Chapitre 1 : Lueurs d’albâtre
« Il n’y a pas de maître des runes. Seulement des porteurs, et des survivants. »
Fragment de litanie oubliée
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| Nerhaël, port occidental |
Le port de Nerhaël s’éveillait doucement sous une lumière pâle. Les premières voiles s’étaient détachées de l’horizon, glissant sur les eaux d’encre comme des fantômes matinaux. Pearl avançait sans but précis, sa cape rabattue contre le vent humide. Les pavés luisants reflétaient les lanternes encore suspendues aux auberges fermées, et une odeur mêlée de sel, de poisson et de bois brûlé flottait dans l’air.
Elle avait quitté la taverne avant l’aube, sans prévenir Fiona ni Marcus. Par besoin de silence, ou pour fuir les questions qu’elle sentait venir. Dans sa paume, la rune gravée vibrait doucement d’une lumière d’albâtre, comme un cœur étranger tapi sous la peau. Depuis son dernier songe, elle avait du mal à la faire taire.
Un marchand somnolent faisait rouler des tonneaux vers un entrepôt. Plus loin, deux enfants en haillons jouaient à faire semblant d’être des Porte-rune, traçant des glyphes dans la poussière avec des bâtons de bois.
Elle s’arrêta un instant près de l’un des docks, observant un vieux marin assis sur un tabouret, en train de réparer un filet. Il leva les yeux vers elle.
– Vous cherchez quelqu’un, p’tite flamme ?
Elle sourit à peine. Le surnom n’était pas rare depuis que sa rune s’était illuminée devant les siens. La lumière appelle les regards.
– Non. Juste… je regarde la ville s’éveiller.
Le vieux hocha la tête, comme si c’était une réponse valable. Puis il ajouta, d’un ton tranquille :
– Alors regardez bien. Y’aura pas toujours des matins calmes, ici.
Elle le fixa un instant, cherchant une note d’ironie, mais il s’était déjà replongé dans son ouvrage.
Une cloche sonna depuis la tour des Arpenteurs. L’heure du relais. Les patrouilles allaient changer. Elle y retrouverait sans doute Marcus, raide comme un bâton, à faire ses tours sans sourire. Un devoir, disait-il. Comme si le monde tenait debout par la seule volonté de ceux qui gardaient la ligne.
Pearl hésita. Ses pas la menèrent plus loin, vers les ruelles étroites bordées d’étals de fruits étranges, de potions marines et de charmes à demi-légaux. Des voix de vendeurs commençaient à jaillir, mêlées aux cris des goélands. Une jeune femme chantait dans une langue oubliée, accompagnée d’un instrument à cordes dissonant.
Et tout semblait paisible.
Les rues de Nerhaël s’étiraient dans un calme matinal presque trop parfait. Pearl longeait les quais, la tête légèrement penchée, le regard pris entre les voiles amarrées et les ombres des mâts qui s’étiraient sur les dalles. La ville n’était pas encore tout à fait éveillée. Juste un peu bruissante, comme si elle murmurait dans son sommeil.
Elle s’arrêta brièvement en apercevant ce navire sans nom, niché à l’écart, voile noire repliée, étrangement silencieux. Une marque gravée sur la proue, un cercle fendu, attira son œil.
Un souffle glacé effleura sa nuque. Elle fronça les sourcils.
Encore…
Mais elle secoua la tête.
Non. Pas maintenant. Pas toujours. Arrête de voir le mal partout, Pearl…
Elle détourna les yeux et reprit sa route, forçant son esprit à ne pas s’y attarder. Elle n’était pas en patrouille, pas en mission. Juste une Porte-rune fatiguée, juste une illusion.
Le pavé humide céda la place à des planches grinçantes lorsqu’elle monta le petit escalier menant à la taverne d’Avvallino. À travers les fenêtres, une lueur dorée filtrait déjà, et les sons familiers de casseroles qu’on heurte, de couteaux qu’on affûte et de voix endormies réveillèrent quelque chose en elle.
Un fumet gras de pain grillé, de ragoût d’écrevisses et d’herbes chaudes lui caressa les narines. Une odeur de vie. De foyer.
Son pas se fit plus lent. Une mèche de cheveux lui tomba devant les yeux. Elle ne la repoussa pas. Pour une fois, elle se surprit à ne pas se presser. Elle monta les trois dernières marches comme on rentrerait chez soi.
Elle poussa la porte.
– T’es revenue, toi, lança la voix rocailleuse d’Avvallino derrière son comptoir. J’allais envoyer un filet te chercher.
Il lui adressa un clin d’œil, les mains pleines de farine et le tablier taché de sauce. Dans l’âtre, un feu ronflait doucement. Fiona riait dans la cuisine en se chamaillant avec Rima à propos de la quantité de sel dans la marmite.
Le silence dans son cœur commença à se fissurer. Un coin de ses lèvres s’étira. Pas un sourire plein, non. Mais presque. Son éternel air taciturne faillit se dissiper.
Et alors,
les cloches.
Une. Deux. Trois. Urgentes. Frappées à toute volée depuis la tour du port.
Puis un cri.
Puis d’autres.
Le vacarme des bottes. Des lames. Du bois brisé.
Pearl se retourna vers la porte, son cœur déjà au pas de course.
Sa rune brûla violemment sous sa peau.
Cette fois, sans ambiguïté.
Nerhaël, encore ensommeillée, venait d’être éventrée.
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Les cloches hurlaient, déchirant l’air calme comme un couteau la peau d’un fruit trop mûr.
Pearl resta figée un instant dans l’entrebâillement de la porte, le regard tendu vers l’extérieur, les muscles déjà prêts à bondir. Mais elle ne bougea pas.
Pas tout de suite.
Derrière elle, le silence avait chuté comme un voile de givre.
Avvallino s’était figé, un torchon suspendu dans la main, la vapeur du plat s’évanouissant doucement dans l’air froid. Son regard noir avait perdu toute chaleur.
– Ne fais pas la folle, grommela-t-il, d’un ton plus bas qu’un souffle. T’as pas à…
Il s’interrompit en croisant son regard. Il savait. Il savait qu’elle n’écouterait pas.
Fiona, debout dans l’embrasure de la cuisine, tenait toujours une louche. Ses doigts tremblaient à peine, mais c’était suffisant. À ses côtés, Rima semblait s’être réduite à une ombre, pâle et pétrifiée. Tous leurs regards, anxieux, la suivaient déjà.
Pearl inspira profondément. Une fois. Deux fois.
Puis elle tourna les talons et monta quatre à quatre l’escalier vers la chambre. Ses bottes frappaient le bois comme un glas.
Le coffre de voyage l’attendait au pied du lit, lourd, solide, marqué des routes qu’il avait déjà connues. Elle l’ouvrit d’un coup sec.
À l’intérieur : le gilet de cuir renforcé, la ceinture d’attache, les deux bracers gravés. Son équipement de Porte-rune. Elle les enfila sans un mot, les gestes nets, assurés, presque rituels. Chaque boucle refermait un peu plus la peur sous sa peau.
Dans un compartiment doublé de tissu sombre, reposait l’arme.
Le présent d’Angus.
Une lame droite, longue et élégante, ciselée de runes anciennes. Le métal, clair et profond, luisait doucement même dans l’ombre, comme s’il reflétait une lumière venue d’ailleurs.
Pearl la sortit lentement du fourreau. La lame vibra dans sa main. Et sa propre rune, gravée à la base de sa paume, s’embrasa d’un éclat d’albâtre. L’air sembla se figer un instant autour d’elle.
Elle descendit sans un mot.
Fiona voulut dire quelque chose, mais aucun son ne sortit.
Rima recula d’un pas, comme si la magie qu’elle portait irradiait quelque chose d’incompréhensible.
Avvallino la regarda passer, le poing serré. Les mâchoires nouées de colère contenue.
Mais il ne la retint pas.
La porte claqua derrière elle.
Et Pearl se mit à courir.
Les rues de Nerhaël vibraient du vacarme des cris, du bois qu’on fracassait, du métal contre le métal. Le ciel, encore lavé d’aube, semblait indifférent au carnage. Des silhouettes s’élançaient entre les bâtisses, des portes volaient en éclats, et les premières flammes grimpaient déjà sur une charpente, léchant le bois sec comme des langues affamées.
Au bout d’une allée, près du grand escalier menant aux docks, elle le vit.
Marcus.
Il était debout au milieu des débris, droit comme un menhir, torse nu sous un manteau déchiré. Sa carrure large imposait un calme presque brutal. Des cicatrices anciennes zébraient ses bras, mais c’était son regard qui frappait le plus, un gris profond, comme du silex mouillé. Impitoyable.
La rune de feu sur son poignet brillait d’un éclat féroce, tremblant presque de rage contenue. Des gerbes d’étincelles couraient déjà sur la lame qu’il tenait à deux mains. Un glaive épais, plus lourd que celui de Pearl, taillé pour fendre l’armure autant que les portes.
Quand leurs regards se croisèrent, il hocha simplement la tête.
– T’as pris ton temps, souffla-t-il, sans sourire.
– Je suis là maintenant, répondit Pearl. L’épée haute. Le souffle déjà court.
Un cri perça l’air.
Trois silhouettes en armure de cuir sombre surgirent depuis un escalier adjacent, visages dissimulés sous des foulards noirs. Sur leur tempe gauche, tatoué en rouge, l’emblème de la Fraternité des Brumes.
Ils fondaient déjà sur eux.
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La ville hurlait.
Nerhaël, perle tranquille des côtes occidentales, s’était changée en piège de sang et de flammes.
Les premiers pirates, surgis des ombres, n’étaient plus des silhouettes furtives.
Ils formaient une meute brutale et disciplinée, déferlant depuis les docks comme une vague noire.
Ils bondissaient sur les étals, renversaient les charrettes, pourchassaient les civils sans la moindre hésitation.
Des corps heurtaient le pavé dans des gerbes de sang. Des portes volaient en éclats. Des enfants étaient arrachés à leur sommeil.
Les torches pleuvaient sur les toitures. Les bottes salies de sel et de violence piétinaient les rues.
Un cri aigu déchira l’air.
Pearl, postée à l’angle d’un passage en contrebas, l’aperçut : une femme traînée par les cheveux par deux hommes. Elle se débattait faiblement, le regard fixe de terreur. Non loin, un homme s’était effondré, abattu d’un coup de hache dans le dos alors qu’il tentait de fuir.
Pearl serra la garde de son arme.
– Je la vois, dit-elle à Marcus. On n’a pas le temps.
La Fraternité des Brumes ne pillait pas. Elle anéantissait.
Alors, Pearl et Marcus entrèrent dans la danse.
La lame runique de Pearl traçait dans l’air une courbe d’argent pur. Elle fendit la gorge d’un pirate d’un revers net. Un autre s’élança, elle para, glissa sur sa droite, planta sa lame dans le creux de sa hanche. Il hurla. Elle le fit taire.
À ses côtés, Marcus frappait comme un forgeron enragé.
Sa grande épée de feu décrivait des arcs rouges et dorés. Lorsqu’il frappa un pirate en pleine poitrine, la rune s’embrasa : le choc explosa en une gerbe de flammes, carbonisant les chairs, projetant deux autres assaillants au sol.
– T’as vu le navire ?! lança-t-il entre deux souffles.
– Voile noire. Cercle fendu. Aucun pavillon connu.
– Fraternité des Brumes, affirma Marcus. Ils viennent pas pour l’or. Ils viennent pour nous.
Et soudain. Un rugissement dans l’air.
Un Porte-rune fendit les cieux depuis les toits. Son manteau claquait dans son sillage. Il atterrit sur un groupe d’assaillants dans une explosion de vent tranchant, dispersant les corps comme des feuilles mortes.
Une seconde silhouette surgit : une femme vêtue de cuivre et de lin blanc. Elle ouvrit les bras vers le sol. D’un geste, elle invoqua la terre et des piliers de roche jaillirent pour dresser une barricade entre les civils en fuite et les pirates.
Un troisième Porte-rune apparut à l’angle d’une boutique effondrée. Jeune, le regard vide, les bras levés. Une onde de givre s’étira comme un souffle de mort, gelant les jambes d’une escouade ennemie.
Pearl fondit sur eux, lame au poing, sans ralentir.
La rue entière devint un champ de bataille surnaturel.
Flammes. Gel. Roches. Vent.
Les pouvoirs telluriques se libéraient sans retenue, chaque impact portait la colère d’un monde ancien réveillé.
Mais Pearl n’avait qu’un objectif.
Elle repéra la femme à nouveau, repoussée contre un mur de pierre, les mains en sang, à moitié inconsciente. Un des pirates levait déjà la lame.
– Pas elle, pas aujourd’hui.
Elle bondit, glissa sous une hallebarde, fendit un flanc, esquiva une masse. Le pirate s’était retourné, trop tard. Pearl enfonça sa lame dans sa clavicule, le repoussa d’un coup de genou, trancha la gorge du second.
La femme haletait, les yeux vides de larmes. Pearl lui attrapa le bras.
– Va. Le vieux Puits. Y a des Arpenteurs là-bas.
– M… merci…
Pearl n’attendit pas. Déjà d’autres ennemis arrivaient.
Et alors, il apparut.
Un chef.
Pas un simple pirate. Une montagne.
Six pieds et demi. Nu-torse malgré le froid du matin, le corps peint de glyphes rouges et noirs. Ses bras énormes semblaient gonflés de rage.
Il portait une hache d’abordage dans chaque main.
Ses yeux, jaunes, luisaient comme ceux d’un fauve.
Mais ce n’est pas cela qui fit reculer Pearl.
C’était la rune.
Au centre de son torse, dissimulée sous l’encre noire, une marque pulsait. Obscure. Vivante. Une rune tordue, fendue en son milieu, comme si elle luttait contre son propre porteur. Une rune d’ombre.
– MARCUS ! hurla-t-elle.
Trop tard.
La bête chargeait déjà.
Marcus ne bougea pas. Il planta ses pieds dans la terre noire et rugit à son tour. Sa rune s’embrasa, inondant sa lame d’une lumière incandescente.
Le choc fut titanesque.
Les haches du monstre frappèrent en croix. Marcus para. Un cri d’acier, une gerbe d’étincelles. Il fut repoussé de trois pas, grogna. Il contre-attaqua, fendit l’air, toucha. La hache gauche de l’ennemi vola en éclats.
Mais l’autre frappa Marcus à l’épaule.
Un coup violent, profond.
Le feu jaillit en retour.
Les deux géants se faisaient face.
Ils frappaient. Reculaient. Grognant. Saignant.
Leurs lames hurlaient des siècles de haine.
Et la rune noire du chef, elle guérissait ses plaies à vue d’œil. Comme si l’ombre buvait la douleur.
Pearl tenta de s’approcher.
Mais une salve ennemie la coupa net : six pirates fonçaient droit sur elle.
Elle jura, reprit sa garde, et se jeta dans la mêlée.
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