Chapitre 2 Le fracas des lames
Autour du puits, les civils s’étaient massés en silence, ou presque. Les plus jeunes pleuraient à moitié, blottis contre leurs mères. Les blessés gémissaient, soignés à la hâte par Rima, pâle mais déterminée, et par deux apprentis Porte-rune aux gestes encore maladroits. L’un avait la rune de l’eau. Il appliquait de la glace pour contenir les saignements. L’autre, une marque tellurique sur le front, murmurait des paroles de réconfort à un vieillard blessé. Fiona faisait la navette entre les enfants et les adultes, distribuant couvertures et mots doux. Elle tenait bon. Parce qu’elle devait tenir. Parce que Pearl était dehors.
Avvallino, lui, gardait l’entrée de la taverne, couteau de cuisine en main. Il ne parlait pas. Il observait. Le silence qu’il dégageait imposait le calme. Mais la peur rampait.
Et soudain, elle bondit.
Un hurlement. Puis deux. Une silhouette jaillit d’un toit effondré : un pirate crasseux, les yeux fous, hurlant un chant obscène. Il brandissait une machette et s’élança vers les civils. Avant même que quiconque ne réagisse, un second surgit derrière la foule, un poignard à la main, les yeux braqués sur une mère accroupie.
La panique éclata.
– ILS SONT LÀ ! hurla quelqu’un.
Le premier pirate courait déjà vers le puits. Il n’atteignit jamais sa cible. Avvallino l’intercepta sans un mot. Son bras fendit l’air : le couteau de cuisine se planta dans la gorge du brigand avec une précision chirurgicale. L’homme tomba à genoux, les mains sur sa plaie, et s’effondra dans un gargouillis.
Le second tenta de reculer, pris de panique. Les apprentis Porte-rune réagirent, un bouclier d’eau puissant vint déséquilibrer l’assaillant, le jetant à terre. Le garçon au front marqué tendit la main : une vrille de racines émergea du sol et enserra les jambes du pirate, le clouant au pavé. Rima se redressa, le front couvert de sueur.
– À couvert, vite !
Fiona aida les enfants à se recroqueviller sous une charrette renversée. Le calme revint, brutalement. Le pirate encore vivant grogna sous les liens végétaux, mais n’inspirait plus de peur.
Avvallino essuya lentement son couteau sur la tunique du mort.
– Si d’autres s’approchent, ils finiront comme lui.
Fiona lui lança un regard plein de gratitude mêlé d’inquiétude.
– Pearl va tenir, dit-elle doucement. Elle doit tenir.
Et dans le tumulte au loin, le hurlement d’une lame enflammée déchirait encore la nuit.
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|Pearl L’Éclat Implacable|
Ils étaient six.
Six pirates hurlants, bardés de lames, le regard noyé dans la fureur et la folie.
Ils encerclèrent Pearl, pensant la noyer sous le nombre. Ils n’en eurent pas le temps.
Sa rune pulsait à son poignet droit comme un cœur trop plein, irradiant une lumière blanche qui, par instants, virait à l’or. Sa lame ruisselait d’éclats aveuglants. Ses yeux, d’ordinaire calmes, s’emplirent d’un feu ancien.
Elle inspira une seule fois, courte, tendue.
Puis elle attaqua.
La première frappe fut un trait de lumière. Un cou tranché, un corps effondré. Elle pivota sur elle-même, esquiva un coup, coupa net un bras qui volait encore lorsqu’elle transperça le second assaillant. Elle enchaînait avec une grâce presque irréelle. Comme si une volonté plus vaste dansait à travers elle. Son cri fendit l’air, une vibration pure qui fit trembler les vitres. La rune sur son poignet se mit à brûler.
Le troisième pirate voulut fuir. Pearl tendit la main : la lumière jaillit en un arc aveuglant, le frappa de plein fouet et l’enflamma de l’intérieur. Il chuta, un hurlement coincé dans la gorge.
Le quatrième eut juste le temps de lever son épée. Pearl le désarma d’un revers de poignet, se glissa sous sa garde, planta sa lame dans sa cage thoracique jusqu’à la garde. Un grondement sourd accompagna l’impact.
Les deux derniers s’élancèrent en même temps. Elle bondit entre eux, une explosion de lumière jaillit de son corps. Un dôme éphémère, brutal, les projeta à plusieurs pas.
Elle n’en laissa aucun se relever. Le silence se fit autour d’elle. Il ne restait que son souffle court. La lumière qui vibrait encore.
Autour d’elle, les Porte-rune ralentirent, figés. Un jeune au regard d’acier recula d’un pas. La femme au manteau de cuivre, celle de la terre, la fixa longuement, presque effrayée.
Et tous reculèrent d’un souffle, se souvenant des mots que Marcus murmurait parfois à voix basse :
« Vous ne la comprenez pas encore. Elle n’est pas juste douée. Elle est née de la rune. Elle est ce que nous avons peur de devenir. »
Et Pearl, les tempes bourdonnantes, ne vit rien de tout cela. Elle se tourna, sa lame encore fumante, et courut rejoindre Marcus.
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|Marcus L’Écarlate|
Le duel continuait.
Marcus souffrait. Son épaule saignait abondamment. Chaque respiration brûlait dans sa poitrine. Mais il tenait.
Face à lui, la bête hurlait à la lune absente, la hache toujours levée, les muscles gonflés d’une rage insensée. Marcus para une nouvelle frappe. Le choc fit trembler son bras jusqu’à la clavicule. Il recula, feinta, tenta un revers. L’autre esquiva à peine. Il ne sentait rien. Rien d’humain dans ce colosse, sinon la haine.
– Tu vas tomber, Porte-rune ! cracha l’ennemi.
Marcus sourit, les dents rouges.
– Pas aujourd’hui.
La rune de feu s’embrasa. Sa lame s’allongea d’une langue incandescente. Il fit tournoyer son épée, décrivant des cercles de chaleur autour de lui.
Le pirate fonça.
Marcus pivota sur son pied arrière, le laissa s’engager, et au dernier instant, il glissa sous la hache. Tout son poids se projeta dans le mouvement. Sa lame fendit l’air en une trajectoire parfaite, chirurgicale, définitive. Le cou du monstre céda dans un shlak humide et sec à la fois.
La tête roula sur les pavés.
Le corps demeura debout une seconde, avant de s’écrouler dans un fracas sourd.
Soudain, au loin, des cris. De victoire, de peur, de stupeur.
Marcus se tenait là, ruisselant de sueur et de sang, le souffle court, sa rune encore rougeoyante.
Tous le regardaient. Même les Porte-rune. Pearl arriva juste à temps pour le voir se redresser et murmurer, presque pour lui-même :
– Alors c’est ça… une légende, hein ?
Ils se souvenaient, maintenant, pourquoi on l’appelait l’Écarlate.
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Le combat était terminé.
Mais le silence, lui, pesait plus lourd que les cris. Pearl se tenait debout, au milieu des corps.
Ses bras pendaient le long de son corps, couverts de sang qui n’était pas le sien. Sa lame fumait encore, tiède.
Autour d’elle, tout semblait s’être figé. Comme si le monde, lui aussi, retenait son souffle.
Une odeur épaisse lui brûlait les narines : celle du fer, du cuir mouillé, des entrailles déchirées. Le sang couvrait les pavés en traînées noires, gluantes. Des morceaux de chair, de tissu, de vie… éparpillés comme des feuilles mortes.
Elle inspira, mais l’air avait changé. Il était lourd, saturé. Chaque respiration goûtait la mort. Son cœur cognait dans sa poitrine comme une bête enfermée. Ses tempes pulsaient.
Sa rune luisait encore faiblement. Un dernier battement de lumière blanche, puis plus rien. Éteinte. Elle baissa les yeux.
Le pirate qu’elle avait brûlé gisait là, les orbites vides, figées dans une expression de terreur pure. Il n’était plus qu’une carcasse noircie, une coquille vidée.
Ses doigts tremblèrent. Ce n’était pas la première fois. Elle avait tué avant. Elle était formée pour ça. Mais quelque chose, cette fois… quelque chose s’était ouvert en elle. Ou brisé.
Son regard glissa vers les autres corps. L’un avait le visage jeune. Trop jeune. Un duvet encore tendre au menton. Un autre avait gardé, même dans la mort, un air de surprise. Comme s’il n’avait jamais cru que ça finirait là. Pas comme ça.
Elle sentit sa gorge se serrer. Pas de larmes. Juste un nœud. Un vertige. Une solitude immense, glaciale, comme un gouffre qui s’ouvrait en elle.
Les sons revinrent lentement, étouffés :
Des pas qui couraient. Des gémissements au loin. Des cris d’appel. Mais Pearl n’écoutait plus.
Elle se laissa tomber à genoux, une main au sol, l’autre posée sur son front.
Un souffle. Deux.
Elle ferma les yeux. Dans le noir de ses paupières, la lumière avait laissé une trace. Comme une cicatrice de feu.
Elle se vit, l’espace d’un instant, de l’extérieur : une silhouette baignée de lumière, le regard incandescent, le geste implacable.
Et ce n’était pas elle. Pas vraiment. Quelque chose en elle se réveillait. Ou prenait trop de place. Elle n’en savait rien. Elle n’osa pas y penser plus.
Des mains se posèrent sur ses épaules. Des voix l’entouraient à nouveau.Quelqu’un l’appelait. Peut-être Fiona. Peut-être Agathe. Elle ne savait plus.
Pearl se redressa lentement, les traits figés, les yeux vides. Elle n’avait pas froid. Et pourtant, elle frissonnait.
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