Cannelle.
— Professeur Anderson !
Le professeur se retourne, qui peut ainsi l’apostropher en pleine rue ? C’est Fatémeh, une de ses étudiantes, pas la plus douée, mais sans conteste la plus exotique et la plus bûcheuse.
— Que veux-tu ?
— Professeur, on m’a dit que vous aviez horreur des fêtes de Noël, est-ce vrai ?
Le professeur a un mouvement de recul, comment cette péronnelle peut-elle se permettre… qu’est-ce qui m’a pris de la tutoyer en dehors du cours ?
— En quoi est-ce que cela vous regarde ?
— Eh bien, professeur, cela me regarde, mais cela nécessite une longue explication. Puis-je vous accompagner ? Nous parlerons en chemin du polymère du méthyl-hydroxy-chalcone.
— Ah tiens ? Dans ce cas, je suis curieux de vous entendre, allons-y.
La jeune femme attend, le professeur a déjà fait un pas. Il se retourne de nouveau.
— Professeur, votre bras ?
Il retourne sur son pas, un peu décontenancé, mais répondant au sourire de la jeune femme par une sorte de grimace. Bras gauche ou bras droit ? Elle se dirige vers son bras droit.
— Merci, professeur.
— Vous aimez donc ces coutumes d’un autre âge, mademoiselle Fatémeh ?
— Mais oui, et pas vous, je le vois bien. Mais n’est-ce pas agréable ? Je ressens votre appui, votre force, et vous, si j’étais votre fiancée, cela vous serait-il désagréable de sentir battre mon cœur ?
— En effet. Non, je voulais dire : C’est agréable.
— C’est pour cela que l’on se donne le bras.
Ils font quelques pas, la librairie Scott est toute illuminée à l’intérieur, et madame Scott est sortie pour juger de l’effet.
— Bonsoir Fatémeh !
— Bonsoir Liz, joyeux Noël !
Juste à côté, un jeune homme est monté sur un escabeau pour accrocher une guirlande dans l’arbre de Jefferson Street.
— Bonsoir Fatémeh !
— Bonsoir Steven, joyeux Noël !
Quelques pas plus loin, la jeune femme se tourne vers le professeur et le dévisage en souriant.
— C’est très bien, professeur, vous y êtes presque arrivé.
— Arrivé à quoi ?
Elle repart, l’entraînant vers le haut de la rue en contournant l’escabeau.
— À sourire.
— Moi, j’ai souri ?
Ils sont à la hauteur de la confiserie, les couleurs éclatent de fraîcheur et les parfums leur font une escorte jusqu’au trottoir d’en face. Un vieil homme est penché sur une machine à cotton candy.
— Bonsoir William !
— Ha, bonsoir Fatémeh ! Pas ce soir ma belle, c’est en panne ! J’ai besoin d’un génie de la mécanique qui ne mette pas de cambouis partout !
— Il va venir, William, ne perdez pas espoir, bien des choses qui paraissent impossibles peuvent arriver, joyeux Noël !
Le professeur regarde la jeune femme qui sourit, il sent sa propre grimace devenir plus facile, plus naturelle. Elle sourit à la rue, aux lumières, aux taxis qui passent, parfois avec un petit signe. Tout le monde la connaît, et il se sent soudain gris et terne, transparent. Est-ce que Clara n’aurait pas le même âge qu’elle, à présent ?
— Il faut aller de l’avant, professeur, c’est ce que je dis souvent à ma sœur, et comme vous, elle laisse parfois passer une larme.
— Je le sens cette fois, je sens votre cœur battre, c’est à cause de votre sœur ?
— Oui. Elle a eu des malheurs, parce qu’elle aimait. Son mari, son métier, son pays et sa religion… elle a tout perdu, sauf sa religion. Vous aussi, vous avez eu des malheurs. Vous avez déjà versé une larme, alors je peux vous le dire : Il faut aller de l’avant. Nous sommes arrivés.
— Oh ! Eh bien nous n’avons pas parlé du polymère MHC.
— Vous en parlerez avec ma sœur, elle nous attend. Entrons.
Le professeur se laisse faire, il n’a plus de volonté, quelque chose lui arrive, mais il ne sait pas ce que c’est.
L’entrée de la maison est décorée pour Noël, il y a une crèche très rustique, mais qui semble très ancienne. Une bonne odeur de pâtisserie flotte alentours.
— Une crèche ? Je pensais que vous étiez musulmane ?
— Non professeur, nous sommes chrétiennes, et même catholiques, notre paroisse était à Orumieh, vous dites Ourmia je crois. Et notre église était la deuxième église, fondée juste après celle de Bethléem, au retour des Rois mages.
Une femme vient vers eux, une copie plus âgée de Fatémeh, aussi souriante qu’elle.
— Allons, Fatémeh, cesse d’importuner notre invité avec de vieilles histoires.
Les deux femmes se serrent dans leurs bras, longuement.
— Ma chère sœur, je te présente le professeur Anderson, mission accomplie ! Professeur, voici ma grande sœur, Berefieh Heidari.
— Très honorée, professeur, bienvenue et joyeux Noël !
Fatémeh s’éclipse pour entrer dans la cuisine.
— B. Heidari ? Comme le prix Wolf ?
— Robert A. Anderson ? comme le polymère MHC ?
Ils rient de concert, la chose qui arrive au professeur, c’est cela, quelque chose de perdu dans les deuils anciens, quelque chose qui s’appelle la joie.
— Vous la sentez ? C’est de là que vient votre polymère, professeur, de la cannelle.
— C’est vrai, je l’avais oublié, comme bien des choses. Cela sent bon.
Il regarde cette femme qui a reçu une des plus hautes distinctions dans sa propre discipline. Il réalise qu’il est tombé dans un piège tendu par son étudiante, et il en est très heureux.
— Redites moi votre prénom ? Je le trouve très beau et je suis sûr qu’il a un sens.
— Je m’appelle Berefieh. Cela veut dire « il neige ».
— Alors joyeux Noël, Berefieh.
Montenois, vendredi 4 décembre.
J’ai beaucoup aimé cette histoire. Le professeur m’a fait penser à la série « After Life », qui raconte l’histoire d’un journaliste devenu insupportable après la perte de sa femme, afin de repousser tous ceux qui essaient de l’aider. L’héroïne, quant à elle, me rappelle quelqu’un qui adore fêter Saint-Nicolas le 6 décembre et Noël en général. L’histoire est simple, mais très agréable à lire. Je ne connaissais pas grand-chose aux chrétiens d’Iran. Par contre, il y a certains édifices juifs là-bas, comme le tombeau d’Esther que j’y ai vu récemment sur YouTube. Ton histoire m’a donné envie de me renseigner davantage sur la communauté chrétienne de là-bas, juste par curiosité. Merci !
Merci. Content de vous avoir plu.