisonnante, en blouse blanche, courait déjà vers le blessé, accompagné par deux infirmiers.
« Nom d’une pute borgne, c’tait quoi encore que c’coup d’péteux ?! Et pourquoi jme r’trouve ‘vec un gosse à soigner ? – Les soldat désignèrent le coupable sans hésiter –
« Keskilafé l’tiot la ? Un vrai danger, poursur, c’est un Déformé sur’ment, ça s’voit ben à sa sixième jambe, hein idiot ?! » S’emporta l’homme d’une voix emplie de rage, tout en gifflant durement le soldat d’un revers de main. Ce dernier ne trouva rien a redire, et, la machoire endolorie, retourna a son poste en espérant que le médecin se contenterai d’une gifle pour sanction et n’irai pas tout raconter à son supérieur.
« Bon, c’pas grave on s’calme, soupira-il. Allongez le, voilà, on enlève les vêtements avec délicatesse autour de l’endroit où la balle a pénétré ok ? J’prépare le sédatif et on y va. »
Les infirmiers s’exécutèrent en silence.
« D’accord. La balle est restée à l’intérieur, par chance elle n’a pas touché de point vital, mais elle a dû casser au moins une cote, causant l’évanouissement. Faut la retirer sans faire de dégâts, nettoyer et recoudre ok ? Et priez pour que mon diagnostic soit bon et que son poumon ne soit pas perforé. »
Les infirmiers hochèrent la tête simultanément. Thom toussa. Les infirmiers restèrent stoïques, mais le médecin sursauta alors qu’il s’apprêtait à sédater le jeune homme.
« Nom d’une pu…oublie ça tiot. Kestufé ici, n’faut pas rester là tsé ? »
– C’mon frère, Dan, dit-il en le pointant du doigt. On est des amis d’Eliza. Ajouta-t-il d’une voix hésitante.
– Ha. Eliza hein ? Ça m’étonne pas, elle arrive toujours à se créer des ennuis. Rétorqua le médecin en prenant étonnament soin de prononcer correctement chacun de ses mots.
– La Taupe, s’créer des ennuis ? On doit pas parler d’la même. Répondit Thom interloqué.
– Pour que tu arrives ici, dans ma tente, avec ton frère blessé, disant que tu es un ami d’Eliza, une amie que je n’ai pas r’vu d’puis belle lurette, peu importe comment tu l’appelles, je suis certain qu’on parle bien de la même personne, répondit-il avec un sourire nostalgique. T’inquiète pas, j’vais m’occuper d’ton frangin, il va s’en sortir. Va dormir un peu derrière, yen a pour un moment.
Thom s’exécuta sans poser plus de questions, les émotions de cette journée l’avaient épuisé.
Il sombra dans un sommeil sans rêves.