Dystopies, Science-fiction
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Monsters – Tome 1 L’Eveil de l’Hybride

Partie 1 : Est-ce un ange ?
Hôpital Saint Camille, Bry-sur-Marne, Paris, seize heures treize…
On entendait dans les couloirs des urgences, des cris anarchiques et étranglés d’une patiente, Noémie Ruggieri, vingt-deux ans, fraîchement amenée aux urgences à la suite d’un accident de la circulation ; État critique, dont une commotion cérébrale, de nombreuses fractures et contusions, moelle épinière gravement atteinte.
Elle fut prise en charge immédiatement, car elle avait perdu beaucoup de sang et des organes sensibles avaient été touchés.
Après 4 heures d’intervention, les médecins réussirent néanmoins à la stabiliser. Son état restait critique, mais si elle passait la nuit, alors ses chances de survie en serait multipliées.
Elle fut alors amenée en chambre, et l’ordre avait été donné qu’elle soit sous surveillance constante.
Son père, Thomas Ruggieri, un homme brun à la stature d’un colosse qui avait été appelé rapidement, et avait attendu tout ce temps était désormais à son chevet. Ce grand gaillard d’une quarantaine d’années semblait pourtant si fragile auprès de sa fille. Il lui serrait la main, lui parlait d’une voix tremblante, mais qui se voulait rassurante.
À vingt et une heures, la jeune infirmière d’origine asiatique, qui avait déjà fait moult allers-retours pour les soins de la jeune victime, était venue très gentiment lui indiquer que les visites se terminaient, et avec bienveillance, l’invita à aller se reposer et à revenir le lendemain.
Sa fille avait cessé de convulser, de crier, de pleurer… Et elle s’endormait, donc il préféra écouter les conseils de l’infirmière.
Il s’en alla, après avoir déposé un baiser tendre sur le front de sa « petite » et avoir adressé un sourire poli à la charmante nurse qui le lui rendit.
Presque minuit. Une voix douce et pénétrante sembla posséder l’entièreté de la chambre de la jeune convalescente.
Assise sur le bord du lit, la jeune infirmière aux jolis yeux en amande semblait s’adresser à elle.
« Encore des soins », pensait Noémie, dont les douleurs l’empêchaient de trouver le sommeil.
La morphine lui donnait la sensation d’être dans du coton, son corps était lourd et les possibilités de se mouvoir étaient plus que limitées.
Ses yeux injectés de sang la brûlaient et amenuisaient sa vision, posant un voile sombre partout où son regard se posait comme si elle était au fond d’un tunnel sombre. Le bourdonnement persistant dans ses oreilles lui procurait une sensation de vertige et une migraine continue. Les mots qu’elle peinait à entendre résonnaient dans sa tête. Tout était confus et sourd, ce qui la mettait dans un état de désorientation constant.
Elle sentit pourtant ses sensations changer soudainement…
Le tunnel sombre sembla s’auréoler de lumière, et même si le visage de l’infirmière restait relativement flou, les expressions de son visage reflétaient une bienveillance qui réconforta un peu Noémie.
Il en fut de même pour son ouïe. La sensation de migraine disparut, et les bourdonnements laissèrent place à un écho qui semblait presque irréel.
« Je dois rêver », songea alors la jeune femme alitée.
L’infirmière lui parlait d’une voix rassurante même si elle semblait à la fois lointaine et proche. Les mots eux, ne correspondaient pas vraiment au son réconfortant qu’elle entendait, pas toujours :
« Tout va bien se passer Noémie. Je suis ici pour prendre soin de toi. Tu vas enfin être délivrée. Je vais t’aider à quitter ce monde de douleur et te révéler enfin. »
La jeune Noémie, peinant à ouvrir ses paupières gonflées par le choc terrible de l’accident, se sentit soudain, en plus d’être complètement abasourdie par la morphine déjà administrée, désorientée par ce qu’elle entendait, ne sachant pas comment interpréter ces murmures. Était–elle sous l’influence des médicaments ? Cette voix était-elle réelle ?… Était-ce un ange ?
Elle redressa la tête autant qu’elle put, et distingua une silhouette à ses côtés. Dans la pénombre, se tenait une jeune femme aux longs cheveux noirs qui encadraient un visage lisse. En plissant ses yeux endoloris, elle croisa son regard étincelant. Qu’elle était cette expression ? Un mélange étonnant de douceur, et de détermination ? Tout semblait irréel dans la posture de cet être, et Noémie ne savait pas si elle pouvait, à ce moment précis, se fier à ses sens.
Elle n’était pas particulièrement croyante ou superstitieuse et, même si les vieilles histoires de ses parents ou autres récits modernes des youtubeurs sur le paranormal la faisaient souvent sourire, à ce moment précis, elle fut persuadée qu’un être mystique lui parlait. La seule chose qu’elle eut du mal à cerner était si elle comprenait bien le sens des mots qu’elle entendait : « Délivrée…. Quitter ce monde de douleur… Se révéler ». Les mots, prononcés lentement, lui auraient collé des frissons si les drogues ne faisaient pas autant effet, tant elle en percevait le double sens.
Lui voulait-elle du bien ? Ou allait-elle l’achever ici et maintenant ?
« Qui êtes-vous ? Demanda-t-elle fébrilement, la voix tremblante.
- Tout va bien, répondit chaleureusement la voix à ses côtés. Je suis ici pour toi Noémie ».
Pourtant, un sentiment trouble se déversa dans la tête de la jeune patiente. Un sentiment de réconfort dans la voix de l’ange à ses côtés, mais aussi un très, mauvais pressentiment l’envahirent. Comme si elle savait que quelque chose d’horrible allait lui arriver. Elle commença à se sentir piégée et, malgré tout ce flux négatif, un étrange soulagement coula dans ses veines, lui procurant une chaleur remontant de son ventre à sa poitrine.
« Vais-je mourir ?… Osa-t-elle alors. Vous allez me tuer n’est-ce-pas ? ».
Des larmes s’échappèrent des yeux enflés de Noémie sans que celle-ci ne puisse les contrôler.
C’est la deuxième fois aujourd’hui qu’elle se sentait aussi perturbée. Une coïncidence frappante ou l’ironie du sort pensa-t-elle.
Elle n’osa pas appeler à l’aide. À quoi bon ? De plus, la sonnette d’appel lui semblait si loin. Elle sentait la fin arriver. Elle ignorait juste quand et comment. Elle avait l’impression que son instinct lui ordonnait de fuir, mais que sa raison lui demandait de rester. Dans tous les cas, son corps n’y pouvait rien.
Sa confusion ne cessait de croître. Que faire ? Rien… Rien ne lui était possible dans son état.
L’ange sourit tendrement, mais ne trahit aucunement sa détermination à lui prendre la vie, elle, si meurtrie, mais semblant enfin se résigner à ce qui l’attendait.
« Avant de partir, je voudrais juste connaître votre nom », pleura doucement la condamnée.
Dans un dernier geste de tendresse, la soignante laissa glisser une caresse sur la joue de Noémie, affichant pour la dernière fois au regard de la jeune femme un sourire empreint de douceur. Elle se pencha doucement au-dessus de Noémie. Une étrange fumée bleuâtre s’échappa de ses lèvres entrouvertes et envahit la bouche de la jeune femme allongée. Le doux poison pénétra dans chaque cellule de son corps.
« Anako… Mon nom est Anako… », sourit la nurse, accompagnant Noémie à son dernier souffle.
Le regard de Noémie se voila puis elle perdit connaissance avant que la mort ne l’emporte inexorablement.
L’ange de la mort quitta lentement la pièce pendant que le moniteur lançait désormais l’alerte du décès de la jeune femme.
Une larme discrète s’écoula de son visage malgré la satisfaction du travail accompli.
D’autres soignants, n’ayant pas remarqué la présence de l’infirmière aux abords de la chambre, s’affairèrent au plus vite auprès de la patiente amenée plus tôt dans la soirée.
Ils tentèrent en vain de la réanimer. Une heure du matin, l’heure fatidique du décès fut annoncée par le médecin dans une résignation, mais aussi une incompréhension relative. Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’elle décline si soudainement ? Visiblement, son état était loin d’être si stable que les examens l’avaient laissé présager.
Une voix vint soudainement ramener Anako à la réalité…
– « ANAKO !!! La chambre 203 a besoin de son traitement !!! Je peux te laisser t’en occuper ? » demanda alors Vanessa, une collègue de son service.
– Bien sûr, répondit Anako affichant un sourire courtois à sa collègue. Je m’en occupe tout de suite.
La jeune infirmière reprit son travail, comme si rien d’autre ne s’était passé. La sombre tâche qu’elle venait d’accomplir semblait déjà loin derrière elle.
Elle alla prendre le chariot à médicaments pour se diriger vers la chambre 203, lorsque le brancard portant le corps couvert de Noémie Ruggieri passa devant elle.
Anako suivit le trajet mortuaire de la jeune décédée, stoïque, puis reprit son activité, comme si tout ce qui était arrivé n’était qu’un entracte dans une pièce de théâtre morbide.
Mal de casque.

Mal de casque.
— Et mon cheval ?
Je voyais bien que le boucher s’en foutait. Il recousait, lentement, en faisant bien attention à ne pas piquer les doigts de l’infirmière qui nettoyait et graissait l’aiguille à chaque point. Elle n’avait pas de gants la pauvrette, mais sa main ne tremblait pas. C’est elle qui m’a répondu.
— Le brancardier a pris votre carabine, c’est un paysan de par chez moi…
Le boucher l’a coupée, de sa voix monocorde déjà tristement célèbre. Il a arrêté son geste.
— Silence, mademoiselle, je suis à un millimètre de la fémorale, taisez-vous, pour une fois que le blessé ne hurle pas. Reprenons.
Un paysan brancardier. Il a achevé mon Sidney proprement, adieu mon joli cob australien. C’est bien, il n’a plus mal, pas comme moi, sang d’là ! J’espère que le Boche qui nous a mitraillés crèvera dans son abri, tout seul avec sa Hotchkiss. Et le ventre ouvert, salopard ! Le boucher aura bientôt terminé, il aura un peu de mon sang sur sa blouse, pour foutre la trouille au prochain blessé avant de le faire hurler.
— Terminé. Terminé. Mademoiselle, allez nous chercher des cigarettes, je dois parler au caporal, vous nettoierez pendant ce temps-là. Et faites attendre.
Il me tourne le dos, s’affaire à un lavabo, retourne ses gants pis les jette. L’infirmière revient, elle nous allume les cigarettes et nous les fourre au bec. Elle est fichtrement jolie maintenant que la lumière électrique la claire en plein. Le boucher s’assoit sur un tabouret, face à moi, je me redresse sur les coudes. Ça tire, de Dieu d’là !
— D’où êtes-vous, caporal ?
— Aillevillers, en Haute-Saône, mais tout près de Plombières par les bois.
— Je vois. Une vallée reculée au pied des Vosges, quelques fermes isolées et des mariages entre cousins ? Mademoiselle, utilisez ce produit anglais, là, la bouteille jaune, liqueur de lord Dakin, vous voyez ? Faites une irrigation de la plaie avec ça avant de panser.
Elle répond docilement, sa voix prend déjà l’causer monocorde du boucher.
— Bien docteur. Irrigation de la plaie.
— Caporal, alors ces cousines ? Savez-vous si certaines ont la même chose que vous ? Sur les jambes ? Sur les cuisses ? Ne rougissez pas, nom de dieu ! Vous avez déjà vu leurs jambes, non ?
J’avais même vu plus que ça de certaines, à la Semouse, et dans l’étang près des forges, au frais creux de l’été, et pis à la Chaudeau, sous le pont, avec la Parisienne de chez Lanker qui avait peur de la bête dans la rivière…
— La peau de serpent ? Non, docteur.
— Il n’y a que vous ?
— Il y a mon oncle, oui, il en a sur les reins, le bas du dos. Quand ça le gratte il y met du saindoux, pis du miel, j’crois bien.
— Intéressant. Et aucune fille ou femme n’en a ?
J’ai pas répondu. Il aura qu’à demander au docteur Bolmont, il les voit lui les femmes d’Aillevillers. « Toutes et à tout âge ! », comme il se vante au bistrot. L’infirmière, pas de sa faute, me fait un mal de chien, cré nom, ça doit se voir, vu comment le boucher me regarde. Il refait son compte d’ampoules de morphine avec les paysans durs au mal.
— Vous êtes caporal, donc vous savez lire. Je vais bientôt vous écrire, pour cette histoire de peau, ça m’intéresse. Vous irez voir les gens là-bas, et vous leur poserez mes questions.
— Moi ?
— Oui. C’est votre deuxième blessure. Vous rentrez à la maison.
— Oye ouah ! Pas de ça docteur, j’aurai bougrement honte de rentrer avec juste une balle dans la cuisse, nenni ma foi ! Pas d’os, pas d’artères, bon dieu, je reste ici à me battre !
Le boucher m’a regardé droit dans les yeux, j’étais grandement furieux, la fumée de la cigarette me revenait dans l’œil, en me piquant encore plus l’envie de me relever. Il avait déjà cédé, je le voyais bien. L’infirmière avait fini, il me restait à trouver un cheval pour reprendre ma sacoche d’estafette.
— Bougre d’âne ! Comme vous voulez. Si le capitaine vous garde, ça le concerne. Je vous écrirai quand même mes questions. Voyez avec le sergent à la sortie, pour avoir un pantalon neuf.
* * *
Patrouille de nuit, pas tout à fait dans le no man’s land comme disent les Angliches. On a passé les ruines, les fils à ronces, mais là-bas c’est les gouillats et la rivière, et puis le pont, ou c’qu’il en reste, tenu par les Boches depuis ce matin. Ils ont foncé sur le derrière des « Sammies » et avec une grosse canonnade, les ont coupés de la ligne et rabattus vers les champs en haut de Fismette. C’était facile avec ces pauvres Américains qui veulent oublier leur guerre. Y a des blessés chez les gars de Pennsylvanie, de c’qu’on sait, mais il doivent passer par le pont pour rejoindre les ambulances avancées. On va aller voir si on peut chasser les Boches, cette nuit. Le lieutenant a combiné avec les artilleurs. Il a souvent les chocottes, mais c’te nuit il est avec nous. Il s’agit de ramper, et faut reconnaître que c’est un vrai serpent, il me suit sans plus de bruit qu’un orvet. On s’approche, on est dans la vue des sentinelles ennemies.
C’est le moment pour les prises de guerre de se rappeler à mes bons souvenirs.
Hier on a trouvé une cave sous une ferme en ruine, et des bocaux de haricots blancs, ceux que je préfère, les lingots du nord. Mais voilà, faut que les musiciens répètent, comme dit Thiébaud. De c’coup là, j’suis une vraie mitrailleuse, rien à faire. À chaque rafale, le lieutenant en rajoute une, et souffle :
« Taisez-vous, mais taisez-vous, Baudouin ! »
Je sens que Poinsard va éclater de rire. Heureusement, on arrive à « la carriole », un truc en béton qui vient sûrement du pont, quand le génie l’a fait exploser en 14. Le lieutenant regarde par-dessus ce parapet bien placé, je ne sais pas s’il voit bien les Boches, mais il a l’air d’avoir une idée.
— Qui nage bien ? Vous, Baudouin ?
— Oui, mon lieutenant, et je ferai moins de bruit qu’en rampant, pas vrai ?
— Traversez, il faut savoir comment ils sont embusqués de l’autre côté. Et vous, Poinsard, arrêtez de rigoler et montez par les ruines, avec deux autres, ralliez les Amerloques et prévenez-les : À minuit pile, le sixième enverra trois ou quatre obus dans l’eau, à l’ouest du pont. Ce sera le moment. On prendra le pont avec les « Sammies ». Baudouin, avez-vous une montre ?
— Oui, je la mets dans ma toile cirée, avec mon pistolet.
— Bien, allez ! En chemise et grouillez-vous. Poinsard ?
— On y va, lieutenant, on y va !
La Vesle était froide, mais pas autant que la lune en hiver. J’ai remonté un peu le courant, histoire de me camoufler dans les remous du moulin. Je n’ai rien senti venir, mais d’un coup, elle était là, sinueuse et caressante, chuchotant dans mon oreille.
— Tu as menti au docteur, paysan, cela va te coûter une vache.
Je n’ai même pas sursauté. Elle s’enroulait autour de moi, plus fluide que l’eau, plus câline que l’été et plus douce que la blaude en soie de Besançon de ma mère…
— Une vache ? Une bique, une géline, oui, même pas, un niaud ! Peute écailleuse, tu serais vite en cage s’il te voyait. Qu’est-ce que tu veux, la Vouivre ? On m’attend.
Elle m’entraînait vers le fond, je distinguais par instant son corps ondoyant, ses courbes lascives, dans la lumière rouge venue de son front. L’eau était chaude, ses ailes incandescentes m’effleuraient, ses cuisses embrasées m’enserraient… elle voulait encore et toujours la même chose, elle savait comment l’avoir, comment me posséder.
— On m’attend, la Vouivre. Rends-moi mes habits et reviens demain…
— Quand tu seras mort ?
Elle me fixe de ses beaux yeux de perle, son escarboucle bat doucement, à la façon d’un cœur rouge, et sa bouche cherche la mienne…
— On m’attend, rends-moi…
— Oui, je t’attends, viens…
* * *
— Tu vois. Sans moi tu serais mort, regarde bien !
Les Boches sont là, vingt soldats tout en noir, serrés en bloc, avec leurs casques recouverts de toile, la tête de mort, les lettres KPz… les soldats d’élite du KronPrinz. Et avec eux, six hommes en longs manteaux plus clairs, dispersés alentours, portant une lance au bout enflammé et une grande bouille dans le dos, comme pour le lait. Mais j’avais vu ça sur des dessins interdits venus en douce de Vauquois, c’est du feu grégeois, un lanceur de flammes mortelles.
Ma compagne serpentine me remet la tête sous son aile, et nous glissons vers la Vesle, invisibles dans les joncs et le coassement lancinant des grébeusses. Elle m’a tout enlevé, ma chemise, mon ceinturon, ma montre et mon pistolet. Je sens l’eau atteindre mes jambes.
— Arrête voir, arrête voir ! Mes copains, Poinsard, Thiébaud et les autres ! Rends-moi mes habits ! Il est tard si faut ! J’ai meilleur temps de mourir ! C’est la minuit, la Vouivre, dis-moi ? Tu sais le temps des hommes ! Dis-moi ?
— Oui, c’est la minuit, mon dernier né, tu veux mourir et me laisser seule ?
— Non, je veux… je sais pas, des hommes vont mourir par ma faute, d’où je suis qu’un beuillot sous tes caresses.
Un coup de départ nous arrive, les obus montent. Un tir plongeant. Compte à trois et ils seront là, sur nous !
— Trop tard, laisse-moi maintenant, je dois les sauver, je sais pas comment !
Je vais me jeter sur eux comme le tavin sur le taureau, leur prendre une arme pour piquer au mieux. Je cours vers le pont en breuillant, le premier obus arrive, il fait un long feu dans l’eau. Tout soudain un droit-vent me plaque au sol, et ça passe au-dessus de moi. Une flamme terrible, avec le bruit d’un gros foyard qui s’abat ! Le pont explose, les obus du sixième tonnent en chapelet. Je m’envole et je me sens projeté dans l’eau, dans la Vesle. Tout au fond. Ça me fait mal dans la poitrine comme la beugne d’un sabot…
* * *
— Bon dieu, qu’est-ce tu fous à poil ? Habille-toi, c’est pas fini !
La voix est lointaine, mais familière, l’accent de chez nous…
— Thiébaud ?
La voix se rapproche.
— Non, chaud busard, c’est Clémenceau ! Les Boches se sont fait sauter, on sait pas quoi ! Ils sont retranchés autour du moulin d’aval. Le lieutenant m’a envoyé t’chercher pasqu’il t’a vu tomber à la flotte.
— Oui, je…
— Allez, tout ton barda est là, rejoins-nous fissa, paysan !
Et il s’enfonce dans la nuit. La bataille crépite de l’autre côté du pont. Le feu n’est pas éteint. Je retrouve mon ceinturon, mon pistolet, mes croquenots, il me faut du temps, mes oreilles sifflent et j’ai les doigts naisis. J’coiffe enfin ma bourguignotte en grimpant sur les débris du pont. Deux « Sammies » sont là, planqués derrière des tas de pierres. Ils me regardent en rigolant, ils ont l’air fin avec leurs casques plats achetés aux Angliches. Des balles couinent par au-dessus de nous, je me jette à l’abri.
— C’est toi, homme poisson. On attend toi. Suis-nous. Suivez-nous ?
— Je vous suis, les gars.
Sur le tablier du pont, on a de l’eau jusqu’aux mollets. Mon pied se prend dans quelque chose de chaud. Devant moi, les Pennsylvaniens ne bougent plus.
— Es-tu mort, mon dernier né ?
— C’est toi qui…
Bien sûr c’est elle, la Vouivre, qui d’autre vole et crache le feu. Le lieutenant m’a vu tomber à l’eau, l’a-t-il donc vu aussi, c’te serpentine ?
— Tu vois, la Vouivre, je suis pas mort, tu m’as sauvé. Comment te remercier ?
— Tu l’as déjà fait, tu m’as ouvert les yeux. Adieu.
— Adieu ? Mais où tu vas ?
— Là où l’homme ne sait pas que le monde est à lui.
L’eau s’est refroidie d’un coup, les soldats ont trébuché en jurant. La guerre les appelait, je les suivais. On a rejoint des uniformes, là, en retrait derrière un pan de mur. Le lieutenant avait remisé sa bourguignotte pour coiffer son képi.
— Baudouin, nom de dieu ! Qu’est-ce que vous avez foutu ? Vous avez fait sauter les Boches ? Vous étiez à poil !
— Mon lieutenant, j’ai été pris dans des remous, j’ai perdu mes affaires. J’ai fait comme j’ai pu.
— Bon, le régiment arrive, on est relevés en attendant de partir sur la Marne. Rejoignez Poinsard au moulin d’aval. Et…
Il se cale face à moi en rebeuillant que les sous-offs n’entendent pas. Je le devine qu’il va parler. Il a vu quelque chose.
— Baudouin, j’ai vu… j’ai cru voir… avez-vous vu quelque chose ?
— Mon lieutenant, je n’avais plus d’arme, j’ai couru pour en voler une, et je crois qu’un obus du sixième a touché des munitions sur le pont, de ce coup là.
— Vous croyez ?
— J’suis un caporal, mon lieutenant. Et ma foi je crois en Dieu.
— Foutu Comtois ! Allez rejoindre Poinsard qu’on en finisse avec les Bavarois.
Les Bavarois en question s’étaient laissé prendre en ratte par les deux sergents et nous autres, et depuis la voie de chemin de fer par une compagnie du dix-septième chasseurs. Ils voulaient pas se rendre, comptant sur les hommes en noir, p’têt bien. Alors j’ai réfléchi, et c’était pas difficile, j’ai breuillé vers Wetzell, l’Alsacien.
— Wetzell, dis leur qu’les soldats noirs du Kronprinz ont bresillé !
— Quoi ?
— Ils ont brûlé !
Et j’ai pris un coup sur la caboche, un t’ché coup qui sonnait comme le grand bourdon de Luxeuil.
* * *
Ça m’arrive encore d’y penser. De regretter de ne pas lui avoir demandé. Pas faute d’en avoir envie, comme ce matin, quand on est allé tous les deux ramasser les sacs de phosphate vides, en bas de la haie. Il y en avait deux un peu plus loin, pris dans les fils de ronces et déniapés par la rosée. J’ai vu qu’il avait ce regard clair braqué sur l’horizon, sur des choses qui me dépassaient, qui m’auraient sans doute envoûté. Ça brillait dans l’ombre de sa casquette, ça brillait comme des perles. Sûrement qu’il allait rien dire.
Mais il a parlé, en se baissant à ma hauteur, et en levant à demi le bras, pour désigner d’un index crochu les deux sacs.
— Regarde voir, ça me rappelle les Allemands morts dans les barbelés, au Markstein.
— C’est toi qui les avais tués, grand-père ?
Il s’est redressé, les poings aux hanches, il gardait la tête baissée, comme s’il vérifiait la bonne répartition des grains de phosphate semés la veille.
— Non, pas ceux-là. Mais une fois avec Sidney, c’était mon cheval, un joli cob australien…
— Comme le Gamin ?
— Non, bien plus petit que le Gamin, et bien plus rapide, je portais des ordres importants dans une sacoche, vers Reims, beau temps clair, pas trop de bois, tout à découvert dans c’te plaine à blé. Alors j’allais vite, ensuite j’allais doucement, tu vois, et puis je tirais à droite, je feintais à gauche. T’as d’jà vu les tchevreûs ? Ah non, t’es trop petit pour la chasse encore.
— C’est quoi ça un tchevreû ?
— Un chevreuil, un cul-blanc, qu’on dit des fois. Bien fait pour la fuite, bien fait pour la marmite. Bon alors je galopais, et parfois ça sifflait. Des balles, pas que l’vent ! Et une fois, juste devant moi, dans le même chemin, pfiout ! Aux oreilles ! Sidney a fait un écart pour éviter le tireur, c’était un jeune homme, du coup, une estafette comme moi mais à vélo. Il était tombé. Et il réarmait pour me reviser ! Mais moi j’avais pas besoin de réarmer, et c’était lui ou moi, tu comprends ?
— Un duel, grand-père ?
— C’est ça. Et Sidney il comprenait ça, il se tenait droit, sans bouger d’un poil, comme s’il visait lui aussi. Après ça j’ai pris le coup de carabine du jeune homme, mais c’était rien, dans le gras des côtes du bas. J’ai pris aussi son courrier et j’ai trissé.
— Et c’est vrai que tu as une balle dans ta tête ?
— C’était plus tard, j’en ai aucun souvenir. C’te balle, elle est pu là, mais j’ai un bout d’acier de casque entre l’os et la cervelle, comme qui dirait un de ces éteuillons sous la laine des moutons, t’sé ? Ça me donne un drôle de mal de casque.
Il s’est passé la main derrière l’oreille, glissant les doigts sous sa casquette.
— Quand ça m’greville là-d’dans, j’ai l’impression que je vois des choses, des belles choses étranges…
Il regardait vers l’ouest, par-delà les bois du Lyaumont, non, un peu en-dessous, vers les forges ou vers la Chaudeau. Une petite cloche a retenti, ding, ding, du côté de la ferme.
— On remonte, c’est le dix-heures. Du lard, des œufs, un coup de vinaigre dans la poêle, et du gros pain. Pis si la Marie sort aux poules, on piquera un coup de rouge, tout petit.
— D’accord !
— Et après on descendra beuiller les génisses à la mouille, pis on ira à la Chaudeau.
— Ça s’appelle comme ça parce qu’il y a de l’eau qui est chaude ?
— Ça arrivait… avant ta grand-mère.
Aucune idée du sens de c’te réponse, je suis trop petit encore, c’est c’que j’me dis. Grand-mère a fait refroidir l’eau ? Y a des mystères sous sa casquette, pas juste un bout d’acier. Ses yeux qui voient loin regardent la ferme, après les cerisiers.
— J’te montrerai la source chaude. Quand tu s’ras plus grand, t’y mèneras ta bonne amie. Tu prendras ta besace, pour si t’as faim. Et puis on prendra aussi une lampe et on attendra la nuit, pour voir…
— Pour voir quoi, grand-père ?
Il s’est arrêté. Il souriait, puis il s’est baissé pour se gratter la jambe avant de repartir.
— Pour voir si quelqu’un vient.
Alban, l’enfant prodige tome 1: Naissance du pouvoir suprême

CHAPITRE 1
Dimanche 13 juin 1993, minuit
Une nuit où la lune brillait de mille éclats. La luminosité qu’elle apportait était spectaculaire. Elle luisait haut dans le ciel et les étoiles scintillaient étrangement. Ce n’étaient que de petits détails et personne ne semblait s’en soucier, excepté un homme de grande carrure. Il portait une longue cape noire et des habits sombres. Il avait un regard sinistre et froid. Son visage était démuni de sourire. Tout laissait croire, dans son apparence, que seule la méchanceté se dégageait de cet individu. Tout le monde le traitait de monstre. Il aimait passer pour un malfaisant. En réalité, il détenait le titre de grand mage noir, un être dépourvu de sentiment, l’un des plus grands mages noirs que la terre ait jamais porté. Il s’appelait Titan, mais ce n’était qu’un surnom. Il ne fallait jamais prononcer son vrai nom, car il détestait l’entendre résonner à ses oreilles. De toute façon, rares étaient ceux qui le connaissaient vraiment et qui demeuraient encore vivants pour le dire. Quiconque avait proféré ce mot interdit résidait désormais au fond d’une tombe avec des vers qui le rongeaient.
Il semblait attendre quelqu’un ou quelque chose, peut-être un événement auquel il voulait assister. Il guettait la voûte céleste, comme si un spectacle allait s’y manifester.
Puis, son visage afficha un sourire narquois. Apparemment, ce qu’il escomptait se produisit. En effet, le ciel sembla s’assombrir et bientôt, de gros nuages se formèrent. D’un côté, des gros nuages noirs et de l’autre côté, des blancs, peu nombreux et minuscules. Ils se mirent à se rapprocher hâtivement, s’ils continuaient à ce rythme-là, ils allaient se heurter de plein fouet. Pourtant, au moment où ils risquaient de se percuter, un éclair déchira le firmament tout entier. Les clairs se mirent à grandir et à s’étaler, jusqu’à engloutir les sombres. Puis, dans un long sifflement, tout redevint calme et paisible.
Titan se retourna subitement, manquant de se déplacer la colonne vertébrale dans la précipitation. Il ne paraissait plus réjoui du tout. Il marchait maintenant dans le silence. Seuls le bruit de sa cape qui volait au vent et celui de ses pas troublaient la tranquillité.
Il tourna au coin de la rue Mouftard et avança vers un immense portail en fer. Cette porte de métal n’avait pas fière allure. Il s’arrêta net devant les grilles qui paraissaient ordinaires, un peu effrayantes à cause de leur peinture noire miroitante. Cependant, un détail manquait et non des moindres, puisqu’il ne disposait d’aucune poignée. Titan avait pourtant l’air bien décidé à vouloir l’ouvrir pour entrer dans l’effroyable jardin qui se tenait derrière les barreaux. Comment allait-il y parvenir ? Peut-être tenterait-il de l’escalader ? Impossible, il s’avérait trop haut et les pointes aiguisées à son extrémité trop acérées. De plus, les barres horizontales qui l’ornaient se révélaient extrêmement glissantes. Pas de point d’appui pour se hisser par-dessus. À première vue, il n’existait aucun moyen pour s’y infiltrer. Le grand mage noir fixait cet obstacle, sur son visage ne transparaissait aucune inquiétude. Il ne semblait pas se poser de questions. Il paraissait sûr de s’introduire à l’intérieur. Il savait exactement où il se rendait. Il passa sa main gauche en demi-cercle sur la grille sans la toucher. Et il prononça distinctement :
— Ouvre-toi, Titan, couronné chef des mages noirs, te l’ordonne.
Après quelques instants, pendant lesquels le portail ne sembla pas vouloir bouger, il s’entrebâilla enfin devant l’homme, très lentement, en grinçant atrocement. Toutefois, Titan ne s’en souciait pas, cela ne le dérangeait pas le moins du monde. Il resta un moment à fixer l’espace qui s’offrait à lui. Il se décida finalement à passer le seuil et à s’engouffrer dans ce qui paraissait être : « Le jardin des ombres ». Il s’appelait ainsi, car c’était l’endroit le plus sombre et le plus inquiétant de la ville. Ce lieu effrayant ne disposait d’aucune herbe, d’aucun arbre garni. Telle, la belle verdure des vastes jardins les jours de beau temps, où le soleil tape sur les champs verdoyants. Au printemps, quand les oiseaux chantent le bonheur qu’ils respirent en comtemplant la palette de couleurs magnifiques de cette gracieuse nature. Ce parc n’avait rien de toutes ces somptueuses descriptions. Absolument rien de comparable, à l’intérieur se tenait un espace très différent. Des roses rouges fanées s’étalaient partout avec leurs épines très pointues et aiguisées, prêtes à s’enfoncer profondément dans la chair. Il n’y avait pas de pelouse fraîche, mais uniquement de mauvaises herbes coupantes et desséchées. Les arbres effrayaient les passants, surtout la nuit. Pas la moindre feuille verte sur leurs ramures ni aucune feuillaison. Jamais ils n’en avaient possédé, même pas une seule. Le bois se présentait nu, sans habillage, et cela, quelle que fût la saison. Parfois, certains habitants jugeaient qu’avec la brise, ils semblaient vivants. Mais ce soir-là, ils remuaient comme jamais, néanmoins pas au rythme du vent, ils s’agitaient dans tous les sens. Leurs branches craquaient étrangement. Cela ressemblait à une effroyable symphonie. Ce vacarme était difficile à supporter, pourtant, Titan n’y faisait pas attention. Il s’avança vers une petite porte en marbre noir à peine visible, dissimulée derrière de longs feuillages bruns tombant jusqu’au sol, peu de gens soupçonnaient son existence. Il écarta le rideau naturel du revers de sa main gauche et prononça une phrase incompréhensible pour quiconque, car seuls les mages noirs comprenaient ce langage. Heureusement, les autres individus ne pouvaient reproduire ces mots assemblés en une longueur inimaginable et complètement illogique. Sinon, ils auraient pu être imprudents et décider de s’aventurer dans cet abominable lieu. La voix de Titan, était encore plus effrayante que lors de ces propos précédents, énoncés en français. Son timbre stoppa net les arbres qui s’immobilisèrent. Le silence était tel que si une mouche volait, les voisins les plus proches auraient pu l’entendre de loin. Mais cela ne dura pas longtemps. La porte s’ouvrit dans un fracas assourdissant. Titan pénétra par l’un des nombreux accès qui menaient dans ce que beaucoup surnommaient l’enfer.
CHAPITRE 2
Dimanche 13 juin 1993, minuit cinq
Les pas de Titan résonnaient dans un long couloir, en enfer, le sol et les murs s’avéraient être en pierre. Dans la pénombre, difficile de dire exactement quelle en était la matière. Mais la roche renvoyait le bruit de cette allure pressante à travers cet interminable corridor sombre et froid. Il s’enfonçait de plus en plus dans l’obscurité. Les rochers des remparts étaient d’un noir de jais. Ces énormes blocs semblaient si fragiles et pourtant ils étaient très robustes. Des hommes ou plutôt des mages noirs avaient tenté durant des siècles de percer un passage, ils pensaient découvrir des trésors cachés. Leurs aspects déformés, certains endroits creux et d’autres bossus lui donnaient une allure étrange. D’innombrables trous crevaient la façade. Ils ressemblaient à une énorme météorite dans laquelle des gens auraient taillé un tunnel pour pouvoir y faire une galerie. Il se trouvait que ce n’était pas une supposition parmi tant d’autres, il s’agissait réellement d’un objet venu de l’espace. Il s’était révélé si gigantesque que Satan, le premier grand mage noir, avait décidé de le façonner ainsi, le jour où il avait entrepris d’établir ses quartiers dans les profondeurs de la terre.
Titan continuait à cheminer dans les ténèbres. Soudain, au loin, il distingua une faible lueur. Ses pas commençaient à retentir derrière lui. La lumière s’amplifiait davantage, le bout du couloir semblait proche. Il perçut alors, à l’extrémité du souterrain, des voix humaines qui discutaient. Ils ne paraissaient pas entendre les pas de Titan approcher, plongés dans leur conversation, ils continuaient à parler tranquillement. Tellement pris dans leurs bavardages, ils ne virent pas le grand mage noir apparaître. Les trois individus, assis sur les dalles en pierre noire polie, ne remarquèrent pas l’arrivée de leur maître dans la pièce. L’un d’eux, courbé en deux sur le sol, s’appelait Tork, un être stupide et sans cervelle. Il s’esclaffait sans gêne devant les blagues de Morgan. Ce dernier se moquait du danger, il ne pensait qu’à s’amuser, mais ses jeux pouvaient en déranger certains. Car sa distraction favorite était d’attraper un rat et de le vider entièrement de son sang et de ses organes. Ensuite, il disait à cet idiot de Tork de l’offrir à leur chef. Celui-ci, agacé de cette stupide coutume, faisait dévorer cet immonde repas à Tork qui riait bêtement, très content que son maître lui offrît quelque chose.
N’ayant toujours pas repéré Titan à l’embrasure de la porte, Morgan poursuivait, essayant d’imiter leur chef en colère. Ce qui était fréquent, vu l’intelligence et l’excellente servitude que lui apportaient ses larbins.
Nauriac, allongé sur le sol, râlait à cause du vacarme que produisaient ses compagnons ; gros paresseux, il passait la plupart de son temps à dormir.
— Oh ! La ferme, Nauriac, viens plutôt rire avec nous de cet affreux Titan qui crie comme un coq. Cot, Cot, Cot… à longueur de journée, plaisanta Morgan.
Il plaça ses mains sous ses bras, en tapant du pied et bougeant la tête d’avant en arrière pour imiter le roi de la basse-cour.
Nauriac releva lentement la tête pour dire à Morgan d’arrêter ses âneries et de le laisser se reposer. À ce moment-là, il aperçut, derrière son ami, le visage menaçant et crispé de Titan. Nauriac devint pâle et tout tremblant, il leva le doigt pour prévenir les deux autres que leur maître se trouvait avec eux. Mais Morgan croyant qu’il s’effrayait de son audace, affirma d’un air heureux, fier de lui, le torse bombé :
— Mais oui, je sais, cher ami, je possède un talent incontestable. Si, au lieu de dormir à tout bout de champ, tu suivais mon exemple, tu pourrais sans doute avoir une petite chance de m’égaler. Il faut savoir prendre des risques dans la vie. Je ne pense pas que c’est comme ça que tu réussiras, mon vieux.
Quand Tork s’arrêta enfin de glousser, en se relevant pour reprendre un peu sa respiration, il entrevit à son tour le grand mage noir bouillonnant de colère derrière Morgan. Il devint brusquement silencieux, les yeux fixés sur son maître. Morgan savait parfaitement que quand cet abruti se mettait à se tordre de rire, personne ne pouvait le stopper. Sauf Titan. Il perçut alors un raclement de gorge suivi d’un souffle glacial qui le parcourut tout le long de sa nuque, jusqu’à se répandre dans l’ensemble de son corps. Sans même examiner derrière lui, il sut qu’il se trouvait là, en train de le fixer, hors de lui. Se retournant lentement, il sentit le sol se dérober sous ses pieds. La terre semblait tourner à la vitesse de la lumière et quand il se retrouva nez à nez avec son patron, son cœur parut s’arrêter. En admettant qu’il en possédât un. Après tout, sûrement en avait-il un comme tout le monde, mais le sien devait être noir, recouvert de méchanceté. Titan s’étira de toute sa hauteur en fixant son pitoyable serviteur d’un regard foudroyant, et prononça distinctement :
— Toi, immonde petit être, te moquerais-tu de moi ? Oserais-tu défier ma colère ? Prosterne-toi devant moi, le tout puissant mage noir, car aujourd’hui, ma fureur est terrible. Certes, je viens d’apprendre il y a quelques jours à peine que l’ancien grand mage noir Mortan est mort, me léguant ses pouvoirs. Mais à l’heure où je vous parle, bougre d’idiots, la plus puissante force du monde est en train de naître. Le pouvoir suprême se révèle pour la treizième fois, vous savez ce que cela signifie : le don unique, mélange de mal et de bien. Ne pouvant être détruit que par les deux parties, cet affreux sage et moi-même. Donc, la guerre semble être en marche, nous ne pouvons admettre que le bien s’empare de cette puissance. Alors, allons prendre ce bébé, si petit, mais si précieux. Rallions-le à notre cause. Ensemble, relevez-vous et marchez avec moi vers le chemin de la vengeance. Ce soir, c’est notre jour de gloire, c’est le moment de prendre de l’avance sur le bien et de l’anéantir.
Les serviteurs dévisagèrent leur maître avec stupeur. N’osant le contredire, ils restèrent cois et ne firent aucun commentaire, surtout qu’au vu de la scène précédente, ils se trouvaient en mauvaise posture. Ils savaient que Titan se vengerait de cet affront, mais en attendant, ils le suivraient. Ils se redressèrent, car ils s’étaient tous agenouillés devant lui, et crièrent d’une seule et même voix :
— Maître, où vous irez, nous irons. Nous vous servirons jusqu’à notre dernier souffle, tel est notre serment. À bas le bien, et vive le mal !
Titan se retourna, faisant claquer sa cape. Il partit d’un pas pressé et décidé, ses esclaves sur ses talons, bien rangés en file indienne.
CHAPITRE 3
Dimanche 13 juin 1993, minuit huit
Au même moment, dans une petite allée étroite et isolée, dans un coin sombre de la rue d’Aristot située à Verlant, une femme aux longs cheveux châtains allait donner naissance à l’être le plus exceptionnel jamais conçu. Elle était belle malgré les circonstances. Elle possédait des yeux d’un vert émeraude et de petites oreilles légèrement décollées, des doigts longs et fins, une bouche délicate avec des lèvres toujours roses, de jolies petites fossettes sous ses yeux en amande. Elle disposait de la carrure d’une princesse, elle semblait éclatante de vie, en d’autres circonstances, elle aurait souri. Elle paraissait plutôt petite et très mince. Elle se révélait si menue que les gens pouvaient distinguer ses côtes sous sa peau bronzée. Avant qu’elle ne soit enceinte bien sûr. Cette femme dans la souffrance grimaçait, allongée par terre entre deux poubelles. Ce n’était pas un lieu très confortable pour donner vie à un enfant.
Un homme se tenait agenouillé à ses côtés, lui tenant fermement la main droite. Une stature plutôt grande, avec des cheveux bruns et des yeux bleus. Un nez un peu crochu. Une peau mate. Il était mal rasé. Il semblait fatigué, le visage pâle et les traits tirés. Les cheveux tout ébouriffés, il ressemblait à une personne qui ne dormait pas depuis des semaines. Il arborait la carrure d’un boxeur, toujours les poings serrés quand il se mettait en colère ou stressait. Ce qui paraissait être le cas ce soir-là, mais peut-être cela venait-il de sa courte carrière de boxeur amateur au lycée ? Il avait une petite tache de naissance sur la joue droite.
Cet homme et cette femme se nommaient : Rose et Robert Milford.
Un événement vint rompre le silence. Un long hurlement que Rose émit. Son mari se précipita vers elle pour lui mettre un morceau de bois entre les dents, car il ne fallait pas qu’ils soient repérés. Beaucoup de mages noirs ne souhaitaient pas la venue au monde de cet enfant.
Robert se releva d’un bond, il venait d’entendre un bruit de pas, d’abord très lointain, mais qui se dirigeait rapidement vers eux. Rose aussi distingua ces claquements, son visage se crispa subitement.
— Nous sommes fichus, dit l’homme paniqué, je crois qu’ils arrivent. Ils vont attendre que notre enfant naisse, après quoi ils nous tueront et partiront avec notre fils.
Le visage de sa femme refléta un mélange de terreur et de douleur. Robert qui, pris de panique, réalisa que pendant quelques instants, il avait oublié la présence de son épouse, s’avança vers elle. Il lui agrippa la main fermement et lui murmura, délicatement et avec tendresse :
— Je suis désolé, ma chérie, je ne voulais pas t’effrayer. Je sais que ça semble difficile pour toi d’accoucher dans de telles conditions, mais ils approchent. Je te demande de me pardonner si j’ai failli à ma promesse, cependant je tiendrai ma parole. Je te défendrai jusqu’à donner ma vie, nous nous battrons pour sauver notre enfant. Sois courageuse et garde en tête que je t’aime et t’aimerai toujours, mon ange.
Il lui baisa la main, les larmes aux yeux. Elle pleurait, peut-être à cause de la douleur, du courage ou de l’amour que lui portait son mari.
— Oui, d’accord, mon cœur, je t’aime, prononça Rose d’une petite voix.
Tout se bousculait dans sa tête, elle allait mourir sans pouvoir prendre son enfant dans ses bras. Une catastrophe pour leurs familles, plus d’héritier. C’était ce que les mages noirs voulaient le plus au monde. Elle et son mari le savaient bien. Les bruits de pas se rapprochaient précipitamment. Les amoureux s’enlacèrent et se donnèrent leur dernier baiser avant la mort.
Les foulées retentissaient sur le sol en pierre. Les mêmes pavés où Rose était allongée. Elle sentait les dalles vibrer à chaque enjambée. Elle pressentit qu’il devait y avoir deux personnes ou peut-être plus, car elle percevait des pas précipités et d’autres plus lents. Difficile de deviner le nombre de gens qui approchaient, à cause de l’écho.
Robert avait les mains moites. Les individus se devinaient à proximité, ils pouvaient maintenant entendre le souffle haletant des nouveaux arrivants. Une ombre apparut au coin de la rue. Il serra les poings, prêt à se battre.
CHAPITRE 4
Dimanche 13 juin 1993, minuit dix
— Ce sont eux ! s’écria Robert.
Après une courte réflexion, il reprit :
— Non, impossible, il ne viendrait pas seul et il se déplace rarement sans soutien. Ça m’étonnerait qu’il n’apparaisse pas en personne, il n’enverrait jamais un de ses serviteurs à sa place.
— Il me semble avoir discerné plusieurs pas, répondit Rose, inquiète.
— Finalement, je ne crois pas que ce soit les mages noirs. Ils ne seraient pas là si tôt. Normalement, ils ne devraient être au courant que depuis quelques minutes, peut-être même qu’ils ne savent encore rien. Ce qui serait une chance supplémentaire pour nous. Mais de toute façon, même s’ils en sont informés, le temps qu’ils s’organisent et qu’ils arrivent, nous serons, j’espère, déjà loin, répliqua Robert.
— Pas eux ? Tu crois ? Alors qui est-ce ? interrogea sa femme.
Plongés dans leur conversation, ils n’aperçurent pas la silhouette qui se cachait dans la pénombre à quelques mètres d’eux. Dès qu’ils la distinguèrent, ils sursautèrent.
L’individu dissimulé dans l’ombre fit un pas en avant et ils découvrirent son visage à la lueur du réverbère. Un homme de petite taille, avec un ventre bien rond et des épaules carrées. Il était chauve avec une petite barbe blanche. Des yeux marron très clair. Il détenait de fines rides sur le front et de grosses joues boursouflées. La sueur coulait de son front à grosses gouttes. Il sortit un mouchoir de la poche intérieure de sa robe et leur sourit. Rose lui rendit son sourire et lui dit d’une voix soulagée :
— Bonsoir, père Léon, je me doutais bien que vous nous rejoindriez.
— Je ne manquerais cet événement pour rien au monde. Je me trouvais présent à ta naissance, Robert, en tant qu’assistant du père Joseph. Comment avez-vous pu penser un seul instant que je ne viendrais pas ?
— Excuse-nous père Léon. Je savais que vous alliez apparaître, mais je ne pensais pas que vous seriez là si vite, vu que vous ignoriez notre position. Avant que vous vous dévoiliez, nous avons d’abord cru que les mages noirs venaient nous tuer et prendre notre enfant, s’exclama Robert, paniqué.
— Pardonnez-moi, cher ami. Pourquoi n’ai-je pas prévenu de mon arrivée ? Comment ai-je pu être aussi stupide ? Je n’ose imaginer la frayeur que vous avez pu ressentir. Mea culpa. Par chance, je suis…
Un bruit provenant de derrière les poubelles l’interrompit. Ils sursautèrent au tintement assourdissant d’un couvercle en fer qui tombe. Ils retinrent leur souffle et Rose repensa aux nombreux pas entendus. Quand le père Léon avait surgi seul, elle avait pensé à un écho, à présent, ce fracas l’effrayait.
Elle fixa son mari, elle lisait sur son visage une expression inquiète. En le découvrant ainsi, elle se rappela le jour où ils avaient appris qu’elle portait l’enfant que tout le monde attendait. Mais son attitude à ce moment-là se mêlait d’inquiétude et de bonheur. Tandis que ce soir, il ressemblait à une personne extrêmement anxieuse. Elle ne pouvait supporter de voir son époux dans cet état. Elle détourna les yeux pour les poser sur le père Léon. Ce qu’elle découvrit fut très surprenant. Il souriait en direction de l’endroit d’où provenait le vacarme. Ce dernier constata que Rose l’observait. Il s’arrêta brusquement de sourire en pensant qu’il omettait un point capital. Il s’avança vers elle et lui parla d’une voix rassurante :
— Oh ! Suis-je bête. Avec toute cette agitation et ce stress, j’ai complètement oublié de vous présenter mon assistant, frère Jean.
Changeant soudain de ton, il s’adressa à l’homme qui attendait, apeuré, dans l’ombre.
— Mais voyons, mon cher, ne sois pas empoté, viens près de moi, invita le père Léon avec impatience.
Rose et Robert observèrent attentivement le coin sombre, s’attendant à apercevoir le frère Jean, mais rien ne se passa. Ils se retournèrent vers le père Léon, ils s’inquiétaient, car ils vivaient dans l’angoisse permanente depuis qu’ils avaient appris que Rose était enceinte de cet être exceptionnel. Ils prirent peur que quelqu’un ne vînt enlever leur enfant pour en faire un monstre.
Le père Léon interrompit les pensées obscures du couple.
— Je vous prie de l’excuser, il se montre très timide et depuis que je lui ai confié cette mission, il vit dans la crainte.
Il se retourna pour s’adresser à son assistant.
— Allez, viens, il ne t’arrivera rien. Il faut que tu m’aides à mettre cet enfant au monde. Ensuite, nous les cacherons, lui et sa famille. Ils seront en sécurité à l’abbaye, où ils ne risqueront plus rien. Bon, tu sors maintenant et presto.
Le frère Jean quitta alors la pénombre. C’était un jeune homme d’environ vingt-cinq ans. Il se révélait grand et maigre. Il portait la tonsure et apparemment des cheveux châtains comme le laissaient paraître ses larges sourcils épais et touffus. Il disposait d’un long nez pointu. Autrefois, certains de ses camarades de classe l’appelaient « l’oiseau », car, il faisait penser à un volatile. Ses joues creuses et son teint pâle étaient éclairés par des lèvres plutôt roses. Ce qui pouvait parfois choquer certaines personnes qui le croisaient. Cependant, cela était extrêmement rare, car il ne sortait pas souvent. Il restait confiné dans l’enceinte de l’abbaye à longueur de journée.
Robert s’approcha doucement de lui pour le rassurer :
— Bonsoir ! Je me présente, Robert Milford, content de vous rencontrer, frère Jean.
Celui-ci fixait avec des yeux écarquillés l’homme qui lui tendait la main. Robert espérait qu’il lui serre la main en retour. Mais cet homme ne le fit pas et le dévisageait comme s’il était face à un extraterrestre. Il crut qu’il était effrayé, donc il l’interrogea :
— Pourquoi me fixez-vous comme ça ? Je ne vais pas vous manger. Vous n’avez quand même pas peur de moi ? Si ?
Le père Léon ricana :
— Il ne vous répondra pas, il est muet depuis quatre ans.
— Comment est-ce arrivé ?
— Ben, commença le père Léon, il se rendait…
— ARGHH !!!
Un cri de douleur l’interrompit, et tous se retournèrent. Rose hurlait de douleur. Elle serrait son poing gauche jusqu’à enfoncer ses ongles dans la paume de sa main. De la droite, elle tenait fermement sa belle robe vert émeraude offerte par son mari. Parce qu’il trouvait qu’elle allait parfaitement avec ses yeux et il s’avérait qu’il avait raison. En effet, la robe, à quelques nuances près, possédait la même couleur que ses iris.
Son mari se précipita pour lui mettre un morceau de bois entre les dents. Père Léon, agenouillé à côté de Rose, lui dit solennellement en se relevant :
— C’est l’heure. Le travail commence. L’enfant arrive.
CHAPITRE 5
Dimanche 13 juin 1993, minuit treize
Le visage de Rose pâlit tout à coup. Bien sûr, elle savait qu’elle allait accoucher, mais elle aurait préféré que cela survienne plus tard. Elle avait un mauvais pressentiment au fond d’elle. Elle devinait que les mages noirs les retrouveraient n’importe où. Ils ne lâcheraient pas l’affaire, ils voulaient cet enfant. Ils iraient jusqu’au bout et ne reculeraient devant rien. Elle redoutait d’être séparée de son fils.
— Il faut y aller maintenant. Robert, tu t’occupes de l’empêcher de crier comme tu peux. Il est capital de faire le moins de bruit possible. Frère Jean, prends l’eau, les serviettes et tout le matériel qui se trouve près de la poubelle. Allez vite, cria père Léon dans un moment de panique. Et toi, Rose, il va falloir te préparer à pousser, et surtout, n’oublie pas de respirer, en suivant l’enseignement de notre brave Solaris. Dommage que l’enfant naisse plus tôt que prévu, sinon elle t’aurait assistée dans cette lourde tâche.
Déjà qu’il paraissait difficile d’accoucher dans la rue, sans soins médicaux, alors quand vous deviez mettre au monde un nouveau-né qui attirait toutes les convoitises… Tous étaient énormément stressés. Robert s’agitait, il n’arrêtait pas de changer de position. Un coup, il s’asseyait en tailleur, la tête entre ses mains, puis il se mettait à genoux. La plupart du temps, il s’accroupissait, regardait tout autour de lui et tendait l’oreille pour essayer d’entendre si quelqu’un approchait.
Frère Jean n’arrêtait pas de faire craquer ses doigts ou de tapoter nerveusement sur ses cuisses. Le père Léon, lui, paraissait le plus détendu de tous. Son secret : se concentrer sur l’accouchement en essayant d’oublier le danger et la menace qui pesaient sur eux.
— Allez, maintenant il faut pousser, encouragea père Léon.
Rose refusait, mais malheureusement elle y était obligée. Elle prit une profonde inspiration et poussa aussi fort qu’elle pouvait. Elle savait que c’était la procédure habituelle que le père Léon lui ordonne de pousser ou de souffler. Cependant, cela l’agaçait et pour couronner le tout, son mari, comme tous les époux, répétait stupidement tout ce que le père Léon disait. Mais un ton plus haut et plus vite. Ce qui énervait davantage Rose. Cela ne paraissait pas assez difficile, il fallait qu’il en rajoute. Comme si c’était lui qui accouchait !
Rose agrippa Robert par le col de sa chemise, se hissa légèrement et lui lança méchamment :
— Je ne suis pas sourde, je t’en prie, tais-toi.
Elle se laissa retomber lourdement sur le sol.
Il prit un air sérieux et compréhensible.
— D’accord, chérie, pardon, je voulais juste t’aider.
— Je sais, mais tu m’aiderais plus en te taisant, mon cœur.
Robert lui sourit tendrement en lui caressant la main.
Le visage du père Léon s’illumina.
— Je commence à voir la tête, allez, un dernier effort, poussez à fond. Le plus fort possible. Soufflez, soufflez, soufflez… Maintenant, poussez, poussez, poussez, allez… le voilà…
Le père Léon resta figé, les yeux grands ouverts. Rose épuisée, ne remarqua pas son expression, fort heureusement. Robert, lui, oui et s’inquiéta :
— Quoi ? Que se passe-t-il ? Il y a un problème ? C’est normal qu’il ne pleure pas ?
Rose releva la tête avec les dernières forces qui lui restaient.
— Qu’y a-t-il ? Mon bébé, il va bien ? demanda-t-elle, haletante.
Le père Léon, dans la panique, ne prit pas le temps de leur répondre. Il ordonna à frère Jean :
— Vite, apporte-moi les ciseaux pour que je coupe le cordon, prends la couverture aussi.
Ce dernier se précipita, il avait tout aperçu. Il savait que l’enfant que tout le monde attendait était mort. Au teint blanchâtre du nourrisson, il pouvait deviner que cela faisait plusieurs heures, voire plusieurs jours. Leur espoir s’anéantit, le mal allait englober leur monde pour plusieurs siècles. Le grand mage blanc précédent avait rendu l’âme deux jours auparavant. De plus, chose rare, il se trouvait que c’était le grand-père de l’enfant. Si aucun autre ne prenait sa succession, le bien était détruit. Le mal gagnerait. Cet enfant se révélait être le treizième grand mage blanc, plus puissant que tous les autres. Impossible d’imaginer qu’il fût décédé.
Frère Jean tendit les ciseaux, les larmes aux yeux.
Rose et Robert comprirent la situation à la mine triste et abattue de frère Jean et de père Léon et s’effondrèrent en pleurs.
Le père Léon coupa le cordon, séparant ainsi la mère et son enfant. À cet instant, une chose incroyable et impensable se produisit. Les doigts du bébé bougèrent légèrement, son ventre se mit à se soulever et s’abaisser. Son cœur commença à battre, l’enfant ouvrit les yeux. De somptueux yeux bleu azur étincelants. Sa peau reprit une couleur normale. Père Léon sourit et tendit le nouveau-né à ses parents :
— Voici l’enfant prodige, il paraît vivant et en bonne santé. Nous pouvons appeler ça un miracle.
Les parents du petit pleuraient à chaudes larmes, mais cette fois de bonheur. Rose prit son fils dans ses bras et le serra tendrement en le berçant. Robert passa sa main gauche sur le visage de son garçon et de la droite, il soutint la tête de sa femme. Il embrassa avec douceur son enfant sur le front et lui sourit. Le bébé le regarda et lui rendit son sourire. Il s’avérait incroyablement éveillé, surtout pour un nourrisson qui était encore mort quelques instants plus tôt.
Robert se redressa subitement :
— Avec toute cette agitation, nous n’avons pas vraiment pensé au prénom.
— Si, moi j’y ai réfléchi, je souhaite l’appeler « Alban ». Qu’en dites-vous, Alban, c’est bien ? répliqua Rose.
Robert sourit à sa femme :
— Oui, Alban, ça me plaît bien.
Frère Jean et père Léon acquiescèrent d’un signe de tête, l’air réjoui. Tout allait bien, ils en avaient presque oublié la menace. Cela ne dura pas longtemps, des bruits de pas vinrent troubler le silence. Des pas décidés. Cette fois, plus aucun doute, les mages noirs arrivaient, il fallait agir et vite. Sinon, tout était fini.
CHAPITRE 6
Dimanche 13 juin 1993, minuit vingt
Comment faire ? Rose était encore trop faible pour pouvoir courir, elle les retarderait plus qu’autre chose. Père Léon ne pouvait pas prendre le risque. Il fallait réfléchir très vite, mais Robert fut le plus rapide. Pendant que les pas approchaient de plus en plus, il exposa son plan aux autres :
– Ma femme ne pourra pas suivre. Donc, si elle vient et qu’ils nous rattrapent, ils sauront que l’enfant est né et que nous l’avons caché. Je vais rester ici avec elle pour tromper les apparences. Père Léon partira devant pour mettre mon fils à l’abri, nous vous rejoindrons plus tard. Frère Jean, vous vous tiendrez en retrait derrière, mais assez éloigné pour que, s’ils vous saisissent, ils ne voient pas Alban leur échapper. Si ce cas-là arrive, vous garderez votre calme. Ils vous interrogeront, mais quand ils comprendront que cela ne sert à rien, nous aurons gagné un peu plus de temps.
Père Léon prit l’enfant des bras de Rose ; elle l’embrassa tendrement et ajouta, à l’adresse de père Léon :
— Nous nous retrouverons à la chapelle, où ils ne pourront pénétrer. À tout à l’heure.
Robert caressa le front de son petit garçon. Père Léon partit en courant en serrant Alban contre sa poitrine, emmitouflé dans la couverture fournie par son assistant.
Le couple regarda s’éloigner leur bébé. Avant que Robert ne dise quoi que ce soit, frère Jean, acquiesça d’un signe de tête en guise d’approbation et il s’esquiva en marchant hâtivement dans la même direction que père Léon.
Il se retourna une dernière fois pour faire un signe de la main aux parents avant de disparaître. Robert pivota vers sa femme et lui sourit :
– Ne t’inquiète pas, tout ira bien, notre fils va être mis à l’abri et nous le verrons plus tard. Pour l’instant, tenons-nous sereins et attendons.
Rose lui rendit son sourire et lui prit la main.
— Je ne m’en fais pas, le plus important est que nous soyons ensemble. Espérons que tout se passera bien, que nos amis mèneront notre petit Alban au refuge. Tu sais, je…
Un cri l’interrompit ; c’était le grand mage noir qui criait contre ses serviteurs.
Titan, dans une rage noire, insultait les abrutis qui étaient sous ses ordres.
— Vous êtes vraiment stupides. Je vous chuchote depuis tout à l’heure de ne pas faire de bruit et de rester tranquilles. Et toi, imbécile profond, hurla-t-il en s’adressant à Tork, tu me marches sur le pied. Comment as-tu osé ? Bougre d’idiot, crétin absolu !
Ce dernier, agenouillé devant son chef, pleurnichait presque :
— Pardon, pardon, excusez-moi, ça n’arrivera plus, je suis désolé. Maître, soyez indulgent, épargnez-moi.
Le grand mage noir le foudroya du regard. Les deux autres magors savaient que leur coéquipier n’aurait pas dû ajouter cette dernière phrase. Le patron détestait que les gens lui demandent clémence. Ils connaissaient la sentence qui lui serait infligée. Titan tendit sa main gauche au-dessus du front de son larbin. Il courba légèrement ses doigts, comme s’il tenait une boule au creux de sa main.
Tork, qui venait de comprendre ce qui allait lui arriver, blêmit tout à coup. Déjà qu’il était très pâle, comme tous les magors. Cette blancheur semblait surtout due au manque de soleil, car ils sortaient le plus souvent au cours de la nuit et voyaient rarement la lumière du jour. Ils possédaient des yeux colorés soit de noir, soit de rouge.
Titan contracta ses muscles et des ondes rouges, pratiquement invisibles à l’œil, jaillirent de sa main et s’abattirent sur le front du pauvre Tork. Au moment où le maléfice le heurta, le partisan se tordit de douleur. Sans pouvoir crier, il souffrait intérieurement. Du sang sortait de son nez, de ses oreilles et de ses yeux. Son cerveau allait exploser sous les vibrations que lui lançait son maître. Pour amplifier sa douleur, Titan avec son autre main serra son cœur de l’intérieur. Il ne pouvait toujours pas hurler, car son chef maintenait sa langue immobile. Il tremblait et se tortillait dans tous les sens. Le grand mage noir relâcha un peu la prise, jusqu’à reposer ses mains le long de son corps en interrompant le sortilège.
Il lui marmonna, comme si rien ne s’était produit :
— Maintenant, tu te relèves et tu te tais. Je ne veux plus entendre un son sortir de ta bouche à moins que je ne t’y autorise. Compris ?
Tork se redressa difficilement, en acceptant la punition sans poser un regard sur son maître. Il se remit avec difficulté dans le rang, prêt à repartir.
— Bien, nous pouvons continuer à présent ? interrogea Titan.
— Oui, maître, répondirent en chœur Morgan et Nauriac.
— Tork ? questionna le grand mage noir.
Surpris qu’il lui adresse la parole, il sursauta et s’empressa de dire :
— Euh… Oui maître, oui Titan, le plus grand des plus grands.
Ils reprirent leur route, l’un derrière l’autre. En tête, Titan marchait avec empressement. Leurs pas résonnaient bruyamment sur les dalles. Il espérait que si jamais ces abrutis qui luttaient pour le bien entendaient leur marche, ils paniqueraient et commettraient une erreur fatale.
Ils virent enfin le bout de la rue. Dès qu’ils émergèrent de l’obscurité, ils aperçurent le couple au milieu de l’allée.
Il dit à ses serviteurs :
— Nous allons attendre que l’enfant naisse et nous l’emporterons. Ils ne sont que deux, ils ne pourront pas fuir. Postez-vous autour d’eux et empêchez-les de tenter quoi que ce soit. Notre triomphe est proche.
Ils se placèrent en cercle derrière Rose et Robert qui paraissaient effrayés. Qu’allait-il advenir d’eux quand ils apprendraient que l’enfant était né et avait été mis en sécurité, là où ils ne pourraient l’atteindre ?
CHAPITRE 7
Dimanche 13 juin 1993, minuit trente
Père Léon continuait sa course dans la ruelle sombre. Il se retourna. Plus personne derrière lui. Mais où se cachait frère Jean ? Il s’inquiéta, se demandant s’il ne lui était rien arrivé de grave. Peut-être se trouvait-il entre les griffes des mages noirs ? Il posa les yeux sur l’enfant, qui le regardait sans ciller. Maintenant qu’il le voyait de plus près, il distingua la même petite tache de naissance que son père, sur sa joue droite. Sauf que la sienne paraissait beaucoup moins visible. Il l’apercevait à peine, semblable à un point écrit au stylo. Avec le temps, sans doute doublerait-elle de volume, comme celle de son géniteur. Ce bébé semblait tellement petit qu’il avait du mal à imaginer que ce garçonnet possédait un si grand pouvoir…
Plongé dans ses pensées, il ne remarqua pas tout de suite le bruit de pas qui se dirigeait vers eux. Pris de panique, il chercha un endroit où se dissimuler. Il aperçut un petit coin plus sombre que le reste de l’allée. À cet endroit se trouvaient quatre grosses poubelles cylindriques en fer. Il s’accroupit entre elles. De la rue, ils ne pourraient pas le repérer, car il faisait trop noir. Lui, en revanche, suivait tout ce qui pouvait s’y passer, en regardant entre deux poubelles. Il se tapit dans la pénombre, juste à temps. La personne qui s’approchait déboula en trombe du coin de la rue voisine. L’homme courait et s’arrêta brusquement. Les mains posées sur les genoux, légèrement courbé, il semblait essoufflé. Père Léon le reconnut alors et s’en réjouit. Il chuchota à l’homme :
— Frère Jean, frère Jean, enfin te voilà…
Il allait sortir de sa cachette, quand il s’aperçut que son ami, ayant identifié sa voix, s’avançait en agitant les bras dans tous les sens comme pour prévenir d’un danger, il avait l’air effrayé. Frère Jean le rejoignit laborieusement, car il ne distinguait rien.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi galopes-tu comme ça ? demanda père Léon en sachant parfaitement qu’il ne lui répondrait pas.
Son compagnon pointa du doigt l’endroit d’où il venait, et ses yeux se remplirent de terreur. Père Léon abaissa le bras de son assistant. Il lui fit comprendre qu’il comprenait de quoi il voulait parler. Les mages noirs arrivaient. Frère Jean tremblait. Ils lui faisaient très peur depuis qu’il avait eu affaire à eux, ils l’avaient torturé et enfermé pendant trois jours. Sans aucune raison, juste pour s’amuser. Cela faisait partie de leur nature, cela représentait un jeu pour eux.
Père Léon posa sa main droite sur l’épaule de son disciple. Il le regarda avec tristesse. Il imaginait ce qu’il pouvait ressentir et en fut peiné.
Ils entendirent au loin, les pas des ennemis qui se rapprochaient à grande vitesse. Père Léon regarda l’enfant qui le fixait inlassablement, sans détourner son attention. En fait, depuis qu’il se trouvait dans ses bras, le petit l’observait sans discontinuer. Entendant les pas, le bébé se mit à pleurer.
— Chut ! Chut ! S’il te plaît, ne pleure pas, supplia-t-il, embarrassé.
Alban cessa aussitôt de geindre. Père Léon se tourna vers son assistant et lui demanda :
— Peux-tu le prendre ? Je vais me mettre devant vous pour éviter qu’ils vous voient ; s’ils y parviennent quand même, je pourrai tenter quelque chose et vous aurez le temps de fuir. Tu mettras le petit en sécurité, si ça se passe mal, promis ?
Père Léon scruta frère Jean avec insistance. Ce dernier donna son approbation. Quand son supérieur lui tendit le rejeton, celui-ci arrêta de contempler père Léon et tourna ses yeux vers frère Jean avant même d’échoir dans ses bras.
— Fais attention, les voilà. Je les perçois, ils sont proches. Ils ont sûrement entendu le bébé crier.
— D’acc… D’accord, fais… fais atten… attention toi auss… aussi, répliqua frère Jean en bégayant.
Père Léon le dévisagea, abasourdi :
— Comment se fait-il que tu parles ? Pourquoi maintenant ? Ça fait tellement longtemps que tu n’as pas prononcé un mot.
— Je… je ne sais p… pas, rétorqua-il, quand j’ai po… posé m… mon regard sur l’en… l’enfant, j’ai eu… une… vague de cha… chaleur et je me suis m… mis à par… parler s… sans m’en rendre compte. C… c’est mer… merveilleux.
Père Léon regarda le petit, il était né depuis une vingtaine de minutes environ et il avait déjà fait un miracle.
Les magors surgirent au bout de la rue. Père Léon et frère Jean retinrent leur souffle.
— Ils sont où ? Toi aussi, tu as entendu un bébé pleurer ? s’exclama Morgan.
— Oui, c’est ce que j’ai cru, mais je n’en suis pas sûr, dit Nauriac en bâillant.
Il marchait en raclant les pieds, les yeux ensommeillés.
— De toute façon, nous tenons les parents. Ils nous diront bien où est l’enfant, sinon…
Morgan tapa son poing dans sa paume gauche et l’enfonça très fort dans le creux de sa main. Il ajouta, avec un sourire ironique :
— Nous allons les tuer, les écrabouiller. Décampons, ils ne sont pas ici. Espérons que nous attraperons le nourrisson avant qu’ils le cachent.
— Oui, tu as raison, après, nous pourrons rentrer dormir, râla Nauriac.
— Tu m’énerves, tu ne penses qu’à ton appétit grandissant et ton sommeil quasi permanent, cria Morgan en s’éloignant de l’autre côté de la rue.
Nauriac le suivit nonchalamment.
Père Léon et frère Jean, qui avaient retenu leur respiration autant que possible jusque-là, éclatèrent. Ils avaient eu beaucoup de mal à éviter de respirer pour ne pas être surpris.
Père Léon rompit le silence qui s’était installé :
— Ce n’est pas vrai, ils ont découvert le pot aux roses. Pauvres Robert et Rose, c’est de ma faute. Pourquoi avoir permis ce plan stupide ? Il faut aller les sauver.
Frère Jean l’en empêcha en le retenant par le bras.
— Non… il f… faut que nous me… mettions le pe… petit à l’abr… l’abri. Il f… faut s’en te… te… tenir au pl… plan
Père Léon consentit, les larmes aux yeux :
— Tu as raison, c’est juste un moment de panique. Emmenons le petit à la chapelle, et si ses parents ne viennent pas dans les deux heures qui suivent, nous le confierons à sa grand-mère qui s’occupera de lui en leur absence.
Il ne voulait pas admettre que Robert et sa femme devaient sûrement être éteints ou que cela ne saurait tarder. Il espérait qu’ils pourraient trouver un moyen de s’échapper. Père Léon et frère Jean se regardèrent, compatissants à leur malheur, et reprirent leur chemin en direction de la chapelle.
CHAPITRE 8
Dimanche 13 juin 1993, minuit quarante-cinq
Ils arrivèrent tous les trois à destination. Ils se trouvaient devant le petit portail au bout du sentier. Ils voyaient la chapelle sur les hauteurs, au sommet de la piste recouverte de dalles en pierre.
Père Léon ouvrit le portail qui grinça légèrement. Leurs pas résonnèrent dans la montée, un léger vent caressait leur visage. Alban, toujours blotti dans les bras de frère Jean, observait partout autour de lui. Il avait l’air triste, comme s’il avait compris que ses parents n’étaient plus de ce monde. Encore quelques efforts et ils atteindraient la lourde porte. Personne n’osait parler. Ils avaient un peu froid et hâte d’entrer se réchauffer près du feu. Enfin, ils touchaient au but. Au moment où ils posaient les pieds sur le palier, la lumière en haut du porche s’illumina. Frère Jean leva les yeux, stupéfait.
— Q… qui a all… allumé ?
En effet, cela s’avérait curieux, car c’était une très vieille veilleuse qui ne s’embrasait qu’à l’aide d’une allumette. Père Léon, moins surpris que son assistant, contempla le nourrisson et lui chuchota tendrement, en se penchant vers lui.
— Tu as raison, nous n’y voyons pas grand-chose, je te remercie d’avoir éclairé.
Frère Jean, la bouche grande ouverte, pointa son doigt vers l’enfant. Avant d’avoir pu prononcer un mot, père Léon ajouta à l’oreille de son second, comme un secret :
— Oui, je sais, c’est impressionnant, mais il va falloir nous y habituer.
Frère Jean resta bouche bée, ne croyant toujours pas au miracle auquel il venait d’assister. Il dévisagea l’enfant avec étonnement, pendant que son supérieur déverrouillait le battant avec une grande clé toute rouillée.
— Eh b… ben, p… pas croy… croyable ! s’exclama frère Jean avant de pénétrer dans la demeure.
Une vague de chaleur les enveloppa. Ils ne s’étaient pas rendu compte qu’il faisait si frais dehors, avant de franchir le seuil. Même l’été sur les hauteurs de la ville, il ne faisait pas très chaud, par rapport à la rue où ils se trouvaient, quelques minutes plus tôt. Le froid était plus intense en altitude. Sûrement était-ce dû à la proximité d’un des accès à l’enfer au centre de l’agglomération.
Un homme se tenait agenouillé devant la cheminée. Il était petit et maigre, le crâne dégarni. Il portait une robe marron foncé tenue par une corde. Il avait les oreilles décollées et très grandes. Il ressemblait à Dumbo, le petit éléphant dans le dessin animé. L’individu se retourna en entendant la porte se fermer. Il possédait un long nez crochu et des yeux marron très clair.
— Ah ! C’est vous ! Alors tout s’est bien passé ? lança-t-il d’une voix aiguë.
Remarquant que personne ne lui répondait et que tous baissaient la tête, il ajouta :
— Je vois l’enfant, je le trouve très mignon. Oh ! Qu’il est beau ce bout de chou, s’exclama-t-il en déviant de la conversation. Mais où sont Robert et Rose ? Ils arrivent après ?
Il observa Alban, en attendant qu’ils lui assurent que tout allait bien. Père Léon essaya de s’exprimer sans faire trembler sa voix :
— Non, frère Michel, ça ne s’est pas déroulé comme nous l’aurions voulu. Robert et sa femme ont été capturés par les mages noirs. Ils doivent certainement avoir été tués maintenant.
Frère Michel baissa la tête et s’excusa, avant de fondre en larmes :
— Oh ! Désolé, je l’ignorais. Pauvre petit.
— Tu ne pouvais pas le deviner. Allez, ça va aller, rassura père Léon à frère Michel. Où sont frère Laurent et frère Pierre ? demanda-t-il.
— Frère Laurent se trouve dans la cuisine et frère Pierre dans la cave ; il range, organise et fait l’inventaire des bouteilles de vin pour la fête, mais…
Il se tut, comprenant que la cérémonie n’aurait pas lieu, et se remit à pleurer de plus belle en songeant à ses amis décédés.
— Va me les chercher et si tu possèdes assez de courage pour ça, tu dois leur annoncer la mauvaise nouvelle. Moi, je ne crois pas que j’en aurai la force.
Frère Michel approuva et déguerpit dans le couloir. Père Léon s’effondra sur le divan :
— Donne-moi le bébé, frère Jean. Tu pourrais aller lui préparer un biberon ? Il doit avoir faim.
— D’acc… d’accord, affirma-t-il en empruntant à son tour le même couloir que son collègue.
Frère Michel réapparut quelques minutes plus tard avec frère Laurent et frère Pierre, en larmes derrière lui.
— Oh ! Mon ami, quelle horreur ! s’écria un des deux individus, plutôt enrobé, il s’avança vers père Léon qui sursauta à son entrée dans la pièce.
Frère Laurent, qui venait d’apparaître, arborait des cheveux châtains, la coupe au bol, des yeux noisette, de grosses joues rouges, bien rondes. Son nez ressemblait à une patate. Sa large bouche était recouverte de chocolat. Frère Laurent s’avérait être un excellent cuisinier, mais il était tellement gourmand qu’il mangeait une grande partie de ce qu’il confectionnait. Un bon cuisinier goûte toujours ses plats pour, par la suite, pouvoir les améliorer, invoquait-il pour sa défense.
Il se jeta dans les bras de père Léon qui venait de se lever. Surpris par le poids, il faillit retomber sur le canapé, il mit le bras pour protéger le nouveau-né.
— Allons, allons, un grand gaillard comme toi, pleurer ainsi. Reprends-toi, voyons, nous devons rester calmes et garder notre sang-froid pour l’enfant.
— Oui, tu as raison… Oh ! Le beau bébé, s’écria-t-il, remarquant enfin Alban.
— Faites voir, pleurnicha frère Pierre qui n’avait pas osé s’exprimer jusque-là.
Il arborait des cheveux blonds et frisés avec une coupe au carré, des yeux bleu foncé, des joues creuses, un nez légèrement aplati. Il s’occupait des archives de la chapelle. Il était très organisé et aimait bien le rangement.
Il s’avança d’un air solennel et jeta un rapide coup d’œil au nourrisson.
— C’est vrai qu’il est mignon, affirma-t-il en s’éclaircissant la voix, essayant de ne pas éclater en sanglots.
Père Léon allait s’adresser à frère Pierre quand il fut interrompu par frère Jean qui déboula dans la pièce, sans s’apercevoir de la présence de ses confrères.
— Ç… ça… y… est… père… Lé… Léon. J’ai le bib… biberon.
Tous, sauf père Léon qui savait déjà que frère Jean avait recouvré l’usage de la parole, restèrent abasourdis. Ils fixèrent leur ami qui parut gêné de la situation, car il voulait le leur apprendre autrement et dans d’autres circonstances.
— Oh ! Mais tu parles ! s’étonna frère Laurent.
— Incroyable ! renchérit frère Michel.
— Comment est-ce arrivé ? sollicita frère Pierre.
En guise de réponse, leur camarade pointa du doigt le bébé.
— Je n’y crois pas. Je savais qu’il serait puissant, mais pas à ce point, s’exclama frère Pierre.
Un bruit fracassant interrompit la conversation. Une silhouette noire apparut sur le pas de la porte. Ils ne pouvaient voir son visage, car premièrement, la lumière de la lanterne s’était éteinte avec le vent. Et deuxièmement, la personne était encapuchonnée.
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le royaume de Séraphin – tome 2

Pour les enfants et adolescents à partir de 9 ans
Dans le premier tome, vous avez suivi les aventures de Dimitri, un jeune garçon victime de harcèlement en raison de sa différence. Dans ce nouveau roman, vous allez découvrir Clara, une petite fille malade fascinée par les rennes. Sa maman aimerait l’emmener en Laponie pour Noël, mais en aura-t-elle le temps ?
Au royaume de Séraphin, Clara est déjà très attendue en raison de son superpouvoir spécial, et la fête de Noël se prépare en coulisse. Mais attention, une sombre menace risque de venir tout gâcher. Les adolescents arriveront-ils à rétablir l’ordre et à mener à bien l’opération Kingo qu’ils organisent en secret ?
Site de l’éditeur
. .le royaume de Séraphin – tome 1

Pour les enfants et adolescents à partir de 9 ans
Harcelé depuis sa petite enfance en raison de sa différence, Dimitri, dix ans, décide d’en finir avec la vie en sautant d’un pont. Contre toute attente, il se retrouve alors dans un univers parallèle : le royaume de Séraphin. Regrettant son geste et doté d’un superpouvoir, il va tout tenter pour redonner le sourire à sa maman, dévastée depuis sa disparition. Mais y parviendra-t-il malgré ses troubles ? Meurtri par des années de persécution, arrivera-t-il à prendre confiance en lui et à s’unir aux autres adolescents pour défendre le royaume ?
Abordant les thèmes du harcèlement et de la perte d’un être cher, le royaume de Séraphin est une ode à la vie et une invitation au respect de l’autre dans la différence.
Site de l’éditeur
. .3 Nuits (Extrait)

Le Peintre
L’art imite la vie.
Par son œuvre, l’artiste la célèbre.
Poètes, peintres et autres troubadours de l’art viennent sublimer quelque chose de la nature.
Être artiste, c’est fixer l’unité du vivant sur le support de son choix.
Tout ça, ce ne sont que des poncifs de pseudo-intellectuels analysant une pratique qu’ils ne comprennent pas !
C’est du moins, ce que penserait Thomas P. s’il devait s’exprimer sur la question. Selon lui, l’art tient plus de la mort que du vivant. Peindre a toujours été pour lui le meurtre de son sujet. Un artiste ne s’attarde sur une œuvre, ne la concrétise, que pour lui survivre.
D’autres en feront par la suite une espèce d’éloge funèbre célébrant cette vie figée et annihilée par les poils rêches de ses pinceaux.
On créer afin d’espérer ne pas mourir, avait-il l’habitude de dire. Oui, l’art fait partie de la vie, mais seulement dans son rapport à la mort. Tous ces portraits célèbres qui ornent nos musées ou certaines collections privées ne sont que des clichés de cadavres en devenir. Ils sont pris au piège d’une toile dont ils ne peuvent s’extirper. En peignant la Joconde, Léonard a tué son modèle pour ne laisser à la postérité que l’instantané d’un corps sans vie. Figer une âme sur une toile, c’est lui faire acquérir cette éternité que nous promettent les religions, mais que peut seul attribuer l’art. Peindre c’est rendre immortel, ôter la vie de son sujet, en capturer l’essence. Seuls les morts peuvent devenir éternels. Les vivants, eux, n’ont que la fertilisation de la terre comme horizon. Voilà sa conception de l’art ! Tout peintre qu’il est, il se sait n’être qu’un artisan de mort. Les artistes sont la seule espèce d’homme dont le travail mortuaire est célébré avec autant de vigueur, de passion. Alors qu’ils ne sont rien de plus que des thanatopracteurs sans cadavres.
Toutes ses vues de l’esprit ont fait que Thomas P. s’est toujours refusé à peindre des portraits. Mon Dieu, que la tentation était pourtant grande ! Toutes ces femmes rêvant d’être couchées sur une toile afin de pouvoir dans leurs vieux jours glorifier la beauté qui fut la leur, tous ces hommes avides de pouvoirs et de représentations qui s’imaginaient prenant la pose dans une mise en scène illustrant leur soi-disant domination… On n’imagine pas les sommes que certains sont prêts à dépenser pour combler une faille narcissique.
Mais il a toujours refusé.
Hors de question pour lui de souscrire à la déchéance des autres par pur profit. Il avait assez à faire avec celle qui lui était propre. Thomas P. était donc de ceux qu’on nomme « peintre surréaliste » simplement du fait qu’il ne souhaitait pas baser son art sur ce que lui montraient ses yeux, mais plutôt sur ce qui errait dans le dédale de sa cervelle. On pourrait croire qu’un homme avec une telle considération de l’art, un tel rapport avec la mort, aurait peint exclusivement des sujets macabres, lugubres, mais il n’en est rien. Certes, certaines de ses réalisations transpiraient d’une mélancolie de cimetière, mais elles n’étaient pas dominantes. La plupart de ses œuvres étaient au contraire on ne peut plus lumineuses. Elles évoquaient un idéal inatteignable grâce à des nuances pastel aussi clair qu’un lever de soleil caché derrière un voile de brouillard. Sa série Éther, faite de paysages et de saynète de la vie quotidienne vue au travers d’un prisme qui diluait la réalité, fait partie de ses réalisations les plus reconnues. La seule qui connut un succès fulgurant à chacune des expositions la mettant en scène.
Malheureusement si le nom de Thomas P. est aujourd’hui passé à la postérité, ce n’est pas pour ces œuvres éblouissantes qui réchauffaient le regard de ceux qui les découvraient pour la première fois. Non, son nom est devenu synonyme de folie, d’un artiste qui s’est perdu dans le labyrinthe de ces conceptions artistiques.
Tout bascula l’hiver 1895.
Thomas P. venait juste de quitter une modeste chambre de bonne qu’il avait du mal à payer dans le centre de Leghenthop. Le décès de son père d’une maladie du sang qui l’avait emporté lors d’une nuit fiévreuse lui avait offert une échappatoire. Thomas, fils unique, avait hérité — en plus d’un pécule qu’il ne parviendrait pas à épuiser — du domaine familial situé à 50 kilomètres de la grande ville. Le domaine Vespar (du nom de sa défunte mère) était une énorme bâtisse qui aurait dû accueillir domestiques, femme et enfants, mais qui, dorénavant, se retrouvait habitée par un homme seul.
Son unique volonté était d’avoir un endroit où peindre et un lit où rêver. Un homme pour une quinzaine de pièces. Voilà qui ne manqua pas d’attirer les convoitises. On essaya de lui racheter le domaine, de le marier avec les filles des propriétaires voisins et même, pour flatter son égo, de transformer la résidence en une retraite pour artiste. Mais là encore, il refusa. Pas pour une quelconque raison d’honneur filiale qui voudrait garder vaille que vaille un vestige de sa famille, non, loin de là. Il avait depuis très longtemps quitté le nid familial. Sa mère était morte à sa naissance et son père était un despote qui avait eu un fils juste pour avoir un héritier dont il pourrait disposer à sa guise. Thomas avait pris la fuite à sa dix-septième année lorsque son père engagea un précepteur pour lui apprendre à gérer le domaine et à en faire une exploitation tabatière (« le tabac, c’est l’avenir. D’ici quelques années les gens payeront rubis sur l’ongle pour avoir de quoi fumer » prophétisait son paternel). La nouvelle du décès de son père lui permit uniquement de se dire qu’il se retrouvait avec un logement gratuit. Rien de plus. Si Thomas avait refusé toutes les tentatives pour faire de lui quelqu’un, c’est parce que le domaine lui assurait la tranquillité dont il avait besoin. Personne ne viendrait toutes les semaines le déranger pour quémander un loyer. De plus, éloigné comme il l’était de la ville, les demandeurs de portrait en tout genre, les distractions inutiles, tout cela était mis à distance. Il ne restait que lui et son désir de peindre.
Il avait donc pris ses quartiers dans une des chambres prévues pour les domestiques et avait fait de la chambre de maître son atelier. Ce grand espace plein de boiseries sculptées avec son manteau de cheminée en marbre et ses tentures en soie de Chine était devenu son antre. Les tapisseries étaient parsemées d’éclaboussures de peinture ou découpées par endroit quand il décidait de les utiliser pour donner de la texture à une toile ; les rideaux avaient été arrachés pour favoriser la lumière ; le lit, les meubles avaient été réduits en pièces pour servir de combustibles afin de chauffer cette énorme pièce toujours trop froide à son goût. Thomas ne quittait que très rarement le domaine. Il passait son temps à peindre encore et toujours. Peindre, toujours peindre. On ignore combien de toile il réalisa lors de cette période. On ne peut que tirer des conclusions en fonctions des achats qu’il effectuait en ville afin de se réapprovisionner en toiles, en pigments et en pinceaux. Pourquoi ? Simplement parce que toutes ces productions de l’époque ont connu le même destin que les meubles de la chambre de maître. On pense qu’il cherchait à réaliser une œuvre toute particulière et qu’il s’échina à y parvenir en essayant encore et toujours d’arriver à concrétiser sa vision, mais chaque réalisation n’était qu’un aveu d’échec et finissait dans les cendres. Quel était son sujet de l’époque ? Nul ne le sait.
Lors d’une de ces journées où il partait en quête de matériel dans la grande ville, il décida de s’accorder une « distraction ». Après avoir écumé quincaillerie, menuiserie, et droguerie, il fit une halte à l’Auberge Rouge. Le genre d’établissement qui offre à l’homme la possibilité de sombrer dans l’ivresse moyennant quelques menues monnaies, mais aussi, s’il le souhaite de profiter des plaisirs de la chair. Voir des deux. À condition toutefois que le premier vice ne vienne pas ternir le second. Pas de coup tordu avec les filles où vous pouviez être sûr d’être évacué avec force de l’établissement et que vous y laisserez plus que votre argent. Ce n’était pas parce que l’auberge offrait du vice qu’il fallait pour autant se montrer discourtois avec celles qui faisaient le sacrifice de leur corps pour vous satisfaire. Voilà le credo qu’imposait Marthe, femme grosse et laide responsable de l’endroit. Si Thomas avait cherché à fuir Leghenthop, c’était aussi, admettait-il à contrecœur, parce qu’il avait de plus en plus de mal à ne pas se laisser distraire par les plaisirs que lui promettait Dionysos. La volupté que lui offrait l’alcool avait pour effet de le rendre plus créatif. Pas plus doué — l’alcool ne fait pas ce genre d’effet — mais cela faisait tomber plus promptement certaines barrières qui en temps normal demandait du temps pour céder. On réfléchissait moins. En tout cas, lui réfléchissait moins et se mettait alors à peindre d’instinct, se laissant guider par ce qui voulait émerger de la toile plutôt que par sa volonté d’artiste. Mais c’était un vice dans lequel il semblait se perdre de plus en plus. L’alcool, qui au début n’était qu’un autre outil qu’il utilisait, commençait petit à petit à devenir une fin en soi. Et ça, c’était hors de question. S’il devait pour cela s’en priver et se rendre la tâche plus ardue, tant pis. Mais ce soir, ses jambes lourdes d’avoir déambuler dans les ruelles crasseuses et enfumées de la ville, avaient fait naitre en lui l’envie d’un verre.
« Un verre et un seul », s’était-il promis en poussant la porte de l’auberge.
Il l’avait savouré seul, dans le coin le plus reculé encore libre, regardant un vieil homme à la voix rauque jouer un morceau entrainant sur un antique piano qui aurait demandé à être accordé. Au-dessus de celui-ci, sur le balcon, un quatuor de femmes discutait entre elles. Leurs corsets serrés au point de rendre la respiration difficile pour mettre en valeur une poitrine plus opulente qu’elle ne l’était en réalité, ne laissaient aucun doute sur leur rôle dans l’établissement. L’homme cherchait à attirer leur attention, et pensait qu’un chant lubrique vantant « leur humide caverne où il fait bon vivre » allait lui permettre d’atteindre son but. Mais en dépit de sa voix assez mélodieuse, c’est surtout la bourse qu’il portait à la ceinture qui incita Marthe à envoyer une des filles à sa rencontre. Elle se contenta de leur jeter un regard que personne d’autre ne sembla percevoir. Les femmes échangèrent quelques mots et négocièrent entre elles. La scène avait quelque chose d’hypnotisant pour Thomas. Il s’éblouissait du fait que personne ne s’apercevait que tout cela n’était que tractation et initiative commerciale. Le fait que cet homme finisse par croire que son idée avait fait mouche, qu’il avait réussi à attirer une femme grâce à son « charme » plutôt que de simplement lui proposer une passe, voilà qui tenait du génie. Il est toujours bon de flatter l’égo de l’homme pour alléger sa bourse. Voilà ce que Marthe avait enseigné à ses filles. Et voilà aussi pourquoi elle tenait à ce qu’on les respecte. Elles ne traitaient pas les clients comme de vulgaires michetons, ne les attiraient pas — comme ces « putes des rues » — vers le premier coin isolé pour lui faire cracher sa semence entre des cuisses sales et bien souvent pleines de morpions. Il fallait donc que le respect soit réciproque.
Au bout de quelques secondes, une des travailleuses se détacha du groupe suspendu au balcon. Elle réajusta son corset, en déboutonna un bouton et lissa de ses mains ses longs cheveux auburn. De sa table, Thomas l’observait. Bien qu’étant de dos pour lui, elle semblait séduisante. La robe dans laquelle elle était drapée ne laissait pas entrevoir les formes de son corps, mais toute sa gestuelle respirait la sensualité. Ses mouvements étaient lents, décomposés et exécutés avec la grâce d’un félin. Elle possédait une maîtrise parfaite de son anatomie et des relations qui liaient les différentes parties de son corps. Un ballet à elle seule, pensa Thomas, qui ne put s’empêcher de jalouser le destin réservé au chanteur lubrique. Tandis qu’elle se retournait enfin, révélant un visage à la beauté lunaire, ses traits se gravèrent dans l’esprit de Thomas. Comme si un habile chirurgien traçait de son scalpel sa silhouette sur sa rétine. Il eut l’impression de la voir se mouvoir au ralenti, telle Séléné rejoignant la couche de l’horizon. Sa chevelure volcanique enveloppait un visage pâle et lisse comme le marbre de Thassos[1] serti par deux petites prunelles d’yeux qu’on aurait crus taillés dans de la tourmaline. Un visage qui dégageait quelque chose de surnaturel. Rien sur Terre ne pouvait en être à l’origine, et encore moins un acte aussi simple et barbare que celui d’un homme pénétrant la « caverne humide » d’une femme. Elle devait être de nature divine ou diabolique, mais certainement pas d’ascendance humaine. Il y avait chez celle qui offrait ses charmes dans une auberge pour soulards et mâles en manque d’amour, l’essence de ce que recherche tout portraitiste. Un défi, une beauté qui ne semble pas devoir exister, impossibles à reproduire par de simples artifices, impossibles à sacrifier sur une toile. Une vision capable de vous emmener dans les abysses de la folie. Ses pieds, engoncés dans des sandales souillées de crasse et de bière, donnaient l’impression de survoler les marches plutôt que d’y prendre réellement appuie. Les yeux rivés sur le musicien d’opérette, elle détourna (à peine l’espace d’une seconde) son regard, et croisa celui de l’observateur silencieux qui la contemplait. Fantasme ou réalité, toujours est-il que Thomas fut convaincu d’entrevoir un sourire naitre sur ce masque de marbre. Et c’était tout ce qu’il lui fallait. Du haut de ces trente années, Thomas n’avait jamais eu l’occasion — ou plutôt le courage — de succomber au plaisir charnel. Une étrange peur d’être méjugé sur sa condition d’homme de par son inexpérience finissait toujours par étouffer son désir dans l’œuf ou dans un bout de tissu souillé de semence. Un sourire et il en tomba donc éperdument amoureux. Nul besoin davantage. Il suffisait qu’une femme lui témoigne la moindre considération pour que son cœur vacille et se mette à chanter des cantiques à son adresse. Les âmes les plus poétiques sont parfois celles à qui Amour fait défaut.
La réalité étant bien souvent dénuée du lyrisme dont l’homme la pare dans sa prose, sa bien-aimée se retrouva un battement de cœur plus tard sur les genoux rachitiques du vieillard derrière le piano. Il assiégeait son corset de ses doigts jaunis par le tabac pour libérer sa poitrine de son entrave. Au bout de quelques minutes d’acharnement, il exposa triomphalement son tribut aux yeux de tous. Dans un rire sonore et gras venu des fosses infernales, il plongea sa tête entre les seins impudiquement mis au jour.
Thomas, rendu fiévreux par ce spectacle, ressentit alors une douleur aiguë. Ce n’est qu’en baissant son regard vers le verre qu’il tenait, qu’il s’aperçut que celui-ci avait été réduit en de tranchants éclats figés dans la paume de sa main. Sur la table, de lourdes gouttes de sang venaient se mêler à l’alcool ambré, créant le motif d’une aube macabre. Il esquissa une grimace de douleur et d’une main tremblante, retira un gros éclat enfoncé entre son pouce et son index. La plaie était nette, profonde, exhibant une couche de chair qui n’est jamais censée paraître. La sensation de froid qui se répandait dans ses doigts avait quelque chose d’envoutant…
— Bah alors, mon beau ! Qu’est-ce que tu nous as fait là ? C’est pas comme ça qu’on est censé se servir d’un verre. Fais voir ta mimine à
Thomas n’avait pas vu la grosse femme arrivée. Avant qu’il ait le temps de dire quoi que ce soit, elle enveloppa sa main dans un mouchoir dont il préférait ignorer l’origine des taches.
— Qu’est-ce qui t’a mis dans cet état, mon mignon ?
« Je… », commença Thomas.
— Si tu te sens seul, je peux t’envoyer une fille. Elle prendra soin de toi et de ta petite main blessée. Mes filles sont capables de tout guérir.
Thomas leva les yeux de sa main et croisa ceux de Marthe. Il y avait quelque chose de lubrique, de sale dans son regard. Marthe sembla se figer quelques secondes avec cette grimace sur le visage. Puis, un petit sourire commença à naitre sur ses lèvres. Il vint atténuer cette impression et redonna à la tenancière un visage plus amical, plus vendeur. Comme si ses traits s’adaptaient à son interlocuteur. Un gloussement venant de l’endroit où le piano s’était dorénavant tût, sorti Thomas de son observation. La rousse angélique tirait le satyre vieillissant de son tabouret en le soutenant d’un bras. Cette vision éveilla en lui une émotion qu’il ne comprit pas et, aussi brusque qu’un éclair par une nuit orageuse, il dégagea sa main de celle de Marthe, saisi le matériel qu’il avait acheté, et sans un mot sorti de l’auberge comme si le diable était à ses trousses.
Dehors, la nuit avait recouvert le monde. Il pleuvait à verse et en quelques secondes Thomas sentit la morsure du froid traverser ses vêtements et envelopper sa peau. Il se hâta dans le fiacre le plus proche sans même se soucier de savoir si celui-ci était libre ou non. Fort heureusement pour lui, personne ne le fouetta de ses gants ou de sa canne en l’exhortant à déguerpir.
« Au domaine Vespar », hurla-t-il au cocher. Le cuir des rênes claqua dans l’air et le cortège se mit en marche. La clameur de la ville céda rapidement le pas à la tranquillité de la petite route de terre conduisant au domaine. Derrière les fenêtres du fiacre, Thomas voyait la Lune briller dans un ciel dénué de nuages. Son image seulement entrecoupée par la silhouette des arbres, la masquant telles des ombres chinoises à mesure que la calèche s’enfonçait dans le bois. Bercé par les soubresauts irréguliers, l’esprit de Thomas se dilata. Un semblant de calme après l’orage envahit son être. Même la froide douleur de sa plaie s’atténua. Ce retour de la sérénité rendit ses paupières lourdes. Thomas cala son dos dans le cuir rembourré du siège et ferma les yeux. Lui qui avait espéré pouvoir se détendre en prenant un verre à l’auberge. Encore un projet que tu n’as pas su mener à terme, pensa-t-il. Sans qu’il le désire, l’image de cette femme à la chevelure incandescente surgit dans son esprit et…
— Nous sommes arrivés, Monsieur !
La voix, haut perchée, le fit sursauter et il se ressaisit aussitôt.
Le cocher, remercié et payé, les sabots qui tiraient le fiacre s’éloignèrent de lui en martelant les graviers de l’allée qui menait au domaine. Il resta seul devant l’énorme bâtisse qui dorénavant lui appartenait.
La Demeure Vespar.
Un monstre de pierre doté d’une multitude d’yeux inquisiteurs qui semblaient aussi anciens que la Lune dont ils reflétaient l’éclat. Un lieu à même d’exciter les écrivains romantiques anglais. Ils auraient imaginé celui-ci entouré d’un brouillard surnaturel que rien n’est capable de chasser. Un labyrinthe de pièces vides où la seule âme en vie finirait par se perdre, rejoignant ainsi les reflets éthérés de mémoire qui errent au rythme de l’antique horloge suspendue à l’entrée. La demeure aurait sa propre humeur, sa propre météo. Un vent glacial surgissant sans raison apparente au détour d’un couloir ; des portes se fermant avec violence, comme si Eurus[2] lui-même déferlait en ces murs… Et, par une nuit comme celle-ci, le propriétaire des lieux serait pris d’une fièvre lui faisant entendre pas, échos et murmures là où seul le silence devrait régner. Il prierait en psalmodiant d’anciens cantiques afin de survivre à la nuit, suppliant que les rayons du soleil viennent chasser la folie qui le guette. Quand enfin l’astre du jour viendrait, il apporterait la délivrance. Du moins pour un temps. Chaque nuit de ce genre, l’âme de notre cher locataire s’effriterait davantage. Peu à peu, sa raison deviendrait aussi intangible que les créatures convoquées par son imagination lors de ces veillées mortifères.
Mais non, rien de tout cela.
Ce n’est qu’une bâtisse vide, silencieuse, triste comme le sont les choses inanimées. Un lieu que même les âmes errantes semblent éviter. Son refuge à lui. Peut-être pas le lieu le plus adéquat pour vivre, mais aucun n’est plus propice pour peindre. Et c’est tout ce qui importe se dit Thomas en montant les quelques marches qui le séparent de la porte d’entrée.
Comme bien des soirs, il n’est pas d’humeur à présider une tablée de 18 places vides pour diner. La faim modeste, il se contente d’attraper un fruit en cuisine. Il se rend alors compte que sa main est toujours emmitouflée dans le mouchoir sale de Marthe. Il le retire. Le sang a noirci en son centre avant de se diffuser en un rouge de plus en plus clair. Un soleil en négatif, un trou noir qui suce la vie, pense-t-il. Serrant la main, il ressent une petite douleur qui le fait grimacer.
« Vas-tu m’empêcher de peindre ? », demande Thomas à sa plaie.
Son estomac est relégué au second plan et il repose la pomme qu’il vient de saisir. En cette nuit qui a démarré sous d’aussi mauvais auspices, il veut avoir une réponse. Savoir s’il a une raison de plus de se maudire, lui et ses lubies qui le détournent de son travail. Ses pas, bien que légers, résonnent dans la bâtisse silencieuse comme le tonnerre un soir de tempête. Son atelier est plongé dans l’obscurité, mais il parvient tout de même à discerner les contours du chevalet. Après avoir allumé quelques bougies afin d’y voir plus clair, il reste prostré devant ce dernier. Il ferme les yeux pour convoquer une image à reproduire. L’obscurité fait aussitôt rejaillir le souvenir de cette chevelure incandescente.
— Non, hors de question
Thomas chasse cette vision. Dans une vaine tentative pour orienter son imaginaire, il repense à son sang se mêlant à l’alcool pour créer un motif aussi vaporeux qu’énigmatique. Mais instantanément, l’image du mouchoir taché de sang surgit. Le soleil noir s’inscrit dans son esprit. Et avant qu’il s’en rende compte, celui-ci associe l’astre sombre à deux petits joyaux enténébrés. Ses yeux…
Soudain, elle est là.
Entière dans son absence. Drapée dans des guenilles injurieuses pour la beauté qu’elles enveloppent.
L’image avait saisi l’instant parfait : quand elle avait tourné son regard vers lui ; juste avant que ne naisse un sourire…
Devait-il faire fi de toutes ses considérations artistiques et exorciser ces traits qui le hantent sur sa toile ? Suffisait-il d’une femme entrevue pour qu’il remette en cause ce qui le définissait en tant qu’artiste ?
Non, il n’était pas prêt à faire une telle concession.
« Maudit sois-tu », lâcha-t-il pour lui-même devant la toile vierge qui lui faisait face.
Cette blancheur excita ses nerfs plus qu’elle n’aurait dû le faire et Thomas la frappa du plat de sa main meurtrie. Une tache projetée de sang vint souiller le vide, témoignage vivant d’un artiste frustré. Tandis qu’il quitte la pièce sans prendre la peine de souffler les bougies, de fines rigoles de sang chutent de la tâche principale. Les sillons rougeoyants figurent une multitude de larmes. Enfin, pas tout à fait… Celles-ci sont soumises à l’apesanteur. Elles ne font que couler. Elles n’ont pas vocation à refluer. Et pourtant, c’est ce que font certaines d’entre elles sur la toile.
Ainsi commença la longue et ultime nuit de Thomas.
Sa tentative avortée de produire quelque chose ne lui laissa qu’une seule alternative concevable : aller se coucher et attendre de demain de meilleures dispositions. Les nuits ont toujours été pour lui uniquement le vecteur le conduisant à un autre jour. Une espèce de voyage dans le temps, d’ellipse lui permettant d’avancer vers un moment plus fécond pour son travail. Son lieu de sommeil était sommaire. Il ne servait qu’à fuir le temps, inutile donc de faire dans la surenchère. Ce fut d’ailleurs une des raisons qui le poussa à s’installer dans une ancienne « chambre » de domestique. Le terme de « cellule » (à l’instar de celle de certains moines) aurait été plus adéquat vu le dépouillement de celle-ci. Si quelque visiteur venait à pénétrer ici, il ne pourrait se douter que la pièce est occupée tant celle-ci est figée. Le seul meuble de la pièce — une modeste commode — est recouvert d’une épaisse couche de poussière. Dans l’angle du mur sud-est, une tisseuse a jugé bon d’établir ses quartiers. Le vieux sommier craque lorsque Thomas s’allonge et le bruit se répercute sur les murs de l’étroite pièce avant de s’avouer vaincu par le silence qui pèse en ces lieux. Un silence que semble chérir le nouveau propriétaire. Mais en tendant l’oreille, Thomas entend comme un léger bourdonnement. Le son est on ne peut plus faible. À tel point qu’il doute un moment que ce soit autre chose que son ouïe qui lui joue un tour. Il décide de ne pas en faire cas. Un souffle sur la bougie plonge la pièce dans les ténèbres. Thomas ferme les yeux en attendant que le sommeil vienne le happer. Dans l’obscurité, le son perdure et semble presque plus sonore. De longues minutes, il espère l’arrivée du silence. En vain. Sa volonté ne parvenant pas à ignorer ce bruit parasite, sa main tâtonne dans le noir à la recherche des allumettes posées sur la chaise qui lui sert de chevet. Sa main bute contre un angle et sa plaie vient se rappeler à lui. Il grogne dans le noir avant de finir par trouver ce qu’il cherche. Thomas gratte une allumette et la pièce s’enflamme. Rien. Aucune âme damnée ne gratte les murs, aucune branche difforme ne frotte la fenêtre pour demander refuge.
Il y a pourtant quelque chose ici, se dit-il.
Thomas se concentre sur le bruit et lorsqu’il pense en avoir repéré la source, tend l’allumette sur le point de s’éteindre dans sa direction. Trop tard, lui dit une brulure au niveau de ses doigts tandis que la pièce replonge dans la nuit. Une autre allumette et cette fois, il voit celle qui est venue lui tenir compagnie pour la nuit. Dans la toile — presque invisible tant les fils de soie la composant sont fins —, une mouche grasse bat frénétiquement des ailes. Réflexe de survie aussi vain que désespéré. Son seul espoir serait de parvenir à s’arracher les membres pour se défaire de ce piège à la géométrie mortelle. Elle n’y parviendra pas, mais ne se résignera pas pour autant. Thomas ne la voit pas, mais il sait que la sournoise prédatrice va bientôt venir planter ses crocs venimeux dans ce gesticulant repas. Comme lui, elle a été tirée de son repos et son nocturne visiteur va faire les frais de son inopinée venue. Tandis que celui-ci commencera alors lentement à se liquéfier, les gesticulations inutiles cesseront. Les muscles devenant soupe sous l’effet des sucs gastriques de la chasseresse. Thomas, dans une pensée insidieuse qui ne le quittera plus pendant de longues heures, se demande : Et toi, dans quelle toile es-tu pris au piège ? Il réalise le double sens du mot lorsque la flamme commence à faiblir et que l’allumette meurt entre ses doigts.
De ce moment jusqu’aux premières lueurs du jour, il ne fit qu’une seule et unique chose. Fermer les yeux puis finir par les réouvrir en soupirant. Fermer, ouvrir, fermer, ouvrir, fermer, ouvrir, fermer…
D’intrusifs rayons finissent par percer les fenêtres et leurs léchures chaudes et non consenties auront raison de sa tentative de repos. Il finit par s’extirper de ses draps, les maudissant de ne lui avoir apporté aucun réconfort, aucune échappatoire. Car c’est bien cela qu’il recherchait. Une issue à cette hantise qui est en train de l’envahir. Il passe devant son atelier sans y prêter la moindre attention. Il sait d’avance qu’il n’y mettra pas les pieds. Il s’y refuse. Thomas a beau accuser le coup d’une nuit sans sommeil, il n’est pas encore prêt à se résigner. Il sent pourtant qu’une autre volonté que la sienne cherche à s’exprimer au travers de sa main, voulant à tout prix réaliser un portrait que lui se refuse à faire. Thomas passe la journée en automate. Aucune volonté dans ses actions, juste une routine qui s’exprime et le guide. D’un pas pesant, il descend les marches le conduisant à l’étage inférieur. Le bois craque sous son poids et le bruit résonne sur les murs avant de venir heurter sa boite crânienne. Une douleur lancinante grandit derrière ses yeux et la luminosité du salon n’arrange pas la chose. D’un geste maladroit, Thomas tente de tirer les lourds rideaux. Il doit s’y reprendre à quatre fois avant de parvenir à plonger la pièce dans une obscurité plus supportable. Il passe en revue les différents courriers posés sur la grande table en chêne du salon. De sempiternelles invitations à des soirées mondaines, des lettres se voulant une tentative de séduction de la part de femmes ou de pères ayant entendu parler de cet homme vivant seul dans une demeure faite pour accueillir femme et enfants… Ironique, comment ceux qui cherchent à se couper du monde finissent invariablement par devenir un centre de gravité. Il ne fait pourtant aucun effort pour paraître intéressé ni même intéressant. Un instant il se demande ce qui fait de lui un trophée à posséder. Est-ce le nom de son père et la valeur marchande qui en découle ? Voit-on en lui une chose brisée attendant d’être réparée ? Ou est-ce son art qu’on aime et envie à travers lui ? Peu importe, finit-il par penser. Et de la même façon qu’il préfère ne pas se répondre, il ne répondra pas à ces courriers. Son silence, voilà la seule chose qu’il est prêt à offrir. L’imposante horloge vient mettre un terme à sa tâche et il réalise avec stupeur qu’elle sonne 16 h.
Comment est-ce possible ? Suis-je sorti beaucoup plus tard que je le pensais de ce maudit lit ? Où est donc passée ma matinée ?
Sa stupéfaction ne dure pas longtemps et il apprécie finalement cette fissure dans laquelle le temps s’est échappé. Le poids des heures disparues vient augmenter la sensation de fatigue qui ne l’a pas quitté depuis la veille. Résigné et surtout plein d’espoir, il remonte avec difficultés l’escalier. La tâche lui semble beaucoup plus difficile qu’elle ne devrait l’être. Chacun de ses pas nécessite un effort qu’il a du mal à fournir. Les planches de bois elles-mêmes restent silencieuses, comme si elle contemplait une réalisation humaine d’exception. Ou peut-être, sa respiration hachée couvre-t-elle le grincement des marches… Tel un mortel parvenu au sommet de l’Olympe, il se retourne une fois arrivé en haut.
Jamais plus je ne pourrais accomplir une telle chose, pense-t-il sans comprendre pourquoi.
Il se cramponne à la rambarde, prends le temps de reprendre son souffle. Deux, trois minutes passent et les grandes goulées happant l’air cèdent la place à une respiration plus calme.
— Quelques pas jusqu’à la chambre et tu pourras enfin dormir.
Thomas s’élance et ragaillardit par la perspective du sommeil qui l’attend, il presse le pas. Il se force à ne pas diminuer le rythme quand, derrière lui, aux pieds des marches cyclopéennes qu’il vient de gravir, l’horloge sonne 18 h. Cette vieille chose a fini, elle aussi, par perdre la notion du temps. En passant devant son atelier, il y risque un œil, mais les ténèbres ont déjà englouti la pièce et rien ne s’offre à son regard. Pas même la blancheur immaculée de la toile en attente. Rien ne résiste à la nuit, pense-t-il en arrivant dans sa chambre. Il tâtonne comme un aveugle dans la pièce obscure, se refusant à prendre la peine de chercher bougies et allumettes. Son pied droit vient buter contre quelque chose et d’une main mal assurée, Thomas palpe les ténèbres. Aussitôt que ses doigts établissent le contact, il comprend que c’est son lit qui lui fait face et comme une marionnette dont on coupe les fils, tout son corps tombe en avant pour venir s’écraser dans ses draps.
Ai-je été un jour plus fatigué que cette nuit ?
Il connaît la réponse, mais l’énoncer ne ferait que renforcer l’incompréhension qui s’insinue en lui. Alors, il ferme les yeux. Il la voit, en haut de marches qui semblent se démultiplier. Trésor inatteignable. Feu sacré que même Prométhée n’aurait osé subtiliser. Beauté enveloppée de guenilles. Souillon angélique. Muse attendant son art.
— Non !
Thomas hurle le mot à la face de l’obscurité en ouvrant les yeux.
— Ne peux-tu pas me laisser en paix ? Ne peux-tu pas me laisser dormir ?
Rien ni personne ne lui répond. Tu es seul, sombre idiot ! Seul avec tes pensées. Aucune échappatoire !
Cette idée le terrifie. Comment échapper à soi-même ? Il se redresse et dans la pièce sombre et silencieuse se maudit d’avoir proscrit l’alcool de cette maison. Oui, c’est un vice dans lequel il aimait se vautrer avec allégresse, mais c’est aussi un emplâtre qui parfois permet de croire, l’espace d’un instant, que certains problèmes se résolvent d’eux-mêmes. Thomas reste de longues minutes assis, les jambes pendantes à l’extérieur de son lit. Se rallonger ou se résigner à devoir encore survivre à cette nuit ? Il n’arrive pas à trouver de réponse. Des minutes ou des heures passent tandis qu’il scrute d’un regard vide un invisible devant lui.
C’est alors qu’il l’entend. Il y a quelqu’un dans la maison.
Un gloussement rauque monte et roule timidement depuis le salon. Le sang de Thomas ne se glace pas. Au contraire, il se met à circuler plus vite et soudain la fatigue n’est plus. Ne reste que l’appréhension et l’excitation du danger. Il se lève d’un bond en prenant soin de ne pas faire le moindre bruit. Sur le seuil de sa chambre, il s’arrête et tend l’oreille.
Je connais ce bruit se dit-il, sans parvenir pour autant à resituer d’où celui-ci lui est familier.
Il avance vers l’escalier et le son se fait plus distinct. Thomas regarde les marches et comme si cela pouvait avoir un quelconque effet, leur impose de ne pas émettre le moindre son. Avec une extrême lenteur, il effleure de la plante du pied la première marche. Il inspire et retenant l’air dans ses poumons, pose le pied et tout son poids sur la marche qui ne manque pas de se faire entendre. Le grincement interrompt cette espèce de croassement qui venait du salon. Thomas attend, immobile, mais plus aucun son ne résonne dans la bâtisse. Dans un réflexe dont il ignore l’origine, il dévale à toute vitesse les marches. Il en manque une et se rattrape de justesse à la rambarde. Le rire se fait alors à nouveau entendre. Il est puissant, gras et sonore. Il ne semble plus venir uniquement du salon, mais de tout autour de Thomas. L’image d’un piano jailli et l’association se fait enfin dans son esprit.
— C’est ce vieux débris de l’auberge ! Ce salopard est venu me narguer jusque chez moi.
Furieux, il descend les marches deux par deux et se précipite dans le salon
« Sortez de chez moi ! » hurle-t-il, les poings serrés prêts à s’abattre sur la face ridée de son visiteur. La pièce est vide, plus rien n’y résonne si ce n’est le tic-tac lancinant de l’horloge. Toujours alerte, Thomas s’avance vers la cheminée centrale et saisit le tisonnier. Il le serre à s’en faire blanchir les phalanges.
— Je te trouverais où que tu sois !
Thomas fait minutieusement le tour de chacune des pièces du rez-de-chaussée avant de se rendre à l’évidence. Il n’y a personne d’autre que lui ici. Si jamais visiteur il y eut, celui-ci a depuis pris congé des lieux.
Ton manque de sommeil te joue peut-être des tours ? Il faudrait peut-être l’envisager, non ? Non. Je suis sûr de ce que j’ai entendu. Ce rire moqueur… C’était forcément lui qui me narguait. Te narguer ? Mais de quoi ?
« De l’avoir possédé », lâche-t-il à voix haute.
Donc, c’est ça que tu veux. L’avoir ? Te plonger toi aussi dans son accueillante poitrine ?
— Non, je veux juste la peindre.
Nous y voilà ! Enfin, tu le reconnais.
— C’est hors de question. Je ne le ferais pas. Inutile de chercher à m’influencer.
À qui adresses-tu ces mots ?
— Mon dieu… Faut que je dorme. Je suis en train de…
Thomas ne finit pas sa phrase. Il faut juste qu’il puisse dormir. S’il y parvient, tout rentrera dans l’ordre. Une bonne nuit de sommeil et sa vie reprendra son cours normal. Loin de cette idée contre nature de portrait, loin d’elle et du fantôme qui erre dans son esprit.
Ce n’est que lorsqu’il arrive à sa chambre qu’il réalise qu’il tient encore le tisonnier. Il le pose contre son chevet. À portée de main, juste au cas où. Il se décide à éclairer la pièce pour vérifier que celle-ci est déserte. Il craque une allumette et allume une bougie. Il la promène sur toute la circonférence de la pièce. Le tour complet, il n’arrive pas à savoir s’il doit se réjouir ou non. L’absence d’une présence en ces murs signifie que la folie le guette. Qu’elle s’empare peu à peu de lui. Son esprit, confus, aurait presque souhaité que la flamme vienne illuminer le visage en parchemin du vieux soulard, tapi dans un coin de la chambre, grimaçant d’un sourire sardonique. Mais non, rien. La tension qui l’avait envahi le quitte et un bâillement venu du plus profond de son corps lui déforme le visage. Il étire son bras pour attraper la couverture et ressent une douleur sourde. Tout son corps est en proie à l’ankylose. Alors qu’il tente de caler son crâne dans un oreiller qui lui paraît bien trop dur, l’horloge sonne 18 h.
Quelle est donc cette folie, se demande-t-il en soufflant la bougie
— Si tu te sens seul, je peux t’envoyer une fille.
Thomas réouvre les yeux. A-t-il vraiment entendu les mots ou les a-t-il seulement imaginés ? Dans la mer d’encre qu’est sa chambrée, il reste un instant immobile. Il ne bouge pas d’un cil, cesse de respirer et concentre son ouïe sur le silence. La main prête à saisir le tisonnier au moindre son étranger…
D’un seul coup, il sursaute comme un diable hors de sa boite quand le carillon de l’horloge résonne à nouveau, marquant une heure qui est pourtant déjà passée.
— Ça suffit !
Thomas attrape le tisonnier.
Il connaît sa cible et cette fois, elle ne lui échappera pas. Dos à la porte d’entrée, il fait face à son adversaire. Elle se croit certainement hors d’atteinte, perchée dans sa tour d’ivoire à nous imposer sa marche immuable. Détrompe-toi, pense Thomas en lui lançant son arme de fortune au visage. Il manque sa cible de peu et le tisonnier rebondit sur le sol. Un nouvel essai, qui ce coup-ci fait mouche. L’adversaire chute et vient s’écraser avec fracas contre le sol. Son intégrité ne semble pas avoir subi de dégâts et la machinerie infernale continue sa rythmique. Ramassant le tisonnier, Thomas lève le bras au-dessus de sa tête et s’apprête à frapper avec fureur. Soudain, son visage à elle apparaît et son bras se fige. L’image se brouille, se déforme pour revêtir les traits du vieillard salace. Il croit, l’espace d’un instant, entendre son rire démoniaque, mais avant d’en être sûr, il abat violemment le tisonnier. Le bois vole en éclats et ce qui figure le crâne de la chose s’ouvre, laissant apparaître un cerveau fait de rouages, de courroies et de pistons métalliques. Une roue crantée tourne dans le vide, bien décidée à ne pas s’avouer vaincue. Pris de rage, Thomas frappe encore et encore l’antique horloge, répandant ses organes qui rebondissent sur le sol dans un ultime cri métallique.
Malgré la douleur qu’il ressent dans ses muscles, Thomas continue de faire pleuvoir les coups. Même quand il ne reste plus rien de l’objet et que le tisonnier bute contre le parquet, y laissant de profondes cicatrices.
Haletant, les muscles en feu, Thomas admire son œuvre. Il a vaincu le temps, l’a réduit à néant.
Le silence n’est plus troublé que par la pluie battante qui frappe les fenêtres. La nuit a retrouvé son calme. Plus aucun carillon funeste ne viendra le troubler alors qu’il tente de trouver le repos, de retrouver sa vie. La satisfaction du meurtre accompli fait naitre un mince sourire sur ses lèvres. Un sourire mauvais, plein de violence. Mais pour le moment, sa rage est repue.
Thomas lâche le tisonnier, et sans même un regard de pitié pour ce qu’il vient de détruire, il s’avance vers l’escalier. Il va pouvoir enfin dormir. Il le sent. Dormir et ensuite il faudrait qu’il pense à se nourrir. Depuis quand n’a-t-il pas pris le temps de manger ? Deux jours ? Trois ? Il n’arrive pas à savoir, mais la douleur creuse qu’il ressent à l’estomac laisse entendre que cela fait bien trop longtemps. Il va y remédier. Mais d’abord, dormir. Aussi longtemps qu’il le pourra.
Thomas monte lentement les marches. Son coup de folie meurtrière lui a ôté le peu de force qu’il lui restait. Peu importe, il le fallait. En haut des marches, il perçoit un halo de lumière venant de sa chambre ou peut-être de son atelier. Aurais-je oublié d’éteindre une bougie ? Il ne peut plus se fier à sa mémoire. Son cerveau en proie à la fatigue ne fait plus cas de la logique et ses souvenirs, ses pensées sont aussi déconstruits que le cadavre de l’horloge au rez-de-chaussée. Il ne cherche donc aucune logique au fait que quand il parvient à l’étage, il réalise que c’est la lumière du jour qui jaillit des pièces entrouvertes. Il aura suffi d’une montée d’escalier pour que l’astre lunaire cède la place au soleil. Ses pas traînent sur le sol en le conduisant à sa chambre. Lorsqu’il passe le seuil, un bruit venant des profondeurs de l’entrée en contrebas se fait entendre.
Tic-tac, tic-tac, tic-tac…
— Je suis en train de devenir fou.
C’est un simple constat. Ses mots ne suscitent aucune réaction, aucun sentiment. Thomas continue d’avancer vers son lit. Le repos, enfin…
Et l’horloge sonne 18 h.
Avant qu’il puisse anticiper la chute, ses genoux cèdent et Thomas s’écroule sur le sol. Un spasme de désespoir remonte le long de sa gorge, et les larmes envahissent ses yeux. La tête dans les mains, il s’adosse contre le sommier du lit. À défaut de dormir, peut-être pourrais-tu mourir ? Quel meilleur repos que celui de la tombe ? Il réfléchit un instant à la proposition, pense à la façon dont il pourrait la mettre en œuvre. L’image de son corps suspendu par une corde là où trône l’horloge passe devant son regard brouillé par les larmes. Puis une autre vision passe et se fige. Il passe une main devant ses yeux. Ça ne peut pas être vrai. Pourtant, la vision ne bouge pas. Statique et implacable, elle lui fait face. Sa chevelure auburn semble flottée dans l’encadrement de la porte. Son corps nu irradie la pièce alors que de lèvres qui ne se meuvent pas, elle dit : Peins-moi ! Viens à moi !
Ignorant la façon dont il y est parvenu, Thomas se retrouve devant l’Auberge Rouge. Un fiacre s’éloigne alors que la pluie martèle son crâne. À travers la porte de l’établissement, des rires et des cris de joie lui parviennent. Comment peuvent-ils rire ? Est-ce de moi ?
Avec violence, il pousse la porte et pénètre dans l’auberge. Personne n’arrête de vivre à son entrée, aucun regard ne se tourne vers lui. Il est aussi invisible que le vent qui s’engouffre par la porte ouverte. Tu n’es même pas assez important pour être l’objet de railleries, pense-t-il à contrecœur. Il embrasse la pièce d’un regard à la recherche de celle qui a pris possession de son esprit. De nombreuses filles errent nonchalamment parmi les clients. Un groupe de femmes observe la bassecour du balcon, mais aucune trace de celle qu’il recherche. Thomas repère la grosse Marthe derrière le bar. Elle sert un jeune marin dont le regard est plongé tout entier dans le décolleté de la tenancière. Son verre rempli, Marthe trempe un doigt dans la mousse de la bière qui monte doucement vers le bord avant de l’enfourner dans sa bouche grossière en adressant un clin d’œil au marin. Thomas, qui avance en observant la scène, se demande : « pourquoi se fait-il que de plus en plus d’hommes trouvent la vulgarité séduisante ? ». Le jeu de séduction n’est pas achevé quand il arrive au comptoir, mais il s’en moque et interpelle Marthe sans détour.
— Je cherche une de vos filles.
Marthe lui lance un regard noir tandis qu’elle se détourne du jeune homme.
— Elles sont toutes autour de toi, mon mignon. Il te suffit de faire ton choix.
Thomas s’appuie sur le bar de tout son poids et Marthe perçoit quelque chose qui la fait s’approcher de lui. Toute rancœur a quitté son visage.
— Bah alors, qu’est-ce qui t’arrive ?
« Je vous l’ai dit, je recherche une fille. Et ne me dites pas de regarder autour de moi. Elle n’y est pas. Je l’aurais reconnu. », lui répond Thomas en détournant son regard.
— Elle est peut-être simplement déjà prise. Dis-moi à quoi elle ressemble.
Thomas ressent une colère illégitime montée en lui en imaginant la femme entre les mains d’un autre homme.
« Elle a la peau très claire, une chevelure au couleur de l’aube. » Marthe lui jette un regard en biais et il se reprend.
« Une rousse. La dernière fois que je suis venu, il y a quelques jours, elle était là, assise sur les genoux d’un vieil homme jouant du piano », lui dit-il en indiquant l’instrument.
— Ah oui, je crois que je te reconnais. Tu as une mine de déterré mon garçon, tu le sais ? T’es le p’tit gars qui est parti en trombe après s’être blessé à la main n’est-ce pas ? T’as du bol d’avoir payé à l’ Nous n’aurions pas le même genre de discussion sinon.
D’un geste de la main qui chasse l’air, Thomas lui fait comprendre que toutes ces simagrées ne l’intéressent pas.
« La fille », se contente-t-il de demander.
La main de Marthe vient alors se poser sur une des siennes.
— Je suis désolé de te dire ça mon grand, mais la fille dont tu parles, Lili, nous a quitté il y une quinzaine de jours.
La réponse lui paraît si incongrue, que dans un premier temps, il ne réagit pas. Il a peut-être perdu la notion du temps, mais cela ne peut tout simplement pas être vrai. Sa dernière visite ne remonte pas à 15 jours. Il n’aurait pas pu tenir aussi longtemps sans dormir. Impossible.
« Vous devez vous tromper. J’étais là il y a moins d’une semaine. Vous devez confondre avec une autre de vos filles. »
— J’aimerais te dire que c’est le cas, mais ces dernières années une seule et unique rousse a vécu ici. Et c’était cette chère Lili. C’est triste de partir si jeune, si brutalement. On ne sait même pas vraiment ce qui lui est arrivé. Elle s’est juste endormie, sans ne plus jamais se réveiller. Peut-être un genre de fièvre ? Va savoir…
Marthe ne le remarque pas, mais Thomas ne l’écoute pas vraiment. Il dégage sa main de celle de Marthe et en regarde la paume. La plaie encore ouverte et suintante il y a peu a dorénavant laissé place à une longue boursouflure blanche. Elle est entièrement cicatrisée.
« Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que tout ça », lâche Thomas la mâchoire serrée.
— La vie, tout simplement. Les gens comme nous ne font pas long feu. La maladie, la violence, la faim… trop de dangers nous guettent pour que notre vie s’éternise.
L’esprit de Thomas essaye d’emboiter les pièces qui se présentent à lui, mais ne parvient pas à en percer le sens. Lui qui ne parvient plus à dormir ; elle, Lili, qui s’endort pour ne plus se réveiller. Cette ironie peut-elle être sans signification ? Comment va-t-il se débarrasser de son spectre maintenant ? Il était venu avec l’espoir qu’elle accepte de poser pour lui. Il avait fini par se résoudre à peindre son portrait. Il avait compris qu’il ne pourrait retrouver la paix que s’il s’acquittait de cette tâche. Et maintenant, voilà qu’elle n’est plus. À jamais insaisissable. L’image qu’il a d’elle est idéalisée par la fatigue et sa vision d’artiste… impossible de lui rendre justice en se fiant uniquement à sa mémoire. Il ne pourra jamais la recréer. Comment une femme à qui il n’a jamais parlé peut-elle le hanter ? Elle t’a souri ! Tout s’est joué dans ce sourire…
« J’aurais dû lui parler… » murmure Thomas.
Il ne se rend compte de l’avoir dit à voix haute que lorsque Marthe lui répond : « Il n’est peut-être pas trop tard pour ça ».
— Où se trouve sa tombe ?
Marthe recule et attrape un torchon qu’elle frotte sans raison contre le bois du bar. Elle évite soigneusement le regard de Thomas.
« Il n’y a pas de tombes pour les gens comme elle. Pas de service funéraire, pas de sépulture, personne pour s’occuper de faire ça bien. Les gens se moquent de nous. Nous… Mes filles ne leur sont utiles que l’espace d’un instant. Un moment pendant lequel les hommes oublient leur vie merdique avant de repartir comme si de rien n’était. Ignorant le sacrifice que font ces filles. Ignorant ce que cela peut avoir d’abject, de sentir leur ventre gonflé de bière et plein de poils sur leur corps docile ; se moquant de la violence, de la douleur provenant de leurs violents coups de boutoir qu’ils pensent à même de nous apporter du plaisir. Rien dans cette vie ne les épargne… crois-tu vraiment que la mort va leur offrir une sépulture ? »
Marthe se détourne soudainement. Thomas est convaincu que c’est afin de cacher, à lui et aux autres clients, un regard qui s’embue. Elle doit rester imperturbable, forte pour toutes les filles qui dépendent d’elle. Elle a beau être une femme du peuple, elle sait que la moindre fissure sera exploitée par les soiffards qui vont et viennent dans l’établissement. Même un jeunot comme le marin — probablement aussi puceau qu’innocent — cherchera à profiter de la moindre de ses faiblesses.
— Qu’est-elle devenue dans ce cas ?
« Elle a rejoint les autres. Celles qui sont parties avant elle. », lui répond Marthe qui lui tourne toujours le dos.
— Je ne comprends pas.
« L’arrière-cour… Je les enterre dans l’arrière-cour. De cette façon, je peux continuer à veiller sur elles. J’aime à penser qu’elles auraient voulu qu’il en soit ainsi. »
Thomas reste silencieux. Lorsqu’après quelques secondes, Marthe se retourne, Thomas voit, dans une fulgurance qui ne dure qu’un battement de cil, son vrai visage. Celui d’une femme marquée par la vie, mais qui garde espoir de pouvoir en donner un peu à celles qu’elle appelle « ses filles ». Une femme dont la carrure imposante cache un cœur qui ne l’est pas moins. Sa vulgarité, cette immonde lubricité dans le regard, tout cela n’est qu’un masque. Une armure dont elle se pare pour protéger celles dont elle s’estime responsable. Un sentiment de culpabilité envahi Thomas alors qu’il réalise sa propension a rapidement jugé autrui. Celle-là même dont il se plaint d’être parfois victime. Il va pour dire quelque chose, mais déjà Marthe reprend son visage de matrone.
— Viens, suis-moi.
Il longe le bar pour la rejoindre et alors que Marthe se faufile entre les tables remplies de clients, des mains calleuses, d’autres pleines de suie, saisissent son arrière-train. Marthe ne bronche pas, mais Thomas ne parvient pas à se retenir d’envoyer un regard assassin à chacun de ses palpeurs sans retenue. Ils arrivent enfin à une petite porte dont le chambranle en bois s’effrite dangereusement. Marthe l’ouvre et doit tirer avec vigueur sur sa poignée pour contrecarrer le fait que celle-ci frotte contre le sol. L’arrière-cour ressemble à un modeste jardin mal entretenu. Aucun n’artifice, si ce n’est un chêne dont les branches nues sont fouettées par le vent. Marthe s’enfonce dans le petit jardin, et bientôt, Thomas discerne une dizaine de monticules de terre alignés contre le mur de brique qui enserre l’espace. L’un d’eux est moins tassé que les autres, et c’est devant celui-ci que la tenancière s’arrête.
— J’ai fait au mieux pour qu’elle soit bien. Je l’ai coiffée, nettoyée, et enveloppée dans des draps. Je n’y connais pas grand-chose en bondieuserie, mais j’ai dit quelques mots en souvenir d’elle. C’était une gentille fille. Perdue comme beaucoup, mais gentille.
Tandis que Marthe évoque le souvenir de Lili, Thomas s’agenouille devant l’ultime demeure de sa muse en devenir qui n’est plus. Il pose une main sur l’amas de terre. Quelque chose vient s’insinuer dans son cerveau à ce contact. Une pensée aussi insidieuse qu’un ver dans un fruit pourri. Il ferme les yeux. Couvrant le vent, la pluie, la clameur provenant de l’auberge et les mots de Marthe, il entend : Peins-moi !
Il se rappelle être resté un moment dans le jardin. Il avait ensuite suivi Marthe à l’intérieur et après une hésitation feinte, avait accepté le verre qu’elle lui avait offert. Il avait par contre refusé sa proposition d’une autre fille. Marthe s’était montrée prévenante avec lui, douce, malgré le masque obscène dont elle ne s’était plus séparée. Pour ce qui est du reste, mystère. Avait-il pris plus d’un verre ? Qu’avait-il fait avant de se retrouver ici ? Ses vêtements gisent sur le sol. Sales et détrempés. Il se tient debout, nu comme au premier jour. L’horloge qu’il a pulvérisée est suspendue intacte au-dessus de lui, approchant du moment où elle sonnera 18 h. D’un coup d’œil, il aperçoit des empreintes de pas mouillées montant vers l’étage supérieur. Les siennes ? Déboussolé et de plus en plus en proie à une folie qu’il ne comprend pas, Thomas se laisse tomber sur le sol, ses mains arrêtant de justesse sa chute avant que sa tête ne rencontre le parquet. Une douleur vive se rappelle à lui. Une douleur qui vient de l’extrémité de ses mains. Il baisse un regard inquiet vers elles. Ses doigts et ses ongles sont recouverts de terre. Par endroit, certains n’ont pas résisté et la fine protection qui recouvrait l’hyponychium[3] a disparu. La chair à vif est recouverte d’un mélange de sang et de terre. « Et tout autour de lui, ne règne que peine et souffrance. Les ténèbres l’enveloppent. Il est chez lui ».
— Tout cela n’a aucun sens.
Thomas se relève péniblement, ses jambes tremblent sous lui. Cela ne vient pas de la fatigue, mais de la peur qui se répand dans l’esprit de ceux qui savent que leur raison s’étiole. Aux pieds des marches, ses vêtements trônent souillés de pluie et d’autre chose. Une matière visqueuse qui luit sous les pâles rayons de lune qui percent par les grandes fenêtres du salon. Une voix en lui lui dit qu’il ne veut pas savoir ce qu’est cette autre matière. La voir accentue l’effroi qui monte en lui sans qu’il parvienne à comprendre pourquoi. Il se détourne et tente de se concentrer sur les traces de pas sur le sol. En avançant en parallèle, il réalise qu’elles correspondent à sa physionomie. Qu’a-t-il donc été faire ? Les muscles et les nerfs tendus, raides comme un corps sans vie, il suit les traces laissées par un autre lui. Il prend un soin tout particulier à ne pas marcher dessus, les évitant comme s’il s’agissait d’un acide à même de lui ronger les chairs. Thomas n’entend pas les marches grincer sous son poids au fur et à mesure qu’il les gravit, trop obnubilé par un sentiment qui se renforce à chacun de ses pas. Ce n’est plus de la peur. Non, c’est autre chose. Quelque chose qui le pousse vers l’avant alors qu’il sent pourtant que le plus sain serait de rebrousser chemin. Un mélange malsain de curiosité, d’excitation et de… d’envie !
Des ombres dansantes s’échappent de son atelier, là où ses pas le mènent. Sur le seuil, la lumière qui émane d’un nombre indécent de bougies, lui agresse la rétine. Il détourne instinctivement le regard. Trop de lumière ici. Laisse donc tout cela. Va dormir !
Non, il doit savoir à quoi correspond toute cette folie. Après une longue inspiration, Thomas fait donc face à son atelier. Sa vue se brouille à cause de l’éclat qui imprègne toute la pièce. Il se fige, et attend que ses yeux s’adaptent. Des formes émergent peu à peu, se dotant de contours de plus en plus nets. Il aimerait qu’il en soi de même pour sa mémoire, mais rien ne lui revient. Encore quelques secondes et tout deviendra clair…
La vision qui lui fait face chasse cette considération avec la violence d’un fouet qui claque dans l’air.
— Qu’est-ce que…
« Les ténèbres l’enveloppent. Il est chez lui. Plus de raison, elle n’a pas sa place ici. En ces terres, la folie s’étend sur tous les horizons, elle imprègne l’air qu’il respire, suinte des pores de sa peau. Contemple, ô homme, la dernière demeure, le pays où l’espoir se meurt ! »
Ce qui lui reste d’esprit ne remarque pas la toile et la tache de sang en son centre. Le motif qu’elle dessine en clair-obscur d’un sang plus ou moins sec par endroit ; les centaines de fines et délicates veines qui chutent pour finir par une légère courbure ; l’espace vierge que son contour dessine… Il ne voit rien de tout cela.
Pas plus qu’il ne remarque la silencieuse tisseuse qui le toise depuis son lit de soie. Unique spectatrice de la folie à venir dont les trois paires d’yeux ne saisiront pas la portée. Hôte mortelle et impassible, elle attend que vienne le prochain visiteur. Un autre que celui-ci. Celui-ci, en plus d’être bien trop grand pour elle, est la proie d’autre chose. Ce qui focalise l’attention de Thomas est ailleurs. Ses yeux sont obnubilés par ce qui git sur une méridienne dont il ne se sert jamais.
Caché sous une masse blanche et tachée de terre, linceul de fortune dont les renflements ne laissent pas de doute possible concernant la nature de ce qu’il recouvre, repose un corps.
Son corps !
Sous l’autel improvisé, une flaque noire comme le cosmos s’étend doucement. Il comprend soudain ce qui a réduit ses doigts en charpie. Il a creusé la terre de ses mains nues pour la délivrer de cette funeste étreinte. Mais cette révélation ne lui apporte rien. Une multitude d’autres questions se bousculent dans sa tête. Comment a-t-il pu quitter l’auberge avec son larcin ? Comment est-il rentré ? Quelqu’un l’a-t-il vu ou reconnu ? Le recherche-t-on ? Est-ce que, d’ici l’aube, une foule pleine de colère et armée de fourche va venir lui demander rétribution ? Et la plus importante. La seule qui compte vraiment. La question qui bute et rebondit dans sa boite crânienne, s’amplifiant jusqu’à devenir douloureuse : Pourquoi a-t-il fait cela ?
Thomas scrute le reflet des ombres projetées par les flammes qui danse sur le corps emmailloté dans des draps souillés d’une matière noirâtre. La même qu’il avait vue luire sur ses vêtements. Malgré l’appréhension et le dégout qu’évoque la substance, il tend la main vers les draps. Elle ne tremble pas, s’aperçoit-il.
Juste avant que ces doigts meurtris n’effleurent le tissu ; il arrête son geste. Une image de la belle endormie surgissant de son brouillard de draps avec la vélocité d’un fauve, le visage déformé par un cri inaudible, traverse son esprit. L’image reste, mais ses doigts reprennent leur course et soudain la frénésie les emporte. Ils démaillotent, se débattent pour mettre à jour ce qui aurait dû paisiblement reposer sous un amas de terre, près de ses sœurs d’infortunes. Les doigts de Thomas se remettent à saigner, laissant des auréoles rougeâtres sur le linceul. Ôtant un premier drap, puis un second, les maux de Marthe lui reviennent : « J’ai fait au mieux pour qu’elle soit bien ». D’un ultime geste dont il ne perçoit pas la théâtralité, il jette le dernier drap en l’air. Il flotte quelques secondes puis chute, lentement, vers le sol.
La mâchoire de Thomas se crispe, et un relent remonte des profondeurs d’un estomac qui se contracte sur du vide. Il voudrait détourner le regard, mais il ne parvient pas à bouger.
Le froid qui fait trembler les vivants a permis au corps de garder une allure « humaine » bien que celle-ci tienne d’une sorte de parodie, de caricature. Les organes, muscles et tissus graisseux ont perdu de leur densité. Il ne reste qu’une fine couche de peau qui fait saillir chaque os, chaque aspérité de ce qui nous constitue, mais qui est, de notre vivant, dissimulé par une enveloppe plus ou moins charnue. Ici, pas de superflu. Juste un corps taillé à la serpe, un squelette qui échoue à se cacher.
Thomas comprend enfin. Le liquide sombre, visqueux, à l’odeur âcre, mais étrangement supportable est constitué de tout ce qui n’était plus nécessaire. Il fait un pas en arrière en réalisant avec dégout qu’il suinte de chacun des orifices de la jeune femme qui n’est plus. Il recule encore, craignant que cette mort qui s’écoule et se répand soit contagieuse, qu’elle cherche d’autre territoire à conquérir.
La peau et sa couleur ivoire qui l’avaient tant marqué tirent dorénavant sur un vert fade, délavé. Par endroit, de petites taches noires — coup de pinceaux anarchiques et inutiles d’un artiste qui se pense flamboyant — marbres la peau comme de petits cancers.
La mort qui corrompt la vie, pense-t-il.
La chevelure flamboyante n’est plus qu’un entrelacs de cheveux hirsutes imbibés de terre, leur couleur sanguine ayant cédé, elle aussi, à l’obscurité…
Un sentiment de honte s’empare de lui lorsque ses yeux — après s’être posés sur une poitrine qui n’a plus aucune autre substance que celle d’une baudruche vide — descendent vers la vallée morte et broussailleuse qui cache une grotte où plus aucun homme ne trouvera refuge. Thomas hésite un instant. Puis, avec précaution, comme s’il avait peur que cette esquisse de vie ne s’anime sous ses yeux et agrippe son poignet de doigts plus froids que l’hiver au-dehors, il tend une main tremblante afin de recouvrir l’intimité de celle qui autrefois se faisait appeler Lili.
Ce qui le révulse au plus haut point, c’est que, malgré la vie qui n’est plus, malgré la corruption de la mort, elle reste une des plus belles choses qu’il lui fut donné de voir. De telles choses ne devraient pas arriver.
« Peins-moi ».
Est-ce un mirage dû à l’éclairage, ou les lèvres que la mort avait scellées, viennent-elles réellement de s’entrouvrir ?
La seconde possibilité exhorte les jambes de Thomas à prendre la fuite, mais il se contente de reculer de quelques pas. Son dos vient buter contre le petit meuble sur lequel attendait sa palette, et celle-ci s’écrase par terre dans un bruit sourd, éclaboussant le sol de fines gouttelettes multicolore. Il n’y prête aucune attention. Son esprit vient de se perdre dans la toile qui vient d’envahir son champ visuel. Il voit enfin l’étrange tache rouge et noir au centre. Il penche légèrement la tête et réalise, sous cet angle, que le vide que la tâche entoure préfigure une forme bien particulière. La forme de ce visage qu’il s’est si longtemps refusé à peindre. Tu as refusé de peindre la vie sous prétexte que cela reviendrait à la figer dans une posture immortelle, que c’était comme la vider de sa substance, comme voler cette vie qui la rendait unique… Tout cela n’a plus cure dorénavant…
« Peins-moi », entend-il à nouveau et cette fois, il est sûr d’avoir vu la défunte bouche se mouvoir.
Si peindre la vie c’est figuré la mort, que créeront des coups de pinceau figurant une morte ?
Perdu dans la tache que son sang a créée en la dotant d’une forme qui n’a rien de naturel, Thomas admire ses différentes teintes, ses nuances. Dans ce dégradé, c’est un symbole que son œil perçoit, la vie et la mort qui se mêlent, s’épousent. Du sang au néant… Jamais aucune peinture n’aurait pu donner un tel résultat. Cette façon dont le sang séché et noir vient donner volume et corps au reste de sa chevelure, c’est…
« Peins-la » s’entend-il prononcer.
Une chose en lui vient de céder. Thomas regarde ses mains ouvertes devant lui ; le corps inerte de cette femme qui hante ce qui aurait dû être son sommeil ; la toile et la forme ensanglantés qu’elle abrite, puis il ferme les yeux. Soudain, elle est là, dans l’Auberge Rouge que le monde a désertée. Seule, belle, rayonnante à en rendre jaloux l’astre solaire. Elle se tourne vers lui avec sur les lèvres un sourire qui ensorcelle, puis elle se fige. Statue de chair dont seule la chevelure est mue par un vent qui ne souffle point.
— Magnifique !
Les yeux toujours clos, Thomas gratte la toile de ses doigts à vif. Il ravale la douleur. La pulpe de ses doigts devient ses pinceaux. Le sang, son apprêt, sa peinture. Il sent la douleur vive d’un ongle cédant sous la friction et une grimace de douleur déforme son visage alors qu’il continue à gratter le lin. Tant mieux. Moins de risque de percer la toile, pense-t-il. Quand il réouvre enfin les yeux, la masse rouge et brouillonne qu’il voit ne le satisfait pas. Le sang n’a pas encore toutes les nuances que le temps finira par lui donner. Tout cela manque de profondeur, d’ombres…
Des gouttes de sang suintent de la chair de ses doigts mise à nue, produisant un imperceptible floc-floc sur le sol. Thomas tourne son visage vers le corps couché sur la méridienne. Tandis qu’il s’en approche doucement, le nom « Lili » s’échappe de ses lèvres. Au travers d’yeux que la douleur a quelque peu embués, il a l’impression que la coloration verdâtre du corps s’est atténuée. Il a besoin d’elle s’il veut réussir à lui rendre justice, besoin de ce qui faisait la vie en elle… Sans y réfléchir, Thomas plonge ses doigts dans la substance noire agglomérée sous le corps de Lili. Son contact est étrangement moins froid que ce à quoi il s’attendait. La mort peut-elle être plus chaleureuse qu’on ne le pense ? L’odeur du liquide lui monte aux narines. L’effluve rance tapisse sa cloison nasale, s’insinue dans son esprit, et il sent un vertige soudain l’envahir. Un vertige, mais aussi une certaine euphorie…
Se dressant devant la toile, il s’apprête à refermer les yeux, mais remarque qu’il n’en a pas besoin. Le fantôme du souvenir de Lili est gravé sur sa rétine. À tel point qu’il est persuadé, que la jeune femme se tient là à peine à quelques mètres, prenant la pose pour lui. Il n’ose battre des cils de peur qu’elle ne vienne à disparaître. Alors, il la fixe, tandis que des larmes coulent de ses yeux qui demandent un répit. Ses mains pleines de putréfaction badigeonnent la toile, tracent des courbures, créent des contours, répandent des ombres, sculptent la vie dans l’inerte océan rouge. La sécheresse arrive et Thomas replonge des mains affamées dans la flaque d’ébène, projette des dizaines d’éclats de liquide sur la toile qui s’y fixent comme autant d’étoiles en négatif. Son sang se mêle à la substance et en change la texture, lui permettant d’apporter toujours plus de nuance au portrait.
Sans s’en rendre compte, il délaisse l’image gravée sur ses pupilles et tourne la tête vers le corps endormi de Lili. Le rouge de sa chevelure est plus clair que la nuance reproduite sur le tableau, il faut l’éclaircir. Il doit aussi retranscrire la coloration sanguine de ses lèvres légèrement entrouvertes. Habité par la tâche, l’œuvre qu’il parachève, il saisit un couteau à peindre dont les bords sont recouverts de fines dents acérées. Il le plonge dans sa main droite, réouvrant une chair pourtant cicatrisée. Son corps se crispe sous la douleur quand le couteau bute contre quelque chose de dur. L’os ? Peu importe… se dit-il, détaché. Le sang s’amoncelle dans sa main en coupe, et Thomas y plonge ses doigts pour les alimenter de ce pigment si particulier. Il ne le remarque pas, mais, si sous le corps de la défunte une auréole noire se répand, sous lui, autour de ses pieds nus, c’est une flaque écarlate qui s’élargit de plus en plus.
— Voilà qui est mieux. La tonalité est plus proche de ta couleur. Tu ne trouves pas ? J’aurais tellement aimé que tu puisses te voir. Si seulement je n’avais pas tant tardé à te peindre. Tout ça pour de sacrosaints principes qui n’avaient de crédit qu’à mes yeux… Il faut rajouter un peu de noir par ici. Je prends un peu de toi… Voilà, on touche au but.
Quelque chose dans cette pensée le rassure. Sa tête tourne de plus en plus, sa vue se brouille. Certainement à cause de ce méphitique liquide. Il est temps d’en finir !
Il regrette de n’avoir pas fait un portrait de plain-pied, de tout ce corps à la beauté si imparfaitement parfaite. Cette effroyable symétrie qui tient plus du tigre[4] que de la femme. Il aurait aimé peindre le doux renflement de ses seins fermes et nourriciers, figé ce moment précis, là ! Oui, celui-ci ! Cet instant juste après que les poumons se remplissent d’air et avant qu’il ne le laisse s’échapper dans un souffle. À une autre occasion peut-être ? Peut-être acceptera-t-elle à nouveau de poser pour lui.
Finis donc ce que tu as commencé. Ne vois-tu pas qu’elle s’impatiente ?
Thomas remarque en effet d’imperceptibles mouvements, de ceux qui trahissent la fatigue d’un corps soumis à la lenteur de l’artiste. On dit que Dieu a créé le monde en six jours. Voilà bien la plus grande preuve que ce n’était pas un artiste !
À la décharge de Thomas, le vertige qu’il ressent l’oblige à se concentrer. Ce qui ne l’aide pas pour peindre…
Il a manqué à plusieurs reprises de perdre l’équilibre dont une aurait pu le voir s’effondrer sur le sol s’il ne s’était, de justesse, rattrapé à un meuble ou autre chose.
Il n’a pas fait vraiment attention. L’important c’est que la chute ait été évitée. Autour de lui, l’espace lui avait alors donné l’impression de changer. Comme si les ombres avaient pris une autre substance, qu’elles s’étaient déformées, allongées. Bougeant comme si elles cherchaient à fuir… Il avait alors tourné la tête vers Lili, se demandant avec inquiétude si l’éclairage n’avait pas modifié les traits qu’il tentait de reproduire. Il n’en était rien. Elle était toujours là, allongée. Elle le regardait de ses yeux noirs et hypnotiques. Lui souriant en attendant qu’il la libère de son immobilité. Étrangement, les flammes semblaient illuminer encore davantage son visage.
— J’ai presque fini !
Le sourire de Lili s’élargit, et révèle une dentition droite qui tire sur le gris.
Mon Dieu, la chaleur devient de plus en plus étouffante…
Subtilement, l’espace hors de la toile se floute…
Thomas baisse une tête qui dodeline vers sa main. Elle déborde de son sang. Il y trempe les doigts et quand il se redresse, son corps tangue.
Soudain, la toile finit elle aussi par devenir floue. La lumière faiblit malgré des ombres qui dansent avec toujours plus de fougue. Puis vinrent les ténèbres.
Thomas s’effondre.
Une chaleur réconfortante flotte autour de lui quand il reprend conscience. Sa joue trempe dans un sang qui commence à s’épaissir. Elle émet un son humide quand il la décolle du sol en tentant de se relever. Il n’y arrive pas. Plus assez de force. La pièce baigne dans une lumière chaude, comme éclairée par un doux soleil d’été. Il lève la tête et, entre les flammes, aperçoit le tableau au-dessus de lui. Prosterné devant lui comme certains devant d’autres illusions, il sourit. Il est achevé ! Dans ce cadre blanc, fixée pour l’éternité dans toute la gloire de sa beauté, la flamboyante Lili éclipserait le jour lui-même.
J’ai réussi ! Je t’ai peint !
Elle le regarde, les yeux pleins d’un amour qui n’a pu s’exprimer. Son sourire exprime aussi bien la joie de l’avoir connu que la détresse de le voir mourir sans naitre.
Sublime Eve… née de mes doigts, de mon sang.
Thomas se sent faible et lutte pour empêcher ses paupières de se clore. Il est si fatigué… même respirer devient un effort qu’il n’arrive que difficilement à produire.
— Chut… endors-toi maintenant, repose-toi. Tu l’as mérité mon amour.
Il tente de prononcer un mot, mais n’y parviens pas. Merci résonne dans sa tête juste avant que son esprit s’éteigne. Son corps se détend… un feu salvateur l’envahit et le sommeil vient… enfin…
Loin de lui, dans un monde dont il a fini par s’échapper, une impassible horloge martèle un carillon. Elle sonne 18 h.
L’incendie dura trois jours.
Trois jours pendant lesquels une foule toujours plus importante de badauds venait regarder la demeure Vespar être la proie des flammes. Ils s’attroupaient, drapés dans leurs plus belles étoffes, recouvrant leur nez d’un mouchoir afin de ne pas être gênées dans leur contemplation par l’odeur âcre de la fumée.
— Toutes ces toiles qu’ils emportent avec lui, quel dommage !
— Ça reste à voir. Des années qu’on n’avait rien vu de lui. Qui sait quelle folie peut peindre un homme qui se coupe ainsi du monde ?
— Eh bien, nous ne le serons jamais.
— Au moins est-il mort d’une façon flamboyante !
— Vous êtes intenable, mon cher ! N’avez-vous pas de cœur ?
— Bien sûr que si voyons ! Mais pas pour un homme, enfin, un « artiste » qui se croyait trop bien pour ne serait-ce que répondre aux avances de ma tendre Juliette.
— Tout cela est si triste…
— Si vous le dites. Venez, allons donc prendre un verre chez moi. Le spectacle de la mort est finalement plus lassant qu’on pourrait le croire.
— Excellente idée ! Vous ai-je dit que je l’avais croisé il y a peu ? Il m’est rentré dedans en sortant d’une auberge, se tordant les mains, le regard d’un fou en fuite. Mon dieu… Il avait peut-être un problème d’alcool ? Pauvre homme !
— Il est surtout plus mort que pauvre maintenant !
— Vincent ! Voyons !
Quand les flammes eurent fini de se nourrir, et que ne s’élevait de la demeure plus qu’une mince fumée blanche, ce qu’on y découvrit n’a toujours pas pu être clairement expliqué.
À l’étage, couché sur le sol, au centre d’une large tache noire, gisait le corps de Thomas. Entièrement carbonisé, jusqu’à laisser, par endroit, apparaître le blanc luisant et gras de l’os.
En lieu et place d’un corps crispé et figé dans la douleur, il était en position fœtale comme si les flammes qui le dévoraient n’avaient été qu’un songe pendant son sommeil. Mais ce n’était pas le plus troublant. Ce qui encore aujourd’hui pose question, c’est cette toile, intacte !
La bâtisse entière avait été la proie des flammes. On ne trouva rien qui n’en est pas subi les assauts. Pourtant, là où, semble-t-il, le feu avait brulé avec le plus d’ardeur, trônait fièrement ce tableau, faisant même l’injure de ne pas être noircie de fumée. Certains diront par la suite que s’il émanait bien une étrange odeur de celui-ci, elle n’avait rien à voir avec celle que laisse un feu.
À cette étrangeté — qui aurait pourtant suffi à rendre le tableau célèbre, ou du moins à lui assurer une certaine réputation —, il fallait y ajouter la nature de son sujet.
Un portrait, plus vrai que nature, d’une belle ingénue à la chevelure rousse.
Le réalisme dont le peintre avait fait preuve était tel, qu’on avait l’impression de voir la vie se refléter dans les pupilles noires de la jeune femme.
Son regard semblait vous suivre et sondez votre âme jusqu’à ses confins les plus profonds ; deux abysses dans lesquels on aimerait se perdre, quitte à ne jamais en revenir…
Sa chevelure aux reflets de lave avait si minutieusement été travaillée, que par moments, si vous la regardiez assez longtemps, elle vous semblait ondulée… Comme sous la caresse d’une brise, soufflant dans sa prison de lin.
Sur les lèvres de la jeune femme se dessinait un sourire qui cachait un secret. Un rictus troublant, aussi carnassier que rassurant, aussi glaçant que séduisant.
Une représentation de l’inexprimable.
Un indicible que même les anges ne peuvent connaître.
Un secret que seuls les morts peuvent entendre.
FIN
[1] Marbre blanc extrait en Grèce, il présente d’infimes variations et est considéré comme un des marbres les plus immaculés du monde.
[2] Eurus était un des dieux du vent (ou Anémoi) de la mythologie grecque. Représentant le vent automnal d’est, Euros était un vent froid et violent. Parmi ses frères, on trouve notamment Borée, le vent hivernal du nord, Notos, le vent pluvieux du sud, et enfin Zéphyr, la douce brise printanière venant de l’ouest.
[3] Bande de peau recouverte par l’ongle.
[4] Allusion au poème Tigre, de William Blake : Tigre, Tigre ! Ton éclair luit/Dans les forêts de la nuit/Quelle main, quel œil immortel/Osèrent fabriquer ton effrayante symétrie ?
La Prison de Verre – Derrière les apparences Tome 2

Chapitre 1
Michaël ne pouvait s’empêcher de fixer le cercueil qui dominait l’autel de l’église. A l’intérieur, sa mère Sylvia gisait, le visage émacié par un long combat contre le cancer. Le jeune homme s’avança lentement et la contempla, les yeux embués de larmes. Il se pencha doucement et lui déposa un baiser sur le front.
– Pardonne-moi, maman. J’aurais tellement voulu te sauver, mais je n’ai pas réussi.
Il sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna et vit son père. Jean Blanchart, un banquier respecté, avait du mal à contenir son émotion. Il semblait anéanti et vacillait sur ses jambes. Le regard hanté par le chagrin, il ne pouvait détacher ses yeux de la femme allongée dans le cercueil. C’était l’amour de sa vie, sa compagne depuis plus de quarante ans.
Michaël le prit dans ses bras et le conduisit sur le banc du premier rang. Il balaya du regard l’église et il remarqua que son oncle Filipe, le seul frère survivant de sa mère, était présent. Il remarqua aussi la présence de son ami d’enfance Mario. Celui-ci était accompagné de son père Salvatore. Assis à côté d’eux, deux hommes dont le visage lui disait vaguement quelque chose l’observaient mais il ne parvint pas à les identifier. Il s’assit à côté de son père et le prêtre commença son homélie.
Quand l’office se termina, des porteurs emportèrent le cercueil vers le corbillard et les personnes présentes les suivirent en silence. Ils arrivèrent au petit cimetière du village. Jean avait du mal à avancer mais Michaël était là pour le soutenir. Son père chancelait sur ses jambes et, au moment où Michaël crut qu’il allait tomber, une main attrapa le bras de Jean et le passa derrière son cou. C’était Mario.
Michaël le regarda avec reconnaissance. Mario lui fit un faible sourire. Malgré les événements terrifiants qu’ils avaient connus dans leur enfance, Mario et lui étaient restés très proches. Il était soulagé de ne pas devoir affronter cette épreuve tout seul. Ils atteignirent enfin l’endroit où Sylvia Giorno reposerait pour l’éternité.
Le prêtre fit une dernière prière et ce fut tout. Mais au moment où l’on fit descendre le cercueil, Jean s’effondra complètement. Michaël et Mario le portèrent jusqu’à la voiture qui se trouvait près de l’entrée du cimetière et l’allongèrent sur le siège arrière. Michaël examina son père et constata qu’il était en état de choc.
Il vit son oncle approcher, l’air inquiet, et lui demanda s’il pouvait s’occuper de la suite sans lui. Il préférait conduire son père à l’hôpital. Filipe acquiesça et retourna vers la famille et les amis en deuil. Mario s’installa au volant et Michaël resta près de son père. Jean avait perdu connaissance et semblait marmonner des mots incompréhensibles. Michaël lui tenait la main et tentait de le rassurer. Ils arrivèrent à l’hôpital et Mario se précipita vers les urgences. Quelques secondes plus tard, quatre urgentistes arrivèrent avec une civière et emmenèrent Jean aux urgences. Michaël resta un instant pétrifié, comme si ses jambes refusaient de lui obéir. Mais Mario le prit par le bras et l’entraîna à sa suite.
Jean fut installé dans une chambre et les infirmières s’affairaient autour de lui. Le pauvre homme était en piteux état. Un médecin arriva et examina le patient. Il écouta un instant son cœur et prit un air soucieux. Il donna des instructions aux infirmières et Jean fut emmené.
Michaël commença à paniquer. Il attrapa le médecin par le bras et lui demanda des explications. Le médecin le regarda d’un air navré.
– Je crains que votre père n’ait fait un infarctus. Il va falloir l’opérer d’urgence.
Michaël lâcha lentement le bras du médecin. Sa tête se mit à tourner et il sentit qu’il allait perdre connaissance. Heureusement, Mario le rattrapa et l’installa sur une des chaises de plastique qui se trouvait dans le couloir.
– Courage, mon pote, ça va aller. Je suis sûr que tout va bien se passer. Je reste avec toi. Ton père est un battant, il va s’en sortir.
Michaël reprenait doucement ses esprits. Il serra la main de son ami avec reconnaissance. Mario alla lui chercher un verre d’eau et ils s’installèrent dans la salle d’attente. Mario observait Michaël avec inquiétude. Son ami de toujours avait beaucoup changé. Il avait toujours été solide, un vrai colosse avec son nez aquilin et ses cheveux noirs. Mais aujourd’hui, il semblait voûté et vieilli. Ses cheveux avaient blanchi et il avait perdu du poids. Il paraissait perdu dans ses pensées et Mario décida de ne pas le déranger. Ces dernières années, ils n’avaient pas eu beaucoup l’occasion de se voir. Il savait que Michaël avait obtenu son diplôme de médecine et qu’il était devenu un excellent chirurgien. Il avait même été le témoin de son mariage avec une jolie blonde du nom d’Emma. Mais il remarqua que Michaël ne portait plus son alliance. Il n’osa pas lui poser de questions cependant. Ce n’était vraiment pas le moment. Il se contenta donc d’attendre en silence.
Quelques heures plus tard, ils virent un médecin arriver. Michaël se leva et le docteur lui sourit.
– Votre père a fait un petit infarctus mais l’opération s’est bien passée. Il va devoir rester quelques jours à l’hôpital mais je suis optimiste.
Le jeune homme poussa un soupir de soulagement. Il demanda s’il pouvait aller voir son père mais le médecin lui conseilla de revenir le lendemain.
– Votre père a besoin de repos. Dès qu’il sera réveillé, nous vous avertirons.
Les deux hommes quittèrent donc l’hôpital et Mario lui demanda s’il voulait rejoindre la veillée organisée pour sa mère. Mais celui-ci refusa. Il ne voulait voir personne. Il demanda donc à Mario de le déposer chez lui. Mario acquiesça.
Ecriture Dangereuse tome 3

Chapitre 1
Noir. Tout était noir. Dans le silence absolu, Marie entendait des personnes murmurer son nom à son oreille. Elle aurait aimé leur répondre mais elle n’arrivait pas à ouvrir les yeux. Que se passait-il ? Marie ne se souvenait pas de grand-chose. Elle était allongée sur un matelas extrêmement dur et elle sentait quelque chose à l’intérieur de son nez qui la dérangeait. Elle sentait une main serrer la sienne et une femme semblait pleurer en l’appelant. Avec toute la volonté qu’elle put rassembler, Marie finit par ouvrir doucement les yeux. A ce moment, une femme blonde, les yeux cernés et rougis, se pencha sur elle et lui dit :
– Marie, ma chérie ! Enfin ! Tu es réveillée !
La femme se tourna sans lâcher la main de Marie et se mit à crier :
-S’il vous plaît, un médecin !
Marie ne comprenait pas. Qui était cette femme ? Et pourquoi criait-elle ainsi ? La femme se tourna de nouveau vers elle et lui sourit tendrement.
– Je suis si contente que tu sois enfin réveillée, ma chérie. Tu nous as fait très peur, tu sais. Comment te sens-tu ?
Marie allait ouvrir la bouche quand un homme à la peau mate et aux cheveux noirs pénétra dans la chambre. Il abordait un grand sourire et lui dit :
-Alors, princesse, on fait des frayeurs à son vieux père ?
Marie ne savait pas quoi répondre. En fait, Marie ne reconnaissait pas ces gens qui, si elle avait bien saisi, étaient ses parents. Un médecin arriva et lui aussi souri aussi. Il s’approcha d’elle, vérifia ses constantes sur les appareils installés à côté de son lit, et se mit à parler à Mr et Mme Torres. Marie avait entendu le médecin prononcer leur nom. Après quelques minutes de discussion, les trois personnes revinrent vers la jeune fille qui restait toujours silencieuse. La femme lui demanda de nouveau comment elle se sentait. C’est là que Marie répondit avec étonnement :
-Qui êtes-vous ? Sur ses mots, les yeux de la femme s’agrandirent et elle porta la main sur sa bouche grande ouverte. L’homme qui l’avait appelé princesse fronça les sourcils et se tourna sur le praticien en quête d’explication. Le médecin se rapprocha de Marie. Gentiment, il se mit à lui poser des questions.
-De quoi te souviens-tu ? Tu sais comment tu t’appelles ? Tu sais ce qu’il t’est arrivé ?
Marie ne savait pas quoi répondre à part qu’elle se souvenait de son prénom. Le reste semblait plongé dans le noir. Non, elle ne savait pas qui étaient ces gens, et non elle ne savait pas comment elle avait fini à l’hôpital. Voyant son regard se remplir de larmes, le médecin laissa la jeune fille se reposer et demanda aux parents s’ils pouvaient le suivre dans le couloir. Se retrouvant seule, Marie essaya vainement de faire remonter les souvenirs mais, pour l’instant, rien ne lui venait.
Pourtant, elle éprouvait une peur intense et inexpliquée, comme si elle se sentait menacée par quelque chose de maléfique. Elle se sentait comme épiée, surveillée par quelque chose ou quelqu’un qu’elle ne pouvait pas voir. Elle essaya de calmer son angoisse en se disant qu’elle devait imaginer tout ça et que son état psychologique devait être la conséquence de la raison de son hospitalisation.
Pendant que ses parents parlaient au docteur, Marie essaya doucement de se redresser sur son lit mais dès qu’elle se souleva, sa tête se mit à tourner et l’envie de vomir se fit sentir. Elle se recoucha et porta doucement la main sur sa tête. Elle sentit alors un énorme bandage. Elle avait dû se blesser et se fracturer le crâne. Cela expliquait peut-être pourquoi elle ne se souvenait de rien. Tournant lentement la tête vers le couloir, elle vit ses parents revenir dans la chambre. Ils semblaient inquiets. Sa mère s’installa dans un fauteuil à côté de sa table de chevet et son père vint s’asseoir à l’autre bout du lit. Ils la regardèrent un instant sans rien dire et Marie commença à se sentir mal à l’aise.
-Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
Son père la regarda d’un air inquiet et soupira.
-Marie, tu as fait une mauvaise chute chez ton amie Amélie. Sa mère nous a raconté qu’elle avait entendu crier dans la chambre de sa fille et qu’elle t’avait trouvé étendue sur le sol et que tu saignais à l’arrière de la tête. Amélie lui aurait dit que tu t’étais prise les pieds dans le tapis de sa chambre et que tu serais tombée en arrière. Elle a essayé de te rattraper mais elle n’a pas été assez rapide. Ta tête a cogné contre le coin de son bureau. Comme tu ne reprenais pas connaissance, sa mère a appelé une ambulance et est venue nous prévenir. A ton arrivée, tu es tombée dans le coma. Nous avons prié tous les jours, ta mère et moi, pour que tu nous reviennes. Nous sommes heureux que tu sois enfin réveillée. Quant à ton amnésie, le docteur pense que c’est consécutif à la fracture crânienne que tu as subie. D’après lui, ta mémoire pourrait revenir n’importe quand. Tu es quand même restée un mois dans le coma. Il te faudra du temps pour récupérer. Mais je suis sûr que tout ira bien, je te le promets.
Marie ne savait pas quoi dire. Elle ne se souvenait pas de sa mésaventure et encore moins d’une certaine Amélie. Pourtant, ce nom résonnait comme un écho dans sa mémoire. Mais quand elle essaya de se rappeler d’où elle le connaissait, le souvenir semblait s’éloigner. Marie soupira d’exaspération. Sa mère la rassura en lui disant qu’elle était sûre que les choses reviendraient à la normale en temps voulu et que pour l’instant Marie devait se reposer. Voyant que leur fille semblait fatiguée, Arturo et Evelyne décidèrent de rentrer à la maison en promettant à Marie de revenir le lendemain matin. Ils étaient épuisés, ayant veillé leur fille depuis son accident. Ils l’embrassèrent tendrement et sortirent de la chambre.
Se retrouvant de nouveau seule, Marie regarda autour d’elle. Son visage pâle se reflétait sur la vitre de sa chambre. Elle regarda par la fenêtre un moment et sentit qu’elle allait de nouveau s’assoupir. Au moment où elle se sentait envahir par le sommeil, un mouvement derrière la vitre attira son attention. Marie se concentra sur ce mouvement et finit par comprendre ce qu’elle voyait. Derrière la vitre, un visage blafard avec un sourire effrayant l’observait, immobile, l’air de la narguer. Marie était tétanisée. Elle ferma les yeux très forts, en priant pour que ce ne soit qu’une hallucination. Quand elle les rouvrit, le visage avait disparu. Soulagée, elle regarda encore un moment la vitre mais, mis à part le soleil couchant, elle ne distinguait plus rien. Elle finit donc par s’endormir.