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Un miroir pour deux

Catégorie : Autres
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Sommaire

SANDRA GOISLOT

 

 

 

 

 

 

Un miroir
pour
deux

 

Prologue

Il fait beau ce matin, c’est ce qu’avait prévu la météo. Le soleil traverse les vitraux de la petite chapelle et ses rayons rebondissent sur le sol de granit que les années ont lustré. Les murmures sont étouffés, les parfums en revanche le sont beaucoup moins et dans cet espace pourtant vaste, ils se mélangent dans une harmonie incertaine et presque entêtante. La fragrance des fleurs quant à elle est délicate. La cascade de roses naturelles qui a été installée près de l’autel m’invite à y égarer mon nez.

C’est un moment intense, mais mon regard se perd dans les arabesques de dentelle de la traîne de la mariée. Bon sang qu’elle est belle…

Si belle d’ailleurs que ça me fait mal.

Et je me hais d’avoir mal… Putain comme je me hais pour ça, et pour toutes les choses que je garde enfouies au fond de moi et qui me sont interdites.

Leurs consentements résonnent contre les murs de l’édifice. Ils font vibrer la boule incandescente qui occupe ma poitrine bien longtemps après le traditionnel baiser, et ce sont les applaudissements qui me ramènent à ce pour quoi nous sommes ici, et me contraignent à desserrer les poings enfoncés dans les poches de mon pantalon.

Je souris.

Puisqu’il le faut…

Je souris même quand je croise le regard de mon frère et que son bonheur percute ma douleur. On sait tous les deux qu’on devra faire avec et que cela ne changera plus. Mes sentiments sont gravés dans le marbre dur de cette partie de mon cœur et j’aime les sentir là. J’en ai besoin.

Et voilà, c’est en général à ce moment-là que tout le monde s’embrasse et félicite les mariés, leur souhaitant un avenir long et magnifique ; mais ça, je crois que je ne vais pas y arriver. Évidemment, je donnerais ma vie pour que leur bonheur soit éternel, parce que je les aime, mais les mots ne sortiront pas de ma bouche, j’en suis incapable. Et je me hais pour ça aussi.

C’est à ce moment précis, sous les pluies de grains de riz et de pétales de roses, que l’on conclue les belles histoires par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants »…

Ouais…

C’est sans compter sur la Vie. Cette salope sournoise et sans pitié qui se plaît à jouer avec nos existences. Usant sans vergogne du pouvoir offert gracieusement par l’ami imaginaire commun à tous les fidèles qui sont occupés à le prier dans cette église ce matin.

« Loué soit le Seigneur » ! Bordel, on lui accorde bien plus d’importance qu’il ne nous en donne !

Pour toute personne qui sonderait mes pensées en ce moment, je paraîtrais un tantinet aigri, et foutrement en colère et ce n’est pas complètement faux, mais j’ai de bonnes raisons de l’être, et n’importe qui le serait tout autant en découvrant toute cette histoire.

 

 

 

 

 

                                                                                                                                              Chapitre I 

21 juin 2019

Nicolas

On n’imagine pas, lorsqu’on ne pose qu’un œil critique de simple visiteur, tout le boulot que représente la préparation d’une banale fête de village.

Demain, c’est la Saint-Jean et chez nous, dans mon village, c’est LA fête qui autorise l’été à s’installer, celle qu’on ne manque jamais, probablement parce que ce sera la seule de l’année à réunir en une seule et même place, les vieux râleurs et les gamins excités sans que le comportement des uns et des autres crée d’incidents fâcheux. Pendant les quelques heures de festivités, tout est toléré et aucune rancœur n’est alimentée. Les soiffards prendront leurs murges réglementaires, les allumeurs et les séductrices joueront de leurs charmes pour s’assurer un cheptel pour l’année et le 22 juin, tout sera oublié… Mais le 21, il faut en profiter !

Pourtant, nous ne sommes pas encore le 21, mais la veille, une journée consacrée aux préparatifs. Aujourd’hui, c’est place aux installateurs : les gros bras qui montent les barnums et l’immense plancher qui accueillera les danseurs, les cuistots qui installent leurs barbecues et leurs friteuses aussi profondes que des baignoires. L’ambiance est bonne enfant et le regard expert des plus anciens supervise de loin les pratiques qu’on pourrait presque qualifier d’ancestrales au regard de la vétusté de certains outillages encore utilisés.

— Quelqu’un veut une bière ?

J’ignore qui a posé la question, mais le ronronnement général qui s’élève sonne comme une réponse, rapidement suivi du tintement des canettes que l’on extrait des glacières et des capsules qui sautent joyeusement.

Pourtant il n’est que dix heures… Un certain nombre des volontaires présent ce matin ne sera plus en état de faire grand-chose après le déjeuner au rythme où ils descendent les rafraîchissements. C’est tous les ans la même chose. On démarre l’installation avec plus de bonhommes que de boulot, et on termine sur les rotules au milieu de la nuit à trois ou quatre pauvres hères, ajustant les derniers réglages à la lueur des lampes torches.

Mais j’adore cette journée !

La pause finie, chacun reprend sa besogne, et pour ma part, c’est l’installation des panneaux de bois qui constituent la piste de danse. Chacun d’eux doit être mis de niveau pour joindre avec les autres et sur le sol inégal du champ sur lequel nous l’installons, ce n’est pas chose évidente. Il y a quelques années, un des vieux s’était pris le pied entre deux pans légèrement disjoints et s’était étalé sur la table des desserts… Ça avait pas mal râlé, et on avait rapidement mis de côté son alcoolémie évidente, incriminant le pauvre parquet et accusant l’équipe qui l’avait installé d’incompétence par la même occasion. Le vieux en question était le cousin du maire, c’était donc plus commode ! Néanmoins, lorsque les rôles se répartissent, cette mission fait peur à tous tant l’incident est resté gravé dans les mémoires, alors je m’en charge ; déjà parce que j’adore les défis, et parce que je ne vis plus au village à l’année et ce qu’il pourrait se dire sur mon dos, je m’en contrefous.

Tiens, parlant du maire, j’aperçois du coin de l’œil son énorme 4×4 qui cahote sur le chemin de terre. D’ici peu on l’entendra brailler : je pense qu’il ne sait pas communiquer autrement de toute façon. Bon sang, ce que je n’aime pas ce bonhomme ! Grande gueule, jamais content, persuadé de détenir toutes les vérités et réfractaire à la moindre forme de modernité. Un vieux con dans toute sa splendeur !

— On peut savoir quel est l’abruti qui a autorisé le stationnement de vos bagnoles sur la voie communale ? J’ai dû prendre par les champs pour venir jusqu’ici !

Le silence s’abat brutalement. Les rires se suspendent, le martèlement des outils se fait aussi plus discret, l’homme capte l’attention et son air suffisant m’invite à sourire. Il doit certainement prendre ça pour une marque inconditionnelle de respect, mais en fait chacun de nous s’imagine à coup sûr que le laisser y croire nous offre l’espoir de le voir déguerpir plus rapidement.

— C’est moi, l’abruti, papa, lui répond son fils.

Lui en revanche, je l’aime bien. Il est un peu plus âgé que moi et je n’ai réellement appris à le connaître que durant les préparations de cette fête. Le reste de l’année, il exploite sa ferme et on le voit peu. Je pense qu’il se coltine son père et sa réputation comme d’autres traînent un boulet, mais son métier et sa terre sont ici. Il lui est impossible d’échapper à son sort, sinon en affirmant sa présence face à son père, et j’ai bien l’impression que ça commence à venir !

— On n’a pas besoin que toute ta petite clique d’emmerdeurs débarque comme l’an dernier pour nous donner des leçons. On connaît notre boulot. Au moins la route étant bouchée, personne ne vient nous faire chier.

J’adore résolument ce mec. Le regard vif et la tête haute, il impose au vieux de baisser le ton, et ça me plaît. C’est beaucoup moins au goût de monsieur le maire, visiblement, car il part d’un pas lourd en direction de l’espace réservé à la buvette sans lui répondre autrement qu’en lui adressant un regard noir.

À genoux sur le sol de bois, je reporte mon attention sur ma tâche et poursuis l’assemblage de deux plateformes entre elles. Les fixations ont vécu et les nombreux renforts devenus indispensables pour contrer l’usure des pièces, demandent du temps pour être correctement serrés. Je n’apprécie pas particulièrement de travailler au sol et il faut dire que je n’ai pas non plus une carrure qui s’y prête, mais j’arrive au bout et j’en suis assez satisfait.

Juste à côté de moi, le jeune Timmy installe la sono. Je ne sais pas comment il parvient à se repérer dans cet amas de fils électriques. Il a bien du mérite, d’autant que son frère aîné, celui qui était supposé le guider pour les branchements, est parti depuis un moment avec la fille du mécano. M’est avis que la carrosserie de la demoiselle ne doit plus avoir de secret pour lui, depuis le temps qu’il s’est éclipsé…

— Eh merde… grogne le gamin.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? lui demandé-je en relevant la tête.

Dépité, il me regarde en faisant la moue.

— Je viens de faire tomber la prise de l’ampli, et je n’arrive pas à la récupérer. Tu crois qu’il est possible de lever le parquet à cet endroit-là ?

Entre les lames disjointes, je distingue le reflet d’une pièce métallique, mais l’élément qu’il me faudrait désolidariser du reste pour l’atteindre est imbriqué dans les autres et à moins de démonter la moitié de la piste de danse, il ne bougera pas d’un pouce.

— Tu as essayé de glisser la main ?

Il acquiesce d’un air navré.

— Bah ouais, sinon je t’aurais pas demandé. Je ne passe pas et je risque même de rester coincé.

— Désolé gamin, mais je ne démonte pas. Ou tu trouves un autre raccord ou tu oublies cet ampli.

Il hausse les épaules et entreprend de dégager l’appareil rendu inutile.

— Moi, je peux l’atteindre, tinte une voix chantante et cristalline.

Mes yeux rencontrent une rangée d’orteils minuscules aux ongles parfaitement peints dans une teinte à mi-chemin entre le bleu et le vert, puis mon regard soudain intéressé remonte sur une paire de jambes d’une blancheur presque surnaturelle. L’ourlet d’un short plutôt court me fait lever la tête pour déterminer à qui ces jolies choses appartiennent.

— Je suis certaine que ma main passe dans l’intervalle, insiste-t-elle.

Des prunelles vert d’eau, un nez mutin couvert de taches de rousseur et une chevelure châtain tirant sur le roux.

Hmm, décidément de plus en plus intéressant…

— Tes doigts ne seront pas assez longs pour saisir la prise et tu vas t’écorcher sur le bois.

— Je suis sûre que non.

Et effrontée en plus ! J’adore !

Je me redresse sur les genoux, le nez à quelques centimètres d’une petite poitrine enfermée dans un bustier. Il n’y a rien de vulgaire chez cette nana, mais putain ce qu’elle est jolie !

— Je parie que tu n’y arrives pas.

Je la défie, sans savoir vraiment pourquoi sinon faire durer le plaisir de son regard qui à bien y regarder tire carrément sur le vert émeraude.

— Je parie que j’y arrive. Qu’est-ce que tu veux miser ?

Je fais mine de réfléchir, en pinçant les lèvres pour retenir ce sourire qu’elle décrypterait sans peine, car toutes les filles ont ce don, mais j’ai déjà une idée de ce que je vais lui demander.

— Si tu te loupes, tu me dois une danse, ce soir, pendant la fête des organisateurs.

C’est comme ça qu’est supposée se terminer cette journée. On mange, on boit, on danse… Ça permet de récompenser tous ceux qui ont travaillé au montage des installations. En général je n’y participe pas, car il y a souvent plus de viande saoule qu’autre chose et quand ça ne se termine pas en bagarre, on est tous trop crevés pour réellement faire la fête. Pourtant, ce soir, je pense que je pourrais faire une exception.

— Ça marche, et si j’y arrive ?

Là, plus question de retenir ce petit truc qu’elle a déclenché en moi, et mes lèvres s’étirent sans contrôle.

— Si tu y arrives… alors je te devrai une danse.

Elle éclate de rire.

— Tu gagnes à tous les coups en fait !

— Ça ne serait pas plutôt toi qui gagnes, non ? Je lui réponds, l’expression exagérément charmeuse, tout en désignant mon buste de deux index tendus.

— Tu es sûr de ça, rétorque-t-elle en imitant mon geste.

Je ris à mon tour. Entrée en matière un peu beauf, mais drôle néanmoins.

Elle s’accroupit, glisse sa main menue sous la plateforme et y laisse disparaître son bras jusqu’à ce qu’un sourire satisfait se dessine sur son visage et qu’elle se redresse en brandissant fièrement l’objet coincé au bout de ses doigts.

— Et voilà !

— Bravo, je m’incline, tu as gagné, je payerai donc mon dû ce soir.

— J’y compte bien, me répond-elle en me présentant sa main ouverte sur la prise.

Je la récupère tout en emprisonnant ses phalanges.

— Nicolas, je suis enchanté de faire ta connaissance.

— Moi, c’est Alyson et je suis ravie également.

Sans autre mot, elle se redresse et s’éloigne, alors que je reste comme un abruti, toujours à genoux sur mon foutu parquet à contempler le côté pile de cette fille dont le côté face m’a déjà envoûté.

— À moins que tu veuilles la conserver en relique, j’aimerais bien que tu me rendes ma prise, Nico…

J’adresse à ce petit con un clin d’œil avant de lui tendre l’objet et de reprendre mon boulot.

Je ne sais pas trop ce qu’il vient de se passer entre cette fille et moi et ça fait belle lurette que je ne me suis pas senti intimidé à ce point, mais j’aime beaucoup la sensation que cela me procure.

*****

 Le soleil n’envoie plus qu’une timide lueur à l’horizon quand enfin nous rangeons les outils. Nous ne sommes plus qu’une vingtaine au milieu de ce champ, et c’était franchement prévisible. Certains sont simplement rentrés chez eux et se réservent pour la vraie fête, celle qui aura lieu demain soir, d’autres ont tellement arrosé leurs efforts qu’ils n’étaient plus en état de poursuivre les festivités. D’ailleurs ce doit être le cas de l’ancien facteur que j’ai vu partir en titubant et qui cuve certainement dans un fossé entre ici et sa maison. Je doute qu’il soit parvenu à aller bien loin.

Un peu à l’écart, je profite de l’air de ma campagne. Celui qui m’a aidé à grandir et qui me manque souvent. Si je n’aimais pas autant mon job, je serais déjà revenu au pays. C’est pour ça que je profite de chaque occasion pour rentrer chez moi, afin de toujours garder un pied ici, de rester le gars du coin qui bosse ailleurs, sans jamais devenir « l’étranger ».

L’odeur alléchante du barbecue vient chatouiller mes narines et les rires de ceux qui tournent autour des tables que nous avons installées pour dîner m’invitent à penser que le moment de nous restaurer est enfin arrivé. Je mentirais si je disais que je n’attends pas cela depuis un moment. Je crève de faim.

Au loin une chouette hulule, et dans les bois, les renards qui ont échappé aux chasseurs sortent de leurs tanières. Avec le barouf qu’on a fait aujourd’hui, la nature doit être heureuse de reprendre ses droits.

— Je parie que tu es le genre d’homme à préférer la bière au whisky.

Cette voix un peu éraillée étire sur mon visage un sourire inconscient. Je me retourne et saisis sans un mot la bouteille qu’elle me tend. Nous choquons les goulots en plongeant mutuellement dans le regard de l’autre avant d’en avaler une gorgée. Son visage est éclairé par les derniers rayons du soleil. Sa chevelure paraît de feu, tout comme la peau de ses joues. Ses iris en revanche brillent de cet éclat d’émeraudes que j’ai déjà repéré plus tôt.

— Tu n’aimes pas la fête ? me demande-t-elle en désignant d’un geste de la tête les autres qui s’amusent un peu plus loin.

— Si, mais j’apprécie aussi ce moment. Quand le jour cède la place à la nuit. J’adore les couleurs, les odeurs, les bruits… Ça ne dure que peu de temps dans une journée, mais c’est magnifique.

Elle inspire profondément et laisse son regard embrasser le paysage par-dessus mon épaule.

— Tu as raison, c’est beau, chuchote-t-elle en venant prendre appui sur la barrière sur laquelle je suis adossé.

Son parfum supplante un instant celui des merguez et des chipolatas qui grillent à l’arrière des barnums, une fragrance riche et poudrée.

— Tu habites le village ? C’est la première fois que je te vois.

Mon travail m’envoie souvent loin et pour de longues périodes, mais si je l’avais croisée, même fugacement, je sais que je m’en souviendrais !

— J’ai emménagé dans la maison du lac il y a quatre mois, mais je sors assez peu, je travaille à domicile.

Son bras glacé frôle le mien. On est peut-être fin juin, mais le froid tombe dès que le soleil se couche. Sans prononcer le moindre mot, je me place contre son dos et entoure lentement ses épaules de mes bras. Le pire qu’il puisse m’arriver serait qu’elle m’envoie finalement chier, mais elle ne le fait pas. Au contraire, elle prend appui sur ma poitrine et soupire. Mon menton repose sur le sommet de sa tête et je ferme les yeux.

C’est clairement le moment le plus agréable de la journée…

Et le plus étrange aussi. Prendre dans mes bras une parfaite inconnue comme si c’était la chose la plus naturelle qui soit, la plus évidente… Même quand on n’est pas timide, ça n’arrive pas tous les jours. Je serais bien resté dans cette position toute la nuit, mais mon estomac en décide autrement et se met à gargouiller bruyamment. Évidemment ça la fait rire.

— J’ai l’impression que tu as faim.

Sans plus de cérémonie, elle me prend la main pour rejoindre les autres. Personne ne fait attention à nous, car chacun est occupé à discuter, manger, boire aussi, surtout boire, parce qu’on ne va pas se mentir, c’est ce qui les a tous incités à rester ce soir, la bière à volonté et le gros rouge du vieux Jacques. Il déboucherait sans peine les chiottes, mais tous paraissent l’apprécier. La gratuité a cela de bon qu’elle sait endormir les papilles.

Le préposé au barbecue, habituellement le commis de notre boucher, a enfilé une paire de maniques ignifugées dans lesquelles ses avant-bras semblent s’être perdus. Le môme doit avoir à peine dix-sept ans et peser cinquante kilos tout mouillé, mais il gère son job d’une main de maître. De toute manière, au ton pâteux de son patron, il vaut mieux que ce soit le gamin qui tienne la fourchette à deux dents, l’autre serait bien capable d’embrocher ses voisins.

Je m’empare des deux sandwichs qu’il me tend et le remercie d’un signe de tête. L’ambiance est tellement bruyante qu’il n’entendrait pas mes mots de toute façon. J’en offre un à Alyson tout en replongeant dans son regard hypnotique.

Je vais finir par y prendre goût…

— Tu fais quoi dans la vie, petite louve, à part glisser tes mains dans des endroits étroits pour gagner des défis ?

Elle rit et ça suffit pour éclairer encore un peu plus son visage. Étrangement elle ne réagit pas à ce surnom que j’ai sorti de nulle part, mais qui lui va comme un gant.

— Je suis correctrice pour une maison d’édition. Je chasse les fautes d’orthographe et les coquilles des manuscrits avant qu’ils deviennent des livres. Et toi ?

Je sais par expérience que parler de mon métier a tendance à produire un effet que je n’ai pas envie de percevoir en ce moment précis. Quand je dis que je suis militaire, soit les nanas me tournent le dos parce que notre mauvaise réputation me précède toujours, soit au contraire, elles font valser leur petite culotte pour réaliser un fantasme… mais ce soir, je n’ai envie de rien de tout cela.

— Parfois je monte des planchers de danse… Et parlant de danse, tu ne m’en devrais pas une par hasard ?

Elle rit de nouveau en posant sur son visage un air outragé que je sais faux.

— Mais comment ça ? C’est toi qui me dois une danse, il me semble…

Je pince les lèvres, faisant mine de réfléchir tout en avalant d’une bouchée le reste de mon sandwich.

— En effet, et donc je choisis la musique.

Dans le répertoire du DJ, il ne faut pas espérer trouver de morceaux qui aient moins de quinze ans. Il mixe encore avec deux vieilles platines CD ! Mais je sais ce que je veux, et quand je glisse l’information au creux de l’oreille de celui qui tient le rôle pour la soirée, son sourire est clair, il comprend où je souhaite aller.

Elle termine son sandwich et aux premières notes de ce vieux tube des années 80, je lui retire sa canette des mains et la prends dans mes bras.

— « Still loving you » ? Tu es sérieux ! Je crois qu’il n’y a rien de plus cliché.

— Je m’en fous des clichés, c’est le seul titre qui m’est venu. Je n’en avais pas d’autres sous la main qui me permette ça, ajouté-je en la serrant fortement contre moi en plaquant ma main contre ses reins.

Cette fille me donne envie de la jeter sur mon épaule et de partir en courant nous cacher dans la première grange voisine pour me perdre en elle.

Du désir à l’état brut.

Une putain d’envie d’elle qui me bouffe le cerveau.

La musique est terminée depuis un moment, mais mon nouveau meilleur ami aux platines a enchaîné avec un autre slow. Une chanson que je ne connais pas, mais seul son rythme m’importe. Puis un troisième morceau démarre, mais cette fois, j’entends que les danseurs se lassent et grognent. Lentement, profitant des dernières notes langoureuses, je glisse vers l’extrémité de la piste, tout près de cette zone mal éclairée qui desservira l’office demain. La pénombre nous enveloppe à présent et seuls ses iris me renvoient la lumière de la lune. Je crois que la totalité de mon volume sanguin a migré dans mon caleçon, et j’ai cessé de réfléchir. Mon regard l’interroge, et son souffle tiède sur mes lèvres me répond, alors je m’empare de sa bouche. L’amertume de la bière se mêle à son propre goût tandis que je mordille sa lippe. Ses bras s’enroulent autour de mon cou et elle n’oppose aucune résistance lorsque je presse son corps contre le mien. Difficile de ne pas sentir combien je la désire dans la position que nous adoptons. Je prends appui sur une des piles de caisses de la sono et elle se glisse entre mes jambes. C’est moins dangereux que le contraire, je ne résisterais pas à l’appel du sexe si je devais percevoir son intimité contre la mienne. Malgré tout, ma verge frustrée palpite contre son ventre et elle sourit contre mes lèvres. Ses mains glissent de ma nuque à mes épaules et remontent le long de mes joues devenues râpeuses à cette heure tardive. Elle prend la direction de notre baiser, et calme ce jeu que j’avoue sans peine ne plus maîtriser. Elle papillonne lentement, déposant sur mon visage une pluie de baisers que je déguste, en fermant les yeux. Sa langue caresse le contour de ma bouche avant qu’elle l’embrasse, avec une insupportable légèreté.

— Bonne nuit Nicolas.

Je rouvre soudain les yeux et percute les siens. Comme un chevreuil hypnotisé par les phares d’une voiture, je reste immobile tandis qu’elle s’éloigne déjà. Une part de moi voudrait que je tende la main, que je la retienne et l’autre exige que je la laisse m’échapper.

— Bonne nuit Alyson.

Elle a déjà disparu quand je parviens à bouger. À l’étroit dans mon pantalon, je prends le temps de me rajuster avant de rejoindre le groupe, mais il ne me faut qu’une toute petite poignée de secondes pour réaliser qu’elle est vraiment partie.

Bordel ! L’éclat de son rire résonne encore à mon oreille tout comme son goût divin est resté sur mes lèvres… et j’ai également dans l’idée que ces deux émeraudes ensorceleuses vont me hanter un moment.

Je ne sais pas ce qu’elle m’a fait, mais je suis prêt à ce qu’elle recommence quand elle veut.

 

                                                                                                                                          Chapitre II 

22 juin 2019

Alyson

À la lumière du jour, l’endroit manque cruellement de poésie. J’imagine sans peine le spectacle qu’offriront les lampions colorés et les guirlandes électriques installées hier soir, lorsque le jour déclinera réellement, mais pour le moment tout est un peu fade. Même la musique ne résonne que faiblement.

Durant l’après-midi, les ateliers principalement destinés aux enfants ont attiré pas mal de monde et plus les heures passent et plus l’effervescence s’apaise. Les bambins sont à présent fatigués, et même carrément grognons pour certains. Dans un consensus tacite, les parents et leurs rejetons agités s’installent autour des tables les plus éloignées de la buvette, quant aux autres, ceux qui sont encore épargnés par les contraintes familiales, ils s’attablent au fur et à mesure de leur arrivée près du bar.

C’est donc avec cette poignée de chanceux que je vais m’asseoir. Je connais peu de monde dans le village, sinon de vue, les quelques personnes que j’ai croisées lors des rares sorties nécessaires à mon ravitaillement hebdomadaire. La jolie brune qui me sourit lorsque j’arrive, c’est Candice, la vendeuse de la boulangerie. J’ai fait sa connaissance rapidement après mon arrivée au village, car si je ne sors pas beaucoup, chaque fois que je mets le nez dehors, j’en profite pour céder à ma grande faiblesse pour le sucre et je passe par sa boutique.

Dès nos premiers contacts, nous sommes devenues complices et maintenant nous pouvons dire que nous sommes amies. Elle représente la part d’interaction sociale nécessaire à mon équilibre, selon elle, et j’avoue qu’elle n’a pas complètement tort. Travailler depuis son domicile c’est une liberté que je n’échangerais pour rien au monde, mais c’est aussi un risque certain de sombrer dans une pesante solitude. Néanmoins, malgré cet aspect pervers, j’apprécie mon autonomie, et je pourrais vite me transformer en ours, si je restais enfermée dans ma tanière !

— Salut Aly, je t’ai gardé une place, les gens arrivent en masse et ça va devenir difficile de s’asseoir.

— Merci Candice. Je vois qu’en effet la Saint-Jean a beaucoup de succès ici.

Il est vrai que je ne me suis pas réellement intéressée aux fêtes de village jusque-là. Je n’avais surtout aucune idée qu’il pouvait en exister. Bien que je m’en défende à la première occasion, je suis une fille de la ville, où les traditions sont différentes et parfois même inexistantes. On rentre chez soi après le boulot, on se presse dans le bus, le métro… mais cette convivialité propre à la campagne a disparu. Parfois un quartier fête les voisins, mais ça reste marginal. Je pense que je vais apprécier ces amitiés simples et spontanées, tout comme j’ai aimé hier me mêler aux filles qui œuvraient du côté des cuisines.

Ou ce moment particulièrement chaud avec ce grand brun magnifique qui réveille les papillons au creux de mon ventre rien qu’à y songer…

— Il reste une place pour moi ? demande une voix qui m’est inconnue.

D’une petite trentaine d’années, les cheveux blonds californiens dressés dans une brosse parfaite, l’homme porte une chemise de lin, un pantalon à pinces, et affiche un sourire radieux.

— Ah ! Hugo, mais bien sûr, installe-toi, on va juste se serrer un peu. Tu connais peut-être Alyson ?

Le visage radieux, son regard parcours mes traits.

— Non, je n’ai pas ce plaisir, je m’en souviendrais.

Je tends la main à son attention, mais il se penche pour me faire la bise.

— Je suis le coiffeur du centre, mais autant que tu le saches tout de suite, je suis exclusivement hétéro et je vais très certainement te draguer.

Il est drôle et c’est vrai qu’en plus il est plutôt mignon, si l’on aime le genre délicat et BCBG. Pour ma part, je suis davantage attirée par les hommes un peu plus rustres, le genre de ceux qui montent des parquets de danse par exemple… et qui embrassent comme des Dieux.

Mais ce n’est qu’un exemple, bien sûr !

Sans se dégonfler, Hugo m’adresse un clin d’œil taquin qui lui vaut un coup de coude de la part de Candice.

— Voilà, ça, c’est dit, il y a donc des risques pour qu’il devienne un peu lourdingue en fin de soirée ! Mais tu n’es pas obligée de te laisser faire par ce Don Juan, ce n’est pas un râteau de plus qui changera sa vie, il est habitué ! me précise Candice.

—  Et sache que lorsque j’aurai un coup dans le nez, je serais même encore plus lourd, alors n’hésite pas à m’envoyer paître, ou à céder… C’est toi qui décideras ! ajoute-t-il en esquivant un deuxième coup de coude de mon amie.

Leur complicité est agréable et je leur renvoie les sourires qu’ils m’adressent.

— Comment va se dérouler la soirée ? J’imagine que vous avez l’habitude des festivités.

— Chaque année, c’est immuable, et le programme est simple. Les cuistots vont faire griller les saucisses et les entrecôtes et cuire des tonnes de patates. Puis, après le repas, on va danser un moment avant d’enflammer le bûcher et nous partirons pour une retraite aux flambeaux dans les rues du village. Ensuite la soirée dansante reprendra pour ceux qui tiennent encore debout. Mais le plus important c’est le feu.

— Le traditionnel feu de la Saint-Jean…

— Oui, tout à fait, poursuit Hugo, l’air soudain très sérieux, et il se dit dans les chaumières que ceux qui s’embrassent devant le feu seront heureux et prospères tout le reste de l’année.

J’éclate de rire.

— Ça, c’est la légende selon Hugo, si tu veux mon avis. Une fable que je n’ai jamais entendue de la bouche de personne d’autre que lui, soit dit en passant !

— Tu verras qu’un jour ce sera dans le programme officiel, tout comme s’embrasser sous le gui à Noël !

Leur compagnie est agréable, mais je ne peux pas m’empêcher de fouiller discrètement la foule du regard, à la recherche des iris gris clair de l’homme qui m’a mis la tête à l’envers hier soir. J’ai regretté d’être partie, d’avoir quitté ses bras. J’y ai songé durant de longues heures, seule dans mon grand lit, bien trop froid pour cette nuit de juin, avant de parvenir à me persuader que j’avais fait le bon choix. Qu’aurait-il pensé de moi si j’avais réagi différemment ? Quelle image aurais-je renvoyée si j’avais cédé à ce désir que notre étreinte avait fait naître ? On sait toutes comment les filles qui abandonnent trop facilement sont perçues !

Et pourtant…

Sans en avoir conscience, je porte les doigts à mes lèvres et mes yeux se ferment. Le timbre grave de sa voix résonne encore en moi et fait vibrer quelque chose au plus profond de mon estomac.

Ah ! ces foutus papillons !

— Tu dors ? me demande Hugo. Son souffle glisse si près de mon oreille que je sursaute et m’arrache brutalement à mes songes.

— Non, je rêvais.

— De moi ? Vas-y, dis-moi que tu rêvais de moi et je serais le plus heureux des hommes !

Lui répondre n’aurait pas grand intérêt, car je sais qu’il plaisante ; cela dit s’il n’y avait ne serait-ce qu’une toute petite part de sérieux dans ses mots, je pourrais le vexer et je ne le souhaite pas. Il a l’air d’un gars cool et détaché de tout, mais lui rétorquer de but en blanc, que non seulement il n’est pas du tout mon genre, mais qu’en plus j’attends quelqu’un d’autre, pourrait bien mettre à mal ce début d’amitié que je commence sincèrement à apprécier.

— Danse avec moi Alyson, me demande-t-il avec un regard d’enfant plutôt craquant, il faut quand même l’avouer.

Le DJ, qui n’est pas l’homme d’hier soir, se déchaîne derrière ses platines, mais le rock endiablé que les enceintes crachent ne m’attire pas des masses.

— J’ignore comment danser ça…

— Ça tombe bien, moi aussi, et note que les gens qui sont en train de suer sur la piste ne savent pas le danser non plus, mais ça ne les empêche pas de s’éclater comme des fous. Allez, viens, ça va être drôle, tu verras.

Sans exiger d’autres arguments, j’accepte la main qu’il me tend et je le suis gaiement au milieu de ce dancefloor de campagne. On se bouscule plus qu’on ne danse réellement, mais rapidement mon sourire se mue en rire, puis en fou rire lorsqu’une dame d’un certain âge, mais visiblement mieux rompue que moi à l’exercice me vole mon partenaire. Je ne résiste que pour la forme et reprends le chemin de notre table, laissant Hugo en bonne compagnie malgré sa grimace suppliante à laquelle je réponds d’un sourire compatissant, la main sur le cœur, surjouant l’abandon.

À mi-chemin, mon regard est attiré vers une autre table, occupée par des hommes lancés dans une discussion qui semble animée.

Et il est là, magnifique, sous les lampes aux lumières chaudes.

Nicolas.

Sa crinière noire est en bataille et ses grands yeux gris clair ourlés de longs cils sombres sont empreints d’une humeur joyeuse . Une repousse de barbe ombre sa mâchoire et il tient le mégot d’une cigarette entre ses doigts. Sur ses épaules se tend une chemise en jean dont il a retroussé les manches et détaché les premiers boutons. Rien qu’à l’observer, le désir que j’ai ressenti hier refait surface. Preuve qu’il n’était de toute manière pas très loin. Je bifurque, et enfin son regard capte le mien, tandis que ma langue vient lécher lentement ma lèvre inférieure. Celle qu’il a délicieusement torturée hier, et que j’adorerai sentir encore porter le goût de son baiser.

Puis je lui souris. Il me sourit en réponse, mais détourne rapidement le regard, en riant à ce qu’un de ses camarades vient de lui dire. Comme si ce que nous avons partagé hier n’existait que pour moi.

Je me fige, soudain paralysée par l’embarras, mais quand ses yeux croisent de nouveau les miens, c’est sa surprise qui me percute, et mon air dépité semble le faire réagir. Sans rompre notre contact visuel, il se lève et se fraie un chemin dans ma direction.

Quel crétin !

Me chauffer dans un coin sombre semblait facile, mais dans la lumière et devant ses potes, c’est visiblement une autre histoire. Il y a peut-être une femme qu’il faut éviter de renseigner sur les occupations de son mari à la nuit tombée… Je comprends mieux pourquoi il m’a guidée à l’écart hier. Et moi qui pensais qu’il souhaitait simplement préserver ma pudeur !

Mais quelle conne je fais, bon sang ! Dire que j’étais à deux doigts de lui céder, alors que ses larges paumes réchauffaient chaque parcelle de mon épiderme à leur contact et que les chuchotements de sa voix grave me faisaient vibrer.

Merde !

Merde !

Merde !

D’un pas vif, je m’éloigne de la foule. C’est l’avantage d’être au milieu des champs, l’espace ne manque pas lorsque l’on veut s’isoler. Sans y réfléchir, je me retrouve appuyée sur cette barrière, celle qui a supporté le poids de nos corps alors qu’ils n’étaient que désir. Je lutte pour retenir les larmes de colère qui menacent de jaillir. Comment ai-je pu être assez stupide pour laisser ce mec me toucher à ce point ? Ce n’était qu’un baiser pourtant, un baiser brûlant, certes, mais rien de plus !

— Vous m’expliquez ce qu’il se passe ?

Je me glace. Il a le culot de me vouvoyer en plus ! Brusquement, je me retourne pour lui faire face, les poings serrés et les bras raides collés le long de mon corps.

— C’est moche de ne pas assumer… Vraiment moche. Tu cherchais quoi en fait ? Tu ne voulais rien de plus qu’un coup en passant ? C’est ça ? La cruche de la ville qui craque pour le mec sexy qui sent bon la campagne ?

— Je suis désolé, mais…

Je tends ma main tremblante devant moi pour l’inviter au silence.

— Non, je ne pense pas que tu le sois. Ce ne sont que des mots, et ils n’ont aucun sens. Alors on va faire comme s’il ne s’était rien passé, puisque c’est ce que tu sembles vouloir, mais épargne-moi les excuses à la con et le baratin pour midinettes.

De deux grands pas, il me rejoint et saisit fermement mes mains entre les siennes.

— Je crois que j’ai une explication, et j’aimerais que tu m’écoutes un instant, s’il te plaît.

Je lâche un rire dénué de joie, mais lui laisse néanmoins la parole.

— Je ne suis pas celui que tu imagines, et je pense que tu as rencontré Nicolas. C’est mon frère.

Surprise, je le dévisage. Je veux bien admettre qu’hier il faisait nuit, mais le souvenir de mes perceptions colle assez avec ce que j’ai sous les yeux. Ses épaules moulées par la toile de sa chemise sont les mêmes que celles que j’ai caressées, tout comme ses avant-bras musclés et dont les veines saillent, sont identiques à ceux qui m’ont serrée contre ce corps…

Je pince les lèvres et lui lance un regard incrédule en hochant lentement la tête.

— Tu n’es pas la première personne qui nous confonde. Nicolas et moi sommes jumeaux et hier, je n’étais pas ici, alors, je ne sais pas ce qu’il t’a fait, mais je te jure que je n’y suis pour rien.

— Ton jumeau ? Tu n’as rien trouvé de mieux ? Il y a des nanas avec lesquelles ça marche un truc pareil ?

Il soupire.

— C’est la stricte vérité. Je m’appelle Alexandre Desmarais et je suis charpentier. Ma société est située dans les grands entrepôts que tu as certainement déjà repérés à la sortie de la ville et hier j’étais coincé sur un chantier. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas pu me joindre aux équipes de montage.

— D’accord. Et où est donc ton… jumeau, ce soir ? lui demandé-je toujours suspicieuse face à cette explication pour le moins bancale.

— Je n’en ai aucune idée, admet-il en relâchant mes mains. Il est parti au petit matin pour rejoindre son régiment. Il est militaire et sa permission a pris fin hier.

— Comme c’est pratique.

Sans me quitter du regard, il hoche lentement la tête.

— Tu n’es pas d’ici, sinon tu nous connaîtrais. Mon frère et moi avons grandi dans ce village, alors même si j’ai bien conscience que ma petite histoire peut te paraître tirée par les cheveux, je te jure que je ne te mens pas. Demande à n’importe qui ici et l’on te confirmera tout ça.

— Ok Alexandre…

— Alex.

Ses traits semblent imprimer un sentiment de soulagement tandis qu’il me tend la main. Pourtant, je ne le croirais vraiment que lorsqu’on m’aura confirmé cette histoire dont je doute quand même sérieusement. Le coup du frère jumeau… Un scénario pour romance bisounours, oui !

— Ok Alex. Je veux bien t’accorder le bénéfice du doute. Alyson Livert, et en effet, j’habite ici depuis peu.

— Ravi de faire ta connaissance, Alyson. Si tu me le permets, je souhaiterais t’offrir un verre, histoire que tu pardonnes mon frère pour les conneries qu’il a probablement faites.

Je souris.

— Il n’y a rien à pardonner. Nicolas n’a rien fait de mal, sinon oublier de me préciser qu’il devait partir si rapidement. Mais j’accepte ce verre avec plaisir.

La soirée se poursuit assez agréablement. Candice s’amuse de ma mésaventure et me confirme l’existence de ce jumeau militaire. Le ténébreux et secret Nicolas, ainsi qu’elle se plaît à l’appeler, mais je me garde de lui dire que j’aurais bien d’autres qualificatifs pour le décrire : sexy et chaud comme la braise, par exemple !

Avec Hugo, ils se joignent à nous et je fais la connaissance de certains des hommes qui travaillent avec Alex dans son entreprise. Candice paraît même assez attirée par l’un d’eux pendant un moment, mais ce crétin balaye ses chances d’un revers de main en se laissant aller sur la boisson. Visiblement, le genre de mec qui ne tient plus debout au milieu de la soirée ne semble pas plaire à la jeune vendeuse. Quant à Hugo, il disparaît vers minuit. Je l’observe tandis qu’il part en direction de la buvette, pour papoter avec quelques filles avant de nous faire un petit signe de la main et de quitter la fête en charmante compagnie. D’après Candice, c’est sa façon de procéder !

Je m’amuse énormément et je dois avouer qu’Alexandre est un excellent danseur. Il est également de bonne compagnie, et même un peu plus volubile que son frère d’ailleurs, mais le contact de son corps ne me touche pas autant que celui de Nicolas lorsqu’il me prend dans ses bras. C’est très agréable. Vraiment très agréable, mais je ne m’embrase pas comme hier. Je crois que Nicolas a un truc qui n’appartient qu’à lui.

Peu à peu, les fêtards quittent le champ, les barbecues sont froids depuis un moment et l’on a déjà éteint une partie des guirlandes de lumière.

— Je te raccompagne ?

Le chemin n’est pas très long jusque chez moi et je peux parfaitement rentrer seule même si j’avoue que je suis fatiguée.

— Je suis venue à pied, tu sais.

— Ça fait quand même une trotte jusqu’au lac et il y a des gars qui ont pas mal picolé. Franchement, ça ne me dérange pas de te déposer, c’est sur ma route.

Je ris.

— Oui, j’imagine ! Vu la taille du village, tout est plus ou moins sur la même route que tout, non ?

— Un peu, c’est vrai, mais j’insiste. Je serais rassuré.

Pour toute réponse, je récupère mon gilet, ma pochette et me lève.

Le trajet est rapide et lorsqu’il se gare devant le portail de la maison, il laisse le moteur tourner.

— J’ai passé une super soirée, Alyson.

— Oui, moi aussi.

— Tu sais, la prochaine Saint-Jean, c’est dans un an, mais on n’est peut-être pas obligé d’attendre autant de temps pour se revoir.

Je souris.

— Non, en effet. Je pense que ce serait dommage.

Sans dire un mot, je lui tends mon téléphone pour qu’il me laisse son numéro. Il pianote rapidement, et le sien, posé sur le tableau de bord vibre un court instant.

— Bonne nuit Alyson, murmure-t-il en embrassant ma joue.

Son baiser est lent, son souffle coule doucement sur ma peau. C’est sensuel, tout comme la caresse de son pouce sur le creux de mon poignet et lorsqu’il s’écarte, je me perds un instant dans ses iris gris clair.

— Bonne nuit Alex.

Un léger goût de déjà vu…

Je sors de sa voiture pour gravir les quelques marches de mon perron avant de me retourner pour lui adresser un signe de la main qu’il me rend accompagné d’un clin d’œil.

Je n’ai rien exagéré, j’ai vraiment passé une super soirée. J’apprécie son sourire franc et son humour un peu décalé. J’aime sa manière de me dévisager tandis que nous discutons, et cette façon qu’il a eue de froncer les sourcils lorsqu’un de ses gars a tenté de me faire du rentre-dedans était assez drôle. C’était un peu territorial, mais je me suis surprise à apprécier ce petit côté « homme des cavernes ». On m’aurait dit cela il y a quelques mois, j’aurais ri, car un monsieur muscles, un poil dominant et hyper protecteur n’aurait jamais accroché mon regard.

Et pourtant…

En rentrant chez moi, le bilan de ces deux soirées s’impose. Deux frères. Deux hommes si différents et en même temps tellement semblables. J’ai adoré leur compagnie. Hier, Nicolas m’a fait vibrer comme cela ne m’était jamais arrivé. Il a éveillé de profonds instincts, bruts, presque primaires, que je n’imaginais jamais atteindre. Alex, quant à lui, m’a fait rire. Il est beaucoup plus posé et rassurant. Si son frère m’a fait l’effet d’une tempête en pleine mer, lui est un paysage tranquille, une étendue douce et sauvage, une promenade paisible dans les collines enneigées, emmitouflée dans une énorme doudoune de plumes…

Adossée à la porte d’entrée que je viens de refermer, cette pensée me fait sourire. Ma main droite se porte à ma bouche, ravivant le souvenir de Nicolas et de la légère morsure qu’il a infligé à mes lèvres, tandis que ma main gauche se dépose sur ma joue, encore marquée de l’empreinte du baiser d’Alex.

Est-ce normal de ressentir de l’attirance pour deux personnes ? Parce que c’est bien d’attirance qu’il s’agit. Je n’avais pas vraiment envie de quitter Alex ce soir, tout comme j’ai laissé Nicolas à contrecœur hier. Mon éducation et ce que je persiste à considérer comme mon sens moral ne cessent de me rappeler que mon retour solitaire à la maison était une bonne chose. Mes désirs, eux, disent tout le contraire. Le fameux combat entre remords et regrets, j’imagine, et j’avoue que je suis incapable de savoir lequel laisser gagner.

Cela dit, c’est à la fois ce qu’il s’est passé hier avec Nicolas et ce qu’il ne s’est pas passé, qui m’a rapproché d’Alex tout en m’en éloignant. Ce constat tordu ne m’aide pas des masses à y voir clair.  

Quand je pense qu’on m’a prédit l’ennui en m’installant à la campagne ! C’est la première sortie que je m’accorde depuis mon arrivée dans la région et j’avoue que j’ai sacrément réussi à compliquer mon existence…

Je souris à mon reflet dans le miroir du couloir, surprise de voir pétiller mon regard avec autant d’éclat. Etrangement, ces complications ne me chagrinent pas, mais elles m’intriguent. Elles m’invitent à certaines remises en question, sur ce que j’attends de la vie. Mon quotidien, mon boulot et cette maison représentent en tout point ce à quoi j’aspirais, mais jamais mon cœur et ses désirs n’ont été couchés sur la liste de mes préoccupations quand j’ai quitté mon ex-mari et son appartement. Pourtant, il semble que les deux existent toujours et qu’ils espèrent un peu d’attention.

Mon téléphone vibre soudain, me sortant de mes songes.

Numéro inconnu : Merci pour cette soirée. Promets-moi que tu ne vas pas te cacher dans ta maisonnette et que tu m’autoriseras à te revoir très vite.

Je souris à la lecture de son message et m’empresse d’enregistrer son numéro dans mes contacts. Puis mes doigts se mettent à me chatouiller. Que puis-je lui répondre ? Que moi aussi je suis impatiente de le revoir ? Que j’ai passé un excellent moment également ? Ce n’est que pure vérité, alors, c’est ce que je fais. Je pianote avec rapidité sur mon écran, le même sourire toujours figé sur mes lèvres.

Une vraie lycéenne !

Les minutes passent et mon téléphone reste muet. Cela dit, mon message n’impliquait pas de réponse en particulier. Le sommeil semble déjà vouloir me gagner, lorsque je gravis les escaliers qui mènent à ma chambre. Mes vêtements tombent un à un sur le parcours et sauront bien patienter jusqu’à demain, car même si j’ai très peu bu, j’ai quand même la tête un peu lourde et envie d’aller me coucher. La musique probablement trop forte résonne encore sous mon crâne et mes pieds me font un mal de chien. Nue, je m’effondre sur mon lit quand mon téléphone vibre de nouveau.

Alex : J’ai eu du mal à rentrer chez moi…

Moi : Mince, tu as eu un problème de voiture ?

Alex : Non… juste une immense envie de te rejoindre que je combats encore… Bonne nuit ma belle.

Je ferme les yeux. De sublimes iris gris clair se dessinent derrière mes paupières. Les siens, mais aussi ceux de son frère. Tout comme leurs voix qui résonnent dans ma tête, lorsque ma peau frissonne de la chaleur de leurs mains et de leurs souffles…

Il va quand même falloir que je fasse le ménage dans ces fameuses complications. La confusion n’est pas un sentiment que j’apprécie, et pourtant, c’est exactement ce dans quoi je nage, et là encore, je ne parviens pas à déterminer si je veux réellement en sortir. Rien n’a de logique.

En relisant son message, je réalise qu’il suffirait de quelques mots pour l’inviter à rebrousser chemin et nous laisser aller. Après tout, nous sommes des adultes ! Je serre mon téléphone entre mes doigts, comme s’il détenait la solution. Que les réponses aux questions que je n’ai pas réellement posées étaient juste là, et allaient surgir pour s’imposer. La tête profondément enfouie dans mon oreiller, je ferme les yeux, et le souvenir des larges paumes de Nicolas glissant de ma taille à mes hanches pour terminer leur course sur mes fesses enserre mes reins comme hier soir… Ses lèvres chaudes sur les miennes, dans mon cou…

J’ai adoré ces quelques heures en compagnie d’Alex. J’ai envie de le revoir, de le connaître mieux ; mais cet élan de désir qui a failli me rendre si téméraire n’était pas pour lui, je dois l’avouer, c’était pour son frère… Un frère qui est parti on ne sait où, pour on ne sait combien de temps, mais qui a laissé sa marque assez profondément en moi pour que je ne puisse pas l’ignorer.

Moi : Bonne nuit Alex.

Je l’appellerai d’ici peu, mais ce soir, tout est beaucoup trop confus pour moi.

 

 

                                                                                                                                      Chapitre III 

26 juin 2019

Nicolas

La pluie frappe sur les carreaux depuis de longues heures maintenant, et ça n’arrange pas cette espèce de mélancolie qui grignote du terrain sournoisement. J’ai beau aimer mon travail, m’y replonger après avoir pu passer quelques jours avec mon frère et ma mère est toujours difficile. D’ici quelques années, je raccrocherai et je rentrerai pour de bon. Alex me taquine lors de chacun de mes passages en me rappelant que j’ai un poste qui m’attend dans la boîte. Je sais qu’il y a une grande part de sérieux dans tout cela, et qu’il lui tarde à lui aussi que je ne parte plus à l’autre bout du monde au moindre coup de sifflet de ma hiérarchie.

J’ai le sentiment que servir mon pays ne me suffit plus et que je manque trop de choses à présent. J’ai envie de plus. Comme de cette jolie rouquine que je n’aurais pas laissée partir l’autre soir si je n’avais pas eu besoin de décoller pour reprendre mon poste dès le lendemain matin…

Alyson.

Ses orbes d’émeraude m’obsèdent lorsque je suis seul dans mes quartiers et que rien ne s’oppose à leur souvenir. Sa voix douce et à mi-chemin entre timidité et impertinence résonne et m’invite à sourire même lorsque je n’en ai pas vraiment envie. Si j’avais eu quelques jours devant moi, je lui aurais donné plus que ces quelques délicieuses minutes dans l’obscurité.

Cette petite diablesse affadit par son absence l’engouement et l’entrain que j’insuffle d’habitude dans mon travail. Elle plane comme une ombre qui ternit le tableau de mon quotidien. Si seulement j’avais muselé mes scrupules ce soir-là, et laissé mes désirs s’exprimer, j’aurais d’agréables souvenirs pour m’aider à m’endormir, plutôt que ces fantasmes que je nourris tel un adolescent prépubère. Me caresser en pensant à la douceur de sa peau, à son parfum, au timbre de sa voix devient chaque jour un supplice plus lourd que la veille. Elle incarne le désir brut à mes yeux, une synthèse de tout ce qui pousse mon corps à réagir de lui-même. Je n’imaginais pas qu’une seule personne pouvait regrouper ainsi toutes les qualités que j’ai espérées en chacune des femmes qui ont croisé ma route, au point que les autres me semblent transparentes.

— Nico, tu es prêt ?

J’adresse un signe de tête à Erwan. Nos cours reprennent dans une vingtaine de minutes et comme chaque jour depuis que je suis revenu de métropole, il m’arrache à mon bureau pour rejoindre mes élèves.

Ma motivation a foutu le camp. Merde ! Et pourtant je me suis battu pour ce poste et j’aime ce que je fais… Enfin, j’aimais ce que je faisais, maintenant je rêve d’être ailleurs.

Rapidement, je range les quelques copies que je n’ai que parcourues des yeux sans vraiment approfondir ma lecture : je m’y remettrai plus tard. Ce soir. Ou demain…

— Attends-moi Erwan, j’arrive.

Je prends une grande inspiration et redresse les épaules, il faut que je me secoue. Les gars qui ont fait le déplacement pour assister à mes cours n’ont pas besoin de souffrir de mon manque absolu de motivation.

— Tu sais que si tu as besoin de parler, tu n’es pas tout seul.

Je lui souris en pinçant les lèvres.

Ce qui me chagrine n’est pas quelque chose dont on peut discuter comme ça avec un collègue, même si Erwan est plus que ça, et qu’il est ce qui se rapproche le plus d’un ami. Je me pourris la vie pour quelque chose qui n’existe réellement que dans mon imagination. Mon sommeil s’est fait la malle parce que j’ai craqué pour une nana qui ne se rappelle probablement même pas mon prénom !

Connerie… Je sais qu’elle s’en souvient. On ne peut pas oublier quelque chose d’aussi beau que les quelques minutes que nous avons passées ensemble, c’est impossible. Et Alyson ne peut pas être ce genre de fille à s’abandonner dans les bras d’un homme comme elle l’a fait et en effacer le souvenir si vite !

Mais mes convictions ne pèsent pas bien lourd et je me fais l’effet d’un pauvre type pathétique. Tellement d’ailleurs qu’en discuter me ferait passer pour le dernier des crétins. Alors je garde ça pour moi.

— Ne t’inquiète pas, j’ai juste le mal du pays, ça va aller.

Ce sentiment de manque nous est coutumier, nous le connaissons bien et usons tous de méthodes différentes pour le surmonter. Alors, ce sera l’unique explication que je lui proposerai et elle semble le satisfaire. Il m’assène une claque virile sur l’épaule tandis que nous rejoignons le bâtiment des salles de classe en silence.

Les jeunes recrues se lèvent comme un seul homme pour saluer mon entrée, leurs uniformes neufs et leurs rangers brillantes.

— Repos messieurs.

Ma voix est forte et ferme, celle du lieutenant qu’on imagine plein d’assurance. Je monte sur l’estrade et reprends le fil de mon exposé comme s’il ne s’était pas passé presque une journée depuis mon dernier cours. J’espère susciter auprès de mes élèves assez d’intérêt pour créer quelques échanges afin que l’après-midi s’achève rapidement, mais leurs visages fermés n’augurent rien de bon.

Enfin les minutes défilent, puis quelques paires d’yeux s’éclairent, des mains se lèvent, des questions se formulent et la magie opère.

Cette magie qui me rappelle pourquoi j’ai choisi d’être instructeur.

***

Il est 23 heures lorsque nous regagnons nos quartiers. Après cette journée de cours, Erwan, qui lui aussi est instructeur, mais en formation tactique, et Stefan, le prof de sport dont la tête est emplie de courants d’air, ont réussi à me traîner en ville. L’atmosphère est lourde, car il fait assez chaud et l’humidité est partout. Même la mer n’apporte pas l’air qu’on espère.

Les esprits s’échauffent assez vite dans cette ambiance, et j’ai attrapé au collet deux de mes élèves qui cherchaient des noises à des locaux. Une histoire de nanas d’après ce que j’ai compris. Il faut dire que nos troufions sont assez peu appréciés par les gars d’ici. Ils semblent représenter pour certaines filles un peu désespérées, une solution de facilité pour assurer leur avenir. Elles doivent s’imaginer que les militaires font de parfaits maris et pourtant, elles sont bien loin du compte ! La quasi-totalité des soldats que je forme va partir pour un pays lointain afin de mener des missions difficiles et avoir une fille qui les attend quelque part est certainement le dernier de leurs souhaits. Ils n’ambitionnent que de tirer rapidement leur coup et si possible chaque soir avec une nana différente, dans le but, justement de ne pas y laisser leur âme !

« Salut frangin, »

J’aurais aimé discuter avec mon frère, mais si je l’appelle à cette heure-ci avec le décalage horaire, il va me tuer ! Le mail reste encore un bon moyen de garder le contact.

« Demain je pars sur une île à quelques kilomètres de notre base. Nous allons effectuer des exercices en mer, et j’encadre des gamins que je vais devoir jeter à l’eau alors qu’ils ne savent même pas nager… Je ne pensais pas que c’était encore possible de nos jours. »

Est-ce que je lui dis qu’il me manque et que chacun de mes retours au boulot est plus difficile à supporter que le précédent ?

Est-ce que je lui avoue que j’aimerais rester à la maison la prochaine fois parce que j’en ai assez vu de cette aventure dont je rêvais pourtant ?

Est-ce que je lui parle d’Alyson ?

Peut-être la connaît-il ? Notre village natal n’est pas si grand…

Je soupire et m’adosse à mon fauteuil, le faisant grincer sous mon poids. Pourquoi devrais-je lui parler de celle qui hante mes nuits — et mes journées aussi d’ailleurs ? Nous ne nous sommes rien promis, elle et moi, bien au contraire, on n’a même pas jugé bon d’échanger nos numéros de téléphone.

« Il y a peu de chance que je puisse revenir à la maison avant le mois d’octobre. Je vais essayer de me libérer pour qu’on fête l’anniversaire de maman ensemble. »

Je sais que ma mère ne s’y attend pas, mais j’ai aussi dans l’idée qu’elle adorera ça.

« Ne lui dis rien, déjà parce que je n’ai pas encore la certitude de pouvoir être là, et surtout que j’aimerais lui faire la surprise. Je sais que chaque année elle est déçue que nous ne soyons pas réunis ».

La joie que cela pourrait procurer à ma mère suffit à me faire sourire.

« Je t’aime mon frère, prends soin de toi. »

J’expédie le mail d’un clic, avec en pièce jointe une photo que j’ai prise cet après-midi, alors que des trombes d’eau dévalaient la rue devant mon bâtiment et que de grosses gouttes frappaient sans pitié les délicates fleurs tropicales qui égaient d’ordinaire le paysage. Chaque carte postale à son revers…

Sans hâte, j’abandonne mon ordinateur, et écarte les bras devant la bouche de sortie de la climatisation pour tenter de rafraîchir mon corps, malgré la douche, je sue toujours autant.

 Dehors la pluie a cessé, et quand mon épiderme se couvre enfin de frissons, je vais me coucher.

 

***

5 h 30.

C’est l’heure à laquelle mon réveil a sonné, comme tous les matins.

Mon premier geste a été de vérifier si Alex avait répondu à mon message, mais ce n’était pas le cas. J’ai tendance à oublier que de nous deux, c’est moi qui aie l’existence la plus terne. Lui a un métier et une vie, moi, je n’ai que mon job…

On pourrait s’imaginer que cette activité est suffisamment palpitante pour me combler, mais c’est loin d’être le cas. Je crois que j’ai fait le tour de ce besoin d’adrénaline et de cette liberté dans laquelle je m’étais jeté tête baissée. Je ne regrette rien, mais maintenant, j’aspire à autre chose. Je veux me lever chaque matin aux côtés du corps chaud d’une femme qui ferait battre mon cœur. J’ai envie de partir au boulot, tous les jours, sachant que le soir, je la serrerai entre mes bras. Je veux des fous rires et des engueulades stupides pour des choses sans intérêt qui nous amèneront sous la couette pour négocier langoureusement un compromis. J’adorerai dire « oui » devant le maire, même si c’est un gros con, et devant tous mes amis. J’attends impatiemment de transmettre la vie aussi et de caresser avec amour un ventre arrondi, me faire écrabouiller la main pour partager les douleurs avant de couper le cordon ombilical. Je veux pleurer de bonheur devant un mini-nous joufflu et brailleur et me perdre dans le regard de celle qui nous aura offert ce bonheur.

Tout ça, je ne l’aurai pas tant que je ferai ce métier. Je vois mes collègues et la vie qu’ils mènent. Ceux qui se sont mariés en coup de vent pendant une permission et qui discutent avec leurs femmes par écrans interposés, ceux qui pètent les plombs en apprenant qu’ils sont cocus ou que celles qu’ils adorent demandent le divorce, car c’est trop dur de rester amoureux quand on est si loin. J’ai aussi vu des gars pleurer à la descente d’un avion en découvrant leur môme… un inconnu dont ils avaient manqué les premiers mois.

Je refuse ça. Je veux une vie normale et sans le moindre compromis.

Cette envie de normalité se dessine depuis de nombreux mois maintenant, et si j’y ajoute les relances de mon frère pour bosser avec lui, je dirais qu’elle devient peu à peu un projet. Les contours s’affinent, les ombres s’estompent et les reliefs apparaissent. Parfois même, un visage se glisse dans mon schéma. Les traits de celle qui ne m’a rien promis, mais qui m’a fait découvrir combien un désir inassouvi pouvait être à la fois merveilleux et douloureux.

Je soupire en allumant mon ordinateur ce soir. Quelles que soient mes envies, elles devront attendre encore quelques mois et probablement même quelques années. Je ne me suis pas engagé uniquement pour assouvir mon besoin d’action, mais aussi pour m’assurer un confort financier et pour ça, il faut tenir un minimum d’années et accepter des missions parfois loin de chez moi et souvent longues.

Une petite icône apparaît, signifiant l’arrivée d’un nouveau message.

 

« Salut Frangin !

Vue l’heure à laquelle je t’écris, j’imagine que tu seras rentré d’opération quand tu me liras. Alors ? Est-ce que tu as perdu des mômes en mer, ou est-ce que tu as ramené tout le monde ? Je suis persuadé que s’ils te confient ce genre de mission c’est qu’ils savent que tu n’es pas homme à abandonner qui que ce soit : ils te connaissent, ils ont conscience qu’on peut toujours compter sur toi !

J’ai bien reçu la photo du déluge qui s’abat autour de toi et j’avoue que je ne suis pas mécontent de pouvoir te taquiner. Pour une fois que le climat en métropole est meilleur qu’en Martinique ! Ici le soleil nous arrose de ses rayons et c’est super agréable !

J’ai pris note de ta visite en octobre, j’ai hâte d’y être. Maman sera heureuse, et moi aussi. Putain que tu me manques, mon frère… Fais attention à toi. À très bientôt.

PS : Au fait, c’est quand que tu rentres pour de bon ? »

 

Oh Alex, si tu savais comme j’en rêve !

Je referme la page pour ne pas sombrer dans une inconfortable nostalgie et j’en profite pour nettoyer ma messagerie des quelques publicités que j’ai reçues sans les solliciter. Ce soir, avec mon équipe, nous sortons. Il semble que la pluie nous offre une accalmie et une grande fête est organisée sur la plage. Je mentirais si je disais que je suis heureux de m’y mêler, mais certains de nos gars ont un peu abusé la semaine dernière, et les consignes sont simples : on doit les encadrer et éviter tout débordement. Chose difficile si l’on considère qu’on a affaire à des adultes, les militaires comme les locaux, et que je suis bien incapable de décider qui provoque qui, quand ils ont tous avalé un verre de trop.

Inutile de porter un uniforme pour afficher ce que nous sommes, mais une chose est claire, il va falloir être diplomate pour faire disparaître cette étincelle de méfiance qu’on voit briller dans le regard de tous ceux que nous croisons, lorsque nous arrivons près du bar installé pour l’occasion. Ils craignent la bagarre et la poignée de trous du cul qui n’a pas été consignée dans leurs quartiers pue l’arrogance à plein nez.

— Bon, messieurs, vous avez peut-être quartier libre ce soir, mais je vous prie de ne pas faire honte à l’uniforme que vous représentez même sans le porter. J’ajoute que le premier que j’attrape à faire le con, je lui colle moi-même une raclée avant de le foutre au trou. C’est clair pour tout le monde ?

Je ne parle jamais beaucoup, appréciant me limiter à l’essentiel, alors quand je prends la parole, en général, ça a tendance à marquer. Les huit gars qui me font face acquiescent et semblent prendre conscience que le mot d’ordre ce soir sera « s’amuser sans nuire à personne », sans quoi, ça risque fortement de chier pour leur matricule.

La nuit est tombée depuis longtemps quand je décide de partir marcher sur la plage. L’eau est douce. Plus je m’éloigne de la fête, plus le silence s’installe et je prends conscience de mon environnement. Le mugissement des vagues lorsqu’elles se fracassent contre les rochers remplace les rires et la musique. Un vent léger se lève. Il est chaud et apporte avec lui les parfums de la mer. Je me laisse tomber dans le sable sec, les mains jointes derrière ma nuque et le regard perdu parmi les étoiles.

— Tu n’aimes pas la fête ?

Je souris en reconnaissant ces mots qui me rappellent une autre soirée, mais la jeune fille qui m’interroge n’est pas ma jolie rouquine au regard d’émeraude.

La gamine s’assied à mes côtés et je sens ses yeux posés sur moi.

— J’avais envie de calme et le ciel est magnifique.

— Ouais, le vent a chassé les nuages, mais le ciel est le même partout, non ?

— Tout dépend de ton état d’esprit et de ce que tu as envie d’y voir.

Le bruissement de sa robe m’informe qu’elle s’installe tout près, puis elle pose sa tête sur ma poitrine.

— Je peux savoir ce que tu fais ?

— Je ne fais rien de mal…

— Peut-être, mais tu ne fais rien de bien non plus. Tu ne me connais pas, tu ne dois pas faire ça.

Je me relève, déposant délicatement sa tête sur le sable avant de m’installer en tailleur à une distance raisonnable.

Son regard semble déçu. Putain, c’est une gamine !

— Tu as quel âge ?

Elle hausse les épaules.

— Je suis majeur, panique pas.

Je ris.

— Mais je n’ai aucune raison de paniquer. Je peux t’assurer qu’il ne se passera rien entre nous.

Elle soupire et s’assied à son tour.

— Je ne suis pas assez jolie, c’est pour ça ?

Malgré moi, je m’esclaffe.

— Là n’est pas la question ! Je ne dois pas être loin d’avoir le double de ton âge, ta place n’est pas auprès de moi. Mais si cela peut te rassurer, tu es très jolie et je suis certain que les garçons de ton âge ne doivent pas y être insensibles.

— Mais toi, je ne te touche pas, demande-t-elle en posant ses doigts sur mon genou.

Je prends sa main dans la mienne.

— Non, en effet. Il y a des limites qu’un mec correct ne doit pas franchir et…

— … et toi tu es un mec correct.

Je hausse les épaules à mon tour, en relâchant sa main sur le sable.

— J’aime à le croire. Quel est ton prénom ?

—Emily.

— Et tu es encore étudiante ?

Elle hoche la tête.

— J’ai décroché mon bac le mois dernier et ma mère veut que je continue mes études, mais elle…

— Elle a parfaitement raison. Tu auras bien plus d’avenir avec un diplôme et un bon boulot qu’avec un militaire, crois-moi.

Je m’allonge de nouveau et elle fait de même, mais à une distance raisonnable cette fois.

— Tu es marié ?

— Non.

— Tu es gay ? chuchote-t-elle.

J’éclate de rire.

— Non je ne suis pas gay, je ne suis simplement pas pressé de me marier.

— Pourtant tu as dit toi-même que tu étais vieux.

Je roule sur le côté et la fixe un instant.

— J’ai dit que j’étais trop vieux pour toi, pas que j’étais vieux.

— Mais tu as une copine quand même ?

Cette rencontre tourne à l’inquisition, et je comprends que je peux dire adieu à la tranquillité que j’étais venu chercher, alors je me lève d’un bond, surjouant l’agacement.

— Oui, j’ai une copine. Elle s’appelle Alyson et elle m’attend en métropole.

Et voilà ! Ça, c’est dit. Un joli mensonge dicté par les fantasmes d’un type en cruel manque d’amour ! Mais le ton est sec et l’effet escompté ne se fait pas attendre. La jeune femme se lève à son tour et reprend d’un pas décidé le chemin de la plage où les autres boivent et dansent. Sa silhouette s’efface lentement, avalée par les lumières de la fête.

Même si elle avait eu dix ans de plus, elle ne m’aurait pas attiré de toute façon, et je le sais. Je n’ai plus envie de ce sexe-là maintenant.

Lentement, je déambule sur la plage en laissant les vagues échouer sur mes chevilles. La sensation du sable qui se dérobe sous mes pieds est décuplée quand on ferme les yeux et cette subtile désorientation m’envoûte un long moment. Puis je juge qu’il est temps pour moi de saluer mes collègues et de rentrer dormir. J’ai assez bu, aucune envie de draguer, ni de me faire draguer d’ailleurs, et je ne veux pas danser non plus, alors ma place de trouble-fête n’est pas ici, mais bel et bien au fond de mon lit.

 

                                                                                                                                       Chapitre IV 

Juillet 2019

Alexandre

Alyson : dix-neuf heures, ça te convient ?

Je souris comme un crétin, les yeux fixés sur l’écran de mon téléphone et les commissures de mes lèvres cherchant à toucher mes oreilles.

Moi : C’est parfait, j’ai hâte d’y être.

Et bordel oui, j’ai hâte !

Depuis notre rencontre, il n’y a pas une journée sans que je pense à Alyson. Même si je sais qu’elle travaille beaucoup et qu’elle sort très peu, je ne peux m’empêcher de chercher sa présence partout où je vais.

La semaine suivant la Saint-Jean, j’étais allé frapper à sa porte avec quelques pâtisseries. Candice m’avait aidé à choisir celles qu’elle préférait. Nous avions passé deux petites heures devant un café à déguster les douceurs dont en effet, elle raffole. J’avais dû lutter contre l’envie de récupérer le sucre glace que le mille-feuille avait laissé sur sa joue. Je crois même que j’en avais anticipé le goût sur ma langue…

L’autre jour, en allant chercher la pizza de mon dîner au restaurant que tient le frère d’un de mes gars, j’ai entendu l’hôtesse prendre une commande par téléphone et j’ai reconnu l’adresse d’Alyson. Ils me connaissent bien et ils ont accepté que je joue au livreur. Une occasion toute trouvée pour sonner à sa porte. Là aussi, nous avons passé un bon moment, et à l’heure de la quitter, ne pas lui montrer combien cela me coûtait m’a demandé beaucoup de volonté.

La raison pour laquelle je ne l’ai pas encore embrassée est un peu obscure pour moi. L’envie de prendre mon temps semble la plus évidente, mais autre chose me retient. J’ai cru que c’était le manque de signaux de la part d’Alyson, et ç’aurait pu être plausible ; mais je pense plutôt que c’est parce que mon frère a été le premier à croiser sa route. J’ignore ce qu’il y a eu entre eux, à dire vrai, je ne sais même pas s’il s’est passé quelque chose, mais ça me travaille. Ça me freine et teinte mes intentions d’une retenue que je ne me connaissais pas. Je me dis que si mon frangin avait accordé de l’intérêt à cette rencontre, il m’en aurait parlé, car jusqu’à aujourd’hui, on s’est toujours tout confié. Pourtant moi non plus je ne lui ai pas parlé d’Alyson, alors qu’elle a pris une grande place dans ma vie…

Je soupire. Voilà réellement ce qui obscurcit l’horizon. Il m’aurait suffi d’un coup de fil à Nico pour en avoir le cœur net, mais je n’ai pas passé cet appel. J’ai décidé de m’en remettre à Alyson. Si elle me permet de me rapprocher d’elle, cela réglera le problème finalement, et ce soir, elle a accepté mon invitation. Voilà enfin le signe que j’attendais et je trépigne d’impatience comme un jeune premier… Ça peut paraître con à trente-cinq ans, mais avec Alyson, j’ai envie de prendre le temps de tomber amoureux, de m’exposer et je ne suis pas effrayé à l’idée de la laisser m’atteindre. Elle est tellement différente des femmes que j’ai pu rencontrer. Je sais qu’elle n’attendra pas de tenir mon cœur entre ses mains pour le broyer. Elle en prendra soin, tout comme je prendrai soin du sien.

Sans perdre de temps, je réserve une table dans ce petit restaurant que j’ai découvert à quelques kilomètres de notre village. Il est sans prétention et l’on y mange vraiment bien. C’est dans la logique de la simplicité que je veux pour ce rendez-vous.

L’après-midi est interminable et mon regard ne cesse de se porter sur le cadran de ma montre. Au point que je finis par l’abandonner dans la boîte à gants de ma voiture pour l’éloigner de mes yeux.

L’espace d’un instant, je pense à mon frère et à cette assurance qui le caractérise. Nico l’intrépide, le mec sur de lui qui fonce tête baissée dans toutes les situations. Est-ce qu’il se moquerait de mon excitation digne d’un gamin ?

Et s’il n’avait pas dû repartir est-ce qu’il se serait imposé auprès d’Alyson ?

Je balaye d’un revers de main cette sensation de concurrence qui revient au galop et que je n’arrive jamais à tenir loin bien longtemps.

Quand enfin ma journée de boulot est terminée, je file à la maison me doucher et me changer. Ce sera sans chichis et de toute manière en dehors de mes sempiternels jeans, mon placard ne contient pas grand-chose.

C’est donc un mec à l’air décontracté qui se gare devant la maison d’Alyson, tout le contraire de ce que je suis ! Les quelques marches du perron sont gravies en deux grandes enjambées, mais je n’ai pas besoin de frapper, que la porte s’ouvre.

Bon sang qu’elle est jolie !

La petite robe à fleurs qu’elle porte épouse parfaitement ses courbes douces, et s’arrête juste au niveau de son genou. Elle laisse apparaître ses jambes claires et galbées à la perfection par la hauteur des talons de ses sandales.

Pour chasser les images érotiques que cette vision provoque dans mon cerveau, j’inspire profondément et relâche l’air lentement.

— J’ai l’impression que ce que tu vois te plaît ?

Je pince les lèvres et ferme les yeux pour retenir les mots que j’ai envie de lui dire. Des mots du genre « Donne-moi deux minutes et je te montre à quel point ! », mais je me suis promis de prendre mon temps, alors je me tais et me contente de lui sourire en hochant bêtement la tête.

En revanche, mon bras semble habité de sa propre volonté. Il se tend vers elle et l’attire contre ma poitrine, sans que je fasse rien pour l’en empêcher. J’emplis mes poumons de son parfum poudré et plonge mon regard dans le sien.

Nous n’avons jamais été si proches et pourtant son corps se moule contre le mien comme s’il était à sa place.

Ces derniers jours, et depuis notre soirée pizza, nous avons échangé une multitude de SMS. Rien de déplacé, et surtout rien de salace, mais je lui ai dit d’une dizaine de façons différentes que je rêvais de la prendre dans mes bras. Je crois que c’est la raison qui explique pourquoi mon geste ne semble pas la surprendre. Mes mains chaudes étalées sur la peau nue de son dos trouvent leur place et je dépose un premier baiser chaste, mais appuyé sur sa mâchoire, sous le lobe de son oreille, puis un deuxième, tout près de sa bouche. Ses paumes, posées sur mes épaules, glissent lentement vers mon cou puis se positionnent sur mes joues.

— Bonsoir Alex, souffle-t-elle contre mes lèvres avant d’y imprimer un baiser aussi léger que fugace.

Nos regards se croisent et s’arriment. Dans ses prunelles assombries, je lis un désir proche du mien. Mon cœur tambourine, mon souffle est si rapide que je crains l’hyperventilation et je dois me concentrer pour ne pas me jeter sur elle et dévorer cette bouche qu’elle ne m’a même pas permis de goûter réellement. Mais elle rompt le contact en riant, attrape son sac sur la console de l’entrée et ferme la porte de la maisonnette. Sa main trouve sa place au creux de la mienne jusqu’à ce qu’elle soit montée dans ma voiture.

Les quelques secondes nécessaires à contourner mon véhicule me permettent de reprendre un semblant de calme, mais ce signe que j’espérais brille dans son regard.

— Je t’emmène dans un petit resto que j’adore. Tu as faim ? demandé-je en m’asseyant derrière le volant.

— Je suis littéralement affamée. J’ai sauté le déjeuner.

— Ah pourquoi ? Trop de travail ?

Elle pouffe.

— Quand tu es à ton compte, que tu adores ce que tu fais et que toutes tes missions te rapportent de l’argent, tu n’as jamais trop de travail. Tu es dans la même situation que moi je crois, donc tu vois de quoi je parle.

— Je ne suis certainement pas aussi passionné par mes charpentes que tu l’es par tes manuscrits, mais il ne faut pas se laisser bouffer par le boulot pour autant…

— Je sais, mais disons que j’ai des délais à respecter. Je ne suis pas la seule correctrice sur le marché et la concurrence est rude, alors je dois m’accrocher.

— Et moi, je te vole ton temps…

Sa paume s’aventure avec légèreté sur mon genou et le contact me coupe le souffle. Je recouvre sa main de la mienne sans quitter la route des yeux et glisse mes doigts entre les siens.

— Tu ne me voles rien. J’aime le temps qu’on passe ensemble, même lorsque ce n’est qu’au téléphone et je suis vraiment très heureuse que tu m’aies invitée ce soir.

Le feu est rouge et je me hasarde à lui jeter un coup d’œil. Son sourire sincère provoque le mien.

  • Je n’étais pas certain que tu accepterais.

— Ah oui ? Et pour quelle raison aurais-je refusé ?

Profitant de ce que le feu passe au vert, j’élude la question. Je n’imagine pas lui révéler mes doutes. Plus j’y pense et plus je me dis qu’elle va devenir ma faiblesse, qu’elle sera celle qui va me pousser à me poser les questions que je m’acharne à laisser enfouies profondément. Les interrogations concernant ce dont j’ai envie pour l’avenir, ce que j’aimerai construire, toutes ces choses qui sont bien connues pour vous coller une pression d’enfer et qu’on essaye toujours de tenir le plus loin possible de soi, Alyson pourrait bien être celle qui ouvrira les tiroirs secrets de mon âme et m’obliger à y faire face.

J’enferme ses doigts au creux de ma paume et les porte à mes lèvres.

— Je suis heureux que tu sois là.

Ça résume assez bien ce que je ressens. C’est sincère et ça me dispense de lui livrer des explications qui sont encore bien trop confuses pour moi.

— Moi aussi je suis heureuse d’être là.

J’accroche son regard en coupant le contact et j’hésite à lui dire que finalement je n’ai plus faim. Qu’aucun plat de la carte de ce restaurant ne me fait autant envie qu’elle. Que je n’ai plus qu’un désir : celui de dévorer son épiderme doux et laiteux, son cou fin sur lequel je vois palpiter sa carotide, ses lèvres qu’elle n’a pas maquillées, mais qui semblent naturellement colorées et toutes ces parcelles de peau nue que cette petite robe ne masque pas à ma vue…

Comme si elle avait senti que l’air entre nous s’était épaissi, elle se racle doucement la gorge et ouvre sa portière, sonnant ainsi la fin de ce huis clos ensorcelant. Je lui tends mon bras et nous entrons dans la grande salle. Quelques têtes se retournent sur son passage, et c’est tellement naturel, Alyson est une véritable déesse, et être l’homme à son bras gonfle à bloc mon ego de mâle. La serveuse nous conduit vers un petit coin tranquille, et je la remercie d’un large sourire. Nous nous installons et discutons de tout et de rien. La vie du village semble être un sujet qui l’intéresse, et elle m’apprend qu’elle sera sur la liste de l’opposant au maire sortant pour les prochaines élections municipales. Elle a déjà ma voix, si quelqu’un accepte de s’opposer à ce vieux fêlé, il faut l’encourager, car j’espère réellement le voir enfin quitter la mairie tant ce type m’exaspère. Elle a plein de projets et l’écouter en parler est passionnant. Elle me révèle aussi un peu de son passé et évoque son récent divorce.

— Tu ne m’avais pas dit que tu avais été mariée.

D’un air un peu gêné, elle hausse les épaules.

— Un divorce est toujours un échec et ce n’est pas la partie la plus reluisante de ma vie.

— Séparation difficile ?

Elle hoche la tête.

— Non. On est resté copains, du moins, on a veillé à ne pas devenir des ennemis.

Je n’aime pas la sensation que cette phrase fait naître en moi. « Copine avec son ex ». Pour moi ce sont quatre mots qui ne vont pas ensemble, et d’office, je déteste ce mec.

— Tu tiens encore à lui ?

Mais d’où vient cette putain de question ? En quoi ça me regarde ? Et si là, elle me balance qu’elle l’aime toujours, je fais quoi de cette information ? Je la roule, je me la colle sur l’oreille pour la fumer plus tard ! Mais quel con !

Je soupire.

— Oublie, je n’aurais pas dû te demander ça. Ça ne me regarde pas, je suis désolé.

Elle me sourit.

— Je ne l’aime plus. On a refermé ce chapitre et on est tous les deux passés à autre chose. Parfois la vie t’impose des épreuves et ce qu’il y avait entre nous n’y a pas résisté. Fin de l’histoire. Et toi ? Je veux dire, est-ce qu’il y a une ex-madame Desmarais quelque part ?

— Eh non, à part ma mère, il semble qu’il n’y ait plus que mon frère et moi qui portions ce patronyme. Mon père était fils unique et son père était de l’assistance publique alors notre arbre généalogique se résume à une petite branche rachitique et n’a rien d’un grand chêne !

Son rire est agréable, et elle n’en est pas avare. Le repas se déroule agréablement. Nos doigts se frôlent, puis subtilement se caressent et au moment du dessert, sa main est emprisonnée dans la mienne. Malheureusement, l’heure de terminer cette magnifique soirée sonne et je la raccompagne jusqu’à sa porte. Je réalise que nous avons battu le record de lenteur sur le court chemin qui sépare ma voiture de son perron, et pourtant je l’aurais bien rallongé encore un petit peu.

Invite-moi à entrer, Alyson, dis-moi que tu ne veux pas que la soirée s’achève…

Je n’ai pas dû penser assez fort pour qu’elle m’entende, car même si nos regards restent soudés durant un long moment, nous n’échangeons qu’un baiser rapide, à peine plus appuyé que celui qu’elle m’a offert sous ce même porche, lorsque je suis arrivé.

— Bonne nuit Alex.

— Bonne nuit Alyson.

Même si j’articule, ma voix n’a pas de timbre. Je lui tourne rapidement le dos pour qu’elle ne voie pas la déception se dessiner sur mon visage. Ce serait ternir cette soirée, et je ne le souhaite pas. Sa porte se referme lentement lorsque je quitte mon stationnement, mais je ne parcours que quelques dizaines de mètres avant d’enclencher la marche arrière pour revenir sur mes pas. Je gare ma voiture et grimpe d’une seule enjambée les trois marches de son perron. Je frappe à sa porte qui s’ouvre dans l’instant, comme si elle était restée derrière. Je saisis son visage entre mes mains et sonde ses deux magnifiques prunelles.

— Alyson, si tu veux que je m’en aille, dis-le-moi.

— Reste…

Un seul mot et ce sera suffisant pour que je franchisse le seuil de sa maison. D’un coup d’épaule, je referme la porte tandis que je fonds sur ses lèvres. Leur douceur que j’ai à peine éprouvée jusqu’ici me transporte et je les découvre du bout de la langue, l’invitant à me laisser la goûter. Un soupir brûlant s’échappe et je l’avale en approfondissant ce baiser, nos langues se taquinent, se caressent, quand nos mains se baladent. Les siennes sont partout sur moi et je sens céder un à un les boutons de ma chemise, jusqu’à ce que l’étoffe glisse le long de mes bras et échoue sur le sol. Ses lèvres s’égarent sur ma poitrine pendant que je fais descendre la fermeture éclair dans son dos. Nouée sur sa taille, la ceinture du vêtement le retient. Alyson s’écarte lentement et sans quitter mon regard, la détache et la laisse tomber ainsi que sa robe qui s’étale en un large pétale fleuri sur le sol. J’avais déjà repéré qu’elle ne portait pas de soutien-gorge et seul un mini-slip habille encore son corps.

— Que tu es belle !

Elle sourit avec une timidité désarmante, comme si mes mots l’avaient gênée, et ses mains se posent sur la ceinture de mon jean. Les boutons ne résistent pas plus que ceux de ma chemise, mais avant qu’il ne glisse sur mes hanches, je la soulève contre ma poitrine.

— Où est ta chambre ?

Même si la tentation est grande, je me refuse à l’idée de la prendre brutalement contre le mur de l’entrée. Elle mérite mieux que ça.

— Au bout du couloir.

Ses jambes nues s’enroulent autour de ma taille et tout en reprenant notre baiser, je la porte jusqu’à son lit sur lequel je la dépose avec douceur. Mon jean disparaît, et je m’étends au-dessus d’elle. Ses lèvres sont un régal, mais d’autres parties de son corps m’appellent. Elle se cambre quand j’embrasse sa poitrine menue, gémit alors que mes lèvres s’égarent sur son ventre et lorsque je fais lentement glisser la fine dentelle qui la couvre encore le long de ses jambes pour que mes baisers se posent entre ses cuisses. Je sens sous mes paumes les frissons qui recouvrent sa peau. Sa respiration change de rythme tandis que je l’explore du bout de la langue, son souffle devient plus rauque, ses muscles durcissent. Mes doigts, partis à la découverte de ses secrets, la sentent soudain se contracter, tout comme ses mains qui maltraitent mes épaules griffant mon épiderme avant de retomber mollement sur le couvre-lit. Sans un mot, je me débarrasse de mon boxer, récupère un préservatif dans mon portefeuille et me couvre. Son regard encore embrumé par le plaisir me fixe.

— Viens…

Unir nos corps est à la fois le geste le plus doux et le plus puissant qu’il m’ait été donné de faire l’expérience. Sa chaleur m’accueille comme si j’étais à ma place, et je reste un moment immobile au creux de son corps, happé par un sentiment de plénitude. Mes paumes encadrent son visage et j’entame une danse lente, ou chaque va-et-vient me rapproche de ma propre jouissance. Je lutte pour ne pas lâcher prise, j’aimerais que l’instant s’éternise. Mes reins me brûlent et ma respiration se hache, tout comme celle d’Alyson. Nos plaisirs approchent et je veux l’emporter avec moi. Puis ses muscles m’emprisonnent, me serrent, me retiennent, et vient son délicieux abandon. Dans un souffle, elle prononce mon prénom et je cède à mon tour. Un long râle s’échappe de ma gorge et je perds un instant tout contrôle en me noyant dans son regard émeraude, voilé par la puissance de cet orgasme qui nous a engloutis. Le baiser que nous échangeons n’est que douceur et communion. Ce que nous venons de partager me semble unique et en ce qui me concerne, je crois que faire l’amour n’a jamais été aussi bon. Je l’entraîne avec moi et nous fais rouler sur le côté en veillant à ne pas quitter complètement son corps, je n’en ai pas envie. Ses bras me serrent et je rabats la couette, refermant sur nous un cocon protecteur dans lequel rien ne peut nous atteindre ni perturber ce moment si parfait.

Dormir. Il nous faut dormir à présent pour mieux recommencer, car si elle le permet, je vais aimer son corps jusqu’au bout de la nuit et chacune des nuits qui suivront sans jamais m’en lasser.

C’est sur cette pensée que je ferme les yeux et les lèvres étirées dans un sourire béat, je me laisse glisser dans un sommeil douillet et je l’espère réparateur.

***

 

Septembre 2019

« Salut frangin,

Les dates de ma prochaine permission sont acceptées, je serai bien là pour l’anniversaire de Maman dans quelques semaines.

Ici, tout est calme. Trop calme même. D’un côté je m’en félicite parce qu’avec les conflits qui se livrent un peu partout et la barbarie qu’on y voit, je n’aimerais plus me trouver en première ligne, mais d’un autre côté, pour être franc, je m’emmerde. Je donne des cours à des gamins, je leur apprends à manipuler un armement de pointe, sachant qu’ils ne s’en serviront certainement jamais pour défendre ma patrie, mais pour renforcer l’ego des quelques connards qui détiennent le pouvoir de les envoyer mourir pour leur propre gloire… Je pense que je ne crois plus en tout ça, et l’enseigner quand tu n’es plus convaincu, c’est loin d’être simple.

Et puis merde, si j’avais voulu être prof, je n’aurais pas choisi l’armée… Tu me manques, maman me manque, je sais qu’elle ne rajeunit pas et j’ai l’impression de louper trop de choses.

Comme tu vois, c’est la grosse remise en question et ça me travaille depuis ma dernière visite, en juin. Il y a de plus en plus de moments qui me rendent nostalgique, des morceaux de vie qui semblent m’échapper et j’en ai vraiment pris conscience lorsque j’ai laissé filer cette fille la veille de la Saint-Jean. Je l’ai laissée partir parce que je ne pouvais rien lui offrir sinon quelques heures qui auraient eu un goût amer au moment de la quitter… Et pourtant, Dieu que j’avais envie de plus, l’idée de déserter m’a même effleuré, et depuis, je rêve d’elle chaque nuit. Tu l’as peut-être croisée d’ailleurs, une magnifique rousse aux yeux verts, Alyson. Tu vas te marrer, je le sais, mais tant pis : je crois que pour elle, pour ce qu’elle m’a fait ressentir et pour cet autre avenir qu’elle m’a invité à imaginer, je vais changer de vie… »

 

Incapable d’en lire davantage, j’appuie sur le bouton de mon téléphone et l’écran devient noir. Je ferme les yeux et ma main serre si fort l’appareil que je crains un instant de le briser. Alyson dort encore à mes côtés, le drap recouvre à peine sa poitrine qui se soulève lentement. Son visage angélique et détendu qui depuis plusieurs semaines maintenant me gonfle de bonheur me broie le cœur à présent.

Je suis désolé, mon frère…

Ça me met tellement en rage, que j’en chialerais

C’était quelque chose que nous nous étions promis lorsque nous étions encore ces ados dopés aux hormones, quand les nanas nous couraient après et que nous rôdions autour d’elles : aucune fille ne se dresserait jamais entre nous.

J’ai rompu ce serment. Et je ne peux même pas dire que je l’ignorais totalement… Je n’ai pas cette excuse. J’ai simplement tout fait pour ne rien voir.

Je suis tellement désolé, Nicolas…

 

 

 

                                                                                                                                           Chapitre V 

Octobre 2019

Nicolas

Lorsque j’arrive au village et que je passe près de la salle des fêtes, je suis étonné de voir autant de véhicules sur le parking, et par curiosité, je gare ma moto pour aller jeter un œil.

Une grande banderole bariolée dégringole sur la façade de la bâtisse, annonçant le « Premier salon du livre », suivi d’une liste de noms qui me sont totalement inconnus. Des auteurs probablement, mais comme la littérature n’est pas vraiment un domaine qui me passionne, il n’est pas étonnant que je n’en connaisse aucun.

À l’intérieur de la salle, des tables ont été installées, et comme une colonie de fourmis sous amphétamines, des gens qui me sont étrangers s’activent. Certainement les auteurs de la liste. Nonchalamment, je passe de table en table, détaillant du regard les ouvrages qu’ils disposent religieusement, les affichettes, les objets publicitaires. Chaque livre semble jouir d’un univers qui lui est propre et que son auteur veut recréer sur le petit mètre carré qui lui est réservé.

Puis une main se glisse dans la mienne et me tire en arrière. Ce bras gracile et cette chevelure de feu lèvent instantanément le mystère de cette empoignade et je la suis, le cœur battant à cent à l’heure. La porte d’une réserve de matériel s’ouvre et nous nous engouffrons à l’intérieur de cette toute petite pièce sombre. Sans un mot, ses mains fraîches glissent sur ma nuque et attirent mon visage vers le sien. Ses lèvres rejoignent les miennes pour un baiser plein de fièvre et de passion. Son goût que je n’ai pas oublié me transcende, son souffle court et son corps fin qui se colle contre le mien me ramènent trois bons mois en arrière. Mes paumes glissent sous ses fesses et ses jambes s’enroulent autour de ma taille. Aucun secret n’est possible, mon désir est plus que visible, et elle gémit dans ma bouche lorsque je plaque son dos contre le mur et que mon bas ventre presse sur son entre-jambes. Toutes ces soirées de fantasmes et de plaisir solitaire propulsent mon excitation à son comble. Les gens qui s’activent à l’extérieur de ce réduit encombré n’existent plus, il n’y a plus qu’elle et moi, ses lèvres, nos souffles, et ce désir visiblement commun à nos deux corps.

— Je suis un gentil garçon, mais si tu me chauffes comme ça, je vais mettre le feu à cette réserve, petite louve…

Elle se fige. Ses deux mains en appui sur ma poitrine me repoussent soudainement, tandis que le faible rai de lumière qui fuite par la fenêtre obstruée éclaire son visage. Les yeux ronds et les traits déformés par la surprise, elle me scrute, semblant chercher ses mots.

— Nicolas ?

Ses jambes retombent sur le sol lorsque je la libère et je recule.

— Oui, c’est moi…

Ses mains fines se plaquent sur sa bouche tandis qu’elle secoue la tête.

— Oh merde ! Merde ! Je suis désolée, Nicolas, vraiment désolée, lâche-t-elle haletante en quittant la réserve en trombe.

La porte se referme lentement, mais je n’ai pas besoin de plus que son air paniqué pour comprendre. Je serre le poing et l’abat de toutes mes forces contre un carton stocké sur une des étagères. Son flanc s’enfonce dans un tintement de verre brisé, je crois que je pourrais tout détruire dans ce foutu placard si je ne retiens pas cet étrange sentiment qui m’envahit soudain, mélange de colère, de douleur et de déception.

Le salaud !

Sans porter la moindre attention aux gens autour de moi, je traverse la salle pour regagner le parking. Je démarre ma moto et je roule. Pas besoin de réfléchir à l’endroit où je souhaite aller, j’y vais d’instinct. Il faut que je me calme avant de croiser mon frère. J’avale les quelques kilomètres d’asphaltes sans regarder mon compteur, même me casser la gueule ne fera pas plus de dégâts que ce putain de mal-être, mais j’arrive à la rivière sans encombre. Lourdement, je me laisse tomber sur un des rochers qui bordent la rive et je fixe les flots. Il a plu ces derniers jours et le courant est plus fort que d’habitude, il charrie les branchages que les arbres ont abandonnés, et fait tournoyer les feuilles aux couleurs chatoyantes. J’essaye aussi d’écouter les oiseaux, mais ce sont les mots qu’elle a prononcés qui tournent en boucle dans ma tête : « Merde, je suis désolée ». Et moi, qu’est-ce que je dois être alors ? J’étais à deux doigts de lui faire l’amour contre ce mur, putain ! J’en crevais d’envie !

J’aurais pu baiser la copine de mon frère !

Je ne sais même pas ce qui me met le plus en colère : réaliser que j’aurais pu le trahir, ou comprendre que lui l’a déjà fait…

Au loin, le bruit d’un moteur résonne, puis des pas foulent les feuilles mortes.

— Je savais que je te trouverais ici.

Mes mains s’étalent et se crispent sur mes genoux pour ne pas se former en poing. Aucune fille ne doit nous séparer, c’est notre promesse, celle que je refuse de rompre. Si Alyson l’a choisi, c’est que cela devait arriver. Malgré moi, mes doigts se sont refermés et mes ongles mordent maintenant l’intérieur de mes paumes. La douleur est là, mais tellement insignifiante comparée au feu qui me brûle les entrailles.

— Tu me foutrais une raclée que je l’accepterai, me dit Alex en s’asseyant calmement à mes côtés, je l’aurais méritée.

Je ne relève pas. A quoi bon le faire de toute manière, nous battre n’aurait aucun sens.

— Comment tu as su que j’étais là ?

— Alyson m’a appelé et elle m’a tout expliqué. Le reste c’était évident, c’est ici que je serais venu, moi aussi.

Je pouffe.

— Ah oui ! Elle t’a tout expliqué ? Elle t’a dit que j’avais la langue au fond de sa gorge et que j’étais à deux doigts de lui arracher sa culotte ? Parce que c’est exactement ce qu’il s’est passé, Alex, et j’aurais été beaucoup plus loin si elle ne s’était pas rendu compte que je n’étais pas toi.

Il soupire et je vois qu’il peine à déglutir, passionné à son tour par la vision des flots tumultueux de la rivière.

— Je suis désolé…

Cette fois je m’esclaffe.

— Bah tiens ! Désolé à quel sujet, frangin ? Désolé d’avoir oublié de m’annoncer que tu avais une nana, ou que c’était justement la fille dont je te parlais dans mes mails. Putain, tu aurais dû me le dire.

— Non, idéalement je n’aurais pas dû l’approcher, mais je l’ai compris trop tard.

Sa voix sonne faux, son regard m’avoue qu’il me ment.

— Je ne te crois pas. Je sais que tu ne me dis pas la vérité.

Il soupire et baisse les yeux.

— Elle m’avait dit que vous vous étiez rencontrés, mais rien de plus, et j’ai laissé les choses venir. Mais quand tu m’as parlé d’elle, c’était trop tard. Nous étions déjà… ensemble.

Je hoche la tête, j’insiste.

— Tu aurais dû me le dire, putain !

Abandonnant sa contemplation du paysage, il se tourne vers moi.

— Ah oui ? Tu crois vraiment ? Si je l’avais fait, tu ne serais pas rentré, je me trompe ?

Je refuse de le regarder. Je sais que je ne verrais pas en lui l’image miroir que nous nous renvoyons depuis trente-cinq ans. En ce moment, précisément, il n’est pas l’autre partie de moi, celle qui avance avec moi, me complète et fait de moi un homme meilleur. Il est celui qui m’a menti. Par omission, certes, mais ça reste un mensonge. Et la trahison me serre les tripes.

Ce constat m’arrache un grognement.

— Tu as prévenu maman que je venais ?

Il soupire et secoue la tête.

— S’il te plait, ne déconne pas, elle sera tellement heureuse de te voir. Ne repars pas comme ça.

— C’était pas ma question. Est-ce qu’elle s’attend à ce que je sois là samedi ?

— Je sais qu’avec ton boulot, on ne doit rien prévoir, alors je ne lui ai pas dit que tu venais. Mais ne fais pas ça, Nico, s’il te plaît, répète-t-il.

Cette fois, moi aussi je lui fais face. Les mâchoires serrées, je saisis le revers de sa veste et attire son buste vers moi, amenuisant ainsi la distance entre nos visages tandis que je plonge dans ses iris gris. Les miens ne sont que rage, mais je ne parviens pas à déterminer ce qui fait briller les siens.

— « Ne fais pas ça, Nico ? » mais merde, tu m’en demandes trop là ! Je ne suis pas prêt au déjeuner en famille coincé entre notre mère qui se réjouit de te savoir en main et ses allusions au fait que ce n’est pas mon cas. Je n’imagine pas passer deux heures, ni même une seule minute autour d’une table en ayant conscience que c’est dans ton lit qu’elle sera le soir. Putain Alex, je me suis branlé durant des heures en pensant à ta gonzesse ! À son odeur ! À sa peau et même à son goût ! Bordel de merde, ça ne te fout pas un peu les boules de savoir que le simple son de sa voix me fait bander ?

Je crie et ponctue mes phrases en le secouant, percutant sa poitrine du poing qui serre son col avant de le ramener vers moi d’un geste sec pour le repousser de nouveau.

— Ça ne marchera pas Nico, souffle-t-il en fermant les yeux.

— Qu’est-ce qui ne marchera pas ?

— Tu essayes de me provoquer, mais on ne va pas se battre aujourd’hui, ou alors tu vas me frapper, mais je ne répondrai pas. J’ai merdé. J’ai fait une connerie et je t’ai blessé. Tu es en pétard et tu as raison de l’être. Alors, cogne-moi si ça peut te faire du bien, mais ne pars pas tant que tu es en colère sinon on ne s’en relèvera pas.

Sa main se pose sur la mienne, celle qui est cramponnée à sa veste et qui la serre toujours fortement.

— Je t’aime Nico et il y a encore quelques mois, j’aurais dit qu’il n’y avait pas un seul être humain plus important que toi dans ma vie. Aujourd’hui vous êtes deux. Ne me demande pas de choisir.

Que quelqu’un s’installe dans l’existence de mon frère n’a jamais été un problème pour moi, nous sommes fusionnels, nous l’avons toujours été, mais pas au point de nous empêcher d’avancer. En revanche, c’est l’idée qu’Alyson ne fera jamais partie de mon futur qui me bouffe. Si c’est un sentiment de colère qui s’exprime par mes mots et dans mes gestes, c’est en réalité une immense brûlure qui me déchire. Une douleur intense et dont, finalement, je suis seul responsable. J’ai laissé mon imagination divaguer et inscrire dans ma réalité, un fantasme nourri de quelques pauvres minutes entre ses bras. C’est probablement le résultat de cette solitude subie, ou d’un besoin de projection dans un avenir que j’espérais meilleur.

— Est-ce que tu l’aimes ?

J’ignore d’où me vient ce besoin d’enfoncer plus profondément encore le pieu au fond de mon cœur lorsque je prononce ces mots. Il hoche la tête. Un mouvement à peine perceptible, mais que je comprends. Durant de longues minutes, nos regards vont se souder et se livrer nos secrets dans une de ces conversations silencieuses dont seuls les jumeaux sont capables. Puis enfin, lorsque nous nous sommes tout dit, je le serre entre mes bras, ou il me serre entre les siens, finalement, j’ignore de qui vient l’initiative, mais cela n’a aucune importance. Cette étreinte nous est nécessaire. Nous savons tous les deux que ce n’est qu’une épreuve, et qu’on la surmontera. C’est même étonnant qu’on n’ait pas eu à y faire face plus tôt. Notre ressemblance n’est pas que physique, nous avons des goûts similaires pour à peu près tout, donc craquer pour la même femme devait arriver un jour. Alors, à l’évidence lui en vouloir, c’est m’en vouloir à moi et me braquer contre lui c’est aussi me braquer contre moi-même. Si je sais d’avance qu’effacer Alyson de mes rêves va être compliqué, ce n’est rien à côté de la simple idée d’être fâché avec mon frère.

— Tu as prévu quoi pour l’anniversaire de maman ? lui demandé-je en replongeant mon regard dans les flots torturés.

— Bowling et resto ! Tu sais qu’avec elle, c’est le combo gagnant.

J’acquiesce d’un mouvement de tête.

— Elle, toi et moi, c’est tout. Je ne lui ai pas parlé d’Aly. Tu sais comment elle est et c’est encore trop tôt. Je ne veux pas qu’elle commence à se faire des films.

On va dire que ça me donne un peu de temps pour me faire à l’idée avant qu’elle s’en mêle. J’adore ma mère, mais la voir tricoter de la layette ne va pas m’aider.

— J’aimerais éviter la pression, tu comprends… ajoute-t-il.

— Ne te justifie pas, tu fais ce que tu veux, et dans le cas de maman, je comprends, en effet.

Pour la troisième fois, son portable vibre dans sa poche. J’imagine que c’est Alyson qui s’inquiète.

— Réponds-lui, c’est pas la peine de lui laisser croire qu’on est en train de s’entretuer.

Il sourit et sort l’appareil sur lequel il pianote un message rapide avant de le fourrer de nouveau dans sa poche et de fixer le même point que moi au fond de l’eau.

— Je pensais sauter demain, tu en es ?

Encore une des nombreuses passions que nous partageons, le parachutisme.

— Je n’ai pas mon équipement.

— Ce n’est pas un problème, j’ai tout ce qu’il faut, et j’ai libéré mon emploi du temps, mes gars ne m’attendent pas sur les chantiers.

— C’est la journée que tu avais prévue pour m’annoncer la nouvelle ?

Un sourire gêné s’affiche sur son visage.

— Ouais. Je m’étais dit que par intercom ça passerait mieux, et qu’à 3500 mètres d’altitude tu aurais envie d’autre chose que me casser la gueule.

En secouant la tête, je lâche la poignée d’herbe que j’ai rageusement arrachée du sol et frotte mes mains l’une contre l’autre pour les débarrasser de la terre.

— J’ai même pas eu envie de te casser la gueule, rétorqué-je en me forçant à sourire aux petits croissants que mes ongles ont creusés dans la chair de mes paumes.

— La vache, c’était pourtant bien imité.

Je me lève et récupère mon casque abandonné sur le sol.

— Mais ça ne signifie pas que ça n’arrivera pas. Viens, on s’arrache, ça commence à cailler et en plus je crève la dalle.

Le ton se veut léger, c’est un peu contraint, mais il faut passer à autre chose, digérer et continuer d’avancer. Rien ne doit se dresser entre nous, et rien ne peut nous éloigner l’un de l’autre. Cette promesse est aussi sacrée pour lui que pour moi.

Me le répéter m’aide à respirer.

Ensemble nous regagnons nos motos, et nous rentrons sagement, ce qui est assez rare quand nous avons la chance de rouler tous les deux, mais Alex est parti dans la précipitation et en dehors de son casque, il n’est pas équipé. Une simple chute avec le pauvre blouson de toile qu’il porte sur le dos pourrait lui coûter cher.

Comme lors de chacune de mes permissions, je séjourne chez lui. Nous garons nos motos et il repart rapidement. Même s’il prétend que ses ouvriers l’attendent, je suis convaincu qu’il va passer voir Alyson. À l’insistance de ses messages, j’imagine qu’elle s’inquiète.

Dans la maison d’Alex rien n’a changé. Je m’attendais à tomber sur quelques traces de la présence d’Alyson, mais il n’en est rien. Soit il y a veillé, soit elle n’a pas encore investi les lieux. J’avoue que, dans un premier temps, ne pas la trouver dans le quotidien de mon jumeau me convient. La savoir dans son lit juste derrière la cloison qui sépare nos deux chambres, ou la croiser au petit déjeuner, le regard endormi, la chevelure en bataille, risque d’être beaucoup trop compliqué à supporter.

Je m’y ferai petit à petit, puisqu’il le faudra bien, mais pas tout de suite.

Pas si vite.

 

                                                                                                                                       Chapitre VI 

Alyson

J’ai à peine mis un pied dans la salle des fêtes que trois participantes me tombent dessus. La table est bancale pour l’une d’elles, il manque une chaise sur le stand de la seconde, quant à la troisième, elle s’inquiète au sujet du petit déjeuner de bienvenue du deuxième jour de l’exposition.

— Vous ignorez si quelque chose est prévu, ou vous savez que ce n’est pas prévu ?

Je soupire, retenant une furieuse envie de l’envoyer se faire pendre.

— Non, je vous le confirme, il n’y a pas de menu particulier pour les personnes végan. C’est un petit déjeuner, il y aura du café, du thé et des fruits, rien ni personne ne les obligera à boire du chocolat ou manger des viennoiseries.

— Oui, mais je trouve que vous auriez pu…

Je la fixe du regard et mon air doit être assez peu avenant, car elle se tait.

— Bon, écoutez, il y a une épicerie en bas de la rue, si vous estimez que c’est indispensable, je vous en prie, faites-vous plaisir, mais j’ai d’autres choses à faire. Excusez-moi.

Je me faufile entre elles, plaquant sur mon visage l’expression la plus aimable dont je suis capable. Ça ressemble davantage à une fuite qu’à autre chose, mais leurs jérémiades me gonflent prodigieusement et j’étouffe rien qu’à les écouter. Je suis de toute façon convaincue que si je reste dans les parages, elles vont trouver autre chose pour me casser les pieds. Un rapide coup d’œil sur la salle me rassure, tous les autres participants ont l’air satisfaits. C’est déjà ça.

Un des adjoints du maire parade dans les allées que délimite la trentaine de tables : il est toujours en campagne celui-là, bon sang ce qu’il est agaçant avec ses grands airs. On reproche au maire sortant d’être un rustre, et celui-ci fait sa diva. Il porte un costume qui a dû être très à la mode il y a au moins trente ans, et des chaussures si pointues que ses orteils doivent certainement demander grâce à chaque pas. C’est peut-être ce qui explique son rictus figé que l’on pourrait prendre pour un sourire, mais qui me semble plutôt tenir de la grimace de douleur. Ce crétin ne m’a même pas saluée en arrivant, c’est dire son degré de bêtise. On sera adversaire lors des prochaines élections municipales, mais ce n’est pas une raison pour être discourtois. Enfin, ses simagrées semblent amuser une bonne partie des auteurs présents et il ne se rend pas compte des regards de travers et des chuchotements sur son passage. J’imagine qu’il doit prendre ça pour de l’admiration…

Mes trois râleuses sont retournées vers leurs tables respectives et à première vue, elles ont chacune trouvé une solution à leurs problèmes : une chaise a été ajoutée, et un agent des services techniques de la commune est accroupi devant la table bancale pour la caler. En ce qui concerne le menu du petit déjeuner, on dirait bien que le souci n’en était pas vraiment un, finalement.

D’un coup d’œil nerveux, je vérifie l’heure.

Cela fait longtemps maintenant qu’Alex a enfourché sa moto pour partir à la recherche de Nicolas et je n’ai aucune nouvelle. Discrètement, je sors mon téléphone et rédige quelques mots. Je souhaite juste savoir s’il l’a retrouvé. Non, en fait j’aimerais qu’il me dise que l’incident est clos et qu’il ne me tiendra pas rigueur de lui avoir sauté dessus comme ça.

Punaise comme j’ai honte ! Comment ai-je pu être stupide au point de ne pas m’apercevoir que j’avais affaire à Nicolas ? Certes, je me suis fait avoir par leur ressemblance, mais j’aurais dû le voir ! J’aurais dû le comprendre dès que ses mains se sont posées sur moi qu’il ne s’agissait pas d’Alex. Et Alex d’ailleurs, lui aussi doit m’en vouloir, j’ai quand même été à la limite de… coucher avec son frère !

La sensation de son corps pressé contre le mien dans la réserve et ce désir qui m’a envahi, comme ce premier soir de la Saint-Jean, j’ai adoré ça bordel ! Comment me pardonner un truc pareil ?

Comment le regarder dans les yeux après ça ? Comment même leur faire face à tous les deux ?

Le visage caché entre mes mains, j’ai trouvé une place pour m’isoler des autres occupants de la salle. L’effervescence dans laquelle ils sont plongés ne parvient pas jusqu’à moi et j’ai besoin de ce moment de calme pour… pour quoi en fait ? Rebondir ? Me ressaisir ? Ou m’apitoyer sur mon sort ?

— Mademoiselle Livert ! Je ne vous avais pas encore remarquée… m’interpelle l’autre has-been en reluquant sa manucure d’un air inspiré…

Oh cette voix de merde ! Ce type est une véritable caricature, mais j’y trouve là l’exutoire à ma frustration. Il ne pouvait pas mieux tomber et mon humeur est loin d’être empreinte de diplomatie.

— Non monsieur Rouque, vous m’avez vue en entrant dans la salle, mais vous m’avez snobée avec l’intention de me mettre mal à l’aise. À défaut d’être un gentleman, essayez au moins d’être honnête ! Et au risque de vous paraître désagréable, j’étais assez heureuse que vous ayez choisi de m’épargner le désagrément de votre présence.

Il arrondit les yeux et inspire bruyamment.

— Vous êtes insultante, mademoiselle.

— Je sais et je m’en contrefous. Nous ne sommes pas encore en campagne, je n’ai personne à séduire avec des ronds de jambe. Vous ne m’aimez pas, et j’en ai autant à votre service, alors je vous suggère d’économiser votre temps et ma patience.

— Je constate que vous faites partie de cette génération qui utilise à mauvais escient le droit à la parole qu’on lui a cédé…

— Au revoir monsieur Rouque.

J’ignore si j’ai bien interprété sa dernière remarque, mais s’il s’imagine que ma place est derrière mes fourneaux, il est assez mal tombé. Je lui adresse un sourire aussi faux que le sien et le laisse en plan avec sa suffisance. Ne pas avoir de nouvelle d’Alex joue sur mon stress et il est préférable que je m’éloigne de ce sale bonhomme.

J’en profite pour faire un énième tour des tables quand dans ma poche, mon téléphone vibre enfin.

Alex : Je suis avec Nico, tout va bien.

Son message me rassure un peu, mais pas totalement. J’ai besoin de le voir pour mesurer l’ampleur des dégâts que ces quelques minutes passées entre les bras de son frère ont causés dans notre relation. La boule au ventre, je poursuis l’installation des exposants. Ce salon du livre, c’était mon idée, un projet porté par l’association que nous avons créée avec Candice, dans le but de monter une bibliothèque dans ce trou paumé, et je veux que ce soit une réussite. Mais je peine à me concentrer.

Je tourne en rond depuis de longues minutes lorsque je vois entrer Alex. Depuis l’autre bout de la salle, il affiche sur son visage le sourire tendre que je lui connais. Son identité ne devrait faire aucun doute, car sous sa veste de toile, il porte le pull que je lui aie offert, pourtant un frisson me gagne. Son casque pendant au bout de son bras, il arrive face à moi d’un pas rapide.

— Alex ?

Simple vérification, on ne sait jamais.

Il rit.

— Oui ma chérie, c’est moi.

Ses larges mains emballent mes joues et il dépose ses lèvres sur les miennes pour un baiser très doux, de ceux qu’on peut échanger sans rougir même dans un lieu public. Si tous les yeux féminins présents dans la salle se sont rivés sur lui lorsqu’il est entré, ils se détournent à présent.

— Je suis tellement désolée, si tu savais comme je me sens mal…

Il pose son front contre le mien.

— C’est déjà oublié. Et de toute façon, tout est ma faute, c’est moi qui devrais m’excuser.

Je recule légèrement pour l’interroger du regard.

— Nicolas ne devait arriver que pour le dîner, il craignait même d’être en retard, alors j’ai pensé que j’aurais largement le temps de discuter de son séjour parmi nous avec toi. Mais ma plus grosse erreur a été de ne pas lui avoir parlé de nous. Ça aussi, je croyais avoir le temps de le faire.

— Viens.

Je l’entraîne avec moi à l’extérieur du bâtiment, car tous ces yeux qui nous fixent de nouveau cherchent à comprendre la teneur de notre discussion et leur curiosité m’agace.

— Alex, lorsque j’ai vu ton frère, j’ai vraiment cru que c’était toi…

— Je suis au courant, il m’a tout raconté, mais tu sais, encore aujourd’hui notre propre mère nous confond.

Je remue lentement la tête, la gorge serrée prête à pleurer.

— Non, ce que je veux dire c’est que mes gestes t’étaient destinés et dans cette situation, ils étaient particulièrement déplacés. Je me sens tellement gênée.

— Ma douce, ça n’a pas d’importance. D’ici peu on en plaisantera, tu verras…

— Alex, tu ne comprends pas ! Je croyais que c’était toi. Je n’ai pas eu le moindre doute, et je l’ai touché, vraiment touché. J’étais prise dans l’excitation du moment, de ce projet d’expo qui avait fait grimper mon taux d’adrénaline au plafond, alors quand je t’ai vu arriver, j’ai eu envie de faire quelque chose que je n’aurais jamais osé en temps normal. C’est moi qui l’ai entraîné dans le local. Tu te rends compte qu’il s’en est fallu d’un cheveu que je… m’envoie en l’air avec ton frère dans cette putain de réserve de matériel ! terminé-je à voix basse pour être certaine que personne ne nous entende.

Il laisse retomber ses bras le long de son corps.

— Et alors, que suggères-tu ? Que peut-on faire pour oublier ce quiproquo ? Le fait est qu’on ne peut pas revenir en arrière. Tu as embrassé mon jumeau, OK. Vous vous êtes provoqués mutuellement jusqu’à ce que vous percutiez qu’il y avait une erreur dans le casting, fin de l’histoire. Je ne me sens pas trahi ni par toi ni par lui, d’autant que comme je te l’ai dit, j’ai ma part de responsabilités.

Lentement, il me prend dans ses bras et me serre contre sa poitrine.

— On ne va pas se bousiller pour un truc aussi con, quand même. Je t’aime ma douce, et ce qu’il s’est passé n’y change rien. Viens dîner chez moi ce soir. Il faut crever cet abcès, je ne supporterai pas que les personnes qui comptent le plus dans ma vie soient en froid pour quelque chose d’aussi stupide.

J’accepte d’un signe de tête et il capture de nouveau mes lèvres.

— Vingt heures à la maison ? C’est bon pour toi ?

— Le salon ferme ses portes à 19 h 30, donc je n’aurais pas le temps de passer chez moi, mais je serai là.

— Promis ?

Je l’embrasse à mon tour pour toute réponse et ses lèvres s’étirent en un large sourire contre les miennes avant qu’il s’éloigne en direction de sa moto.

— Alex ?

— Oui ?

— Moi aussi, je t’aime.

Il m’adresse un clin d’œil avant d’enfiler son casque et de démarrer.

Oh oui, je l’aime, de tout mon cœur je crois, cet homme est merveilleux. En revanche, je suis incapable de savoir ce que j’ai foutu de mon âme…

— Aly, ça va ?

Candice s’approche lentement, le front plissé d’inquiétude. Je lui adresse un sourire que je veux rassurant.

— Je ne sais pas… J’espère que mes conneries n’auront pas de conséquences.

— Des conneries ? Tu vas finir par m’inquiéter, me dit-elle alors qu’elle s’assied sur le bord du muret en m’invitant à faire de même.  

Je soupire longuement en restant debout devant elle.

 — Tout à l’heure, j’ai confondu Alex avec son frère.

Elle s’esclaffe.

— Ah, c’est « que » ça ? Mais qui ne l’a pas fait ? Ce sont des photocopies ces deux-là !

— Oui, mais tu sais qu’Alex et moi sortons ensemble depuis quelques semaines, et j’ai…

Là, elle éclate carrément de rire.

— Nan ! T’as pas fait ce que je crois que tu as fait !

— Connaissant ton esprit tordu, je dirais que non, je ne suis pas allée aussi loin que tu l’imagines, mais je l’ai embrassé et on s’est un peu chauffés…

Elle hoche la tête, l’air moqueur.

— Et c’est tout ? Il n’y a pas de quoi fouetter un chat, moi aussi j’ai embrassé Nico un soir où on était un peu bourrés tous les deux. Mais je crois que ce même soir, j’ai aussi embrassé Alex, alors ça remet les compteurs à zéro, non ?

Je pince les lèvres et m’assieds sur le rebord de béton.

— Tu dis ça pour me dérider, avoues que tu me fais marcher…

— Pour Alex, oui, je te baratine, il est trop réservé pour ça, mais j’ai vraiment embrassé Nico. On avait vingt ans, alors maintenant, il y a prescription.

Je soupire.

— C’est quand même une situation gênante et je ne voudrais pas que ça sème la zizanie entre les jumeaux.

— Si c’est vraiment ça qui t’inquiète, tu peux oublier. Rien ne se mettra jamais entre ces deux mecs, ajoute-t-elle en enroulant son bras autour de mes épaules alors que nous rejoignons les exposants dans la grande salle. Non, vraiment, rien ni personne ne les séparera jamais.

 

                                                                                                                                   Chapitre VII

Alexandre

Lorsque mon frère sort de la salle de bain, les cheveux encore humides, je suis dans le couloir et je l’attends, une bière à la main.

Dehors l’air est frais, mais j’ai allumé le brasero et la chaleur qu’il diffuse suffit à rendre la terrasse confortable. D’un signe de tête, je l’invite à me suivre.

— Aly arrive dans un quart d’heure.

— Je l’ai compris en voyant les trois couverts sur la table à manger.

Je sors une cigarette de mon paquet. Dans un silence pesant, le tabac grésille au contact de la flamme.

— Tu n’as pas repris la clope ? Tu tiens bon ?

— Ouais, ça va, et tu devrais essayer d’arrêter toi aussi. Ça va te faire crever cette merde.

Je soupire.

— Je sais, mais je n’ai pas ta volonté.

— C’est surtout que j’en avais marre de cracher mes poumons à l’entraînement. Je ne suis peut-être plus sur le terrain, mais je n’ai pas envie de devenir un vieux croulant.

Je le montre du doigt, feignant d’être vexé.

— Tu insinues que je m’empâte ?

— Non, je trouve au contraire que tu te maintiens plutôt bien pour un civil.

J’écrase mon mégot, autant pour mes bronches que pour celles de mon frère. Je sais que la fumée le dérange, car c’est à peu près le cas pour tous les anciens fumeurs, même si l’on est dehors et que l’air du soir est frais.

— Tu as prévu de repartir quand ?

Le sourire qu’il me renvoie me met soudain très mal à l’aise, comme s’il réfléchissait à ce que mes mots pouvaient bien vouloir dire, puis il retourne se perdre dans la contemplation du paysage.

— Un de mes potes me tanne pour que je passe le voir. Il est à Grenoble, je pense partir après l’anniversaire de maman.

J’inspire profondément, mais l’air me brûle comme de l’acide.

— Ce n’était pas ce que tu avais prévu, je me trompe ?

— C’est mieux.

— Pour qui ?

— Pour moi, pour elle et pour toi.

Il triture mon briquet entre ses mains, l’allume et s’amuse distraitement à glisser les doigts sur la flamme.

— J’ai besoin de temps, Alex. Il faut que je trouve quoi faire de tout ça, mais pour le moment, je ne suis pas à ma place ici. Nous contraindre reviendrait à me placer entre vous, et non, vraiment, je ne veux pas de ce rôle-là.

L’envie de rallumer une cigarette me démange, un des symptômes visibles de ma nervosité, mais une boule gonfle au creux de mon estomac. Je déteste ce sentiment provoqué par le mur qui se dresse insidieusement entre mon frère et moi.

— Nico, j’aime pas tes silences. Je préférerais que tu me foutes ton poing sur la gueule, sincèrement.

Il lâche un rire dénué de joie.

— Et ça changerait quoi ? Tu crois que te faire du mal me ferait du bien ? On s’est toujours tout dit, depuis qu’on est môme. On a toujours tout partagé aussi. On a simplement mal choisi notre moment pour garder nos secrets.

Il referme mon briquet et frotte ses doigts les uns contre les autres comme s’il s’était brûlé.

 — Je ne t’ai pas parlé de ma rencontre avec Alyson le soir de la fête, parce que, quelque part au fond de moi, j’avais conscience que j’extrapolais, que je me projetais dans quelque chose qui n’existait probablement que dans mon imagination.

Si j’ignorais totalement qu’ils avaient flirté ce soir-là, je savais en revanche qu’ils se connaissaient puisqu’Alyson m’avait confondu avec Nico le lendemain et c’est en cela que mes silences font de moi un parfait coupable. Je réalise aussi que si j’ai caché le début de ma relation avec Alyson à mon jumeau, c’est parce que je ne voulais pas accepter ce qu’il pouvait y avoir eu entre eux. Je refusais implicitement l’idée de devoir me détourner d’elle. Et ça, ça fait réellement de moi un putain de salopard.

Cette fois, je craque et extrais une nouvelle cigarette de mon paquet. Alex me tend le briquet allumé et son regard plonge dans le mien pendant que j’inhale la première bouffée de mon poison.

— Je te demande pardon. J’ai été un connard égoïste. J’ai préféré croire que cela n’aurait aucune importance pour toi, parce que c’est l’option qui m’évitait de me sentir mal et j’ai fait fausse route. Je m’en veux, tu sais.

Il fait claquer mon briquet en le refermant et le pose sur le bras du fauteuil, ajustant avec application son emplacement, comme si c’était soudain primordial qu’il soit en parfait alignement avec la bordure de bois clair.

— Alex, laisse-moi du temps, c’est tout ce que je te demande. C’est pas comme si l’on n’avait jamais surmonté des trucs plus graves que ça. On n’est pas des gamins, on s’en sortira, mais laisse-moi du temps, répète-t-il.

Son sourire se veut rassurant, mais je sais qu’il cache des choses contre lesquelles je ne peux rien faire.

La voiture d’Alyson franchit le portail, mettant fin à notre discussion et gonflant un peu plus encore la boule toujours nichée au fond de mon estomac. Nico inspire profondément et pose la main sur mon épaule alors que je m’apprête à me lever pour l’accueillir.

— J’y vais, il faut que je lui parle.

Le dos légèrement voûté, il s’approche de la portière de la petite voiture qu’il ouvre avant de tendre la main à Alyson. Je détache avec peine mon regard d’eux, et le repose un court instant sur l’horizon maintenant brumeux qui me fait face puis je rentre dans la maison. Quoi qu’ils se disent et, quelle que soit la manière dont ils vont se le dire, cela ne me regarde pas, ça leur appartient et j’ai confiance en mon frère. Il a besoin de temps, je lui en donne, et s’il lui faut lui parler, alors qu’il le fasse. Pour ma part, j’en ai assez fait, je vais devoir laisser couler un peu d’eau sous les ponts avant d’accepter ce que je lui ai infligé.

***

Nicolas

Ses iris me sondent lorsque j’approche son véhicule et je réalise que c’est la première fois que je peux réellement regarder son magnifique visage à la lumière du jour.

— Salut petite louve.

Une entrée en matière simple et qui lève le doute sur mon identité.

— Bonsoir Nicolas.

Elle saisit la main que je lui tends et je l’attire contre moi. C’est masochiste, je l’admets, mais j’ai besoin de la prendre entre mes bras, et je le fais. Le fait qu’elle ne résiste pas dessine un sourire sur mes lèvres que je pose lentement sur ses cheveux.

— Je ne vais pas faire comme s’il ne s’était rien passé parce que j’en suis incapable. J’ai aimé chaque seconde avec toi, mais le fait est que vos destins ont poursuivi leurs courses en mon absence, et que rien ne changera ça.

Elle s’écarte légèrement de moi et son adorable minois se lève vers mon visage. Elle ne dit rien, mais je suis soulagé de ne pas voir de colère ou de regrets sur ses traits.

— Si mon frère est heureux, alors je le suis et tu sais, parfois il ne faut pas chercher à comprendre les décisions que la vie prend pour nous. On doit les admettre tout simplement.

Elle expire longuement, comme si, tout comme moi, l’air semblait s’être emprisonné dans ses poumons et acceptait enfin de sortir.

— Moi non plus, je n’oublierai pas, mais je ne veux plus qu’on en parle.

Je déglutis.

— Alors on en parle plus.

Ses dents blanches mordent sa lèvre inférieure, mais la relâchent enfin, dévoilant son sourire. Je la serre de nouveau contre moi.

— On n’en reparlera plus. Jamais, murmuré-je comme pour graver cette information dans ma mémoire.

L’air détaché, je l’embrasse sur le front, masquant du mieux que je le peux la douleur que ce qui se rapproche le plus d’un adieu vient d’installer dans ma poitrine. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’un adieu, celui que j’adresse à mes fantasmes les plus tendres tout comme les plus torrides de ces dernières semaines, un adieu aussi à cet avenir que je me suis bêtement plu à imaginer…

Alors qu’elle quitte mes bras, une question me taraude et je me décide à la lui poser.

— Alyson, ce fameux soir de juin, pourquoi es-tu partie ?

Ses iris lumineux se promènent un instant entre la pâleur grise des miens, puis ses sourcils se froncent.

— Quelle importance, Nicolas ?

— Aucune, mais j’ai envie de savoir.

Elle baisse les yeux sur ses mains, occupées à martyriser la lanière de son sac.

— Tout allait trop vite et c’était trop intense. Et pour tout te dire, je pensais te revoir le lendemain. Je l’espérais d’ailleurs…

Sans rien ajouter, elle referme la portière de sa voiture et prend le chemin de l’allée gravillonnée qui mène à la terrasse. Celle-ci est déserte, car mon frère m’a offert ces quelques minutes de tête-à-tête que je lui ai demandées. Des instants qui m’ont prouvé que l’oubli est utopique et que demeurer près d’elle sans la toucher va relever de l’impossible. Samedi nous fêterons comme il se doit l’anniversaire de notre mère et je prendrai la route. C’est mieux ainsi.

Je sors mon téléphone de la poche arrière de mon jean et je sélectionne le numéro d’Erwan. Il décroche rapidement et je l’informe de mon arrivée prochaine. Il est ravi. Tant mieux.

Le repas se passe simplement. Je lutte pour ne pas la fixer, surtout lorsque son parfum poudré vient chatouiller mes narines et réveiller le souvenir des quelques fugaces minutes d’intense complicité que nous n’évoquerons plus jamais. Je surprends avec une certaine gêne leurs échanges silencieux, et je souris à l’idée que c’est vraiment le parfait moment pour comprendre que je n’ai aucun penchant masochiste, car je déteste le tourment que cela envoie dans ma poitrine. J’essaye alors de me concentrer pour ne voir en elle qu’une petite sœur d’adoption, mais là encore, c’est un exercice compliqué dans lequel je n’excelle pas le moins du monde. Mon frère a néanmoins la courtoisie de ne pas esquisser le moindre geste tendre vers Alyson, pourtant j’imagine qu’il en crève d’envie. Autant que moi, très certainement. Alors à peine la dernière bouchée avalée, je les salue et leur rends leur intimité. J’imagine que je ne dormirai pas beaucoup tant qu’elle sera dans la maison, mais c’est le moment de m’effacer.

 

***

Alyson

Lorsque je gare ma voiture et que je le vois s’approcher, je sais qui il est. Son regard a beau être le même que celui de son frère, cette expression n’appartient qu’à lui. Sombre, mystérieuse, même si j’y vois également une certaine peine à présent.

— Salut petite louve.

Ce surnom… Celui qui m’a fait comprendre qu’il n’était pas Alex. Et celui qui me pince douloureusement, quelque part dans une région située entre mon cœur et mon cerveau.

— Bonsoir Nicolas.

Ses bras se referment autour de moi et cette étreinte en dit bien plus que tous les mots que nous pourrions prononcer. J’y ai pensé toute la journée, j’ai retourné cette histoire des dizaines de fois dans ma tête, mais je ne suis pas parvenue à trouver comment regretter ce qu’il s’est passé entre Nicolas et moi. C’était bon, à la fois doux et violent. Et le souvenir de ces instants volés, je les chérirai, je les rangerai précieusement dans un petit coin de mon cœur, car moi aussi je refuse de les oublier.

Pourtant, j’ai choisi de mettre de côté cette aventure — qui n’en est d’ailleurs pas vraiment une — pour Alex, parce que c’est un homme merveilleux et que je l’aime profondément ; mais quand Nicolas me demande pourquoi je suis partie, le premier soir de notre rencontre, je réalise que s’il n’avait pas dû rejoindre son régiment, Alex ne serait probablement jamais entré dans ma vie…

Finalement, je me sens très mal lorsque j’abandonne Nicolas pour pénétrer dans la maison. La vérité m’explose en pleine face, c’est bien Nicolas qui a ouvert une brèche dans mon cœur, mais c’est Alex qui s’y est engouffré et quoique je veuille le passer sous silence, c’est un fait que je ne pourrais jamais nier.

Nous dînons dans une humeur relativement bonne si l’on exclut le fait que je dois batailler comme une acharnée pour ne pas porter le regard sur les deux hommes dont je partage la table. Ce n’est vraiment pas le moment de laisser paraître les liens qui se sont tissés entre chacun de nous. Ni l’intime complicité et l’amour qui me lient à Alex ni le marasme émotionnel dans lequel me plonge la présence de Nicolas. Je ne veux gêner ou blesser aucun des deux.

Le dessert à peine avalé, Nicolas prend congé. La fatigue du voyage, le jet-lag seraient des raisons évidentes, mais sonnent comme des prétextes. Aucun de nous ne relève. Les garçons s’embrassent, et Nicolas me serre de nouveau entre ses bras avant de déposer un baiser sur ma joue. Il se dégage de lui une forme de renoncement, ou plutôt de tristesse et je me détourne rapidement pour ne plus la voir. Elle me brûle, me torture, même si je ne peux pas l’aider.

Je lève les yeux lorsque j’entends son pas lourd sur le plancher de l’étage, puis le bras d’Alex vient s’enrouler autour de ma taille pressant mon dos contre sa poitrine.

— Comment ça va, nous deux ? me demande-t-il en chuchotant contre mon oreille.

Je glisse doucement pour lui faire face et me dresse sur la pointe des pieds pour capturer ses lèvres.

— Je t’aime, Alex.

Son regard pénètre le mien comme il sait si bien le faire, comme s’il était doté d’un outil spécial, capable de lire au plus profond de mon âme.

— Que ressens-tu pour lui ?

Pourquoi lui mentir ? Quel en serait l’intérêt ? Il y a déjà eu assez de non-dits entre nous trois.

— Je l’ai désiré très fort et une partie de moi est tombée amoureuse de lui lors du premier regard que nous avons échangé. Je ne vais pas le nier, mais j’ai choisi d’être avec toi. J’ai décidé de t’ouvrir mon cœur et je ne le regrette pas.

— Tu aimes mon frère ? insiste-t-il.

— Oui. D’une manière encore très confuse, mais il est ton frère et ce n’est pas toi. Ce lien qui nous uni, Nicolas et moi, il ne tient qu’à nous de le rendre fraternel, pour qu’il nous rapproche plutôt que nous séparer.

Mes doigts glacés se fraient un chemin sur ses joues râpeuses et je l’embrasse avec toute la tendresse et l’amour que je ressens pour lui. Nos langues se trouvent, se caressent et se livrent à cette danse qui d’habitude nous enflamme. Pourtant cette nuit, je ne vais pas rester dormir ici.

— Je rentre chez moi ce soir.

Alex acquiesce d’un mouvement de tête.

— Demain je vais au club. J’ai prévu un saut avec mon frangin. C’est un peu devenu un rituel quand il est de passage ici, le parachutisme, c’est quelque chose qu’on pratique ensemble depuis qu’on a l’âge de le faire. Et après-demain, c’est une journée qu’on a réservée pour la passer avec notre mère. Elle fête ses soixante ans et elle sera heureuse de nous avoir tous les deux près d’elle. Nico repart samedi soir.

Le programme des deux jours à venir ne m’inclut pas et c’est une bonne chose. Lors de sa prochaine visite, j’imagine que les émotions se seront lissées, que le malaise entre nous ne sera plus qu’un lointain souvenir… mais là, tout est trop difficile.

Nous nous embrassons encore un long moment avant que je quitte la maison, et le trajet jusqu’au lac me semble interminable. Je m’effondre sur mon lit à peine rentrée, avec le sentiment d’être épuisée. Cependant le sommeil me fuit un moment, avant de laisser la place à des images, toutes plus bouleversantes les unes que les autres ; des images où leurs visages se mélangent, se superposent… tout comme les sentiments que je tente de repousser, et cela me rend terriblement triste.

 

                                                                                                                               Chapitre VIII 

2 novembre 2019

Nicolas

Il neige aujourd’hui et j’avoue qu’après la touffeur que nous avons connue sur cette belle île de Martinique, le corps peine à se mettre au diapason. La femme d’Erwan se moque de nous et nous a surnommés « les deux mémés ». Nous avons ressorti les pulls les plus épais de nos paquetages d’hiver et c’est limite si nous ne partageons pas le même plaid devant la télé. Il faut dire que cette région grenobloise et surtout ce village perché sur le flanc de montagne est sous la neige plusieurs mois par an et si les autochtones sont habitués au climat, ce n’est vraiment pas mon cas. Il y a moins d’une semaine, je sautais d’un petit Cessna avec mon frère, mais même à 4000 mètres la sensation de froid n’était pas aussi vive.

— Tu as ouvert ta boîte mail ? me demande mon acolyte en gesticulant les orteils devant l’âtre de la cheminée.

— Non, je suis en repos ! Qu’on ne m’emmerde pas jusqu’à ce que je pose de nouveau les pieds sur le tarmac d’Aimé Césaire.

— Justement, on n’y retourne pas. Nos effets sont renvoyés dès lundi et on reprend nos fonctions quelque part dans l’hexagone…

Je soupire longuement.

— Ça fait chier, j’aimais bien l’idée de passer l’hiver au chaud. Ils disent où ils nous envoient ?

— Négatif. Les sessions de formations que nous assurions sont annulées, mais j’ignore si on sera réaffectés ensemble. Regarde tes messages, tu en sauras peut-être davantage.

D’un geste las et particulièrement révélateur de mon enthousiasme, je pianote sur l’écran de mon téléphone. J’ai en effet plusieurs mails en attente d’être lus, dont celui auquel Erwan fait référence.

— Tu as aussi reçu le formulaire médical qu’on nous demande de remplir ? C’est quoi cette connerie ?

— Je ne sais pas. Un de mes potes qui était basé au moyen orient rentre également, tout comme l’ensemble de son bataillon.

Cette histoire m’intrigue. Qu’est-ce qu’il se trame pour qu’on nous ramène ainsi au bercail ?

— Quitte à être en France, ça serait cool qu’ils ne vous envoient pas à Pétaouchnok, intervient sa femme en caressant un ventre déjà bien rond. Si tu pouvais assister à la naissance de celle-ci, je ne te cache pas que j’en serais heureuse.

C’est leur troisième fille et Erwan était à l’étranger quand les deux premières sont venues au monde. Il l’attire sur ses genoux et l’embrasse dans le cou.

— Je t’ai promis de faire le maximum pour être avec toi cette fois.

Des promesses… finalement on ne peut réellement faire que cela, car lorsque l’ordre tombe, on a que le choix d’obtempérer. Je les laisse à leurs câlins et reporte mon attention sur les messages que mon téléphone me livre les uns derrière les autres maintenant que je l’ai connecté. Je n’impose jamais le silence en temps normal, mais là, j’en avais besoin.

 

Alex : Salut frangin, bien arrivé ?

Alex : Il est tard, j’imagine que tu dors…

Alex : C’est si perdu que ça, où tu crèches ? Pas de réseau ?

Alex : Je m’inquiète, donne des nouvelles STP.

Alex : Tu aurais dû me casser la gueule, je savais que si tu nous quittais comme ça, tout partirait en merde…

 

Un message par jour depuis mon départ… Je ferme les yeux et cherche mes mots.

 

Moi : Tout va bien. Je bouge beaucoup et en effet, le réseau est à chier ici. Ne panique pas, j’ai fait comme on a dit, j’ai oublié ce à quoi il ne faut plus penser. On part pour une grosse rando sur plusieurs jours, alors pas d’inquiétude si je te semble absent.

 

J’envoie ce message et j’ai à peine cliqué sur la petite flèche que le goût amer du mensonge me remonte dans la gorge. Je n’imagine pas lui expliquer que je squatte le salon de mon collègue juste pour ne pas faire face à…

À quoi d’ailleurs ? À un chagrin d’amour ?

Non, je ne suis pas amoureux. Enfin je ne pense pas l’être… Et quand bien même je le serais, qu’est-ce que ça change ? J’ai vu le regard de mon frère lorsqu’il parle d’Alyson, ce mélange d’admiration, de respect et de complicité qui brille dans ses yeux ne laisse pas de place au doute, et je suis indubitablement de trop dans leur magnifique équation.

Alors, amoureux ? Peut-être, finalement, et s’il s’était agi de quelqu’un d’autre que mon jumeau, j’aurais très certainement livré une guerre acharnée pour conquérir la belle, mais là, je sais que c’est inutile, me battre contre lui, ce serait mener une bataille contre moi-même et inévitablement un échec. Je pourrais y perdre mon frère et c’est quelque chose que je ne peux pas imaginer une seule seconde. D’un autre, je serais jaloux, mais ce n’est pas le cas, je suis sincèrement heureux pour lui. Il ne reste donc que la frustration et mon incapacité à la surmonter pour expliquer pourquoi j’ai subitement décidé que je serai mieux chez Erwan plutôt que dans la maison d’Alex, à dormir sur un canapé trop petit en me caillant sévèrement le cul, réveillé avant le coq du village par deux furies portant des couettes et des pyjamas à paillettes.

— Putain, tu es loin là…

Ce n’est que lorsqu’il frappe gentiment mon épaule de son poing que je réalise qu’Erwan me parle. Marie, sa femme, a quitté le salon et je ne me suis même pas rendu compte de son départ.

— J’étais un peu perdu dans mes pensées, c’est vrai. Tu disais ?

— À dix minutes d’ici, il y a une salle de gym, ça te tente ?

Je fronce le nez, à deux doigts de lui répondre que je n’en ai pas envie, mais je me ravise.

— Allez, on y va, c’est ça ou mon cul va prendre racine dans ce fauteuil.

La fille aînée de mon pote du haut de ses six ans me regarde avec de gros yeux amusés.

— « Mes fesses », je suis désolé, je voulais dire « mes fesses ».

Je ne suis pas habitué à surveiller mes paroles, tout comme mettre un t-shirt pour le petit déjeuner n’est pas un réflexe, et veiller à ne pas me gratter les testicules devant la télé non plus ! Les mauvaises habitudes ont la vie dure, et les gestes naturels d’un célibataire sont assez peu compatibles avec la cohabitation que ma présence leur impose, il faut l’admettre.

Marie sourit depuis la cuisine, mais elle ne relève pas, ce qui semble étonner Erwan.

— Quand je pense que dès que j’ai le malheur de lâcher un pauvre petit juron je me fais engueuler, bougonne-t-il.

— Le privilège d’être un invité… lui rétorque sa femme en riant. Nicolas n’a pas l’habitude des enfants.

Non, ça, c’est certain, et ce n’est pas demain la veille que ça changera !

Les heures qui suivent me laissert en paix avec mes pensées désordonnées, ce qui me fait le plus grand bien. Je pousse de la fonte, j’effectue des gestes répétitifs, je compte, bêtement, parce que ça m’aide à faire le vide.

Ma série terminée et avant de passer à une autre machine, je range les poids qui traînent sur le sol.

— Tu m’aides ?

La voix qui vient de m’interpeler appartient à une jolie rousse au corps moulé dans un ensemble de sport en stretch qui ne laisse pas beaucoup de place à l’imagination.

Une rousse… Décidément, l’univers tout entier a décidé de me pourrir la vie, ou quoi ?

— T’aider pour faire quoi ?

— Juste maintenir la barre, je voudrais la charger un peu plus, mais j’ai peur qu’elle m’échappe et me blesse.

Ça se tient. Je remets mes gants et me place derrière elle. Elle effectue sa série et me remercie avant que je m’éloigne. Erwan bosse son cardio dans une séance de vélo, mais je déteste ça. Au travers de la vitre, son visage rendu écarlate par l’effort ne fait que me conforter dans cette certitude. L’heure tourne et d’ici peu il aura terminé. Je m’installe au sol pour débuter mes étirements. Je le fais en musique, je n’ai encore rien trouvé de mieux pour me relaxer. Les écouteurs ajustés dans mes oreilles, je commence par travailler mon souffle, et me recentrer. Je sens que c’est tellement le bordel dans ma tête qu’un peu de méditation n’est pas de trop, et même si je ne suis pas nécessairement un spécialiste du yoga, ce que j’en sais me suffit en général pour retrouver une certaine quiétude lorsque je suis tendu comme c’est le cas aujourd’hui. Assis sur le sol, les yeux fermés, je roule doucement les épaules quand deux mains légères viennent s’y poser et glisser lentement vers mes pectoraux. Des ongles longs et parfaitement manucurés que j’ai repérés il y a quelques minutes à peine alors que leur propriétaire cramponnait la barre sur le banc. Je lève la tête et mon regard percute deux yeux bruns, ou plutôt noisette. Elle est certes un peu trop maquillée pour le lieu, mais elle est jolie. Extrayant un de mes écouteurs de mon oreille, j’attends qu’elle prenne la parole, mais vraisemblablement, elle est soudain devenue une spécialiste de la langue des signes. Ses longs cheveux glissent sur son épaule et me chatouillent la joue alors qu’une de ses mains descend sur mon ventre. Le regard toujours vissé au mien, et sans mouvement de recul de ma part, elle s’enhardit. Son souffle chaud coule dans mon cou quand elle saisit le lobe de mon oreille entre ses dents et que ses ongles viennent griffer la toile de mon vêtement juste à mon entre-jambes.

Ce geste me fait vriller, et le très léger gémissement qui sort de mes lèvres ne lui échappe pas.

— Suis-moi.

C’est là qu’on se rend compte que la chair est faible et mon cerveau, qui jusqu’ici me mettait aux supplices en tournant et retournant mes tourments sans m’offrir le moindre répit, décide qu’il est temps pour lui de poser un RTT et de laisser les commandes à la part la plus reptilienne de mon être. Une porte s’ouvre sur un couloir désert, puis une deuxième sur des vestiaires pas plus fréquentés et la demoiselle pressée s’engouffre dans l’une des cabines de douche. Sans dire un mot, la main plaquée sur ma poitrine, la jolie rousse me pousse contre la cloison et capture mes lèvres pour un baiser plein de promesses. Ses doigts agiles parcourent mon torse et descendent jusqu’à ce qu’elle saisisse le bas de mon t-shirt et le fasse passer par-dessus ma tête. Par souci d’égalité, je procède de la même manière avec le sien. Son soutien-gorge, quant à lui, disparaît sans que j’aie à m’en préoccuper et mes paumes couvrent et caressent ses seins généreux ainsi offerts. Ses baisers glissent de mes lèvres à mon cou, descendent lentement sur ma poitrine, une main câline s’empare de mon érection, difficilement contenue par les vêtements que je porte encore.

Je grogne, l’effet est immédiat et elle gémit à son tour.

— Baise-moi, susurre-t-elle.

J’en ai fait des trucs spontanés dans ma vie, mais c’est bien la première fois que je rencontre une pareille affamée. Ses caresses s’attellent à embrumer mes pensées, mais ma raison reste en surface.

— Je n’ai rien… Je n’avais pas vraiment prévu de croiser ta route.

— Tu peux te laisser aller, je suis clean.

S’il est bien un domaine dans lequel je n’accorde jamais ma confiance à personne, c’est bien lorsqu’il s’agit de sexe, et même si je ne veux pas tomber dans les préjugés, ou dans les clichés pourris, une fille qui saute sur le premier mec qu’elle rencontre dans une salle de sport semble un peu trop frivole pour que je mette ma santé entre ses mains… si expertes soient-elles, d’ailleurs.

— Et si moi je ne le suis pas ? Ça ne t’inquiète pas ?

— Tu as l’air clean.

Je pouffe.

— J’ai l’air clean ? Tu ne sais rien de moi. Je n’aurai pas été contre une bonne séance de baise contre ce mur, mais pas sans protection. Désolé, je passe mon tour.

Mes propos sont insultants, j’en ai conscience, mais je m’en fous. Ce sexe-là, je crois que je n’en ai plus rien à carrer. Par ses caresses, elle est parvenue à faire réagir mon corps parce que je ne suis qu’un homme, mais je n’ai pas envie d’elle, ou du moins pas assez pour faire une connerie aussi monumentale.

D’un geste je récupère mon t-shirt sur le sol, l’enfile et ouvre la porte de la cabine.

— C’est quoi ton prénom ? Donne-moi au moins ton numéro !

— Pas la peine, laisse tomber, je ne suis pas d’ici de toute façon.

Soudain, je comprends qu’il ne faut même pas que je croise son regard. Elle risquerait d’y lire un dégoût que je peine à cacher. Un dégoût d’elle autant que de moi. L’excitation a foutu le camp, et seul l’aspect sordide de cette rencontre plane entre nous. Les vestiaires des hommes sont un peu plus loin. Rapidement, je me douche, m’habille et sors de la salle pour attendre Erwan à l’extérieur. Grâce à mon attitude de goujat — certainement même de connard à ses yeux, je n’en doute pas —, la rousse passe devant moi sans un coup d’œil et j’avoue que ça me va très bien. Avoir effleuré ma queue au travers de mes fringues ne lui aurait pas offert le droit de me faire une scène, mais je l’ai craint malgré tout.

À une autre époque, je l’aurais fait patienter quelques minutes le temps d’aller chercher une capote dans mon portefeuille pour la prendre sans la moindre gêne contre ce mur de faïence blanche. J’aurais enroulé la longue chevelure rousse dans mon poing pour lui offrir une partie de baise dont elle se serait souvenue, puisque visiblement c’était de ça dont elle avait envie : un corps à corps tout en rudesse et bestialité. Mais je ne regrette pas de l’avoir repoussée. Elle n’est pas celle que j’ai envie de sentir gémir entre mes bras. Sa voix ne chantonne pas lorsqu’elle parle, son parfum est trop épicé… ses iris trop bruns. Finalement, elle n’est rien, tout comme chacune des femmes dont j’ai croisé le chemin ces dernières semaines, fades, sans substance…

Je suis assez mal barré en fait.

Une bonne demi-heure plus tard, Erwan me rejoint et nous rentrons chez lui sans échanger plus que quelques mots. Je le sens distant.

— Si tu as un truc à me dire, fais-le, mais arrête de faire la gueule, s’il te plaît.

Il soupire et ralentit légèrement le pas.

— Je ne fais pas la gueule, mais je t’ai vu sortir de la salle d’entraînement avec Anissa.

C’est donc ça qui le chagrine, mon hypothétique escapade avec la furie rousse !

— Tu es adulte et je n’ai pas à te dire ce que tu dois faire, mais cette fille a le feu au cul. Elle se fait culbuter par tout ce qui passe : jeune, vieux, homme, femme, marié ou pas elle s’en fout, c’est une vraie nympho. Le souci, c’est qu’elle va te coller au derche comme un morpion.

Je souris.

— Je ne l’ai pas sautée. Je n’étais pas venu pour ça, et elle ne m’intéressait pas.

— Putain, ça me soulage, tu n’as pas idée. Si Marie devait voir cette nana rôder autour de chez nous, je suis sûr qu’elle la plombe avec le fusil de chasse du grand-père. Alors OK, c’est vrai qu’elle est bandante, mais… et d’ailleurs, ça veut dire quoi « elle m’intéressait pas » ? s’interrompt-il soudain.

Je baisse mes lunettes sur mon nez pour le fixer et arrête de marcher jusqu’à ce qu’il me regarde à son tour.

— Bah, elle m’intéressait pas, c’est tout, j’en avais pas envie. Tu sais, être célibataire, c’est pas sauter tout ce qui bouge. Ça fait un moment que tu es marié, mais ça n’a pas beaucoup changé.

— Ok Nico, pas la peine de prendre la mouche. Je te sens à fleur de peau. Alors, j’ai compris qu’il s’est passé un truc chez ton frangin et que tu n’as pas envie de m’en parler, mais sache que si ça peut t’aider, je suis là quand même.

Erwan est mon ami depuis si longtemps que je m’en veux d’avoir été si rude. Je souffle et reprends la marche. Il a raison, j’ai besoin, ou plutôt j’ai envie de me confier et il est certainement le mieux placé pour m’entendre exprimer ce qui me bouffe de l’intérieur.

— Tu te souviens de la jolie rousse dont je t’ai parlé cet été.

— Oh putain oui, tu as passé ces dernières semaines comme un moine à cause d’elle !

— J’ai appris en rentrant au pays que c’était la nana de mon jumeau.

— Merde, ça craint… Et c’est donc pour cette raison que tu n’es pas resté chez lui comme c’était prévu, vous vous êtes pris le chou ?

— Pris le chou, non, mais en effet, c’est pour ça que je suis parti. Je pensais reprendre rapidement un avion pour la Martinique, mais vu qu’on a changé nos plans et que je ne sais pas où on va être affectés ni quand, ça complique un peu la donne. Du coup, j’ai annulé ma réservation, mais je comprends que ça doit être chiant pour toi et Marie de supporter un emmerdeur taciturne au quotidien, alors je vais prendre une chambre d’hôtel…

— Arrête donc un peu tes conneries, me coupe-t-il. Tu es le bienvenu à la maison. Les filles t’adorent et Marie est heureuse de t’avoir parmi nous. On repartira ensemble, en espérant que nous aurons la même affectation.

Je le remercie d’un simple signe de tête, car il sait sans que j’aie vraiment à le formuler que je lui suis reconnaissant. Quelque part, le fait d’avoir mis mon ami au courant de ce qui me mine semble alléger un peu le poids qui pèse sur ma poitrine. Lorsque nous franchissons la porte de la maison, une bonne odeur de viande rôtie vient chatouiller mes papilles, et les deux petites filles se jettent sur nous pour nous accueillir. La plus jeune a eu un peu de mal à m’adopter, mais maintenant c’est chose faite et même s’il me faut encore l’aide de ses parents ou de sa sœur pour décrypter son babillage, on s’entend plutôt bien.

Erwan n’évoque pas mes confidences en ma présence, mais je sais, au regard de Marie qu’il l’a mise au courant. J’imagine que c’est ça un couple, le partage de tout, même de ce genre de choses. C’est certainement ce qu’il y a entre Alex et Alyson, et elle lui a sans doute raconté tout ce qu’il s’est passé entre nous. Je sais que jamais je ne haïrais mon jumeau, mais est-ce que lui ne me détestera pas un jour d’avoir désiré Aly le premier ?

 

                                                                                                                                       Chapitre IX 

Décembre 2019

Alexandre

Délicatement, j’enroule les plans de la villa sur laquelle je travaille depuis près de deux mois pour les ranger dans un gros tube de carton. Le programme est ambitieux et sincèrement, je me régale. La flambée des prix des matériaux a fait glisser la demande vers des constructions plus innovantes, quant aux contraintes écologiques, elles ont posé quelques challenges intéressants et c’est là que je suis heureux d’avoir passé tant de temps à étudier l’architecture et ses secrets.

— Elle va être magnifique cette maison, me dit Alyson en regardant la maquette à l’échelle qui a élu domicile sur l’étagère de mon bureau, un cadeau de l’étude Gabriel Degrell et Antoine Cortez, les deux architectes à l’origine du projet et qui sont devenus des amis à présent.[1]

— Oui, et ça va faire une sacrée vitrine pour la boîte aussi. Tu n’imagines pas depuis combien de temps j’espère qu’on me confie un projet de ce genre-là. C’est vraiment ce que j’aime faire. Tu sais, ce n’est pas pour réparer les toitures du voisinage que cette boîte existe, ça, c’est la partie alimentaire du job, mais c’est pour réaliser des constructions de ce type là qu’on a choisi ce métier.

Elle me regarde soudain et je lis la surprise dans son expression.

— « On » ?

C’est en effet un détail qu’elle ignore. Je souris, car je suis toujours fier d’évoquer ce morceau de parcours que j’ai en commun avec mon frère.

— On a suivi le même cursus avec Nico. Il est ingénieur, tout comme moi. Ce n’est pas pour rien que cette boîte est à nous deux. Une fois nos diplômes en poche, nous l’avons créée ensemble, mais lui ne tenait pas en place, c’était trop sédentaire à son goût, alors il a préféré commencer par autre chose. Il est plus téméraire que moi, mais ça, tu le sais déjà.

Instantanément, ses épaules s’affaissent et elle baisse la tête.

Je me déteste quand je suis con comme ça…

Lorsqu’elle m’a expliqué les détails des deux seuls contacts qu’elle a eus avec mon frère, je lui ai juré que ça n’avait pas d’importance à mes yeux, qu’il n’y avait rien à pardonner et que c’était oublié. Cette simple phrase vient de lui prouver le contraire. Les mots, le ton, tout est là pour raviver le profond malaise qui la torturait, et que j’ai déjà eu toutes les peines du monde à lui faire dépasser. Pourtant j’en ai dépensé de l’énergie pour ne pas lui révéler le réel l’impact que tout cela avait sur moi. Parce que loin de me laisser froid, la situation m’emplit de culpabilité, car c’est moi qui suis venu m’incruster dans leur histoire, alors qu’eux ne m’ont réellement causé aucun tort.

Il m’arrive parfois d’essayer de me mettre à la place de Nicolas et de l’imaginer à la mienne. De songer à ses mains, à sa bouche sur elle, à leurs corps roulés dans les draps et couverts de sueur… Et dans ces moments-là, j’ai envie de hurler tant la douleur est violente. C’est même insupportable. Alors après ça, comment est-ce que je pourrais faire le moindre reproche à mon jumeau ? Comment lui dire qu’il n’aurait pas dû fuir, qu’il aurait fallu continuer comme si rien n’était différent, comme si la situation n’avait pas évolué ? J’en aurais été aussi incapable que lui, même si la confrontation aurait été préférable à ces questions laissées en suspens, à cette gêne et aux lambeaux de cette colère latente et ô combien frustrante !

Je glisse deux doigts sous le menton d’Alyson pour relever son visage vers le mien.

— Je te demande pardon. J’ai dit ça sans réfléchir. C’était réellement à prendre au premier degré et sans aucune autre référence, je te le promets. En fait, j’ai dit « téméraire », mais je pensais « casse-cou ». Il a l’esprit d’un militaire, c’est un soldat qui avait besoin de sa dose d’adrénaline, et je ne te cache pas que j’ai hâte qu’il se lasse de tout ça et qu’il vienne bosser avec moi.

J’oriente notre conversation pour détourner son attention, mais elle ne tombe pas dans le panneau. Un pli au travers du front, elle semble au contraire un peu plus perdue dans ses pensées.

— J’essaye de passer à autre chose, Alex, mais je n’y arrive jamais complètement. Je ne voulais pas me dresser entre vous. Tu n’as pas idée combien je me sens…

Je la coupe en posant un léger baiser sur ses lèvres.

— Ce n’est pas le cas. Tout va bien entre mon frère et moi.

C’est un mensonge et je sais qu’elle n’en est pas dupe, mais je n’ai que ça sous la main. Ne serait-ce que pour essayer de débarrasser son regard de cette ombre que je n’aime pas. J’attrape une de ses longues mèches rousses et l’enroule autour de mon doigt avant de la promener sur sa joue pour la chatouiller.

— Tu as des nouvelles ? Est-ce qu’il va bien ? Il sera avec nous pour fêter Noël ?

— Normalement oui. Hier encore il me l’a confirmé, sauf évidemment s’il est envoyé ailleurs. C’est un des risques avec son métier. Tous les ans c’est pareil et chaque fois qu’on veut prévoir quelque chose, c’est lui, la donnée variable. On a appris à s’adapter.

La vérité c’est que si nous en avons parlé hier, c’était parce que je tentais encore de le persuader de rentrer à la maison pour les fêtes ; c’est pourquoi il me semble préférable de nous laisser une porte de sortie au cas où il déciderait de ne pas venir. Prétexter le boulot reste moins compliqué que la réalité. On ne peut pas dire que nous soyons réellement en froid, Nico et moi, mais il a pris des distances et j’essaye de lui faire effacer à chacun de nos échanges.

Elle souffle, mais accepte enfin de me regarder.

— Il est toujours en Martinique ?

Ça, c’est encore un sujet que j’aurais préféré qu’elle n’aborde pas.

— Non. Je sais qu’il n’y est plus, mais j’ignore où il est basé.

— Tu veux dire qu’il est tenu au secret ? Tu m’avais expliqué qu’il n’était plus sur le terrain maintenant, mais en tant qu’instructeur, il n’est pas supposé être envoyé en zones sensibles ?

— Rassure-toi, ce n’est pas le cas, il ne m’a simplement pas dit où il était.

C’est ça qui me pique un peu, lorsque j’y pense. Il n’est pas exclu qu’il soit basé tout près d’ici. Garder sa position secrète lui évite de chercher des excuses pour ne pas revenir au village. Évidemment ce n’est pas le genre de doutes dont je fais part à Aly, elle n’a pas besoin de raisons supplémentaires pour cogiter et se sentir mal à l’aise.

 — D’après Nico, ça s’affole un peu dans les états-majors. Plusieurs bataillons basés à l’étranger ont été rappelés sur le territoire. Il y a un bruit qui circule, selon lequel ils se demanderaient si le virus qui se répand en Chine ne pourrait pas devenir un problème chez nous.

Elle semble réfléchir un instant.

— J’ai vu ça aux infos et je ne te cache pas que j’ai pensé que ça pouvait-être de l’intox.

— Moi aussi c’est ce que j’ai cru, mais si ça agite l’armée, on a peut-être du souci à se faire.

D’un coup, je lis l’inquiétude sur son visage.

— Ne me dis pas qu’ils pourraient l’envoyer là-bas ?

— Je ne vois pas ce qu’il y ferait, son domaine d’expertise au sein de l’armée, c’est l’armement de précision. Il enseigne la manipulation du matériel à des soldats, mais il n’a aucune formation médicale. Et puis la Chine, c’est pas vraiment notre territoire. Il est plus probable qu’ils aient rentré les effectifs à la maison avec l’idée qu’ils seraient plus utiles ici qu’ailleurs. Maintenant, je ne te cache pas que le savoir dans l’Hexagone, ça me rassure. Il était pas mal non plus en Martinique, mais là, quelle que soit la ville qui l’abrite, c’est toujours plus près de nous.

Elle remue lentement la tête en souriant, mais je sens que son humeur n’est pas complètement revenue au beau fixe, alors j’abandonne les plans que j’étais en train de ranger et la prends dans mes bras. Son parfum poudré m’enivre et je l’inhale profondément. Je pose mes lèvres sur sa gorge, juste sur cette veine qui palpite et remonte en légers baisers sur sa mâchoire. Son chemisier de satin vert bouteille est d’une douceur presque comparable à celle de sa peau quand mes mains rugueuses la caressent.

— Ton parfum est une drogue, ma chérie.

— Alors fais attention et n’en prends pas trop, la journée n’est pas encore terminée.

Je l’écarte légèrement pour plonger dans ces iris émeraude. C’est dur de penser au boulot quand elle est dans la même pièce que moi, c’est même carrément mission impossible et je voudrais tout balancer pour qu’il n’y ait plus qu’elle.

— J’étais juste passée pour te demander si tu étais partant pour un dîner à quatre avec Candice et Benjamin.

Bon, et bien le tête à tête, ça sera pour plus tard… Je veille à ne pas lui montrer qu’une petite part de moi est déçue.

— Ah, ça y est, ils se sont enfin réconciliés ces deux-là ?

— J’ai plaidé la cause de Ben, mais s’il continue à picoler chaque fois que l’occasion se présente, elle va le larguer pour de bon. Elle veut du sérieux, pas une aventure avec un ivrogne.

— Ça se comprend. Benjamin a commencé à se saouler il y a une paire d’années. Je crois que c’est à la suite de son divorce. J’ai manqué de le licencier à cause de ça, et maintenant il ne boit plus quand il bosse, ça prouve qu’il est capable de se contrôler.

Je soupire devant son air préoccupé. Candice et elle sont très proches, et les inquiétudes de son amie sont justifiées.

— J’imagine que s’il tient autant à Candice qu’à son boulot, il apprendra à se modérer, parce que rencontrer cette fille est certainement ce qui lui est arrivé de mieux, et je pense qu’il en a conscience.

— Je l’espère aussi, parce qu’ils vont plutôt bien ensemble, et elle l’aime vraiment, me répond-elle en se haussant sur la pointe des pieds pour m’embrasser rapidement avant de s’écarter comme si elle souhaitait partir.

Je la retiens en attrapant ses poignets et la ramène contre ma poitrine. Ses mains s’y étalent et caressent mes pectoraux au travers de mon t-shirt. Même si je sens leur fraîcheur s’infiltrer dans la toile, leur contact accentue la chaleur de ma propre peau.

— Moi aussi j’ai un projet à te soumettre.

L’œil malicieux, et le sourire taquin, elle me dévisage.

— Tu passes la nuit avec moi. Demain c’est samedi, et je sais que tu ne bosses pas, parce que tu l’as dit à ma mère. J’ai une folle envie de te faire l’amour toute la nuit.

— Oh ! Toute la nuit ?

— Toute la nuit.

— C’est humainement possible ?

— Ce sera un bon moyen de le vérifier.

— Et si tu échoues ?

— Je réessayerai, encore et encore et encore, et la nuit suivante, puis celle d’après…

J’ai tellement hâte qu’elle passe enfin toutes les nuits avec moi… Je fonds sur ses lèvres, les pince entre les miennes jusqu’à ce que je sente son sourire s’étirer et que la pointe de sa langue au goût mentholé vienne taquiner la mienne. Ses ongles griffent mon cuir chevelu, envoyant une myriade de frissons recouvrir mon épiderme lorsque je glisse mes mains sous ses fesses pour la soulever contre moi.

— Et pourquoi je ne commencerais pas par te faire l’amour ici, tout de suite, sur ce bureau ? lui dis-je en repoussant d’un revers de main les dossiers qui occupent l’espace où je veux l’asseoir.

— Parce qu’on pourrait nous surprendre, murmure-t-elle.

— Pas si je ferme la porte à clé.

— Tes employés trouveraient ça étrange…

— Tu sais que je m’en fous complètement ! C’est moi le patron, je fais ce que je veux.

— Mhh ! Je ne suis pas très sûre que ce soit une bonne idée… Il faut que tu économises tes forces pour ce soir, je te rappelle que tu as dit « toute la nuit », et qu’à ton âge… me taquine-t-elle de nouveau.

Je grogne, mais afin de lui faire prendre conscience de ce dont elle a décidé de nous priver, j’imprime quelques mouvements de bassin, frottant mon sexe durci contre son entre-jambes. Les toiles de nos deux jeans font barrage, mais à ses pupilles dilatées, je sais que j’ai atteint mon but : elle est au moins aussi excitée que moi, et il n’en faudrait pas beaucoup pour jouer le premier round sur le bord de mon bureau.

— Donc c’est oui pour ce soir, tu restes dormir avec moi ?

Elle me sourit en acquiesçant.

— Je t’aime.

— Je t’aime aussi.

Notre dernier baiser avant qu’elle quitte le bureau est un peu plus sage, mais nos regards voilés sont chargés de promesses coquines. Après son départ, il ne reste plus que son parfum dans l’air pour me tenir compagnie, je ferme les yeux et m’en délecte quelques instants.

Comme un gosse, je sens mon cœur palpiter et mon visage se fendre d’un sourire à m’en filer des crampes, tandis que dans mon jean, une autre partie de moi semble s’insurger d’avoir été négligée.

Je suis foutu. Complètement foutu et définitivement fou d’elle.

 

                                                                                                                                           Chapitre X 

Nicolas

Je vais finir par péter un boulon si je reste enfermé dans ce putain de bureau. Je tente de poser mon crâne sur le dossier du fauteuil, mais c’est un geste inutile, le mobilier qui a été mis à notre disposition est celui qui équipe les bureaux de manière « standard et réglementaire » selon les mots de l’abruti chargé des stocks de matériel. Cette espèce de gnome y loge sans problème dans ces fauteuils « standards et réglementaires », mais pas moi ! Pas nous, devrais-je dire d’ailleurs, car Erwan n’est pas mieux loti. Nous sommes taillés pour être sur le terrain, on n’est pas des bureaucrates !

Je me lève et me dirige vers la fenêtre. Nous sommes début décembre, ça caille et le ciel est sombre. Dehors, il souffle un vent à décorner les bœufs et les feuilles mortes tournoient au rythme des bourrasques.

Derrière moi, mon collègue d’infortune ricane.

— La journée ne passera pas plus vite si tu t’énerves.

— Ça ne te gonfle pas d’être ici ?

— La vraie question, c’est « qu’est-ce que ça change que ça me gonfle ou pas ? ».

Je retourne m’asseoir, ou plutôt me jeter volontairement sur ce foutu siège. S’il pouvait rendre l’âme une bonne fois pour toutes, on m’en livrerait peut-être un à ma taille !

— Nos années de service se sont déroulées sans le moindre accroc. Dans nos domaines respectifs, les officiers justifiant de notre degré d’expertise se comptent sur les doigts de la main, et pourtant on nous colle ici à faire du boulot de secrétaire !

— Nico, tu abuses. On nous a confié tout le programme de formation tactique des deux prochaines années à mettre en place, c’est un boulot plaisant, et c’est totalement en lien avec nos postes. Il suffirait peut-être que tu veuilles qu’il soit intéressant pour qu’il le devienne, tu ne crois pas ?

Je range dans le tiroir le peu de matériel que j’ai sorti ce matin en arrivant et le referme bruyamment.

— Rien à foutre de ce boulot de paperasse. Ça fait déjà presque un mois qu’on traîne ici et ils ne sont même pas foutus de nous dire combien de temps ça va durer.

Erwan soupire lourdement.

— Il ne t’est pas venu à l’idée qu’on allait rester entre ces quatre murs tant que le boulot ne serait pas terminé ?

— Rien à foutre…

— Tu l’as déjà dit, et ça t’a pas aidé.

— Ouais, eh bien tu ne m’ôteras pas de l’idée qu’on est là parce qu’un de ces ronds de cuir était chatouillé par l’idée qu’on était trop bien en Martinique. Tu sais un de ces connards à qui on donne un petit pouvoir et qui en profite pour faire chier les autres !

Mon ami rabat le capot de l’ordinateur et me fixe.

— Tu as de plus en plus envie de décrocher, pas vrai ?

Je ferme les yeux.

Décrocher, je ne sais pas. Cela voudrait dire rentrer au pays et poursuivre le plan que nous avions prévu, mon frère et moi. Un plan qui avait du sens, et qui pourrait en avoir encore si j’arrivais à me sortir Alyson de la tête. Qu’est-ce que j’ai été con de me tirer comme je l’ai fait ! Ça me paraissait tellement insurmontable de les côtoyer, de les voir ensemble. Je savais que j’allais souffrir comme un crétin si je restais au village, mais finalement ce qu’il s’est passé est pire encore. J’ai réussi à creuser un gouffre entre mon jumeau et moi, et pour parfaire le tout, je souffre toujours quand même comme un crétin, incapable de les imaginer tous les deux sans déprimer. Il faut être sacrément débile pour graver ainsi dans sa chair une nana en l’ayant simplement embrassée une seule fois. Parce que je ne me mens plus depuis un moment, Je suis totalement mordu d’Alyson dès le premier soir.

Quelqu’un frappe à la porte et m’arrache à mes pensées.

— Lieutenant Desmarais, le Capitaine souhaite s’entretenir avec vous.

— Voyez-vous ça, nous sommes supposés nous tirer d’ici dans moins de dix minutes et c’est après m’avoir laissé me faire chier toute la journée qu’il se décide à me demander de venir dans son bureau !

Erwan se moque en silence. J’imagine qu’il a compris que ce n’était quand même pas trop le moment de me chatouiller.

— Caporal, vous voyez le porte-manteau, juste derrière vous ?

— Oui mon Lieutenant.

— Est-ce que vous y voyez également ma veste ?

— Oui mon Lieutenant, répond-il de nouveau, mais avec une certaine hésitation.

— Vous devez avoir un problème de vue, Caporal, car elle n’y est pas. Il n’y a plus rien sur ce porte-manteau parce que je suis déjà parti. Vous m’avez couru après, mais j’ai quitté le parking sous vos yeux…

Immobile, le jeune caporal semble avoir perdu sa langue.

— Arrête Nico, tu vas trop loin. Ne mêle pas le caporal à ta mauvaise humeur. Va voir le Capitaine ou n’y va pas, mais si tu n’as pas envie de lui parler, assume tes choix et n’oblige personne à mentir pour toi. Ça ne te ressemble pas.

Erwan me fait prodigieusement chier, mais il a raison. Je me lève de ce siège pourri, remercie le Caporal d’un geste de tête avant de quitter ce bureau ridiculement petit et qui me sort par les yeux pour rejoindre celui du Capitaine.

***

Une autre journée s’achève.

Aussi fade que les précédentes.

Je parcours sans le moindre but les publications dénuées d’intérêt de Facebook lorsque je suis informé de l’arrivée d’un email.

Les sourcils froncés, je fixe le coin de mon écran, c’est un message d’Alyson…

Mon cœur se met à palpiter comme un fou, dans un mélange de joie et d’angoisse, et ce sont les mains soudainement moites que je clique sur la petite fenêtre de notification. Ma messagerie s’ouvre, je respire à peine.

« Cher Nicolas,

Tes proches t’appellent “Nico”, mais je ne sais pas si j’en ai le droit. Tout comme t’écrire aujourd’hui pourrait ne pas avoir de sens d’ailleurs… mais j’ai besoin de le faire.

Il me faudrait probablement des jours entiers pour t’exprimer tout ce que je ressens tant mes émotions s’entrechoquent. Mais s’il y a bien une certitude, c’est que tout ce qu’il arrive est à cause de moi.

Je t’ai demandé de ne plus reparler de ce qu’il s’est passé entre nous, et je te remercie d’avoir respecté mon choix, mais je comprends maintenant combien cette demande était égoïste. J’ai cru qu’ignorer ce moment m’éviterait de souffrir. Pourtant, c’est ton absence qui me tourmente. Ces silences détruisent tout ce qui importe.

Ton frère souffre de cette distance, même s’il feint l’indifférence. Je le vois bien, Nicolas. Votre complicité lui manque cruellement. Il est perdu entre le lien si fort qui vous unit et ce que lui et moi partageons aujourd’hui.

Nous en avons beaucoup discuté et j’ai été honnête avec lui. Je lui ai raconté tout ce que je ressens : l’irrépressible désir qui m’a traversée en ta présence, ma peine de ne plus te voir. Il a tout écouté, même ce que je ne savais pas expliquer. Avec son aide, j’ai appris à comprendre tous ces étranges sentiments.

Je l’aime profondément et souhaite construire ma vie avec lui. Mais je t’aime aussi, et cela ne fait aucun doute. En t’éloignant, tu as laissé un vide immense. Parfois, cet amour est clair, lumineux, presque naturel. Parfois, il me dérange et m’effraie. Mais toujours, il est là.

Cette double vérité est difficile, mais elle m’a appris qu’aimer est possible de multiples façons. Pourtant, cet amour n’aura de sens que si vous retrouvez la fraternité qui vous unit.

Ton frère et toi vous manquez cruellement l’un à l’autre. Je ne supporterai pas d’être à l’origine de cet éloignement. Si je devais m’effacer pour que vous retrouviez votre complicité, je n’hésiterais pas une seconde.

Alex préfère éviter de parler de vos tensions, mais je le vois souffrir. Et toi aussi, Nicolas, je sais que tu en souffres, il ne pourrait en être autrement, même si j’ai bien compris que comme Alex, tu fais tout pour le cacher. Pourtant, la vie est trop précieuse pour perdre un lien aussi rare que celui qui vous unit.

Reviens, Nicolas. Pour toi, pour lui, pour ce qui fait de vous des frères. Les blessures causées par mes erreurs ne devraient pas vous priver de la lumière que vous apportez l’un à l’autre.

Avec tout mon espoir pour vous deux,

Je t’embrasse,

Alyson. »

 

Je lis et je relis ce mail un nombre incalculable de fois, mais je ne trouve pas la réponse que je dois y apporter.

Ni même s’il existe une réponse préférable à une autre.

Alyson est intuitive et le souci de notre gémellité sans faille, c’est qu’en ayant compris le fonctionnement de mon frère, elle connaît aussi le mien ; ce qui fait probablement d’elle la personne la plus difficile à duper après notre mère. 

C’est confus dans ta tête, ma belle ? Et si tu savais combien c’est le bordel dans la mienne…

Laisser ce message sans suite serait indigne d’elle, mais je ne suis pas doué pour choisir mes mots, car je ne suis pas un littéraire comme peut l’être Alyson, c’est son métier, mais ce n’est pas le mien ; alors je me verse un autre verre, espérant y dénicher l’inspiration.

 

« Chère Aly,

Je serai là pour Noël et nous en parlerons si tu le souhaites. Ce n’est une situation facile pour aucun de nous, mais nous trouverons un moyen pour ne pas nous abîmer.

Je t’embrasse très fort ma petite louve.

À bientôt.

Nico »

 

Je ne peux pas m’empêcher de lui faire comprendre qu’elle compte pour moi. Même si je n’ai pas le droit de l’aimer, cela ne m’interdit pas d’être sincère. Avec le temps, je parviendrais peut-être à ne plus ressentir qu’une immense tendresse pour elle, de celle qu’on éprouve pour sa petite sœur par exemple. Je veux bien essayer d’y croire, même si j’en doute.

J’avale d’un trait le contenu de mon verre et m’en sers un autre. Dans l’ivresse, plus rien n’a de sens, mais plus rien n’a d’importance non plus. Mes fantasmes m’envoient loin, brisant toutes les limites que la sobriété m’impose, et j’adore les laisser faire. Dans ces moments-là, je me perds dans sa chaleur, mon cœur bat sans être douloureux, et je ne culpabilise pas. Dans cette chimère, elle est à moi et je suis à elle, sans retenue, sans scrupule.

D’ici quelques jours, c’est Noël. Il sera temps de revenir à la raison et de faire face à tout ça.

Pour l’instant, je bois.

***

Il y a trois semaines, j’ai essuyé un énième refus de mutation. Je persistais à demander ma réaffectation en Martinique, mais cette fois le Capitaine ne s’est pas contenté de faire expédier un courrier type par son secrétaire, il m’a convoqué en cette fin d’après-midi pour m’informer qu’il souhaitait que je cesse de faire cette demande qui n’avait plus lieu d’être. Erwan a probablement raison, m’élever ainsi contre ma hiérarchie et contre les collègues, ça ne me ressemble pas ; comme ce fameux soir où j’ai presque exigé d’un Caporal qu’il mente pour mon compte.

À vrai dire, je ne me reconnais plus vraiment. Mon boulot me gonfle, je n’y trouve plus le moindre intérêt. Les gens, quels qu’ils soient, m’indisposent et je cherche toujours un moyen de les éviter, que ce soit sur la base ou à l’extérieur. La solitude est devenue ma compagne et même Erwan doit commencer à en avoir marre de moi, car il n’essaye plus de me convaincre à sortir ni de me changer les idées.

Nous sommes vendredi soir. Il est dix-huit heures trente et j’en suis déjà à mon troisième whisky.

Dire qu’il m’aurait fallu moins de vingt minutes pour me rendre chez Alex en prenant l’autoroute. Il habite si près de la base. Pourtant, ce vendredi, comme tous les autres depuis près de deux mois que nous sommes affectés ici, je me suis posé la même question : J’y vais, ou je n’y vais pas ? Et aujourd’hui, comme tous les vendredis, j’ai décidé que ce n’était pas le bon moment. Noël arrive à grands pas, et là, je ne pourrai pas me défiler, mais finalement ça me laisse encore quelques jours pour me regarder le nombril et m’apitoyer sur ma misérable existence… ou plutôt sur ce que j’en ai fait.

Je me marre tout seul de ma lâcheté, le regard perdu au fond de mon verre, dans lequel je tente désespérément de trouver des raisons légitimes à cette attitude d’abruti. Je déchiffre dans la pénombre le cadran de ma montre, mais de toute manière, j’ai déjà trop bu pour changer d’avis et prendre la route.

C’est pratique en fait ! La voilà, la bonne raison pour continuer à me mettre minable, et pour fêter ça, je fais signe au barman qui comprend et s’approche pour remplir de nouveau mon verre avant de suspendre son geste. Étonné, je le regarde pour réaliser qu’il observe d’un air surpris un point derrière moi. Lentement, je lève le nez et dans le miroir qui me fait face, un visage identique au mien me fixe. Enfin presque identique, il n’est pas cerné, sa chevelure ne semble pas abriter une famille d’oisillons et sa tête est haute. Il peut avoir l’air digne, lui en a le droit, ce qui n’est pas mon cas. Sans dire un mot, Alex approche un tabouret et s’installe à mes côtés.

— Un café, s’il vous plaît, commande-t-il à l’employé qui se demande encore s’il voit double.

— Ça va t’empêcher de dormir.

— J’en ai pas vraiment envie, donc ça tombe plutôt bien.

Je repousse mon verre en soupirant.

— Tu peux me faire un café aussi, s’il te plaît ? Je crois que j’ai assez bu finalement.

L’air de chien battu que l’immense miroir me renvoie est lamentable et me donne envie de me gifler. C’est d’autant plus flagrant que l’image d’Alex reflète une perfection à laquelle je suis bien loin de pouvoir me mesurer, une dignité que je me hais d’avoir perdue.

Je comprends que le moment de la confrontation arrive, l’air à la fois triste et sérieux d’Alex ne trompe pas. Lui aussi doit me détester d’être tombé si bas.

Le barman pose nos boissons sur le comptoir et s’éloigne. Par habitude, je mets la deuxième moitié de mon morceau de sucre dans le café d’Alex, il le boit toujours bien plus sucré que moi. Sans un mot, nous faisons tinter la cuillère contre le bord de nos tasses, mais cela ne suffit pas à meubler le silence qui devient pesant.

— Comment tu as su où me trouver ?

— Je ne pense pas que ce soit très judicieux de dévoiler mes sources…

— Erwan ?

Il remue lentement la tête de gauche à droite.

— Marie. J’ai bien tenté auprès d’Erwan, mais il n’a pas voulu m’aider, mais sa femme s’inquiète beaucoup pour toi.

— Ma si douce petite Marie… marmonné-je en souriant. Elle aussi, je l’ai certainement beaucoup déçue.

Il récupère les clés de sa voiture qu’il avait posées sur le zinc et vide sa tasse d’un trait.

— On passe la nuit dans ce bistrot à parler de la pluie et du beau temps, ou est-ce que je te ramène à la maison ?

J’ai envie de chialer et je ne peux pas mettre cette humeur sur le compte du whisky parce que je n’ai pas assez bu pour ça. Non, la réalité est tout autre et me frappe comme le plus violent des uppercuts : mon frère me manque. Je pivote dans sa direction et lui tombe littéralement dans les bras. Ce n’est pas un câlin de petites filles, mais une de ces étreintes qui détient le pouvoir de nous remettre en selle quand l’un de nous se perd.

— Putain ce que je suis heureux de te voir, frangin.

J’ignore si ses mots sont sortis de ma bouche ou de la sienne, car c’est le parfait reflet de mes pensées, mais c’est aussi le message que ses yeux gris m’adressent. Les miens doivent beaucoup briller, parce que je dois ciller pour les assécher et ne pas me mettre à chialer comme une mauviette. Alex se lève, pose un billet sur le comptoir et m’entraîne vers la sortie.

— Tu es venu comment ? me demande-t-il en scrutant le parking, mais ne voyant pas ma voiture.

— À pied.

Dans les premiers temps où j’avais fait de ce bar mon fief de picole, je prenais ma voiture, mais le patron a rapidement compris mes objectifs et me piquait mes clés pour que je ne tente pas de conduire en état d’ivresse. En fin de soirée, il m’appelait un taxi, quand même marcher était inenvisageable, ce qui n’était pas rare. Alors, finalement le plus simple demeurait de laisser ma voiture à la base. Et ce soir, plus qu’un autre soir encore, c’est ce que j’ai fait, parce que j’avais bien l’intention d’enchaîner les verres jusqu’à en oublier mon nom.

— Tu bosses lundi ?

— Ouais, soupiré-je.

Le coup d’œil de mon frère se situe quelque part entre le « cache ta joie » et le « merde, c’est si grave que ça ? », mais je me contente de porter le regard vers un point fixe au travers du pare-brise. Les phares éclairent la route, mais le défilé du décor me donnerait presque envie de vomir. Ce n’est pas tant le fait de l’ivresse, je n’en suis pas à ce point-là, il m’en faut quand même un peu plus que ça pour me sentir mal, mais c’est à cause du stress qui prend lentement possession de moi.

— On va où comme ça ?

— Chez moi.

— Ne fais pas le con, tu sais très bien que ce n’est pas ma question.

— On va chez moi. Alyson nous y attend et on va reprendre le cours de nos vies. On ne peut pas continuer comme ça, Nico.

Je me cale contre l’appui-tête et je ferme les yeux. Il a raison, on ne peut pas continuer comme ça.

On ne peut pas vivre pleinement avec un demi-cœur, un seul poumon, et un cerveau vide. Je ne peux plus avancer sans lui.

En fait, je ne veux même plus essayer.

 

 

Noël 2019

Alyson

C’est notre premier Noël. Et nous allons le célébrer dans quelques heures.

Parfois je peine à réaliser qu’Alex et moi ne nous connaissons que depuis l’été dernier tant notre complicité est grande. Je comprends la moindre de ses émotions à ses attitudes, et au regard de ses réactions, il semble qu’il en soit de même pour lui. Entre les anecdotes de son enfance qu’il me livre sans pudeur et celles plus légères et moins intimes que me raconte Élise, sa maman, j’ai l’impression d’avoir grandi avec les deux frères, de les fréquenter depuis toujours.

En revanche, j’ai peu parlé de mon passé, probablement parce qu’il n’y a pas grand-chose à en dire et qu’il n’a rien de passionnant. Alex sait que je suis née sous X, que j’ai grandi en passant de foyer en foyer, et qu’aucun d’eux ne m’a apporté suffisamment pour être qualifié de « famille ». Je lui ai aussi livré que je m’étais mariée très jeune, certainement bien trop jeune d’ailleurs, ce qui peut expliquer pourquoi cet épisode s’est soldé par un divorce, mais je ne me suis pas étalée sur cette période que je juge moi-même sans intérêt.

Élise, quant à elle, s’est attristée que je n’aie personne à convier pour les fêtes. Je crois qu’elle est de ces âmes trop bonnes pour concevoir qu’on puisse grandir sans être réellement aimé. Cela dit, je pense qu’Alex a dû la briefer sur mon histoire atypique, car elle n’a pas insisté et n’a pas non plus posé de questions. J’ai bien senti qu’elle était touchée, mais elle n’a pas exprimé de pitié. Ça m’a soulagée : je déteste ce sentiment ! Le rôle de la pauvre gosse abandonnée qui a raté sa vie n’est pas vraiment celui que je veux incarner. À la place, il semble que je sois devenue pour elle, le troisième enfant de la fratrie. Elle me cajole plus que je ne l’ai jamais été et je découvre une tendresse maternelle qui ne m’a jamais manqué puisque j’en ignorais tout, mais que j’apprécie désormais. 

Dernièrement, elle s’est mise en tête d’étendre mes compétences derrière les fourneaux. C’est une cuisinière hors pair qui comble mes lacunes et j’avoue que j’y prends goût. Alex est un insatiable gourmand, et je dois admettre que ça me motive aussi à en apprendre le plus possible. De mon côté, je lui fais découvrir les livres dont je suis friande, et elle a semblé fascinée par mon travail et par ce que je lui ai expliqué du monde de l’édition.

Entre sa douceur et l’attention qu’elle sait offrir, ce n’est pas étonnant qu’elle ait deux fils merveilleux, c’est une maman exceptionnelle.

Il y a quelque temps, j’ai essayé de comprendre ce qu’il était arrivé au père des jumeaux, mais lorsque j’ai tenté d’aborder la question, son visage s’est empreint d’une douleur si vive que je l’ai ressentie jusque dans mes os, alors j’ai rapidement changé de sujet. Alex m’en parlera peut-être quand il en aura envie et que ce sera le bon moment…

Cela fait quelques jours maintenant que Nico est venu nous voir. Enfin je devrais plutôt dire qu’Alex est allé l’arracher à ce bistrot où il semblait décidé à se perdre.

Ses premiers pas dans la maison ont été compliqués pour chacun de nous. Une tension plus que palpable régnait, aussi épaisse qu’une purée de pois. C’est le sourire d’Alex qui m’a décidée à décoller mes pieds du carrelage avec lequel ils semblaient avoir fusionné, et lorsque Nico m’a tendu la main, je n’ai plus eu de raison de retenir mon envie de son contact. Enroulés autour de sa taille, mes bras l’ont serré très fort et j’ai écrasé mon visage contre sa poitrine. L’aimer comme je l’aime peut paraître inapproprié, mais je m’en fous. Lui, comme son frère sait que c’est la seule réponse possible au marasme dans lequel nous nageons et je n’ai pas envie de remettre quoi que ce soit en question. Je les aime et c’est ainsi.

À son tour, il m’a serrée très fort, jusqu’à ce qu’un de ses bras me relâche et se tende vers Alex. Ce dernier n’a pas hésité un instant et nous a rejoints dans cette étreinte qui valait tous les mots. L’image de nos trois corps enlacés mêlant nos souffles et partageant tendrement notre chaleur représentait à la perfection ce dont j’avais envie, puis Nico a encadré mon visage de ses larges mains et posé ses lèvres sur mon front pour y déposer un baiser doux, chaleureux, sincère et fraternel. Puis ce fut au tour d’Alex de glisser délicatement ses paumes sur mes joues. Son regard gris s’est plongé dans le mien et le bonheur que j’y ai lu a un instant brouillé ma vision de larmes que j’ai chassées en clignant des paupières. Il a incliné lentement ma tête avant de capturer mes lèvres pour un baiser empli d’amour et de promesses.

Là encore, les mots n’auraient pas eu d’intérêt. Tout était dit. Chacune de mes mains a saisi l’une des leurs et les a posées ensemble sur mon cœur, indiquant à ces deux hommes merveilleux quelle est leur place et affirmant la mienne.

Le week-end s’était déroulé dans la bonne humeur. Nico nous a expliqué son affectation dans une base tout près d’ici, mais ne s’est pas étendu sur le fait qu’il y était resté cloîtré. C’était inutile de toute manière, on savait tous les trois pourquoi il avait fait ce choix. Il nous a parlé aussi de cette étrange épidémie qui semble inquiéter les têtes pensantes de l’Agence Régionale de Santé, et donner de la matière aux propagandistes pour échafauder des théories fumantes sur une fin du monde programmée. Une grosse grippe selon certains, une grave maladie pulmonaire pour d’autres, chacun y va de son hypothèse, de son pronostic et de ses solutions.

Le dimanche soir, toute la tension qu’il y avait entre nous à son arrivée avait disparu. Nos regards s’échangeaient sans masquer nos sentiments respectifs, il n’y avait plus de pudeur ni d’embarras, tout était devenu naturel et magnifique.

Un bruit de pas me sort de mes pensées.

— Maman arrive, elle vient de quitter son appartement, me souffle Alex dans le creux de l’oreille en glissant ses mains sur mon ventre pour me serrer contre sa poitrine. Je me contorsionne entre ses bras pour atteindre ses lèvres que j’embrasse. D’abord chaste, j’imprime rapidement une tendance plus aguicheuse à ce baiser. C’est le genre de démonstration dont je m’abstiens devant sa mère, alors je profite encore un peu de nos dernières minutes de tête-à-tête. Sa main descend sur mes reins et me presse contre lui. Sur mon ventre, je sens que mes taquineries ont atteint leur but et je souris contre ses lèvres avant de bouger mon bassin d’un léger mouvement de balancier.

— Mhh, grogne-t-il. Continue comme ça et je t’emmène à l’étage…

Pour toute réponse, je relève ma jambe contre sa cuisse jusqu’à ce que mon genou touche sa taille et que mon talon prenne place sur sa fesse. Son regard assombri me fixe et durant quelques secondes, sa bouche ouverte cherche ses mots.

— J’ai créé un monstre… lâche-t-il avant de fondre sur mes lèvres et d’entamer lui aussi une danse lascive contre mon entre-jambes. Des préliminaires prometteurs, mais interrompus par le bruit d’un véhicule écrasant le gravillon de l’allée.

— Ta mère n’habite pas si près que ça ?

— À croire qu’elle a roulé très vite…

Il m’embrasse une dernière fois avant de reculer et de se rajuster en grimaçant.

— C’est partie remise, mais je n’oublie pas la frustration… Crois-moi, je vais me venger, ajoute Alex en haussant les sourcils de manière séductrice.

— Oh hé, y’a quelqu’un ?

Nico pousse soudain la porte de la cuisine et son regard passe d’Alex à moi, puis de moi à Alex.

— J’interromps quelque chose, il me semble. Alors je repars et je reviendrai plus tard, ajoute-t-il l’air moqueur en reculant, faisant mine de se cacher les yeux.

La situation aurait pu être embarrassante, mais elle ne l’est pas. Je me rue sur lui et il me serre entre ses bras.

— Salut p’tite sœur, souffle-t-il en m’embrassant sur le front.

Je lui rends son baiser en collant mes lèvres sur sa joue glacée.

— Tu es gelé ! Ne me dis pas que tu es venu à moto !

— Non, c’est le chauffage de ma caisse qui m’a lâché, et ça pèle dehors !

Il quitte mes bras pour livrer une accolade à son frère, dans ce mélange de tendresse et de virilité qui leur est si naturel.

— Change de bagnole, bordel, c’est un tas de boue ton truc. Un jour tu vas finir dans le décor avec ta poubelle à roulette.

— N’insulte pas mon pick-up, je l’aime, moi, et on n’en fait plus des comme ça.

— Tu m’étonnes qu’on en fait plus ! Ça suce au moins vingt litres aux cent kilomètres, ça pollue plus qu’une usine à charbon et en plus maintenant, tu n’as plus de chauffage.

Nico se met à rire.

— Peut-être, mais c’est de la vieille mécanique à laquelle je comprends quelque chose et que je peux encore réparer moi-même.

D’un geste amusé, Alex abandonne la partie et sans plus de cérémonie, leurs mains plongent ensemble dans le plateau d’amuse-gueule que je viens de dresser.

— Hey, les morfales, vous allez au moins attendre que votre mère arrive avant de vous goinfrer ?

Nico me fait signe que non, d’un mouvement de tête alors qu’Alex part en riant au salon en embarquant un deuxième canapé au saumon.

Amusée plus que dépitée, je saisis une petite navette au fromage et la tends à Nico.

— Puisque ton frère en a eu deux. Il n’y a pas de raison que tu n’en aies qu’un seul.

Plutôt que prendre le petit four dans ma main, il ouvre la bouche. Sans le quitter des yeux, je le glisse entre ses lèvres, mais mon souffle se bloque dans ma poitrine. Alors qu’il le gobe, la lueur enjouée qui brillait dans son regard se voile un instant de tristesse et d’une autre émotion que je refuse catégoriquement de nommer. Je me fige. Sa main s’étale délicatement sur le côté de mon visage et j’y laisse reposer ma joue. Mes yeux se ferment pour briser le contact avec ses iris cendrés tant cet échange muet est complexe et ambigu. Mon cœur bat à tout rompre et envoie mon sang si vite à mon cerveau que mes oreilles se mettent à bourdonner.

— On est plus forts que ça, petite Louve, murmure-t-il contre ma tempe. On y arrivera, tu verras.

Il m’embrasse de nouveau sur le front et quitte la cuisine sans un mot de plus, me laissant seule devant mon plateau incomplet, le cœur brûlant et les mains tremblantes

On est plus forts ? Je ne sais pas. J’ai parfaitement conscience que ce qu’il vient de se passer est totalement « borderline », mais la sensation est indescriptible, transcendante, enivrante. La chaleur dans ma poitrine est incroyablement douce et j’imagine que je dois avoir les joues cramoisies tant elles me cuisent.

Il me faut quelques minutes pour retrouver une respiration normale, et d’ailleurs, mon cœur aussi peine à ralentir. J’ouvre les paupières que j’avais fermées avec force et réagence symétriquement les amuse-gueules afin d’effacer les traces du larcin des deux frères. Je souris à l’idée que ce n’est pas possible à faire dans mon cœur et je m’en félicite d’ailleurs, car je n’échangerai ce délicieux bordel contre rien au monde. C’est probablement paradoxal, mais je ne me sens réellement complète que lorsqu’ils y affirment leur présence.

Tous les deux.

Notre réveillon se déroule dans une parfaite bonne humeur. Le repas est excellent, mais avec Élise aux commandes en cuisine cela ne pouvait pas en être autrement. Comme le ferait une « vraie » famille, nous avons tous mis la main à la pâte. Ils m’ont offert le sentiment d’avoir toujours été des leurs en m’incluant dans leurs taquineries. En fait, nous venons d’écrire la première page de notre histoire commune, et je souhaite de tout mon cœur qu’il y en ait plein d’autres à l’avenir.

Durant la soirée, j’ai remarqué plusieurs fois le regard tendre qu’Élise portait sur chacun de nous. J’imagine qu’elle sait d’instinct que nous sommes profondément liés les uns aux autres ; et même si elle ne connaît pas les détails, à la volée d’étoiles qui brille au fond de ses yeux, j’ai compris qu’elle en était pourtant heureuse.

— Les enfants, je dois vous parler de quelque chose, déclare-t-elle à la fin du repas.

Deux paires de prunelles grises se posent sur elle en stéréo, leurs propriétaires attendant, intrigués et impatients.

— J’ai rencontré quelqu’un.

La bienveillance et la tendresse étirent les lèvres de ses fils qui cherchent un court instant le regard de l’autre avant d’inviter leur mère à poursuivre.

— Il était mécanicien, mais il vient de prendre sa retraite et de s’installer dans la région. On s’est tout simplement rencontré au supermarché et il s’est passé un truc, ajoute-t-elle en haussant les épaules.

Elle rougit et je trouve ça extrêmement mignon.

— Je ne sais pas si c’est du solide, parce que c’est encore assez nouveau, mais le village est petit et je voulais être celle qui vous en parlerait en premier, avant que les langues de vipère se délient et que les pipelettes du marché ne commencent à faire circuler l’information.

Nico se lève et l’étreint un instant en l’embrassant sur la tempe.

— Si tu l’as laissé entrer dans ta vie, c’est qu’il en vaut la peine et on est heureux pour toi, lui confie-t-il sans avoir eu besoin de l’avis de son frère. De toute façon, ce n’est jamais bon de rester seule.

— Seule ? Je ne l’ai jamais été avec vous deux. Vous m’avez toujours comblée.

— Pas autant que tu le mérites et il est temps de penser à toi, reprend Alex. Tu nous le présentes quand ?

Elle prend quelques secondes pour réfléchir.

— Pas tout de suite. J’ai besoin de savoir où tout cela va nous mener avant de… comment dire… chambouler notre famille. Je voulais juste que vous soyez au courant pour que vous ne vous inquiétiez pas si à l’avenir j’étais un peu moins disponible.

Le geste qu’elle fait en prononçant le mot « famille » me touche, car elle nous y inclut tous les quatre.

Puis Alex me prend la main et la porte à ses lèvres.

— Nous aussi, nous avons un truc à vous dire.

Si Élise semble curieuse, Nico ne l’est pas. Il me fixe en me souriant, je comprends par son expression qu’il a déjà abordé le sujet avec son frère et ça me rassure. J’avais tellement peur que cette décision le blesse.

— Alyson va s’installer ici. Je lui ai demandé de m’épouser et elle a accepté.

— Je sais que ça peut vous paraître précipité, mais nous y avons bien réfléchi et…

— Aly, m’interrompt ma future belle-mère, vous n’êtes plus des enfants et je suis très heureuse de cette bonne nouvelle.

Elle se lève de son fauteuil pour m’embrasser.

— Je ne pouvais pas rêver mieux pour lui.

Nico, à son tour m’enlace tendrement et me tend un petit paquet emballé d’un papier rouge scintillant.

— Tiens, c’est pour toi.

Je retire délicatement les morceaux de ruban adhésif et m’amuse un instant de l’air impatient de Nicolas. Il attrape un coin du papier et le déchire en souriant.

— Voilà ! Maintenant que l’emballage est fichu, tu peux l’ouvrir !

Sa bonne humeur est communicative et j’arrache effectivement les lambeaux restant autour d’une jolie boîte en velours beige et blanc. Je l’ouvre et me fige devant son contenu. Un magnifique pendentif en or, représentant un loup hurlant à la lune. Bouche bée, je voudrais le remercier, mais je reste muette.

— Quand je l’ai vu dans la vitrine, j’ai su qu’il était pour toi.

Délicatement, il décroche le minuscule fermoir de la chaîne et je lève mes cheveux pour lui offrir l’accès à mon cou.

Mes doigts se portent sur le loup dès qu’il touche ma gorge.

—  Oh ! Nico, il est vraiment magnifique !

Ce n’est pas le bijou qu’il regarde, mais il fixe mes yeux et nous restons immobiles un long moment. Alex discute avec Élise et leur indifférence nous donne le sentiment que nous sommes soudain seuls au monde.

— Tu étais déjà au courant, n’est-ce pas ? Je veux dire pour Alex et moi…

Il acquiesce d’un lent mouvement de paupières. J’imagine qu’Alex n’a pas souhaité risquer l’effet de surprise, les choses sont encore complexes par moment, ce qu’il s’est passé dans la cuisine il y a quelques heures le prouve s’il le fallait et ce qui se déroule en ce moment même le confirme.

— La seule chose qui compte pour moi, c’est ton bonheur ma petite Louve. Le tien et celui de mon frère. Si vous êtes heureux, alors je le suis.

J’ai un doute quant à la sincérité de ses mots. Certes, que nous soyons heureux lui tient à cœur, mais j’ai eu l’impression qu’il voulait me persuader de son propre bonheur, sans en être lui-même convaincu.

— Merci Nicolas, bredouillé-je alors que je sens le trouble me gagner.

Il m’étreint un court instant, pressant ma tête contre sa poitrine, avant de reporter son attention vers sa mère et Alex, il a compris que j’avais besoin d’air. Ma gorge se serre et je peine à empêcher mon menton de trembler. Rapidement je saisis un saladier vide que j’emporte dans la cuisine. Ce n’est qu’une excuse pour cacher des larmes d’émotions qui semblent vouloir m’étrangler. Je sais que toute cette tendresse, celle des garçons et aussi celle que m’offre Élise, augmente dangereusement le niveau de mon émotivité. Pourtant je sens que c’est la tirade de Nico qui pourrait bien faire déborder la coupe.

Je pose les mains à plat sur le plan de travail et je me concentre pour respirer profondément afin de retrouver un certain calme. Ils ne comprendraient pas mes larmes, eux qui ont toujours été soudés les uns aux autres. Comment pourraient-ils concevoir que cela me touche autant sans connaître toute mon histoire et ses détails sordides ? Parce qu’à bientôt trente et un an, c’est la première fois de ma vie que je participe à une veillée de Noël comme celle-ci. La première fois que je me sens faire partie d’un groupe, d’une famille. Même durant mon mariage, les choses ne se passaient pas ainsi. Mon ex-mari réveillonnait seul avec ses parents et ses sœurs, sans que je sois conviée. C’était une coutume étrange, mais à laquelle personne n’aurait dérogé sous peine de froisser leurs aînés.

— Tout va bien, ma douce ?

Ces quelques mots susurrés contre mon oreille me font frissonner et je me retourne pour enlacer Alex. Je le serre fort contre moi, pressant autant que possible mon corps contre le sien et il me rend ce câlin en emballant mes épaules de ses grands bras puissants, sans qu’il soit nécessaire d’expliquer mon besoin de lui en cet instant. De toute manière, Alex ne cherche jamais à savoir le pourquoi des choses dans un cas comme celui-ci, il donne, tout simplement sans que je le demande, et encore moins que j’argumente.

— Oui, ça va.

Son front en appui sur le mien, il me sourit.

— Maman est heureuse qu’on s’installe ensemble.

— Je le suis aussi. J’ai hâte de me réveiller chaque matin à tes côtés.

Il m’embrasse et frotte doucement le bout de mon nez contre le sien.

— Plus aucune nuit loin de toi…

— Ça fait un moment que c’est ainsi : un coup chez moi, un coup ici, mais je ne me souviens plus de la dernière fois que nous avons dormi séparément.

Il rit.

— C’est vrai. Je pense que je ne pourrais plus jamais trouver le sommeil sans sentir ce merveilleux petit corps contre le mien. Et je voudrais également qu’on acte le fait que la douche à deux est plus écologique, et que tu ne prennes plus jamais la tienne sans moi…

— Allons bon ? C’est plus écologique, tu es sûr ? J’ai souvenir qu’on a vidé le ballon d’eau chaude pas plus tard qu’hier…

Il pince les lèvres.

— On a fait ça ?

J’acquiesce d’un geste légèrement exagéré de la tête.

— Oui, on l’a fait.

Il rit de nouveau et j’adore son rire.

— Tu n’imagines pas combien je t’aime Aly.

Mes lèvres rejoignent les siennes et les taquinent un court instant avant que je murmure à mon tour.

— Je t’aime encore plus.

***

 

Nicolas

Alex a ressorti du grenier de notre ancienne maison, les vieilles décorations de Noël qui y dormaient depuis des années. J’apprécie les efforts qu’il fait pour nous plonger dans une atmosphère de fête et je dois avouer qu’il s’en est plutôt bien sorti. Maman est aux anges, surtout qu’elle pensait que ça n’arriverait plus, et Alyson semble ravie également ; mais quand je croise le regard de mon frère, il comprend que ce n’est pas si simple pour moi.

Aly et lui sont un couple à présent. Un couple dans lequel je n’ai évidemment pas ma place. Alors oui, j’ai dit des choses à mon frère, tout comme j’en ai dit à Alyson aussi. J’ai prétendu que je comprenais, que j’étais heureux pour eux, que je leur souhaitais tout le bonheur du monde. J’ai affirmé que je saurais passer à autre chose et que cet amour que je ressens pour elle se muerait en tendresse. J’ai même minimisé mes sentiments pour ne pas être une ombre qui planerait sur leur bonheur. C’est vrai, il vaut mieux incarner le rôle du type qui avait juste envie d’une partie de jambes en l’air que celui du crétin amoureux d’une femme qui finalement n’était qu’une inconnue…

Bla bla bla…

Ce ne sont que des mots. Des putains de mots dénués de sens et dont la saveur amère est incrustée sur mes lèvres. Ça va même plus loin que ça, ce sont les pires mensonges que j’ai jamais prononcés et j’ai beau tenter de me persuader que c’est « pour la bonne cause », ça n’en est pas plus facile à accepter.

Nom de Dieu que faire semblant est douloureux !

Et c’est d’autant plus compliqué lorsque les regards qu’Aly m’adresse semblent vouloir dire la même chose que ce qu’ils disent à mon frère, dans ce mélange d’amour et de tendresse. Ou que nos cœurs s’affolent à l’unisson comme tout à l’heure dans la cuisine. C’était un moment si étrange, presque hors du temps. J’ai tellement eu envie de l’embrasser, de hurler que je suis fou d’amour pour elle et de balancer sans fioritures toute la souffrance qui m’enserre le cœur. À la place, je lui ai simplement dit qu’il suffisait d’être forts…

J’ai fait une promesse à mon frère et même si en la présence d’Aly, ma raison se délite, je tiens à mon honneur et je ne me trahirai pas. Elle sera bientôt sa femme et deviendra ma belle-sœur. C’est ainsi et je n’y peux rien.

Mais voilà, en bon barjot que je suis, j’ai profité de chaque contact que la situation pouvait nous offrir, de chaque occasion pour la frôler, la respirer, la faire rire aussi, car j’adore lorsqu’elle rit. J’ai compensé mes frustrations — du moins j’ai essayé — en me gavant de tout ce qui pourrait incarner mes futurs souvenirs, ceux que je chérirai et me repasserai en boucle quand je retournerai à la base. On est bien loin de l’attitude du mec qui veut guérir, n’est-ce pas ? Très très loin des bonnes résolutions d’un type qui a prétendu accepter de s’effacer d’une équation qui n’était pas la sienne, mais je m’en fous en fait. Ça va sûrement me bousiller encore un sacré moment, mais j’ai pas plus envie que ça de me sentir mieux. De toute évidence, le jour où je sortirai Aly de mon cœur, il sera si vide qu’il ne me servira plus à rien, alors autant l’y laisser encore un peu, pour garder durant un temps l’impression d’exister.

Cette nuit, je dors chez ma mère. J’ai prétexté avoir envie de la raccompagner et ne pas vouloir faire les navettes entre leurs deux maisons. Maman a semblé étonnée, Alex a compris, quant à Alyson, je ne sais pas si elle avait un avis sur la question, car elle s’est bien gardée d’en parler. Peut-être qu’elle aussi, l’idée de cette proximité la gênait finalement, c’est mieux comme ça.

Et c’est vrai, oui, c’est mieux comme ça, je n’aurais pas pu fermer l’œil de la nuit dans cette chambre trop près de la leur. Et il aurait fallu que je me débrouille pour me sauver avant le petit déjeuner pour ne pas la voir, encore engourdie de sommeil, échevelée, magnifique, et portant l’odeur de mon frère.

J’ai dit que j’étais barjot, et je suis maintenant persuadé que j’en tiens une sacrée couche, mais pas à ce point, je crois.

Pas au point de m’infliger tout ça.

Ç’aurait été tellement pathétique.

 

 

 

 

 

                                                                                                                                       Chapitre XI 

Mars 2020

Alyson

Mener une campagne électorale est une première pour moi. Le maire sortant n’est pas véhément, car il est convaincu de sa prochaine victoire. Il se présente pour un cinquième mandat. Les villageois pour la plupart, n’ont toujours connu que lui aux commandes de la mairie mais le bonhomme se fait vieux et il y a tellement à faire pour que notre commune cesse de péricliter. Les maisons anciennes se vident et tombent en décrépitude, le nombre de gamins à l’école diminue chaque année si j’en crois les archives, quant aux commerces, si on ne fait pas rapidement quelque chose, ils finiront par mettre la clé sous la porte.

Il est urgent d’agir pour ne pas devenir une de ces villes fantômes où seules vivent encore les âmes qui y sont nées.

Le porte-à-porte n’est pas évident. Les contraintes sanitaires liées à cette saloperie de Covid nous entravent. C’est une démarche dans laquelle le contact humain est primordial, donc, lorsqu’on ne peut ni serrer des mains ni s’attabler autour d’un café, elle perd rapidement une grande part de son sens. On expose néanmoins nos idées, on répond aux questions des électeurs curieux ou inquiets, mais il est impossible d’exploiter notre potentiel de communication.

Demain, nous organisons une réunion publique. « En plein air sinon rien ! » nous a imposé la préfecture. Ce sera donc dehors, sur la place de l’église. Il ne devrait pas pleuvoir, c’est déjà ça, mais on ne prévoit que dix pauvres degrés au thermomètre, ce sera à peine assez pour mobiliser les convaincus, alors inutile d’imaginer rallier les indécis.

— Tu as encore du gel hydroalcoolique dans ton sac, j’ai oublié le mien, me demande Hugo.

Ses lunettes se couvrent de condensation lorsqu’il parle. Déjà qu’avec le masque on ne voit pas sa bouche et donc, on ignore son sourire, à cause de la buée, on ne distingue plus ses yeux non plus. Putain, à quand le scaphandre ! Je lui tends le petit flacon contenant le précieux liquide bleuté qu’il devient difficile de trouver dans les magasins à présent. Même les pharmacies sont en rupture de stock. C’est comme les masques d’ailleurs, il y en a peu et il faut les laisser aux soignants, ceux qui n’ont pas d’autre choix que d’approcher les nombreux malades.

Alors ici, on a pris le parti de se débrouiller à l’échelle locale. Le vieux Jacques a mis à la disposition de qui en a besoin, tout son stock de gnole. Elle est immonde de toute façon, autant qu’elle serve à désinfecter quand c’est nécessaire. Sur la peau, c’est une horreur, ça bouffe comme de l’acide, c’est à se demander si ça a vraiment été buvable un jour, mais en la diluant un peu, ça fait l’affaire… Concernant les fameux masques, « non obligatoires, mais recommandés », nous avons mis à contribution les couturières, ou du moins toutes celles qui savent utiliser une machine à coudre. Les vieux draps ont trouvé une nouvelle raison d’exister et les tutos de YouTube tournent pour que les championnes de l’aiguille et du ciseau confectionnent les protections les plus efficaces selon les directives.

L’équipe sortante se moque allègrement des précautions que nous prenons. Si on est masqués, c’est qu’on a quelque chose à cacher, selon eux et d’ailleurs, peut-être que c’est tout simplement parce que nous aussi, nous sommes porteurs de cette satanée maladie ! Eh bien voyons ! Le fait est que dans l’inconnu et avec tout ce qu’on nous raconte et qu’on entend, aucune précaution ne semble inutile. S’il est vrai que pour beaucoup, cette épidémie est un mythe, ce n’est pas le cas pour tout le monde. Notre tête de liste est infirmier à l’hôpital régional et lui, il sait que sous-estimer cette maladie est une erreur. Il nous a dépeint succinctement l’état dans lequel certaines victimes arrivaient dans son service et franchement, ça fout la trouille.

À la télévision, les spécialistes y vont tous de leurs conclusions et d’ailleurs pour une maladie dont tout le monde ignorait l’existence il y a encore six mois, je suis effarée de voir autant de personnes prétendument expertes dans le domaine… Leurs tergiversations relèvent davantage de la prédiction hasardeuse que de la projection scientifique et finalement ça fout la trouille plus que ça ne rassure. On sombrerait dans la dépression rien qu’à regarder les chaînes d’information !

— On termine la rue et on rentre ? J’en ai plein les pattes.

Je soupire. Cette campagne n’a rien à voir avec ce que j’avais imaginé et c’est vrai que si l’on retire l’aspect convivial de la démarche, c’est beaucoup moins drôle, je dois l’avouer.

— On peut poursuivre encore un peu par la rue du Clocher, non ? Mais si tu en as assez, rentre, je continue seule, ça ne me dérange pas plus que ça.

Hugo relève ses lunettes sur son front et abaisse son masque sous son menton.

— Non, je ne te lâche pas, c’est juste que je commence à en avoir marre de ce truc-là, ça me gratte la tronche, ajoute-t-il en faisant claquer légèrement l’élastique sur sa joue. Tu crois vraiment que c’est utile ?

Je soupire.

— Je n’en sais rien et peut-être même que ça ne sert à rien, mais dans le doute, je pense qu’il faut faire l’effort de le porter.

Il acquiesce, réajuste le morceau de tissus bariolé sur son visage et reprend la direction de la rue du Clocher.

Nous poursuivons notre mission, accueillis plus ou moins bien par les gens que nous dérangeons alors que l’heure du repas approche, mais je parviens à traîner mon acolyte jusqu’au terme de l’objectif fixé pour la journée. Dans quelques jours, le premier tour du scrutin aura lieu, et on saura rapidement si l’équipe sortante est réaffirmée dans ses fonctions ou si cette fois il y aura un deuxième tour, nous laissant notre chance de l’emporter. En face, ça jubile, pour eux ce scrutin n’est qu’une formalité, voire une plaisanterie, mais nous, on y croit.

***

Les débats sont houleux. Entre ceux qui appellent au boycott des élections pour protester contre la gestion de la pandémie de Covid19 qui a finalement bien débarqué en France, ceux qui refusent de se rendre aux urnes par peur d’une contamination et les autres qui en rigolent, la pression qui est mise sur les équipes candidates est immense, presque décourageante.

— Tu seras sur le terrain pour soutenir ton candidat demain, me demande Alex ?

— Le matin, oui, mais j’ai déjà prévenu l’équipe de campagne que l’après-midi était réservé à ma famille. De toute manière, je ne me fais pas beaucoup d’illusion, le maire actuel va repasser au premier tour, les gens sont frileux à l’idée d’un changement…

Élise entre à ce moment-là dans la cuisine pour jeter un œil sous le couvercle de la cocote. Un fumet délicieux s’en échappe déjà et la cuisson n’est pas terminée.

— Ce n’est pas le bruit qui circule, ma petite Alyson, tout le monde en a marre de ce vieux fou. Il a fait son temps, il faut qu’il passe la main maintenant et les électeurs en ont conscience. Vous avez fait du bon boulot sur le terrain, les habitants vous connaissent à présent et ça peut vraiment faire la différence.

Je m’approche pour humer la vapeur qui s’élève de la marmite en volutes gourmandes.

— On verra bien, Olivier est confiant, quant à Hugo, il semble vouloir se ranger aussi derrière cette opinion. Je suis plus dubitative, mais de toute manière les jeux sont faits, on n’y peut plus rien.

Je souhaite changer de sujet pour faire une pause dans cette course à la mairie qui occupe tout notre temps depuis des semaines et dont j’ai envie de me détacher. Je porte mon attention sur la marmite et lève de nouveau le couvercle pour humer le parfum riche qui s’en échappe. On va se régaler, la blanquette de veau est le plat préféré des jumeaux. Élise m’a appris à la cuisiner, mais c’est bien meilleur quand c’est elle qui la prépare.

— C’est étonnant que Nico ne soit pas encore là, non ?

Alex regarde sa montre.

— Il ne devrait plus tarder.

— Et d’ailleurs, pourquoi n’est-il pas arrivé hier soir ? demande Élise.

— Tous les départs en permissions ont été retardés de douze heures, ils ne l’ont libéré que ce matin. Du peu qu’il en savait, ils attendaient un communiqué du ministère, mais il ne m’en a pas dit plus que ça.

Je soupire.

— Je suis sûre que c’est en rapport avec l’épidémie…

Alex ne me contredit pas, Élise pince les lèvres et je comprends qu’elle aussi y a pensé.

Je quitte la cuisine pour dresser la table quand je tombe nez à nez avec celui que nous attendons tous. Une barbe de plusieurs jours habille sa mâchoire si lisse d’ordinaire et j’imagine que je dois avoir l’air étonnée, car il éclate de rire.

— Bon, j’ai l’impression que tu n’aimes pas ?

Je suis plutôt surprise et j’avoue ne pas avoir eu le temps de me faire un avis. Cela dit, rien ne pourrait l’enlaidir à mes yeux, et même si je ne lui dis pas, je me contente de hocher simplement la tête en embrassant sa joue. Le contact est différent, mais son odeur est toujours la même et m’arrache un sourire de plaisir.

— C’est juste que je ne m’y attendais pas. Mais ça ne te va pas mal du tout…

— Il était surtout urgent de créer un signe distinctif entre mon frère et moi, explique-t-il en souriant alors que son regard dérive sur le loup en or que je porte autour de mon cou et qui ne m’a pas quittée depuis qu’il l’y a accroché. Par réflexe, je pose les doigts sur le petit médaillon et lui renvoie son sourire.

— Non ! J’y crois pas ! nous interrompt Élise. J’ai essayé un nombre incalculable de fois sans jamais y parvenir. Tu sais ce que m’ont fait ces deux affreux quand ils étaient ados ?

Le regard complice que s’échangent les jumeaux me laisse penser que ce qui va suivre doit être mémorable et qu’ils en sont encore assez fiers.

— Comme ça les amusait de se faire passer l’un pour l’autre à tout bout de champ, j’avais décidé en les amenant chez le coiffeur de demander une coupe suffisamment différente pour ne plus les confondre. Évidemment, ça m’avait coûté un bras, et ils sont ressortis du salon en boudant. Moi, je les trouvais aussi beaux l’un que l’autre, mais cela ne plaisait pas du tout à ces deux chameaux. Le lendemain, ils sont allés chez un de leurs copains dont la maman tenait un salon de toilettage pour chiens. Ils lui ont emprunté son matériel et se sont tondus à blanc ! Tous les deux !

Alex et Nico se checkent en riant, tout comme ils ont dû le faire ce jour-là, je n’en doute pas.

— On ne se plaisait réellement qu’en étant « identiques » et évidemment ça nous servait bien aussi. On a trompé pas mal de profs comme ça. Je ne compte plus les fois où on a échangé nos places en classe !

— N’empêche qu’on dirait un vieux avec tous ces poils, se moque Alex en tirant sur la petite barbe de son frère.

— Tant qu’ils ne sont pas gris, je les assume, mais si ça vient à changer il faudra trouver autre chose, parce que le look « Père-Noël », très peu pour moi ! Mais passons à autre chose, c’est de la blanquette à midi ou mon nez me joue des tours ?

Rapidement nous nous installons autour de la table pour faire honneur au plat, et repus, Alex interroge son frère.

— C’était si grave que ça hier, pour qu’ils vous retiennent à la base.

Nico pince les lèvres et une ride se creuse sur son front.

— Ce week-end sera la dernière permission avant un moment. Tous les hommes doivent être de retour en caserne dès dimanche soir. On sera à l’isolement le temps de procéder à des tests.

— Des tests ?

— Ils veulent s’assurer que le virus ne rentrera pas dans les rangs de l’armée. On ignore encore la portée et les conséquences de cette merde et aucun pays ne peut se permettre de perdre sa puissance militaire, tous ceux qui seront positifs au retour de perm seront placés en quarantaine.

Alex hoche la tête en soupirant.

— Après nous avoir bassinés en nous disant que c’était une « grippette » ! Quelle bande de crétins !

— Les crèches et les écoles sont déjà fermées et ça fiche un beau bordel. Les gens ne peuvent plus aller bosser normalement, ajoute sa mère.

Nico souffle.

— Il faut s’attendre à quelque chose de plus contraignant encore. Un bruit circule et concernerait un confinement drastique.

— Merde… On a vu passer les missives de la préfecture et je t’avoue que je ne suis même pas certaine qu’on pourra ouvrir les bureaux de vote demain matin ! Ils multiplient les mesures sanitaires et durcissent les conditions d’accueil des électeurs. Le respect des gestes barrières demeure le mot d’ordre, mais on a beau tout faire, tu ne peux pas obliger les gens à se traiter comme s’ils étaient tous des pestiférés ! C’est quand même flippant ce truc.

Il pose ses deux larges mains de chaque côté de son assiette et se redresse.

— On ne va pas se pourrir la vie avec cette saloperie et en discuter tout le week-end, j’aimerais que nous passions à un sujet plus joyeux. Alex m’a dit que vous aviez arrêté une date pour le mariage ?

Mon fiancé glisse ses phalanges entre les miennes et serre ma main.

— On hésite entre le 11 et le 18 juillet. Tout dépendra de tes disponibilités.

Nicolas passe sa main sur sa nuque puis sur ses joues barbues.

— Si on s’en réfère au discours qu’on nous a servi hier, notre mobilisation n’est pas limitée dans le temps et toutes les perms sont suspendues jusqu’à nouvel avis ; mais j’imagine que d’ici juillet ce virus aura été éradiqué. Enfin j’espère. 

Il a accepté d’être le témoin de son frère, j’avoue que j’en suis heureuse. Finalement, j’ai le sentiment que sa seule bénédiction me suffit. Le reste du monde m’indiffère.

Ces dernières semaines, on a fait du chemin. Nous avons échangé de nombreux messages et coups de fil. J’avoue que discuter avec lui sans le voir, le toucher ou simplement sentir sa présence m’a facilité la tâche. Nous avions besoin de ça pour créer entre nous un nouveau lien, un lien différent. Bon, il est inutile de se voiler la face, ça n’a pas révolutionné notre relation. Mon cœur palpite toujours autant quand j’entends sa voix et le seul avantage avec le téléphone, c’est qu’il ne s’en aperçoit pas. Quant au désir violent que je ressens en sa présence, j’ai compris lorsqu’il a franchi le pas de la porte qu’il ne s’était même pas amoindri. Il est le même que ce tout premier soir, et son goût d’interdit le rend encore plus frustrant et probablement plus fort. Je l’aime, de façon inconditionnelle. Quel que soit ce que nous pourrions construire, et malgré toute notre volonté à en faire quelque chose de fraternel, je l’aime d’amour et je le désire comme on désire un homme, rien de moins. C’est cet aspect de notre relation qui est compliquée à gérer.

Parfois, souvent même, je me sens coupable vis-à-vis d’Alex. Coupable de ne pas être parvenue à n’aimer que lui. Coupable d’être complètement perdue dans mes propres sentiments. Mais il a trouvé les mots justes quand je lui ai ouvert mon cœur. Il m’a confié que jamais il ne pourrait être jaloux de son jumeau. La seule chose qui lui importe demeure notre vie commune qui se construit jour après jour, l’importance qu’elle revêt à mes yeux et l’amour que je lui porte, à lui. Ça a muselé ma conscience, un petit peu, mais pas complètement, alors je m’attache à lui montrer à chaque occasion qu’il est l’homme que je vais épouser parce que je l’aime profondément, tout simplement.

***

Nous sommes le 16 mars 2020, lorsque le président de la République parle d’une guerre contre un ennemi invisible et sournois. Il place le pays en confinement. On ne doit plus sortir de chez nous sauf en cas d’absolue nécessité, l’heure est grave, explique-t-il… Bah oui, après nous avoir servi les conneries de ces dernières semaines, toutes leurs déclarations sont vachement crédibles aujourd’hui !

Le deuxième tour des élections est reporté, ce qui laisse un répit à l’actuel maire que les électeurs ont fait tomber de son trône en votant en masse pour notre liste. Lui et son équipe se terrent chez eux alors qu’il y a tellement à faire. Le confinement complique la vie des administrés et ce serait pourtant bien le rôle des élus de pallier leurs difficultés, mais ils se sont inscrits aux abonnés absents ! On leur a dit de se confiner, ils s’exécutent, ils appliquent les recommandations au pied de la lettre, s’il vous plaît ! Olivier, notre tête de liste et donc le futur maire si nous venions à être désignés au deuxième tour, a pris les choses en main. Il a organisé des tournées pour approvisionner les plus dépendants de nos villageois, et mis en place une permanence téléphonique pour prendre de leurs nouvelles chaque jour. Si les actifs enragent de voir leur vie sociale réduite à néant, pour les personnes âgées, c’est souvent leur santé qui est en danger quand on les isole ainsi.

Lorsque nous avons terminé les différentes missions qu’il nous délègue, on rentre au bercail, comme tous les citoyens de ce pays et cela fait maintenant des jours qu’on est enfermés, presque une éternité…

— Aly, allume la télé, me lance soudain Alex en pénétrant en trombe dans le salon. Il doit se passer un truc, Nico est parti cette nuit pour l’Italie.

Il brandit son portable, ses sourcils sont froncés et ses mâchoires serrées.

Ça fait un moment que je ne regarde plus les informations, je trouvais cela trop déprimant. Le confinement ne me change pas radicalement la vie, ça fait des années que je télétravaille. En revanche, Alex qui a dû mettre sa boîte à l’arrêt, tourne en rond comme un lion en cage, et il devait être en train de faire du sport au sous-sol lorsqu’il a appris la nouvelle, car il est échevelé et son t-shirt est collé par la sueur sur son torse.

Je saisis la télécommande, sélectionne une chaîne d’information en continu et l’écran s’allume sur un étalage de housses mortuaires posées à même le sol en béton d’un bâtiment, peut-être même un entrepôt. Le journaliste explique d’une voix morne que les autorités italiennes sont dépassées, trop de contaminations, trop de décès. Les hôpitaux n’ont pas assez de lit pour accueillir les malades ni de matériel pour les soigner… L’angoisse de ces pauvres gens me prend aux tripes et j’ai envie de pleurer. Des hommes, des femmes réclament leurs morts, expliquant face aux caméras qu’on leur refuse le droit de les enterrer dignement. Des enfants hurlent… Certains patients sont examinés dans les ambulances, garées sur les parkings des centres de soins, des magasins sont réquisitionnés, des chambres froides…

— Ils entassent les morts dans des camions frigorifiques ? Mais quelle horreur !

— J’imagine que les morgues sont dépassées, elles aussi.

— Pourquoi est-ce qu’ils envoient nos militaires là-bas ?

— Je l’ignore ma douce. Nico m’a juste laissé un message pour me dire qu’il partait, mais il ne s’est pas étalé sur le sujet. J’imagine que si l’État italien gère aussi mal la crise que chez nous, ils craignent des émeutes…

Je sursaute.

— Mais il n’est plus… actif !

Il pouffe.

— C’est un soldat, Aly. Même s’il passe le plus clair de son temps à enseigner, il reste un combattant et c’est aussi une des raisons pour lesquelles il s’entraîne chaque jour.

— Et pourquoi lui ?

— Je le connais assez pour savoir que s’ils ont fait appel aux volontaires, il s’est désigné.

Son sourire est marqué par la fierté et l’admiration qu’il voue à son frère, mais ma voix chevrote légèrement. Je ne peux pas m’empêcher de craindre pour lui. Ça peut paraître idiot, car je sais qu’il est expérimenté, mais c’est ainsi et je ne parviens pas à contrôler ma peur.

Je rêve moi aussi du jour où il quittera enfin l’armée, qu’il reviendra vivre ici pour travailler avec Alex, comme ils le prévoient tous les deux depuis toujours.

Parce qu’il sera loin de tous les dangers…

Parce qu’il sera près de nous, de moi…

— Aie confiance en lui, tente de me rassurer Alex en me serrant contre sa poitrine, c’est un soldat. Il est entraîné depuis des années pour des missions bien plus complexes qu’un simple maintien de l’ordre, crois-moi !

Il relève mon visage vers le sien et je ne réalise qu’à ce moment-là qu’il est suant et qu’il ne sent pas la rose. Mais ça n’a aucune importance. Ses bras qui me serrent contre sa poitrine sont forts et la chaleur de sa peau m’est nécessaire.

— Il reviendra bientôt, reprend-il. De toute façon, si c’est le bordel là-bas, ça sera le cas chez nous d’ici peu, ils ne laisseront pas nos militaires faire dans un autre pays ce qu’ils devraient faire sur notre territoire, et les ramèneront vite à la maison.

Sa douceur et ses mots calment une partie de mes craintes, mais que se passerait-il si Nico venait à contracter la maladie ? Est-ce qu’ils le rapatrieront ? Ils ne peuvent même pas soigner leurs propres malades ! Les visages torturés des patients que l’on nous montre à la télé me hantent et je l’imagine cloué dans le lit d’un hôpital de campagne, seul…

Je frissonne violemment et Alex me serre un peu plus fort encore. Je hais l’incertitude dans laquelle nous a plongés cette maladie dont tout le monde parle, mais dont personne ne sait rien. Il y a cinq minutes, je corrigeais un manuscrit en toute quiétude et là, je suis au bord des larmes, incapable de contrôler la boule d’angoisse qui vient de se nicher au creux de mon ventre.

Il y a de quoi devenir fou.

Du jour au lendemain, se retrouver isolés, non par choix, mais parce qu’on vous y contraint génère un stress qu’on peine tous à faire taire. Même Élise, qui n’habite qu’à quelques minutes d’ici, ne peut pas venir nous voir si l’on en croit ces attestations de merde qu’on nous oblige à remplir et à présenter en cas de contrôle. La pauvre déprime déjà alors que nous passons de longues heures à discuter par écrans interposés pour briser nos solitudes, dans quel état va-t-elle se retrouver en apprenant qu’un de ses fils est envoyé dans cet enfer qu’on nous expose ? Surtout si l’on ne peut pas aller la voir pour la soutenir !

Même ça, c’est interdit !

On nous a subtilisé notre liberté avec une incroyable facilité. Il aura suffi d’une déclaration officielle et ce qu’on aurait pu considérer comme un droit élémentaire s’est envolé, nous parquant tels des animaux, dangereux les uns pour les autres… Les films catastrophes dont j’étais friande jusqu’ici m’envoient des scénarios angoissants, des images de fin du monde, comme si j’allais un beau matin ouvrir mes volets et voir déambuler mes voisins zombifiés, ou la bave aux lèvres…

Deux interminables journées passent sans que nous ayons la moindre nouvelle de Nicolas, puis, alors que je suis plongée dans la relecture d’un manuscrit, mon téléphone vibre.

— Salut Aly, c’est Nico.

Mon cœur se met à battre comme un fou, percutant mes côtes comme s’il voulait s’en échapper.

— Oh mon Dieu, Nico. Je suis tellement heureuse de t’entendre. Comment vas-tu ? Vous avez des équipements ? Ils disent à la télé qu’il n’y a même pas de masques pour tout le monde…

Son rire s’élève, chaud et un peu plus rauque que d’habitude, certainement à cause de la fatigue et je serre si fort mon téléphone contre mon oreille que je le sens vibrer.

— Calme toi, petite Louve. Je vais bien. Nous avons suffisamment d’EPI [2]pour tout le monde, ne t’en fais pas. La situation est difficile, mais rien n’est insurmontable.

— Mais tu fais quoi là-bas ?

— De grandes tentes militaires ont été montées pour accueillir les patients que les hôpitaux ne peuvent plus recevoir. Les tentes sont à nous, il fallait le personnel pour aller avec, tout simplement.

Dans le genre langue de bois, il tient la palme, celui-là !

— Ça ne me dit pas ce que TOI tu y fais.

— Je parle l’italien, donc je m’occupe des registres d’entrées, des stocks de matériel et je sers de lien entre mes équipes et l’hôpital auquel nous sommes rattachés.

— Putain, Nico, je veux savoir si tu es exposé, alors arrête de tourner autour du pot et réponds-moi simplement !

Un silence s’abat.

— On l’est tous, Aly. Cette saloperie se répand comme une traînée de poudre. Un malade peut contaminer des centaines de personnes et le plus sournois c’est qu’il n’a pas besoin de montrer le moindre symptôme pour être contagieux. Nous avons été dotés de combinaisons spéciales qui semblent efficaces puisqu’aucun de mes gars n’a été atteint jusqu’ici. On ne peut que croiser les doigts pour que ça dure.

Je l’écoute en silence et les images de militaires transportant des corps s’impriment sur mes rétines alors que je ferme les yeux avec force.

— Aly ? Et à la maison, tout va bien, Alex ne répond pas à son téléphone…

L’inquiétude que je sens au travers de ses mots me ramène à la surface.

— Excuse-moi, oui. Ici, tout le monde va bien. Alex passe ses journées à faire du sport en écoutant de la musique au sous-sol, il n’a pas dû entendre ton appel. Quant à ta mère, elle s’ennuie, mais nous nous téléphonons tous les jours et régulièrement on brave les interdits et elle vient nous rendre visite.

— Faites attention quand même. Ce truc attaque les poumons et maman est asthmatique…

J’acquiesce bêtement d’un mouvement de tête qu’il ne peut évidemment pas voir.

— Nico, quand penses-tu rentrer ?

Je l’entends soupirer longuement.

— Nous serons relevés dans quelques jours normalement, parce que la situation ne s’arrange pas vraiment et qu’il faut assurer une rotation, mais on devra respecter une période d’isolement en regagnant la base. J’ignore si je serais autorisé à en sortir ni même si je pourrais venir vous voir.

C’est quand je sens le sel sur mes lèvres que je comprends que je pleure. Il ne va pas revenir tout de suite et peut-être qu’il ne reviendra jamais… Un sanglot m’échappe.

— Aly, je sais ce que tu penses, mais ça n’arrivera pas. Je serai bientôt de retour, je te le promets. Tu oublies qu’on a un mariage à célébrer !

Mes pleurs redoublent.

— J’ai la trouille Nico, avoué-je des trémolos dans la voix.

— On a tous la trouille, et c’est grâce à la peur qu’on maintient la vigilance. Alors, suis les recommandations, reste le plus possible à la maison, et s’il te plaît oublie la télé. Ils aiment montrer ce qu’il y a de pire, ça fait grimper l’audimat, mais souviens-toi que pour la quasi-totalité des gens, c’est une maladie sans gravité.

« La quasi-totalité », c’est beaucoup, mais ce n’est pas assez.

Je renifle un grand coup. C’est loin d’être gracieux et ça le fait rire.

— Je vais devoir te laisser. Embrasse ma mère et mon frère et souviens-toi que je vous aime et que je ferai le maximum pour essayer de passer vous voir.

— Moi aussi je t’aime, prends soin de toi, Nico.

Il a raccroché depuis de longues minutes, mais le téléphone est toujours collé contre mon cœur. Je lui ai dit « Je t’aime » comme je lui dis souvent maintenant que j’ai accepté l’idée que ce droit m’appartenait. Maintenant que j’ai cessé de chercher à savoir comment je l’aime ou pourquoi je l’aime.

Je veux qu’il revienne vite, que nous reprenions le cours de nos vies… J’ai hâte que cet enfer s’arrête. En espérant que ce sera le cas un jour.

 

 

 

 

                                                                                                                                   Chapitre XII 

Mai 2020

Alexandre

Ça y est ! Ils en ont enfin terminé avec leurs maudites restrictions. Dès lundi, je peux reprendre le travail. Le planning des chantiers s’est considérablement allongé, d’autant que quelques intempéries survenues lors du confinement ont mis à mal plusieurs toitures. Les charpentes sont vieilles et donc, j’ai du boulot !

Le plus complexe reste de motiver les troupes. Benjamin m’inquiète un peu. Je n’ai plus de nouvelles depuis plusieurs jours et j’espère que l’isolement ne l’a pas fait retomber dans la bouteille. C’est tentant quand on est privé d’activité, même moi qui n’ai jamais eu de penchant pour l’alcool, j’ai plus d’une fois eu envie de me laisser aller à boire durant ces presque deux mois où nous avons été forcés à ne rien faire. Il reste à espérer que Candice représente à ses yeux une raison suffisante pour tenir le coup.

Lorsque je pénètre dans le salon, mon regard est capturé par l’image d’Alyson. Un rayon de soleil s’infiltre par la baie vitrée et fait briller ses magnifiques cheveux roux. Elle les a coincés dans une grosse barrette, et pianote sur son ordinateur. D’ici, je peux voir que les pages d’un site vendant des robes longues défilent sur l’écran. Elles sont jolies, écrues pour la plupart, brodées, bouffantes ou débordantes de dentelles.

— C’est pas ton truc les robes, n’est-ce pas ?

Sans quitter les images des yeux, elle prend une longue inspiration.

— Mon premier mariage n’a été célébré qu’à la mairie. J’avais acheté un tailleur crème qui m’a d’ailleurs resservi plusieurs fois après ça. En fait, ce n’est pas tant l’idée de porter une robe qui me gêne, c’est plutôt de trouver celle qui convient.

— Je sais que tu veux faire plaisir à ma mère qui rêve de ce mariage à l’église, mais si c’est trop pour toi, elle comprendra et ne t’en tiendra pas rigueur. En ce qui me concerne, ça m’indiffère. La seule chose qui est importante, c’est que tu deviennes ma femme.

Lentement, elle fait pivoter son siège, enroule ses bras autour de ma taille et pose sa tête sur mes abdominaux.

— C’est mon ex qui ne voulait pas de cérémonie religieuse, parce qu’il n’était pas croyant, mais j’ai grandi dans une éducation catholique. C’était le point commun des foyers qui m’ont accueillie. Mais toute religion mise à part, je rêvais surtout d’un mariage de princesse avec une jolie robe blanche comme toutes les petites filles.

Du bout du doigt, je fais défiler les tenues encore affichées à l’écran.

— Celle-là est magnifique.

— Elle est blanche…

— Et ?

— C’est un symbole de pureté, quand même, bougonne-t-elle en haussant les épaules.

J’éclate de rire.

— Parce que d’après toi, toutes les femmes qui se marient en blanc sont encore vierges ?

Son rire rejoint le mien.

— Non, c’est sûr qu’aujourd’hui, ça n’a plus vraiment de sens… Mais ça te plairait, à toi, un mariage plein de dentelles ?

— Je veux que tu sois heureuse, ma douce et si les froufrous et les dentelles t’attirent, alors va pour des froufrous et des dentelles. Ça me plaira, quoi que tu choisisses… du moment qu’à un moment donné, tu m’autorises à tout retirer pour te faire l’amour.

Je happe la peau fine de sa gorge en terminant ma phrase et elle gémit doucement. Je sais qu’elle est très sensible à cet endroit-là, et c’est pourquoi j’aime m’y égarer quand je désire faire monter une simple étreinte d’un cran. Ou de deux… Et là, c’est le cas. J’ai envie d’elle et de son corps si doux qui vient épouser mes formes lorsqu’elle quitte son fauteuil. J’inspire profondément son parfum capiteux, décroche cette horrible barrette de ses cheveux et du bout de la langue, je parcours sa gorge qu’elle m’offre dans un long soupir. En ce début mai, l’air est frais, et même s’il s’engouffre par la fenêtre ouverte, il n’est nullement responsable des frissons qui se hérissent sur sa peau. Ce sont les effets de mes caresses qui font réagir son épiderme. Nos bouches se scellent, nos langues se cajolent et une autre partie de mon corps réagit également. Cela ne lui échappe pas alors qu’elle ondule lentement, frottant son ventre contre le renflement à l’avant de mon pantalon, m’arrachant un grognement sourd et incontrôlé. Je la soulève entre mes bras. Elle n’a jamais été bien lourde, et les heures que j’ai passé dans ce sous-sol à pousser de la fonte me facilitent encore la tâche. Je gravis deux à deux les marches de l’escalier tant je suis pressé de retrouver notre lit. L’urgence de ce prochain corps à corps s’exprime par nos respirations maintenant courtes et bruyantes.

— Je ne travaillerai pas cet après-midi, n’est-ce pas ? me taquine-t-elle.

Mes prunelles grises se soudent à ses émeraudes lorsque je la dépose lentement sur le matelas. Mes paumes étalées de chaque côté de sa tête maintiennent mon corps brûlant et tendu au-dessus du sien.

— C’est notre dernier jour de captivité. J’ai bien l’intention de fêter ça, mon amour, puis de dormir un petit peu, et de recommencer, jusqu’à ce que ton adorable petit corps demande grâce.

Lentement ses lèvres s’étirent et ses dents blanches capturent sa lippe.

— Tu as raison, il faut fêter ça comme il se doit.

Sa jambe glisse sur les miennes et elle tente de me faire rouler sur le côté. Je sais qu’elle n’y parviendra pas si je résiste, alors je me laisse faire et la reçois sur ma poitrine quand mon dos heurte le lit. Ses doigts fins se faufilent sous la taille de mon pantalon de jogging et je me soulève légèrement pour lui faciliter la tâche tandis qu’elle me déshabille. Le geste est lent et le regard, aguicheur.

— Et si c’était ton irrésistible corps plein de muscles qui demandait grâce plutôt ? Tu y as pensé ?

Elle me défie et j’adore quand elle fait ça. Nonchalamment, je noue mes mains derrière ma nuque et lui abandonne un contrôle qu’elle s’empresse d’accaparer. L’idée de fermer les yeux pour laisser les sensations m’envahir m’effleure, mais je n’y cède pas. J’aimerais la regarder prendre les rênes, lire le plaisir sur son visage et l’associer au mien. Sa bouche court sur ma peau, pince un de mes tétons avant de poursuivre plus au sud. Ses cheveux me caressent et glissent dans sa lente progression vers ma verge qui tressaute d’impatience. Puis je sens son souffle chaud, la moiteur de sa langue, la force de ses lèvres qui m’emprisonnent. Mes reins se cambrent sous la puissance du plaisir qui me gagne. Finalement je ferme les yeux. Les caresses qu’elle m’offre m’emportent déjà tellement vite que si je plonge dans son regard ensorcelant, je ne vais pas faire long feu.

Cette femme est une déesse, et bientôt, elle sera la mienne…

***

Juin 2020

Nicolas

Quatre semaines de congés. Obligatoires !

Ce n’est pas souvent que ça arrive et je pense que c’est parce qu’on doit s’attendre à du vilain dans les mois à venir. J’espère me tromper, mais il est assez rare qu’on nous autorise à prendre autant de vacances sans qu’il y ait une bonne raison à cela. Et c’est encore plus rare qu’on nous les impose.

Alex était fou de joie quand je lui ai annoncé que j’allais en profiter pour venir travailler avec lui. Visiblement il croule sous le boulot. Ça fait un bon moment qu’on a pas eu l’occasion de faire équipe. Je lui donne un coup de main de façon épisodique quand j’en ai la possibilité, souvent entre deux missions, mais réellement m’immerger dans son quotidien pendant près d’un mois, je crois que cela n’est jamais arrivé. Ce sera le meilleur moyen d’évaluer notre capacité à bosser ensemble, car finalement c’est bien notre objectif depuis la fin de nos études. C’est pour ça qu’on a créé cette entreprise, « Desmarais Frères » ça a un sens pour nous !

Lorsque j’arrive chez Alex, ma mère est si heureuse de me retrouver qu’elle se met à pleurer. Je n’aime pas la voir dans cet état. Elle a beau dire que ce sont des larmes de joie, je suis convaincu que c’est surtout la tension de ces dernières semaines qui se relâche. Celle d’avoir été confinée, sûrement, et aussi de savoir que j’étais sur le terrain, et potentiellement exposé. C’est en grande partie pour cette raison que je ne parle pas de mes missions en général. J’ai compris que ça la fait stresser. Depuis que j’occupe un poste d’instructeur, je sens qu’elle est plus sereine, mais ce n’est qu’une mission temporaire, je n’en suis pas moins mobilisable et je peux partir à tout moment, pour n’importe où, même dans les pires endroits du monde. J’ai évité jusqu’ici de lui apporter ces précisions, parce que finalement, ça n’avait aucun sens de l’angoisser pour rien, mais maintenant elle a compris, ce qui explique ses larmes.

Juste derrière ma mère, il y a Aly, ma petite louve… Toute de douceur et de tendresse. Putain ce qu’elle m’a manqué et la prendre dans mes bras, c’est meilleur encore qu’un retour au pays. Son odeur réveille mes sens comme au premier jour et je peine à relâcher cette étreinte qui me fait tant de bien.

— Tu as l’air en forme, me dit-elle en balayant du regard chaque millimètre de mon visage, comme si elle cherchait ce que je tentais de lui cacher. Ma main vient d’elle-même se glisser sur sa joue. J’adore sentir la douceur de sa peau sur ma paume et j’appuie mon front contre le sien.

— Je vais très bien. Je suis tellement heureux de pouvoir poser mon barda quelque temps.

Puis mon frère débarque. Il a le teint pâle et les yeux cernés. Une extrême fatigue est gravée sur ses traits. Si physiquement il a l’air de bien se porter, il semble qu’une profonde lassitude a envahi son regard.

— Merde frangin, tu as une tête à faire peur ! Tu es malade ?

Il ôte sa veste et la suspend sur le porte-manteau de l’entrée avant d’enjamber mon sac pour me donner l’accolade.

— Je suis crevé. On ne débande pas tellement on reçoit de demandes. Les gens ont la trouille d’un autre confinement et que tout se referme de nouveau et nous pressent pour qu’on termine les travaux. Alors ça fait rentrer du fric, et je ne m’en plains pas, mais le rythme est infernal.

— Je t’ai dit qu’on allait bosser tous les deux, tu aurais dû m’attendre au lieu de te crever à la tâche. Ton équipe te suit ?

— Il a fallu remotiver les troupes. Après deux mois d’inactivité, certains n’avaient plus trop envie d’en jouer, mais ça va. J’ai embauché un autre gars en renfort, mais je ne peux pas leur demander de faire plus d’heures. C’est pas le moment de les exposer à un accident parce qu’ils sont crevés !

— Tu es complètement torpillé et ça ne t’empêche pas de grimper sur les toits, bougonne Alyson et je comprends au ton qu’elle emploie que c’est un sujet sensible entre eux.

Alex glisse la main derrière sa nuque et approche son visage de celui de sa future femme pour embrasser ses lèvres.

— Oui mon amour, mais c’est ma boîte, et c’est à moi de la faire tourner. Eux ne sont que des salariés, je ne peux pas leur en demander plus. Ils m’ont déjà proposé de faire des heures supplémentaires, mais tout ça, c’est encadré par la réglementation, et ce n’est pas pour rien,

Elle lui adresse une moue boudeuse et récupère son pull qu’il arrache littéralement de son dos tant il est suant.

— Va prendre une douche, le dîner est presque prêt.

Sans se faire prier, Alex grimpe à l’étage.

— Dès demain, je vais aller bosser avec lui. Mon aide ne sera pas miraculeuse, je manque de pratique, mais je veillerai à ce qu’il se ménage un minimum, je te le promets.

Elle pouffe, mais je sens que la joie n’y est pas.

— Alors là, bon courage. Je n’ai jamais vu un mec autant acharné au boulot que lui. Parfois il est si épuisé qu’il ne mange même pas… Et si encore c’était parce qu’on avait besoin d’argent, mais ce n’est pas le cas, ses clients le paient bien et j’ai aussi de très bons revenus. C’est à croire qu’il a sans cesse quelque chose à se prouver.

Je remarque qu’elle jette un rapide coup d’œil en direction de la cuisine, comme si elle voulait s’assurer que ma mère ne l’entende pas.

— Parfois je me demande ce qu’il cherche à prouver justement, et surtout, à qui ?

Une question que je me suis longtemps posée et pour laquelle je n’ai pas de réponse.

— C’est Alex, tu ne le changeras pas. Il faut qu’il soit le meilleur, qu’il réussisse tout ce qu’il touche…

— Mais il a déjà réussi ! me coupe-t-elle. Votre boîte est florissante, il est reconnu à des kilomètres à la ronde !

— C’est encore pas assez pour lui, mais comme je te l’ai dit, tu ne le changeras pas. Il est plus têtu qu’un mulet !

Le lendemain et les quelques jours suivants, je les occupe à retrouver les gestes que j’ai appris il y a bon nombre d’années maintenant et que j’ai assez peu pratiqués, mais je suis content de voir que je n’ai pas tout oublié. Et heureux aussi de constater que j’aime toujours ce métier. Ça me conforte dans l’idée que rentrer au pays, quand j’aurai fait mon temps dans l’armée, est un choix pertinent. Mais les journées vont trop vite. Les moments que je passe avec mon frère défilent sans que je puisse les voir, quant à ceux que nous vivons en famille, c’est si fugace que ça en donnerait presque le tournis. Alors, comme toutes les choses agréables, elles se terminent trop vite et il est déjà temps de repartir au régiment.

Le soir du dernier jour, je fais promettre à mon frère de lever le pied. Son carnet de commandes s’est allégé, mais reste bien garni. Le connaissant, je sais qu’il n’acceptera jamais de livrer un chantier en retard, ce qui me laisse penser que dès que je serai parti, il reprendra son bon vieux rythme. Celui qui reste impossible à tenir pour le commun des mortels.

Mais je serai vite de retour. Le mariage sera célébré dans un peu plus de quinze jours et j’ai promis de passer encore un peu de temps avec eux. Tant qu’on me laisse prendre les multiples jours de congés qu’on me doit, j’en profite. Surtout depuis que j’ai goûté au plaisir de me retrouver chaque soir en famille.

À l’inverse de ce que je craignais, j’arrive maintenant à gérer mes sentiments pour eux et pour Alyson en particulier. Je parviens peu à peu à changer mon regard sur cette femme qui m’attire toujours autant pour ne voir en elle que ma future belle-sœur, et taire cet amour interdit qui ne nous apporterait que peine et souffrance. J’essaye de rebondir, d’en faire quelque chose de beau, de moins encombrant… car il est évident qu’il ne disparaîtra pas de toute manière et ce, quoi que je fasse. Elle est et restera la femme que j’aime plus que tout au monde.

Pour tous, je vais bien, à part pour Aly qui fait « comme si », mais qui n’est pas complètement dupe. J’ai même accepté de sortir avec la serveuse de ce restaurant qui a ouvert ses portes à la sortie du village, mais j’ai dû être sacrément décevant parce que mon départ n’a pas semblé l’émouvoir. « Appelle quand tu es dans le coin, on essayera de se voir ». On ne peut pas dire que ça exsude la motivation… Mais tant pis, ça reste une aventure et je n’espérais rien de plus de toute manière. Il y a quelques semaines encore je m’en serais senti incapable, on peut donc dire que c’est une belle avancée ! Je suis parvenu à faire l’amour à une femme qui n’était pas Alyson, enfin je devrais plutôt dire que je l’ai « baisée », parce qu’une chose est claire, il n’y avait pas une once d’amour dans ce que j’ai échangé avec cette serveuse. Une simple partie de jambes en l’air, histoire de ne pas perdre la main… Et je me suis forcé à ne pas penser à la belle Aly, pour ne pas salir l’image de perfection que j’ai d’elle.

Enfin, le fait est que je rentre à la base après ces quatre super semaines de congés avec le sentiment d’avoir accompli quelque chose d’important pour notre famille et pour son unité. Mon frère et la femme que j’aime vont se marier, et en plus je suis le témoin de cette union. Ma mère est aux anges, les mariés ne décollent plus de leur nuage, le reste, mes états d’âme, finalement, on s’en fout. Il ne tient qu’à moi de ne pas les laisser me mettre à genoux.

Erwan aussi reprend du service. Il a pu assister de justesse à la naissance de sa petite dernière pendant le confinement. D’ailleurs, si je suis parti en Italie, c’était parce qu’il fallait qu’un de nous deux soit volontaire et sa place était auprès de sa famille. Le fait que je parle la langue était un plus, et une explication plus avouable à mes proches. Je ne me voyais pas leur avouer que j’avais besoin de m’éloigner.

— On va devoir suivre une formation médicale… râle mon ami, le nez presque collé à l’écran de son ordinateur.

— Quoi ? Et dans quel but ?

— Parce que c’est pas fini cette connerie et qu’ils attendent une seconde vague, peut-être pire que la première. Putain, y’en a marre.

J’allume mon propre ordinateur pour y trouver le même message. Il a raison, ça devient plus que pesant.

— Tu es sûr que ce n’est pas uniquement parce qu’ils ne savent pas quoi nous donner à faire. Il y a plus de militaires dans l’hexagone qu’il n’y en a jamais eu…

Erwan remue la tête.

— Beaucoup de collègues sont repartis sur les DROM-COM[3]. C’est le bordel aussi là-bas, les hôpitaux ne suivent pas. C’est pas au point de l’Italie, mais pas loin.

— Ça fait chier tout ça.

J’ai simplement marmonné pourtant j’ai envie de hurler. J’en ai marre de cette vie. C’est ce que j’ai vécu ces quatre dernières semaines qui représente ce que je souhaite pour la suite de mon existence. Je n’en veux plus de ce job qui consiste à aller faire le con en treillis dans des contrées éloignées des gens que j’aime. J’en avais envie, avant. J’ai longtemps cru que tout ce que je faisais avait du sens, mais plus maintenant. Je perds mon temps, c’est tout.

— Tu penses la même chose que moi, et je le sais, ça se lit sur ta tronche, mais on doit encore tenir un peu si on veut que ça en vaille la peine. Plus que quelques années avant de parler de retraite mon Nico, mais il faut les faire !

Ouais, il faut les faire… ou peut-être pas.

Erwan a des bouches à nourrir, mais pas moi, et je n’en aurais vraisemblablement jamais, alors j’en viens à me dire que je pourrais bien me décider à me passer de ces années supplémentaires finalement, et envisager de raccrocher avant que ce ne soit les années de trop, celles qui me coûteraient plus qu’elles me rapporteraient.

Ça mérite sérieusement réflexion.

 

 

 

                                                                                                                               Chapitre XIII 

Juillet 2020

Nicolas

Ce n’est pas la première fois qu’on se retrouve tous les deux assis par terre au milieu de ce cimetière. On reproduit les mêmes gestes avant chaque grand événement de notre vie et parfois aussi après, ça dépend de la manière dont les choses se sont passées…

Quelques fleurs, quelques mots, et la peine qui nous brûle si fort qu’on l’écarte le reste du temps.

C’est une dalle de marbre noir, simple, comme il l’était, de ce que l’on en sait.

« Enzo Desmarais, 14 mai 1956 – 3 février 1992 »

Rien de plus. Pas de plaque, pas de photo, probablement parce que son corps n’a jamais foulé cette terre. L’avalanche qui l’a tué ne nous a rien rendu. Elle a joué avec nos espoirs durant de longues semaines. Quand tous ceux qui gravitaient autour de notre famille nous adressaient leurs condoléances, mon frère et moi, comme deux pauvres gosses incrédules, scrutions la porte avec l’espoir de le voir la franchir. On imaginait naïvement qu’il reviendrait un jour, qu’il nous sourirait, avec cette sincérité qui était la sienne. Qu’il ébourifferait nos cheveux, aussi noirs que les siens et que son regard de cendre nous révélerait ce que ses mots ne disaient jamais. C’était un homme pudique qui ne verbalisait pas ses sentiments, mais nous n’avions pas besoin de mots pour le comprendre.

Alex joue avec un brin d’herbe, le regard perdu sur ses mains et une cigarette coincée derrière l’oreille. Sa coupe de cheveux est impeccable, nous sortons de chez le coiffeur. Demain, c’est le grand jour.

— Il l’aurait aimée, tu crois ?

Comment répondre à ça ? La dernière fois qu’on a vu notre père, nous avions huit ans. Nous ignorons tous les deux quelles auraient été ses réactions en nous regardant devenir des hommes.

— Tout le monde aime Alyson.

Ouais, tout le monde l’aime, en effet. Et tout comme il m’a fallu des années pour accepter de faire le deuil de mon père, j’ai fini par me faire à l’idée d’enterrer mon amour pour elle au fond de mon cœur. Toutefois, je ne m’illusionne pas, vingt-sept ans après la mort de papa j’en souffre encore, alors je ne suis pas prêt à guérir d’Alyson.

Être ici, aujourd’hui, ce n’est pas pour parler à notre père. L’un comme l’autre, nous n’avons jamais sacralisé le lieu, car de toute manière, quels que soient les symboles que tout le monde se plait à porter à une sépulture, on sait qu’il n’y a rien sous cette dalle de marbre.

— Je ne veux pas d’enfant, Nico…

Ces quelques mots sont lâchés comme s’il les retenait depuis des mois et qu’ils se libéraient enfin, mais il se marie demain et j’imagine que beaucoup de choses se bousculent sous son crâne. C’est vrai en fait, une union c’est le bon moment pour les « à jamais » et les « pour toujours ». C’est décider du chemin qu’on veut prendre pour le reste de sa vie. Une route que l’on pave à deux, mêlant ses désirs avec ceux de l’autre.

— Aly en dit quoi ?

Il reste muet, mais je me hasarde à un coup d’œil et ses paupières sont closes. C’est le signe chez lui d’un combat intérieur qu’il peine à livrer. Sa pomme d’Adam semble rebondir dans sa gorge, puis il fronce les sourcils.

— Je refuse de laisser des orphelins et je sais que c’est ainsi que la vie est faite. Les pères meurent avant leurs gosses et les abandonnent, mais je ne veux pas de ça.

Je hoche la tête.

— La vie c’est pas que la mort, Alex. La vie, c’est aussi des sourires, des souvenirs, des vacances, des Noëls, des fêtes…

— On a eu tout ça, nous ? me coupe-t-il. Pendant combien de temps on a eu le droit d’être des gosses comme les autres, avec une famille comme les autres ? Hein ? C’est quoi ton dernier souvenir de papa ?

Les lèvres pincées, je réalise qu’il est en pleine phase de doute. Son visage est crispé et comme s’il souhaitait répondre à sa propre question, son regard semble chercher des indices dans chacun des objets qui nous entourent.

— Notre histoire est atypique, ce qui lui est arrivé était un accident.

— J’en ai pleinement conscience, mais ça ne rend pas ça juste pour autant. Nicolas, je ne me souviens plus de lui. J’ai des flashs parfois, mais c’est parce que maman nous a raconté cent fois les anecdotes qui ont jalonné notre petite enfance, ou que j’ai vu des photos de l’époque ! Mais de vrais souvenirs, je n’en ai plus. Tu vois, quand je pense à maman, sa voix remplit mon esprit, son parfum, ses mimiques, ses mots, ses gestes, tout est là. Mais lorsque j’essaye de penser à papa, il n’y a plus rien. C’est devenu un inconnu. Et dans quelques mois on aura officiellement vécu plus longtemps que lui.

Je secoue la tête en soupirant.

— Tu as un coup de mou, c’est le stress du mariage et ça va passer…

Il lâche un rire que je devine sans joie.

— C’est pas nouveau et je le pense vraiment, mais tu n’as pas répondu à ma question. Quel est ton dernier souvenir de papa ?

— Tu n’as pas répondu à la mienne non plus.

— Quelle question ?

— Que pense Alyson de tout ça ? Est-ce que vous avez le même point de vue sur l’idée de ne pas avoir d’enfants ?

D’un revers de main sur son pantalon, il chasse les débris du brin d’herbe qu’il a déchiqueté de ses doigts et récupère sa cigarette qu’il coince entre ses dents. Le tabac rougeoie un court instant, avant qu’il rejette une grosse bouffée de fumée.

Je sais déjà qu’il gardera le silence sur le sujet. J’inspire profondément en me levant et presse ma main sur son épaule.

— Le quai de la gare. La dernière image que j’ai de lui, c’est celle du jour où il est parti pour ce foutu boulot saisonnier. Je me souviens qu’il a embrassé maman et qu’il nous a demandé à tous les trois de veiller les uns sur les autres.

Alex ne bouge pas, son regard est vissé sur la plaque de marbre noir. Son coude en appui sur son genoux, sa cigarette pincée au bord des lèvres, il aspire de longues bouffées qu’il recrache par le nez. Ça lui arrive rarement, mais il a besoin d’être seul.

—  Je t’attends dans la voiture, prends le temps qu’il te faut.

***

Nous sommes samedi 11 juillet.

Hier, mon frère est resté ancré dans une mélancolie que je ne lui reconnais pas. De nous deux, c’est moi le plus superficiel, j’en ai parfaitement conscience et je n’en ressens aucune gêne en général, mais j’ai perçu comme un fossé entre nous deux, quelque chose de blessant, et malgré tout dénotant un manque de confiance qui m’est inconfortable. Jusqu’ici, nous avons toujours tout partagé. Néanmoins, je persiste à penser que son humeur n’est liée qu’à l’angoisse du mariage. C’est un grand pas dans la vie d’un homme, et ça l’est d’autant plus que nous ne sommes plus des gamins, les enjeux, nous les connaissons…

Puis le minutage des préparatifs s’enclenche et nous emporte dans sa spirale : livraison des fleurs, accueil du traiteur : nous ne serons pas nombreux, mais pas question que maman ou Aly se mettent aux fourneaux. On agence les chaises à la mairie, à l’église, il faut les espacer, placer du gel désinfectant pour les mains, prévoir une cargaison de masques parce que c’est obligatoire.

Et les alliances ! Putain, les alliances ! Je n’ai finalement que ça à penser, et je manque de les oublier dans le vide-poche du pick-up. D’ailleurs, je lui ai fait une beauté pour l’occasion, il en jette une fois bien bichonné, mon « vieux tas de boue » comme l’appelle mon frère.

Il fait beau ce matin, c’est ce qu’avait prévu la météo. Le soleil traverse les vitraux de la petite chapelle et ses rayons rebondissent sur le sol de granit que les années ont lustré. Les murmures sont étouffés, les parfums en revanche le sont beaucoup moins et dans cet espace pourtant vaste, ils se mélangent dans une harmonie incertaine et presque entêtante. La fragrance des fleurs quant à elle est délicate. La cascade de roses naturelles qui a été installée près de l’autel m’invite à y égarer mon nez.

C’est un moment intense, mais mon regard se perd dans les arabesques de dentelle de la traîne de la mariée. Bon sang qu’elle est belle…

Si belle d’ailleurs que ça me fait mal.

Et je me hais d’avoir mal… Putain comme je me hais pour ça, et pour toutes les choses que je garde enfouies au fond de moi et qui me sont interdites.

Leurs consentements résonnent contre les murs de l’édifice. Ils font vibrer la boule incandescente qui occupe ma poitrine bien longtemps après le traditionnel baiser, et ce sont les applaudissements qui me ramènent à ce pour quoi nous sommes ici, et me contraignent à desserrer les poings enfoncés dans les poches de mon pantalon.

Je souris.

Puisqu’il le faut…

Je souris même quand je croise le regard de mon frère et que son bonheur percute ma douleur. On sait tous les deux qu’on devra faire avec et que cela ne changera plus. Mes sentiments sont gravés dans le marbre dur de cette partie de mon cœur et j’aime les sentir là. J’en ai besoin.

Et voilà, c’est en général à ce moment-là que tout le monde s’embrasse et félicite les mariés, leur souhaitant un avenir long et magnifique ; mais ça, je crois que je ne vais pas y arriver. Évidemment, je donnerais ma vie pour que leur bonheur soit éternel, parce que je les aime, mais les mots ne sortiront pas de ma bouche, j’en suis incapable. Et je me hais pour ça aussi.

C’est à ce moment précis, sous les pluies de grains de riz et de pétales de roses, que l’on conclue les belles histoires par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants »…

Ouais…

C’est sans compter sur la Vie. Cette salope sournoise et sans pitié qui se plaît à jouer avec nos existences. Usant sans vergogne du pouvoir offert gracieusement par l’ami imaginaire commun à tous les fidèles qui sont occupés à le prier dans cette église ce matin.

« Loué soit le Seigneur » ! Bordel, on lui accorde bien plus d’importance qu’il ne nous en donne !

Et quand la vie décide de s’acharner, elle ne lâche jamais prise.

 

 

                                                                                                                               Chapitre XIV 

Juillet 2021

Alyson

Un an !

Ça fait déjà un an que j’ai dit « oui » à l’homme de ma vie et le quotidien avec lui est loin d’être de tout repos. La dernière en date : un salto du haut d’un toit. Par chance il n’est pas tombé sur le muret qui bordait l’allée juste au-dessous, et sur lequel il aurait pu se rompre le cou. Il l’a évité de justesse et s’est reçu sur la pelouse. Il s’en sort avec une fracture du tibia et du péroné, et l’ordre du toubib de rester tranquille pendant au moins six semaines. Alors qu’il est à présent cloué sur le fauteuil du salon, la bonne humeur que je lui ai toujours connue me semble parfois relever de la légende, surtout lorsqu’il peste après la télévision et la pauvreté de ce que l’on y propose.

— Tu avais laissé ton téléphone dans la chambre, lui dis-je en le lui tendant. Nico vient d’appeler le mien. Il va passer le week-end avec nous.

— Super, on ira faire un foot ! ironise-t-il en levant son plâtre, le visage fermé.

Je hausse les yeux au ciel en soufflant. Que dit-on des hommes lorsqu’ils sont malades déjà ? Qu’ils sont insupportables ? Ce n’est pas complètement faux ! Je ne relève même pas sa remarque et replonge dans la lecture du manuscrit que je corrige, tandis qu’il reprend la télécommande pour nous offrir un nouveau tour des chaînes en les zappant les unes derrière les autres en accéléré.

Il y a quelques jours, Élise a embarqué pour une croisière sur le Nil avec Marc, son compagnon. Aux dernières nouvelles, ils crevaient de chaud, mais le voyage en valait le coup. Ça se profile plutôt bien pour eux. Ils ont sauté le pas de la vie commune rapidement et je trouve ça génial. Les garçons, d’un naturel sacrément protecteur avec leur mère, se sont faits à l’idée, et pourtant c’était loin d’être gagné, mais le jeune retraité a su les séduire. Son dynamisme a éclairé Élise aux dires de ses fils et même si le couple est pudique, on sent qu’ils s’aiment.

Le téléphone d’Alex émet un bip strident. Il s’en empare et fronce les sourcils en regardant l’écran, puis bougonne un truc que je ne comprends pas. Ça devient une sale manie, et dans ces moments-là, je préfère m’éloigner ; d’autant qu’il n’a pas besoin de moi à ses côtés pour lui rappeler que je n’aime pas l’entendre ronchonner. Après coup, il finit en général par se sentir coupable d’avoir été désagréable et il s’excuse. Ses gars commencent à avoir l’habitude. De toute façon, c’est certainement Benjamin qui lui fait un topo de la journée et des chantiers en cours puisqu’il pilote sa boîte à distance. Heureusement, Ben est à présent une valeur sûre depuis qu’il ne touche plus à l’alcool et il compense parfaitement l’absence du patron sur site.

Nicolas arrive le soir suivant, tout heureux de nous informer qu’il ne lui reste plus qu’un peu plus de dix-huit mois à servir l’armée et qu’après ça, il retourne à la vie civile. Étrangement, Alex accueille la nouvelle de façon légèrement maussade et cela n’échappe pas à son frère.

— Dès la fin de l’année prochaine, je rentre définitivement et on va bosser ensemble. Je sais que j’aurais dû me décider plus tôt, mais finalement c’est pas si mal, non ?

Alex répond d’un bougonnement que nous ne comprenons ni l’un ni l’autre, et je quitte la salle à manger pour les laisser discuter. Je sais que ma présence leur impose parfois une retenue que je n’ai pourtant jamais sollicitée, mais vraisemblablement, Alex n’a rien à confier à son frère puisque Nico me rejoint rapidement dans la cuisine.

— Il a quoi cet emmerdeur ? Tu ne peux pas lui dire deux mots sans qu’il se mette à grogner !

— Je crois qu’il n’en peut plus d’être coincé sur ce fauteuil. Pour le faire tenir en place, c’est jamais simple, mais là, ça commence à durer et ça le gonfle.

Nico soupire en fronçant les sourcils.

— Dans combien de temps doit-on lui retirer le plâtre ?

— Encore deux semaines, mais après il faudra attaquer la rééducation. Il n’est pas complètement sorti d’affaire.

— Ne me dis pas que c’est le boulot qui lui manque à ce point ?

Je remue lentement la tête. Je sais que ce n’est pas à moi de parler de son état de santé, mais j’ai l’intime conviction qu’Alex ne le fera pas de lui-même. Entre son refus d’inquiéter son entourage et ce sacro-saint besoin de tout contrôler, il s’obstine à tout garder pour lui.

— Le médecin lui a prescrit tout un tas d’examens. Il veut comprendre l’origine de sa chute.

— Il a posé le pied à côté d’une poutre sur un toit à six mètres de hauteur, il n’y a pas besoin d’avoir fait médecine pour saisir que la gravité a fait le reste !

— Il n’y a pas que ça Nicolas. Depuis des mois, il est extrêmement fatigué, au point que parfois il n’y voit même plus clair. Il passe des soirées entières dans la salle de sport du sous-sol et lorsqu’il remonte, il est encore plus crevé et dépité parce qu’il n’arrive plus à faire ceci ou à faire cela…

Le regard de Nicolas se perd dans les motifs du carrelage de la cuisine.

— C’est vrai que je l’ai trouvé un peu amaigri. J’ai pensé que c’était parce qu’il n’avait plus le temps pour soulever les poids.

— Il dit que sa masse musculaire fond à vue d’œil et que c’est à cause de ça qu’il s’affaiblit.

En ayant son jumeau sous les yeux, la comparaison est frappante et en effet, si je ne m’en rendais pas compte avant, là, je ne peux pas nier qu’il a raison.

— Et il les aura quand, les résultats des examens ?

Je pouffe.

— Quand on arrivera à décrocher des rendez-vous pour les faire ! C’est la croix et la bannière pour une simple radio, alors je te laisse imaginer le bordel pour voir un cardiologue et un neurologue !

— Ça fait chier. Cette putain d’épidémie a foutu un tel bordel dans les hôpitaux ! Plus rien ne fonctionne comme avant.

Il enroule ses bras autour de mes épaules, et dans un mouvement tout doux me serre contre lui. Je ne dirais pas qu’il chasse mes angoisses, mais il les apaise temporairement.

— Tu sais, ce n’est peut-être rien du tout. On approche de la quarantaine et il est possible qu’il ne le vive pas très bien. Il ne serait pas le premier à qui ça arrive.

— La quarantaine, tu exagères un peu, et puis quand bien même, quarante ans, ce n’est pas vieux.

J’aime l’idée que l’état de santé de mon mari ne soit qu’un mauvais moment à passer et qu’on en vienne à bout sans dommages, mais une petite voix ne cesse de me ramener sur la réalité de nos constatations : il ne va pas bien, et nous ignorons quel mal le ronge.

Le reste du week-end se poursuit sans accroc majeur. Alex fournit des efforts pour être agréable, Nico aussi, de son côté, pour ne pas stimuler l’humeur désagréable de son jumeau qui semble de plus en plus chatouilleux et hermétique au second degré des blagues de son frère. Quant à moi, je navigue entre les deux, évoquant la pluie et le beau temps, et surtout, en évitant les sujets qui pourraient fâcher.

Puis, les semaines suivantes, la vie reprend son cours. Alex est enfin déplâtré, le kiné le prend en charge et je salue chaque jour sa patience : cet homme est un ange et mérite une médaille ! Mi-octobre, mon bougon adoré reprend du poil de la bête. Les chantiers sont nombreux, il embauche deux nouveaux ouvriers, dont un jeune du village qui ne connaît rien au métier et qui semblait parti pour « faire des conneries » d’après les mots de son propre père. Alex prend le pari de le former, parce qu’il n’y a pas que l’école qui sait forger les bons éléments, selon lui. En tout cas, le métier a l’air de plaire au gamin, ce qui est déjà une excellente chose.

 Il redouble aussi d’efforts sur ses machines de torture installées au sous-sol, en revanche, je ne vois pas d’amélioration en ce qui concerne son état de fatigue. Le soir, il s’écroule dans notre lit ou dans le canapé, et chose toute nouvelle, il s’accorde des grasses matinées le dimanche et parfois même le samedi. Ça, je ne m’en plains nullement, c’est un expert des matins coquins…

Nico vient nous rendre visite de plus en plus régulièrement. Il est toujours basé à proximité et puisque ses fonctions n’impliquent pas de contraintes de casernement, nous passons beaucoup de temps ensemble.

On avance ainsi, de semaines chargées en week-end de détente, puis, fin novembre, alors que je suis en train de préparer le repas du soir, c’est un appel de la gendarmerie qui m’interrompt et me tétanise : la voiture d’Alex vient d’être retrouvée dans un fossé, il a été transporté inconscient aux urgences de l’hôpital régional.

 

 

 

                                                                                                                                   Chapitre XV 

Novembre 2021

Nicolas

« Alex a eu un accident, rappelle-moi vite ! »

Le message que m’a laissé Alyson me fige. Elle pleure à chaudes larmes et le violent sanglot qu’elle échappe avant de raccrocher me fait l’effet d’un coup à l’estomac.

Lorsque je la rappelle, deux sonneries retentissent avant qu’elle décroche, mais elle ne me laisse pas le temps de parler.

— Je n’ai pas pu le voir, Nico, ils l’ont emmené directement.

Sa voix est brisée par l’angoisse et j’entends les larmes qui ponctuent sa phrase.

— Je prends la route, je serai bientôt là. Tu as prévenu ma mère ?

— Non. J’ai pensé qu’il fallait attendre d’en savoir plus pour ne pas l’affoler.

— Tu as bien fait. Téléphone peut-être à Candice pour qu’elle te rejoigne.

Sur l’instant, l’imaginer seule m’est difficile à supporter et Candice est sa meilleure amie après tout !

— Non, j’ai besoin de toi Nico, rien que toi.

Malgré tous les efforts que j’ai déployés ces derniers mois pour rester à ma place, ses mots s’infiltrent en moi et je ne sais pas si c’est un baume ou un poison. Il y a quelque temps, elle m’a confié que j’étais son « number two ». J’ai ri, évidemment. Je lui ai dit que je trouvais ça mignon et que ça me rappelait l’adolescence, mais en fait c’était juste pour ne pas rester muet, ou pour ne pas lâcher qu’elle était ma « number one » et qu’elle conserverait certainement ce rôle jusqu’à la fin de mes jours.

Je démarre mon vieux pick-up et m’engage rapidement sur la nationale. Il est tard, les routes sont désertes.

— Dans moins d’une demi-heure, je serai là.

— Nicolas, sois prudent, je t’en supplie.

Sans répondre pour ne pas dire une connerie, je coupe la communication et jette mon téléphone sur le siège passager. Ces quelques kilomètres qui me séparent d’elle agissent comme un étau qui me broie la poitrine, mais qui se desserre au fur et à mesure que la distance entre nous s’efface. Elle a peur, elle panique et elle a besoin de moi, c’est elle qui l’a dit, et je dois être foutrement dérangé pour qu’en quelques mots elle soit parvenue à réveiller tout ce que ma raison et mon bon sens pensaient avoir réussi à museler. Alyson est ma faiblesse. Elle agit sur moi comme la plus violente des drogues. Un interdit destructeur que je désire pourtant de toute mon âme et qu’en cet instant, rien ne m’empêchera de rejoindre.

Il me faut un peu moins de temps que prévu et je gare mon pick-up sur la première place que je trouve avant de traverser le parking au pas de course. Je connais bien cet hôpital, ce n’est pas la première fois que j’en franchis l’entrée. Enfants, nous étions deux intrépides, Alex et moi, alors autant dire que nous y avons souvent été soignés. La porte des urgences s’ouvre et je repère Alyson, recroquevillée sur un siège en plastique bleu.

— Aly ?

Au son de ma voix, elle lève le nez et me rejoint d’un pas précipité avant de s’effondrer entre mes bras. Sa tension semble se relâcher d’un coup lorsque son corps mou s’abandonne contre moi et soudain, ses larmes jaillissent.

— Ça va aller.

J’ignore quoi lui dire de plus puisque je ne sais rien de l’état de mon frère, mais je ressens l’urgence de son besoin de réconfort. Je la soulève délicatement et m’assieds sur un de ces fauteuils inconfortables en espérant qu’il supportera le cumul de nos deux poids. La structure gémit un instant, mais semble résister. Du bout des doigts, je repousse de son visage les quelques mèches de cheveux que ses larmes ont collées à ses joues, et les glisse derrière son oreille. Ne pas l’embrasser est impossible, alors je presse doucement mes lèvres sur son front. J’inspire avec application son parfum qui m’enivre et je ferme les yeux. Mon cœur bat à m’en fracturer les côtes et la culpabilité me frappe instantanément, mais même si elle essaye, elle ne parvient pas à détrôner le plaisir qui monte en moi de sentir ce corps doux coulé contre le mien. Suis-je donc un monstre pour faire ainsi fi des circonstances et vouloir que ce moment ne s’arrête jamais ? Ma réflexion resserre malgré moi mes bras autour de ses épaules et elle y répond en agrippant ma chemise entre ses doigts.

Je ne suis que son « number two », c’est de mon frère dont elle est amoureuse, c’est pour lui qu’elle tremble en ce moment…

Le temps qui s’est écoulé depuis mon arrivée restera un mystère et Alyson, épuisée par ses pleurs, est assoupie lorsqu’un homme vêtu d’une blouse blanche entre dans mon champ de vision.

— Vous êtes le frère et l’épouse de Monsieur Desmarais ?

J’opine du chef et le mouvement sort Aly du sommeil. Elle sursaute et se fige en voyant le médecin devant nous.

— Votre mari va bien. Les examens ont été très longs, car nous n’avions pas son identité lorsqu’il est arrivé chez nous et nous ignorions sa pathologie. Il souffre d’un traumatisme crânien consécutif au choc, mais sans réelle gravité et qui ne lui laissera pas de séquelles. Son épaule était démise et il est en ce moment même entre les mains de notre orthopédiste. Un bilan neurologique complet sera fait dans la foulée pour comprendre les raisons de la soudaine évolution de sa maladie.

Nous l’écoutons l’un et l’autre et à l’incompréhension qui se lit sur le visage d’Alyson, je réalise qu’elle est aussi perdue que moi par les explications du toubib.

— Une infirmière viendra vous chercher dès qu’il réintégrera le service.

Sans attendre que nous réagissions, il tourne les talons et s’engouffre entre les portes sécurisées de la zone de soins.

— Sa maladie ? Mais de quoi parle-t-il ? Alex t’a dit quelque chose ?

Je remue doucement la tête tout en cherchant dans nos conversations des informations qu’il aurait pu lâcher, mais rien ne me vient.

— Chaque fois que j’ai évoqué sa santé ces derniers temps, il s’est borné à me dire qu’il était fatigué, mais jamais plus que ça.

Son menton tremble.

— Mais alors ça veut dire quoi ? Qu’il est malade et que c’est assez grave pour qu’il nous le cache ?

Je saisis son visage pour qu’elle me regarde, car je sens qu’elle va paniquer. Ses prunelles s’arriment un instant aux miennes. Dieu qu’elle a l’air triste.

— Ou alors il estime que ce n’est rien et il ne veut pas nous inquiéter. Aly, attends de le voir pour en discuter avec lui et n’extrapole pas sans savoir, tu te fais du mal.

Son regard se voile et lentement s’abaisse pour échapper au mien.

— C’est de plus en plus souvent, poursuit-elle d’un ton morne. Il se blesse sur les chantiers, il se cogne, même à la maison. Parfois il reste de longues minutes assis sur le bord du lit la nuit, parce que ses membres s’engourdissent et que ça le réveille. Il met ça sur le compte du manque d’exercice, mais je n’en crois pas un mot, son boulot est physique et en plus il passe un nombre d’heures incalculable à soulever des poids dans sa salle de sport qu’il a aménagée au sous-sol.

Je relève son visage de deux doigts sous son menton pour l’obliger à me regarder de nouveau.

— Je suis sûr qu’il s’expliquera.

Notre position me met soudain mal à l’aise. Le regard étrange que nous a jeté le médecin était éloquent, nous sommes enlacés de manière bien trop intime pour un lieu public. Et surtout pour un couple qui n’en est pas un. Alors, je la soulève et l’aide à se glisser sur le siège à côté du mien.

— Il y a un distributeur dans le couloir, tu as besoin que j’aille te chercher quelque chose ?

Elle hésite un court instant, puis accepte.

— Un café, oui, je veux bien.

J’ai besoin d’air. Une fois sorti de l’accueil des urgences, je dépasse le distributeur pour franchir les portes automatiques qui débouchent sur le parvis de l’hôpital. Le vent souffle et ça caille, me rappelant brutalement que je ne porte qu’une simple chemise, car je n’ai pas eu le temps de m’habiller avant de partir. Pourtant, je sais que le froid qui m’habite ne vient pas de dehors, mais qu’il émane de moi. Mon frère est malade et même sans rien connaître du mal qui le ronge, je sens déjà que c’est grave. Qu’il cache ses faiblesses à sa femme, ça lui ressemble assez, mais qu’il en fasse un secret vis-à-vis de moi me laisse penser que c’est extrêmement sérieux. Je prends appui sur la rambarde de métal qui surplombe l’entrée des ambulances et c’est quand je sens mes ongles mordre mes paumes que je réalise combien je suis crispé. J’ai presque envie de demander une cigarette au type qui est visiblement dans un état d’abattement proche du mien et qui tire comme un désespéré sur sa clope. Mais le vent pousse la fumée vers moi et l’odeur me lève le cœur me ramenant à la raison.

En retournant auprès d’Alyson, je récupère son café et la trouve assise au même endroit, les traits empreints d’une déconcertante neutralité et le regard soudé au carrelage.

— Fais attention, c’est chaud.

Elle saisit le gobelet et souffle doucement sur le liquide brûlant.

— Je suis sûre que le toubib a dit ça pour se justifier d’avoir mis trois plombes à l’examiner.

Je ne réponds rien. Si pour le moment cette explication lui épargne un tourment inutile, alors soit. Assis à ses côtés, je pose mon bras sur le dossier de son siège et caresse nonchalamment son épaule. Un geste de réconfort plus pudique, mais nécessaire. Puis une infirmière nous fait signe de la suivre. Alyson se repose contre moi, elle me semble vidée de ses forces par toutes les larmes qu’elle a versées.

Sur le lit, mon frère est allongé, une perfusion est reliée à son bras droit et l’autre est immobilisé par une attelle. Trois fines bandes blanches lardent son sourcil gauche alors qu’un gros hématome a pris place sur son front. Alyson quitte mes bras pour s’approcher de lui, les mains tremblantes levées devant elle, ne sachant ni où ni comment le toucher.

— Ça va, ma douce, je suis encore assommé par les anesthésiants, je n’ai mal nulle part.

Ses mots la rassurent suffisamment pour qu’elle accepte d’approcher. Elle l’embrasse et enfouit son visage dans son cou en lui murmurant quelque chose que je ne comprends pas. Son bras blessé contraint à rester immobile, il l’entoure prudemment de l’autre, tirant sur la tubulure de la perfusion.

Puis mon frère me tend la main. En parfait contraste avec son évident état de fragilité, il serre très fortement mes doigts, et ajouté au regard qu’il me lance, je comprends que je n’ai pas fait fausse route. Quelque chose de grave est en train de se passer.

— De quoi souffres-tu ? demande soudain Alyson en interrompant notre échange muet.

Il soupire et affiche un sourire sur son visage, mais je ne suis pas dupe et ce rictus sonne faux.

— La visière de ma casquette et venue me fendre l’arcade quand l’airbag s’est déclenché et dans un des tonneaux, je me suis méchamment luxé l’épaule. Ils ont préféré m’endormir pour la remettre en place.

Un silence s’abat soudain, et Alyson se redresse. La posture qu’elle adopte est ferme et elle semble décidée à lui arracher la vérité.

— Alex, le médecin a parlé d’une maladie. Une pathologie dont tu serais au courant d’ailleurs, alors je te le demande de nouveau : de quoi souffres-tu ?

Il soupire profondément et cherche mon regard, probablement avec l’espoir d’un soutien quelconque, mais je ne lui donnerai pas. Je me sens aussi très concerné par son mensonge, ou du moins par ses omissions. Concerné et blessé qu’il m’ait tenu à l’écart.

— Je suis atteint de sclérose en plaques. Jusqu’ici, les symptômes étaient rares, et…

— Depuis quand le sais-tu ? le coupe Alyson.

— Ce sont les examens qu’on m’a fait passer après la chute du toit qui ont posé le diagnostic.

Alyson, les poings serrés devant sa bouche, recule jusqu’à ce que son dos percute ma poitrine. Visiblement l’information la choque. La sclérose en plaques est une maladie dont j’ignore tout, mais sa réaction me fait immédiatement comprendre que ce n’est pas un mal anodin. Le visage de mon frère change soudain d’expression et je saisis que là, il a besoin d’aide. Pas pour couvrir son mensonge, mais pour soutenir la femme qu’il aime. Lentement j’approche une chaise près du lit et y guide ma belle-sœur maintenant accrochée à mon bras. Elle s’y assied, et ses poings toujours fermés s’abattent sur le matelas.

— Tu comptais me le dire quand ?

Alex tend la main pour caresser son visage, mais elle recule, attendant qu’il réponde, et il laisse retomber son bras.

— Je devais avoir plus de temps. Il n’y a aucune raison logique pour que la maladie ait évolué aussi rapidement.

— Réponds-moi, bordel ! Quand comptais-tu me le dire ?

Ses dents se serrent et je vois un voile de colère figer ses traits.

— Pour être honnête ? Jamais. Tant que je n’y étais pas contraint, je n’avais pas l’intention de t’en parler, ni à toi ni à mon frère et encore moins à ma mère. Parce que je ne veux pas être LE malade, celui dont on doit prendre soin, qu’il faut ménager, protéger. Tu comprends ça ? Là, dans ta tête, il y a plein d’images qui se bousculent et ce n’est pas la peine de le cacher, je le sais. Tu te demandes déjà comment on va devoir aménager la maison quand je serai cloué dans un fauteuil, ou si tu pourras m’aider alors que je pèse deux fois plus lourd que toi. Hein ? M’aider ! Parce que je vais devenir dépendant, à plus ou moins longue échéance, et tu vas endosser un rôle que ni toi ni moi n’avons choisi.

Elle secoue la tête. Ses gestes sont frénétiques, mais je sens qu’il a vu juste et que c’est pourquoi elle paraît si mal et reste silencieuse.

— Je ne supporterai pas que ton regard sur moi ne soit plus le même, ma douce. Je souhaite que rien ni aucun de vous ne change. Je vais gérer les conséquences de cette maladie, mais je veux le faire seul, tu comprends ?

La colère a cédé la place et il semble maintenant déterminé. Son regard déverse sa tendresse sur Alyson qui pleure à chaudes larmes durant de longues minutes avant de les essuyer d’un geste lent. Puis, elle quitte la chaise et s’approche d’Alex pour l’embrasser.

— C’est vraiment ce que tu veux ?

— Oui ma douce, j’y ai beaucoup réfléchi, c’est ainsi que cela doit se passer.

Son menton tremble lorsqu’elle soupire, mais elle ne pleure plus, comme si la résignation d’Alex était soudainement devenue aussi la sienne.

— Il faudra que tu m’y aides, mais si c’est ce que tu as décidé, alors je le respecterai.

Après un signe de tête à destination de mon frère, je m’efface en silence. La suite leur appartient et je me sens franchement de trop.

Alyson lui murmure qu’elle l’aime, il fait de même, et je referme la porte.

Sur le parvis, le même mec est toujours en train de fumer.

— Bonsoir, vous n’auriez pas une cigarette ?

Sans me répondre, il sort son paquet de sa poche de poitrine, l’ouvre et le tend vers moi. J’imagine que je ne serais pas allé jusqu’à l’allumer s’il n’avait pas fait jouer son briquet et présenté la flamme devant mes yeux, mais le fait est que je vais jusqu’au bout du geste. La première bouffée me brûle les bronches et m’arrache la gorge. On dirait la toute première, celle de mes quatorze ans. La deuxième est moins violente, mais tout aussi dégueulasse, et la troisième renoue avec mes vieilles habitudes sans poser plus de problèmes.

— Sale moment ? me demande-t-il en désignant les portes automatiques du pouce.

Je n’ai pas envie d’en parler et encore moins avec un étranger. Je hausse simplement les épaules avant de m’éloigner.

— Merci pour la clope.

Il doit comprendre, car il n’insiste pas et replonge son regard sur le bitume, c’est d’ailleurs ce que je vais aller faire aussi, un peu plus loin, là où l’éclairage n’atteint pas le trottoir alors que la nuit est d’encre.

Mon frère est malade et veut qu’on agisse comme s’il ne l’était pas. J’imagine que c’est son droit. Mon droit à moi demeurera d’en souffrir en silence et de rester dans l’ombre.

 Un simple spectateur… Putain décidément. C’est à se demander si ça n’est pas ce que va devenir l’ensemble de ma vie, celle de celui qui n’a que le droit d’observer en silence.

 

 

 

                                                                                                                               Chapitre XVI 

Mars 2022

Alexandre

Assis sur le banc qui fait face à l’entrée de la mairie, j’attends ma femme. Depuis les dernières élections, elle occupe les fonctions d’adjoint au maire. Dans un village comme le nôtre, ça peut paraître un titre ronflant, mais si l’on considère que cela fait des décennies que rien n’a été réalisé sur la commune, c’est un beau défi et Alyson est de taille à le relever.

Elle ne s’attend pas à me trouver là, car je devrais encore être coincé à l’hôpital, mais le neurologue qui me suit était en avance sur ses consultations pour une fois, et j’en ai profité pour venir lui faire une surprise, et enfin je la vois. Sa crinière de feu apparaît à travers la porte vitrée et semble éclairer le hall d’accueil de la bâtisse. Elle parle avec un homme. Il est de dos, mais je n’ai aucun mal à savoir de qui il s’agit. Grand, blond, une allure de surfeur, c’est le nouveau maire, et c’est aussi un infirmier de l’hôpital régional. Je le connais pour l’avoir rencontré lors des élections municipales et de chacune des manifestations à laquelle il participe. Discrètement, je repousse du pied le bâton de marche que j’utilise pour m’aider à me déplacer lorsque je suis fatigué. Je le dissimule sous le banc. Les gens ignorent que je suis souffrant et je veux que cela demeure ainsi. Nico et Alyson l’ont appris bien malgré moi à cause d’un toubib trop bavard, mais j’ai attendu de n’avoir plus d’autre choix pour en informer aussi ma mère. Néanmoins, j’ai insisté auprès de chacun d’eux pour que ma maladie reste une histoire de famille. Je refuse de voir le regard des gens changer sur moi et me renvoyer pitié ou condescendance pour « le pauvre type qui a la sclérose en plaques », comme si je ne devais me définir à présent que par cette saloperie. Ça me serait insupportable. Alors, quand le cacher deviendra impossible, j’aviserai, mais pour le moment, personne ne s’aperçoit de rien et ça me convient parfaitement. Sur mes chantiers, mes ouvriers ne semblent pas affectés par le fait que le patron ne fait plus que donner des directives, j’ai renforcé mon équipe et ça fonctionne très bien comme ça. Seul Benjamin m’observe parfois étrangement, je pense qu’il devra être le prochain à rejoindre le cercle restreint des proches « au courant ».

Alyson dévale avec légèreté les marches de la mairie et son visage s’illumine lorsqu’elle me voit. Je me lève pour anticiper sa venue, il ne manquerait plus que je reste coincé comme un con, le cul plombé sur ce banc et les guiboles en guimauve ; mais j’y parviens assez facilement, même sans l’aide de mon bâton.

— Mon chéri ! Ça me fait tellement plaisir que tu sois venu ! Ne me dis pas qu’ils ont annulé ton rendez-vous, demande-t-elle, une ombre d’inquiétude sur le visage.

— Non, ils m’ont juste relâché plus tôt.

J’en termine là pour les explications, car Olivier, le maire s’approche à son tour et me tend la main.

— Bonjour Alexandre ! Comment allez-vous ?

Et la voilà, la phrase de merde ! Prononcée sans arrière-pensée, mais qui pique pourtant.

— Ça va bien, merci.

— Vous avez beaucoup de travail, d’après ce qu’en dit Alyson ?

J’acquiesce.

— Après les mises à l’arrêt qu’on nous a imposées à cause de la pandémie, le boulot est plutôt le bienvenu, alors je ne vais pas m’en plaindre.

— Oui, j’imagine. Il n’y a plus qu’à espérer que tout ça soit derrière nous maintenant. Allez, je vous laisse, ma femme et les enfants m’attendent pour une longue balade à vélo, si je suis en retard, ils vont me le faire payer, ajoute-t-il en mimant un rapide mouvement de pédalier avec ses poings serrés.

Je pouffe pour donner le change, mais ça aussi, ça pique. Le vélo, c’est fini pour moi. J’ai essayé de reprendre gentiment sur les équipements de mon sous-sol, mais c’est au-dessus de mes forces. Le neurologue dit que ça peut encore revenir, et je le laisse y croire, mais il ne m’a pas convaincu. Je sens bien les phases de crises et celles de rémission, mais les secondes ne compensent jamais totalement les premières.

Olivier s’éloigne et Aly s’assied sur le banc, tirant sur ma chemise pour que je la rejoigne.

— Qu’a dit le toubib ?

— Que j’étais toujours vivant et qu’il fallait que je t’amène au resto pour fêter ça.

Elle me sourit, et son regard d’émeraude parcourt mon visage pour chercher les informations qu’elle attend. Devant sa posture figée, je sais qu’elle ne lâchera pas l’affaire tant que je n’aurais pas répondu à sa question. On s’est juré dès le début de notre relation de ne jamais se mentir et cette promesse devient de plus en plus difficile à tenir. J’aimerais tant pouvoir la protéger encore un peu et probablement me préserver aussi, par la même occasion…

Mais je cède. Pour les quelques secondes qui vont suivre, on en parle, puis on passera à autre chose.

— La maladie progresse par palier, et les dégâts de la dernière crise ont été partiellement compensés. Il semble que mon organisme parvienne à reconstituer en partie la myéline [4] entre deux attaques, mais pas complètement.

— Et tant qu’il n’y a pas de nouveaux pics, ton corps se répare, c’est ça ?

— En gros, oui.

— Et il n’y a pas moyen d’empêcher ces crises.

Je lui réponds d’un sourire sans joie et elle enroule ses bras autour de mon cou pour m’étreindre avec force.

— Je t’aime Alex.

Je souris de nouveau, mais cette fois, c’est ce petit morceau de bonheur qu’elle m’offre qui étire mes lèvres.

— Moi aussi je t’aime, ma douce.

Sans rien dire de plus, elle se baisse et ramasse mon bâton de marche qu’elle fiche dans ma main.

— Tu n’avais pas parlé d’un restaurant ?

Je regarde ma montre.

— Oui et j’ai réservé. Il nous faut dix minutes à pied par le parc ou cinq, si on choisit d’y aller en voiture, mais on doit repasser par la maison pour la récupérer.

— Tu te sens d’humeur à marcher ?

J’apprécie qu’elle ne me demande pas si j’en suis « capable », alors je glisse mon bras sous le sien et prends la direction du parc.

— Il faut qu’on soit rentrés pour quinze heures, je dois faire mon injection d’hormones.

Ces substances qui lui mettent les nerfs et les émotions à fleur de peau mais qu’elle encaisse comme un valeureux soldat. Ces piqûres qui parsèment sa peau d’une multitude de petits hématomes, me rappellent chaque fois que je pose les yeux sur son corps magnifique, que c’est aussi un autre combat que nous menons ensemble, celui de fonder notre famille. Ça non plus, nous ne le ferons pas comme tout le monde, mais la médecine nous y assiste : c’est plus sûr.

— La date du prélèvement d’ovules a été déterminée du coup, ou est-ce qu’ils comptent stimuler tes ovaires jusqu’à ce qu’ils éclatent ? lui demandé-je sur le ton de la plaisanterie.

Elle soupire. Je sais que mes tentatives pour apporter un peu de légèreté à tout ça tombent souvent à l’eau, mais j’essaye quand même, parfois, ça fonctionne.

— La ponction n’est pas une partie de plaisir d’après ce que j’ai pu lire dans les différents témoignages, mais c’est l’étape du processus de fécondation in vitro la plus difficile à passer, donc plus il y aura d’ovules exploitables et mieux ce sera, parce que je ne referai pas ça une deuxième fois. Je ne rajeunis pas, alors, c’est maintenant ou jamais.

— Mais ce bébé sera parfait, lui dis-je en la contraignant à cesser de marcher pour la prendre dans mes bras. Il sera merveilleux.

Elle m’embrasse avec une tendresse qui fait vibrer jusqu’à mes os puis termine par un baiser taquin sur mon nez, m’arrachant un sourire.

— Rappelle-toi que la semaine prochaine, il faudra que le futur papa donne de sa personne. C’est l’ingrédient le plus précieux du mélange. Tu as bien noté le rendez-vous ?

Je presse fortement son corps contre le mien.

— Ne t’inquiète pas ma douce, j’ai tout inscrit dans mon agenda et je n’oublierai pas quelque chose d’aussi important. Cet enfant aura le meilleur de nous.

Nous reprenons notre marche en silence, salué par les oiseaux qui piaillent en ce début de printemps. Je ne suis pas un spécialiste, mais je crois que certains sont déjà en pleine parade amoureuse.

À mi-chemin, ma jambe droite tire un peu et je compense avec mon bâton de marche pour ne pas la fatiguer, sinon je risque de ne pas pouvoir faire le chemin du retour tout à l’heure. Aly s’en rend compte et raccourcit légèrement sa foulée pour ralentir notre rythme. Elle mérite tellement mieux que ce que je peux lui offrir…

Je ferme fort les yeux durant une toute petite seconde pour refouler mon envie de hurler.

Ne t’inquiète pas ma douce, ce bébé n’aura vraiment que le meilleur de nous, je te le promets.

 

 

 

                                                                                                                            Chapitre XVII 

Avril 2022

Nicolas

Il y a quelques semaines, en cherchant de quoi désinfecter une petite coupure que je m’étais faite en bricolant chez mon frère, je suis tombé sur un de ces conteneurs en plastique que délivrent les pharmacies pour sécuriser les seringues usagées. J’ai craint qu’Alex n’ait gravi un palier supplémentaire dans l’avancée de sa maladie et qu’il n’ait pas jugé bon de m’en parler. Depuis qu’il n’a pas eu d’autre choix que de nous révéler qu’il était souffrant, nous avons instauré des règles. Je ne le questionne pas, je ne le traite pas comme un malade, mais en contrepartie, il ne me cache rien. C’est ainsi qu’il souhaite le vivre et je peux le comprendre, parce que je pense que j’aurais fait la même chose à sa place, mais je veux qu’il soit honnête pour que je sache à quoi m’attendre.

Néanmoins, comme ces seringues m’intriguaient, j’ai profité d’un soir où nous étions seuls tous les deux, pour lui demander de m’éclairer. C’est là qu’il m’a appris qu’Alyson et lui avaient décidé de fonder une famille et qu’Aly était sous traitement dans le cadre d’une procréation assistée : un traitement administré par injection, ce qui expliquait la présence des aiguilles.

J’avoue que sur l’instant, je n’ai pas saisi les raisons de cette démarche, mais Alex m’avait renseigné d’une seule phrase : « Il y a des maladies qu’il ne faut pas transmettre ». Cela m’avait suffi, je n’avais plus posé de question. Puis quelques jours plus tard, mon frère m’a appelé pour que je l’emmène au centre spécialisé en charge de leur démarche, et j’ai compris que c’était à son tour d’entrer dans la danse.

Pour l’occasion j’ai fait la réserve de taquineries salaces, de celles qu’on peut se permettre entre frères afin de passer le temps durant le voyage, mais nous roulons depuis trois bons quarts d’heure et Alex semble ailleurs, perdu dans ses pensées. Les mâchoires serrées, le stresse qui transpire de son corps emplit l’habitacle de la voiture et épaissit l’air. Autant dire que les blagues à la con que j’avais en stock me semblent à présent toutes plus mal venues les unes que les autres, alors j’opte pour une discussion plus pragmatique.

— Il y a un protocole particulier à respecter avant de donner son… son sperme ?

Il tourne la tête, peut-être est-il surpris par ma question, mais je pense qu’il est surtout ennuyé que je le sorte de ses réflexions.

— Non, rien de particulier. C’est toujours mieux si tu picoles pas comme un âne et si tu as une bonne hygiène de vie, mais c’est déjà le cas quand tu veux un gamin, et ça, quelle que soit la manière de s’y prendre. De toute façon, les généticiens font du tri parmi les spermatozoïdes et ne gardent que les champions, ajoute-t-il avec un sourire que je sens quand même un peu forcé. Je schématise, mais c’est l’idée.

— Oui, je vois. Des champions qui n’auront pas ta maladie…

Il secoue simplement la tête et scrute la route au travers du pare-brise.

— Il y a une aire de repos dans deux kilomètres, j’aimerais que tu t’y arrêtes.

— Quelque chose ne va pas ?

— Si, ça va, mais arrête-toi, s’il te plaît.

Je crains un instant qu’il ne fasse machine arrière. J’ai encore en mémoire la discussion que nous avions eue sur la tombe de notre père, et la manière ferme avec laquelle il m’avait annoncé qu’il ne voulait pas d’enfant. J’imagine qu’Alyson a su le convaincre de revoir sa vision de la paternité et j’avoue que j’en suis heureux. Je sais combien c’est important pour elle, et lorsque je vois l’énergie et le courage avec lequel elle gère la complexité de cette procréation assistée, je ne peux que me rendre à l’évidence : elle veut vraiment ce bébé.

Ce sera un bel évènement, et ma conscience m’informe que je dois m’en réjouir. Ma jalousie en revanche est moins sage et tapisse mon estomac d’une épaisse couche d’acide, me rappelant sans la moindre pitié que ce bonheur-là ne sera pas directement le mien. Je devrais me contenter de le vivre par procuration. Être le tonton cool, il paraît que ça a du bon.

Relâchant en silence un long et éloquent soupir, je mets mon clignotant et m’engage sur la bretelle de sortie pour rejoindre le parking. Je stationne la voiture, mais alors que j’imagine que mon frère voulait que nous nous arrêtions pour assouvir un besoin pressant, il ne bouge pas de son siège et frotte ses paumes sur ses cuisses comme pour en effacer la moiteur.

— Coupe le contact, il faut qu’on parle.

***

Mai 2022

Ce soir-là, après avoir déposé Alex chez lui, je ne suis pas rentré directement à la base.

J’ai conduit jusqu’à ce petit bar qui m’a vu plus d’une fois écorcher ma dignité, et j’ai bu. J’ai avalé verre après verre jusqu’à en oublier mon nom. Au petit matin, c’est encore Erwan qui est venu me chercher, il a déposé ma carcasse d’ivrogne sur mon lit et je n’ai revu la lumière du soleil que le lendemain.

Chaque jour, je lutte pour ne pas retourner dans ce bar ou pire, dévaliser le rayon des spiritueux de la supérette du bout de la rue, parce que je sais que ce serait tout simplement me détruire physiquement alors que mon cœur et mon âme sont déjà dans un piteux état. Si je ne veux pas devenir une épave, je dois serrer les dents, carrer les épaules et continuer d’avancer. Après plus de deux mois d’absence, deux mois à me terrer pour ne pas poser les yeux sur ce qui me déchire, je franchis le portillon du jardin de la maison de mon frère. J’ai épuisé toutes les excuses minables qu’il était possible d’inventer pour rester à la base, mais je lui ai promis d’être là aujourd’hui, et une promesse est une promesse, quoi qu’elle puisse coûter.

La table est dressée, Maman et Marc sont sous un parasol dans le jardin et sirotent leur cocktail favori. Alex vient à ma rencontre, la démarche plus lente que jamais et en appui sur son bâton de marche qu’il refuse toujours de remplacer par une canne, alors que ce serait nettement plus pratique. Il ouvre ses bras et m’offre une accolade. Je le serre fort contre moi, peut-être plus fort que je le devrais, mais c’est ma manière de lui demander pardon. Pardon d’avoir disparu. Pardon d’être bouffé par la jalousie.

— Tout va bien.

Quiconque l’entendrait prendrait ça pour une simple information de lui à moi, mais je sais que ses quelques mots visent à me questionner. J’avale ma salive, avec un peu de difficulté néanmoins, et lui réponds d’un lent battement de paupières. Nous n’avons pas besoin de mots, ils ont toujours été inutiles, et ça au moins, ça n’a pas changé.

Je le suis lorsqu’il rentre dans la maison. L’air ambiant est empli d’odeurs alléchantes et Alyson fredonne dans la cuisine. Quand je pénètre dans la pièce, elle est armée d’un long couteau et occupée à émincer des oignons. L’essence a envahi l’atmosphère autour d’elle et me pique le nez.

— On dirait que ça ne rigole plus, cet oignon ne pouvait vraiment pas s’en sortir vivant.

Au son de ma voix, elle lâche son couteau et essuie précipitamment ses mains sur son tablier avant de se jeter à mon cou. Malgré l’odeur irritante qui m’agresse, le parfum de ma belle-sœur opère sur moi comme il l’a toujours fait. Je souris dans ses cheveux noués en un chignon lâche et dont plusieurs mèches se sont déjà échappées.

— Oh Nico, tu m’as tellement manqué ! Et puis tu as enfin rasé cette foutue barbe ! ajoute-t-elle en s’écartant légèrement pour me détailler.

— Oui, j’en avais marre de la voir.

Elle est aussi devenue parfaitement inutile. Personne ne peut plus nous confondre Alex et moi maintenant. Ses traits à présent sont émaciés, anguleux… Il a tellement maigri.

Elle saisit mes joues et attire mon visage vers elle jusqu’à ce que nos fronts se touchent.

— Que j’ai hâte que tu reviennes définitivement vivre au village ! Tout est si différent quand tu n’es pas là…

Le poids de cette promesse que je leur ai faite il y a près d’un an me paraît impossible à porter aujourd’hui, mais je l’ai faite pourtant et je vais la respecter, même si je dois en perdre la raison. De toute façon, que je la perde ici ou que je la perde ailleurs, quelle différence ça peut faire ? Les prochains mois vont être difficiles à vivre, quel que soit l’endroit où je me trouverai, mais je ne suis qu’un spectateur, il me faudrait voir à ne pas l’oublier.

Un spectateur ! Ce rappel voile mon regard d’une humidité dont je me serais bien passé. Je serre Alyson une dernière fois contre moi, et l’embrasse sur la tempe.

— Je sors d’ici, les oignons me défoncent les yeux !

Elle rit et retourne à la découpe de ses légumes sans réaliser que ce n’est qu’un habile mensonge pour m’échapper avant de me mettre à chialer comme un crétin jaloux. Dans le couloir, je croise ma mère qui vient en renfort en cuisine. À son tour, elle m’embrasse et me rappelle que ça fait trop longtemps qu’on ne m’a pas vu, mais je la remercie de ne pas teinter sa remarque de reproche. J’imagine que ma sale gueule de chien battu doit suffire à lui faire comprendre que je le regrette moi aussi.

Nous passons ensuite à table et au moment du dessert, Alyson annonce LA nouvelle : au début de l’année prochaine, un bébé va venir agrandir la famille. Je m’y attendais, évidemment, et mes yeux se portent sur le ventre d’Aly, encore parfaitement plat.

— Il est à peine plus gros qu’un petit pois, et nous voulions d’abord être sûrs qu’il n’y ait aucune complication avant de vous en parler.

Sa main déjà protectrice s’étale sur son abdomen et ce geste accroche mes yeux, m’imposant un effort titanesque pour parvenir à m’en détourner. Puis c’est le regard de mon frère qui me harponne et je le soutiens durant les longues minutes pendant lesquelles maman et Alyson échangent au sujet de sa grossesse. Je lis dans ses iris gris clair, l’expression d’un sentiment qui ressemble étrangement au mien, jusqu’à ce qu’il se détourne et enfile le costume de rigueur, celui de la bonne humeur nécessaire pour participer aux conversations, comme le ferait tout futur papa comblé, j’imagine. La soirée s’achève, chacun félicite les heureux parents, et je rentre à la base. Le spectacle est terminé, je peux poser pour quelque temps ce costume que j’exècre. Cette fois, je ne m’arrête pas au bar. Je suis persuadé qu’Erwan m’y laisserait moisir, parce que je l’ai assez déçu, alors je me plonge dans le boulot. Il ne reste que six mois, puis je devrais passer la main à celui qui sera nommé pour me remplacer et j’ai beaucoup de choses à préparer avant d’en arriver là.

Les jours s’écoulent, les semaines s’enchaînent et défilent à une vitesse qui me colle le tournis. Je viens de temps en temps chez ma mère, ou parfois chez Alex, mais c’est toujours en coup de vent, car les côtoyer est très difficile, bien plus encore que je l’aurais imaginé. La silhouette d’Aly s’arrondit un peu plus à chacune de mes visites, et ça me fait un mal de chien. C’est d’autant plus compliqué qu’elle ne peut pas le comprendre et qu’elle prend ma retenue pour une forme de pudeur, insistant pour que je la touche lorsque le bébé remue. Je prétends ne rien sentir pour abréger cette souffrance qui pourrait la blesser, mais je l’ai perçu, une fois, et j’ai manqué de fondre en larmes… Faut-il être con !

Puis Noël arrive, avec ses décorations, ses paquets cadeaux et… les traditionnelles reprises de Mariah Carey, comment y couper ? Cette année maman nous a dotés de « pulls moches ». Alex, Marc et moi n’avons pas pu y échapper. La question reste de savoir qui va porter le renne au nez rouge, le bonhomme de neige ou le vieux père Noël barbu. Elles, en revanche, se sont fait plaisir et ressemblent à deux déesses. Maman est une reine des neiges parfaitement crédible, grâce à Marc, elle me semble rajeunir de mois en mois, quant à Alyson, elle incarne une sublime mère Noël. Elle a revêtu pour l’occasion une longue robe de velours rouge avec un col de fourrure blanche. La plus jolie mère Noël que j’ai jamais vue. Le tissu écarlate est tendu sur ses formes harmonieuses, sur sa poitrine devenue généreuse et sur ses hanches légèrement plus larges qu’avant, mais surtout sur son ventre rond, magnifique et tellement imposant maintenant.

La semaine dernière, j’ai rendu mes effets à la base. C’est terminé, je suis un civil à présent que l’armée m’a libéré. Avec une partie du pactole que j’ai engrangé pendant toutes mes années de service, j’ai racheté à Alyson la maison du lac qui était restée inoccupée depuis son installation chez Alex. Malgré leur insistance, loger sous leur toit, et même si la maison est grande, c’était impensable. J’arrive à museler mon envie de hurler durant les visites que je leur rends, mais pour ma santé mentale, il est plus que nécessaire que j’aie mon propre « chez moi ». Rien ne m’aide à sortir Alyson de ma tête et je vais vraiment finir par croire que je suis complètement givré.

— À quoi penses-tu ? me demande soudain mon frère en prenant place à mes côtés sur la terrasse.

Rapidement, je lui sors le premier truc qui me passe par la tête.

— Je vais devoir construire un abri pour ma moto. Le vieux pick-up peut dormir dehors, mais pas mon petit bijou.

— Tu peux la laisser ici, elle ne gêne pas.

Je pouffe et mon souffle échappe un léger nuage de buée.

— Non, je crois que j’ai déjà laissé bien assez de choses ici.

Mes mots sont durs et claquent violemment entre nous. Pourtant, ils ont à peine franchi mes lèvres que je les regrette et l’éclair de douleur qui marque soudain les traits bien trop décharnés de mon frère me fait l’effet d’un coup de poignard.

— Je te demande pardon, Alex, je n’aurais pas dû dire ça.

Il inspire profondément l’air frais, mais pas encore glacial que nous offre la saison avant de me faire face, le regard triste.

— Tu l’aimes toujours, n’est-ce pas ?

Pas de mensonges entre nous.

Jamais de mensonges. Même si la vérité est dure à avouer.

Je soutiens son regard un long moment, mais je finis par baisser les yeux. C’est compliqué de prononcer ces mots après tous les efforts que j’ai pu faire pour me persuader du contraire, mais je le fais quand même.

— Oui Alex, je l’aime. J’ai tout essayé pour tourner la page, mais je n’y suis pas parvenu. Je suis navré frangin, je sais que c’est déplacé, je sais que je ne devrais pas et j’imagine que ça doit te peser, mais je l’aimerai toujours, et je ne peux rien faire contre ça.

Ses yeux se perdent au loin durant plusieurs minutes et alors que je crois qu’il va en rester là, il se racle la gorge et me fait face.

— Alors c’est moi qui suis désolé, mon frère. Vraiment désolé. J’ai commis des erreurs que je ne m’attends pas que tu me pardonnes, parce que je n’y arrive pas moi-même.

Sans rien ajouter, il positionne son bâton de marche et se dirige vers la maison.

La soirée se termine. On échange nos cadeaux, on trinque, on s’embrasse, et on planifie la semaine à venir qui sera d’ailleurs ma seule semaine de congé avant de reprendre dans l’entreprise familiale et durant laquelle il est également prévu d’aménager la chambre de bébé. Benjamin et Candice vont se joindre à ce joyeux bordel et j’avoue que le programme promet d’être drôle.

***

Nous sommes à présent le 4 janvier. Ça fait deux jours que je travaille sur ce chantier. Ces derniers mois, j’ai profité de chaque occasion pour me remettre dans le bain, car s’il est des gestes que je n’ai pas oubliés, certains avaient besoin d’une bonne mise à jour. En appui sur la façade d’une vieille bâtisse, nous réparons temporairement un morceau de toiture. Une partie de la charpente, complètement vermoulue, s’est décrochée et a embarqué les tuiles. Ce n’est pas l’habitation principale et heureusement, mais on ne peut pas laisser les choses en l’état.

— Nico, ton téléphone n’arrête pas de sonner !

— Oui, et bien j’ai une messagerie, je ne vais pas descendre exprès. S’il fallait que j’abandonne mon boulot chaque fois qu’on m’appelle, je ne ferais que ça.

— Mais ça insiste !

— M’en fous.

Je reprends là où j’en étais, enfonçant de grands clous dans les chevrons pour consolider l’ensemble.

— Dis Nico, tu fais du parachutisme ?

Je suspends mon geste alors que j’allais replacer une solive.

— Oui, enfin je ne saute pas par ce temps, il fait trop froid et je préfère l’été. Pourquoi ?

— Parce que c’est marqué « Club de parachutisme » quand ça appelle, me dit le collègue en brandissant mon téléphone pour me montrer l’écran.

Cette fois, fortement intrigué, je raccroche le marteau dans ma ceinture de chantier avant de descendre de l’échafaudage. Je saisis l’appareil au moment où il sonne de nouveau.

— Allo !

À l’autre bout du fil, un silence accueille le ton bourru avec lequel j’ai répondu, puis le président du club s’éclaircit la voix et prononce la phrase que personne ne veut entendre.

« Il y a eu un accident, je suis désolé »

Sa diatribe se poursuit dans un épais bourdonnement, mais j’en ai assez entendu pour me sentir dégringoler en enfer. Mon frère a sauté. Son parachute ne s’est pas ouvert. Son corps… En forêt… Condoléances… Puis les mots « prévenu » et « sa femme » explosent dans mon crâne et me ramènent au présent, comme sous l’effet d’un électrochoc.

Je dois partir.

Il faut que je la rejoigne. Le club n’aurait pas dû appeler Aly, pas alors qu’elle est seule chez elle et si fragile !

Je décroche ma ceinture d’outillage et la jette sur le sol devant les regards d’incompréhension des autres ouvriers. Je monte dans ma voiture pour démarrer en trombe. La route qui défile n’est pas plus claire qu’un mirage tant les larmes obscurcissent ma vue. Je les chasse en clignant des paupières sans que ça fonctionne vraiment. Le pied au plancher, mon vieux tacot rebondit sur les bosses et les trous des chemins de campagne que j’emprunte pour gagner du temps. J’abandonne mon véhicule devant la maison de mon frère et enfonce le portail d’un coup d’épaule avant de remonter l’allée en courant. Lorsque je franchis le seuil de la maison, Alyson est sur le carrelage. Ses bras enroulés comme elle le peut autour de ses genoux, elle se berce, on dirait une enfant. Ses pleurs silencieux se muent en un long hurlement lorsqu’elle sent que je m’écroule à sa hauteur pour la serrer dans mes bras. Aucun mot ne parvient à sortir de ma bouche jusqu’à ce que ma main effleure son ventre.

— Alyson, est-ce que tu es tombée ?

Sa tête imprime un léger mouvement, me signifiant que non, mais je ne peux m’empêcher de palper son abdomen qui me semble très tendu.

— Est-ce que tu as mal ?

Son regard se perd dans le vague, lavé par un flot de larmes et même lorsque je la secoue, elle ne répond pas.

— Alyson, réagis nom de Dieu ! Il faut que je sache comment tu vas.

J’ai conscience que je crie, et j’ignore si ce sont les gestes que je dois faire, mais son inertie me fait peur.

— Aly, ma petite louve, je t’en supplie, réponds-moi !

Ses pupilles s’activent de nouveau, cherchant les miennes puis son menton se met à trembler.

— Nicolas, c’est Alex… il est… tente-t-elle de dire entre deux sanglots.

Son visage emprisonné entre mes paumes, je presse nos fronts l’un contre l’autre.

— Je sais.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé, Nico ?

— J’en ai aucune idée. Apparemment il a sauté et son parachute ne s’est pas ouvert.

— « Apparemment » ? Tu n’étais pas avec lui ?

— Non Aly, je ne saute jamais l’hiver et lui non plus jusqu’ici.

Elle cherche péniblement à se relever, mais son ventre la gêne alors je la soutiens pour l’aider à se remettre sur ses jambes.

— Il faut que je le voie, amène-moi vers lui, s’il te plaît !

Mon souffle se bloque. Comment lui faire comprendre qu’un corps qui touche le sol après une chute libre de trois ou quatre mille mètres n’est plus vraiment un corps, et qu’il vaut mieux que ça ne soit pas la dernière image qu’elle garde de lui. Ce sont des expériences qui se gravent à jamais dans notre esprit et que je souhaite lui épargner. Je n’ai pas le temps de trouver les mots pour lui expliquer que soudain ses traits se crispent et qu’elle se recroqueville sur elle-même. Sa bouche ouverte dans un rictus de douleur n’émet aucun son, mais je comprends ce qu’il est en train d’arriver en touchant de nouveau son ventre.

— C’est une contraction. Prends appui sur moi et respire, elle va passer.

Elle ne m’écoute pas et à la souffrance physique qui lui bouffe son oxygène se mêlent ses sanglots.

— Quand la douleur aura reflué, je te porterai jusqu’à la voiture pour te conduire à l’hôpital.

— Non, non, non, je ne veux pas y aller Nicolas, c’est trop tôt ! C’est pas encore le moment. Le bébé ne peut pas venir maintenant. Et Alex… Il faut que…

Elle halète, geint et se tortille entre mes bras, cherchant dans la douleur une position qui la soulagerait. Je sais qu’un choc peut déclencher un accouchement, et je comprends aussi que c’est difficile à accepter pour elle, mais vu la longueur de cette contraction, je pense qu’il est largement temps de bouger d’ici.

— On ne peut pas prendre le risque que tu mettes ce bébé au monde sur le carrelage de l’entrée, ma belle, alors je t’emmène à l’hôpital.

Alors qu’enfin la douleur semble s’être atténuée et qu’elle se redresse, un liquide clair se répand sur le sol.

— Merde, je crois que j’ai perdu les eaux, Nicolas, je vais aussi perdre mon bébé !

Tout semble s’accélérer. Je la prends dans mes bras et l’emmène jusqu’à l’étage pour qu’elle se change. Ses gestes sont tremblants et je l’aide du mieux que je le peux à s’extraire du legging qu’elle porte et qui est trempé.

— Tu n’as pas une robe, ça serait plus simple à enfiler qu’un pantalon ? lui demandé-je en ne trouvant que d’autres leggings dans le tiroir qu’elle me désigne.

Ma question semble ne pas l’atteindre. Son attention est fixée sur la chaise qui trône dans le coin de la chambre et sur laquelle mon frère a abandonné quelques vêtements.

— Alyson, il faut que tu m’aides à te changer ma belle. J’ai besoin de toi.

Après un long moment, elle se lève et laisse tomber le long de ses jambes sa culotte souillée. Mécaniquement, je la lui retire pour lui en enfiler une propre, ainsi qu’un autre pantalon et une paire de chaussettes. Dehors il fait très froid.

Une nouvelle contraction l’immobilise et je saisis son visage entre mes mains pour lui donner le rythme de ses respirations. Je ne sais pas si c’est très efficace, mais cette fois, seul un léger gémissement s’échappe de ses lèvres, comme si elle parvenait à contenir la douleur.

— C’est bon, on peut y aller maintenant.

Je la prends de nouveau dans mes bras pour descendre l’escalier et la dépose dans l’entrée. Elle scrute la place d’un air paniqué jusqu’à ce qu’elle repère son téléphone sur la console et s’en saisisse. Le sort de son enfant l’inquiète suffisamment pour l’arracher à la torpeur dans laquelle je l’ai trouvée en arrivant. C’est temporaire et j’en suis certain, mais pour le moment je n’en demande pas plus. J’ouvre la porte et m’approche de son corps tendu pour la hisser de nouveau dans mes bras.

— Je peux marcher, Nico, ça va aller.

J’insiste en renouvelant mon geste et en hochant la tête.

— Je sais que tu le peux, mais ce n’est pas utile.

Cette fois, elle ne résiste pas et passe son bras derrière mon cou pour me faciliter la tâche. Je l’installe dans sa propre voiture, car la mienne est pleine de matériel et certainement pas assez confortable, d’autant qu’avec le dernier voyage que je lui ai infligé, les cahots de la route ont en plus disséminé tout ce qui n’était pas arrimé dans l’habitacle.

Une autre contraction survient alors que je conduis et je ne peux pas l’aider comme lors de la précédente. Je sens le moment où elle perd pied, car un long cri déchire le silence qui règne dans l’habitacle. Il me noue l’estomac. Je ne peux que poser ma main sur sa cuisse, dont les muscles sont crispés par la souffrance.

— On arrive bientôt, souffle autant que tu peux.

Lorsque sa douleur diminue, elle noue ses doigts aux miens et referme sa poigne.

— Ça va aller ma belle.

Ses mâchoires sont serrées et sa respiration me semble contrainte. Elle retient ses larmes, je le sais. J’appuie un peu plus franchement sur l’accélérateur et nous arrivons à l’hôpital. La première infirmière que nous croisons comprend l’urgence sans qu’il soit nécessaire de lui faire un dessin, mais je la prends à part pour lui faire un rapide topo de la situation.

« Nous venons d’apprendre la mort de mon frère, c’était son mari »

Seigneur que ces mots sont difficiles à prononcer et c’est à mon tour de serrer les dents pour ne pas pleurer, surtout lorsque l’infirmière bienveillante pose sa main sur mon épaule. Cela ne dure qu’un instant, mais c’est suffisant pour que je sente combien mon cœur souffre. En silence, elle m’aide à installer Alyson dans un fauteuil et en quelques secondes, elles disparaissent derrière les portes battantes du service de maternité. Quelques minutes plus tard, je l’entends de nouveau crier. Probablement une autre contraction. Mes poings se serrent, je donnerai tellement pour prendre sa douleur, même si l’additionnant à la mienne, j’en perdrais certainement la raison, mais en cet instant il n’y a plus que deux personnes qui comptent à mes yeux : Alyson et ce bébé qui va arriver. Deux bonnes motivations pour rester sain d’esprit.

On me conduit dans une salle d’attente où les fauteuils de skaï marron sont plus confortables que les chaises en plastique des urgences et je m’y effondre littéralement. Face à moi, un autre homme patiente, le regard stressé, les coudes enfoncés dans ses genoux, il est occupé à ronger l’ongle de son pouce, à moins qu’avec l’énergie qu’il déploie, il en soit déjà à attaquer l’os.

— Vous aussi, votre femme est en train d’accoucher ?

Je lui jette un regard qui doit lui faire comprendre que je n’ai pas envie de lui faire la conversation, car il se tait, jusqu’à ce qu’un aide-soignant vienne le chercher et qu’il le suive. Le silence qui règne ici m’apaise maintenant que je suis seul. Mes épaules retombent, mes poumons se vident et acceptent de se remplir de nouveau.

À présent, je peux m’autoriser à pleurer.

 

                                                                                                                        Chapitre XVIII 

5 janvier 2022

Nicolas

Il est trois heures du matin.

J’ai longtemps tourné mon téléphone entre mes doigts avant de me décider à appeler ma mère. J’ai commencé par contacter Marc, afin de lui annoncer l’horrible nouvelle et surtout pour m’assurer qu’il serait près d’elle lorsque je lui apprendrais qu’Alex s’était tué. Ça ne rend pas la chose plus facile à accepter, mais au moins elle n’est pas seule.

J’aurais pu aussi aller directement chez elle, mais je ne suis pas parvenu à quitter cette salle d’attente. M’éloigner d’Alyson m’est impossible. Un aide-soignant est passé tout à l’heure pour me donner des nouvelles. Le médecin a décidé de la placer sous tranquillisants. Ses pleurs l’ont épuisée, elle dort depuis. D’après le jeune homme, le travail a commencé, mais il s’annonce long. Tout le repos qu’elle peut prendre lui sera utile.

On m’a fourni une couverture et un oreiller, ce n’est pas le Ritz, évidemment, mais j’ai connu bien pire. Ce secteur de l’hôpital est d’un calme absolu, le silence y est parfaitement respecté, à peine perturbé par les pleurs de bébés qui s’échappent lorsqu’une porte s’ouvre. Installé comme je peux sur les fauteuils que j’ai rapprochés, je somnole par intermittence. Parfois une larme s’évade de mes cils, quand un songe me ramène à un moment que j’ai partagé avec lui. Il y en a eu tellement. Tellement d’occasions que je pourrais m’en arracher des flots de larmes. Par instant, le sommeil dans lequel je sombre obscurcit la réalité, il estompe l’horreur de ces dernières heures en les nappant d’un brouillard qui fait tout ressembler à un cauchemar. Puis l’évidence me frappe de nouveau et me brûle les entrailles… Mon frère est mort…

Il y a quelques minutes, une infirmière m’a demandé si je souhaitais aller m’installer près de ma femme… Ça m’a arraché la gorge, mais je lui ai répondu que je n’étais que son beau-frère… Je crois que ce devait être une des seules du service à ne pas être au courant de la situation. Les autres se sont passé le mot, car plus personne n’a commis d’impair.

Mon téléphone émet un petit signal alors que je navigue entre deux phases de somnolence. Il est réglé au plus bas, mais ce bruit rebondit contre les murs lisses. D’un geste las, je le récupère sur le sol, là où je l’avais abandonné après avoir parlé à ma mère et le déverrouille. À la lecture du nom qui s’inscrit sur l’écran, je crois que mon cœur s’arrête.

« Salut Frangin »

Je tremble comme je crois n’avoir jamais tremblé de ma vie et l’espace d’un quart de seconde, l’ensemble de ces dernières heures se bouscule dans ma cervelle, remettant tout en question, l’accident, son décès… Ma vue se trouble, mes oreilles perçoivent un bourdonnement qui semble essayer de m’avaler tandis que je cligne plusieurs fois pour faire la mise au point et poursuivre la lecture.

« L’avantage de pouvoir programmer l’envoi d’un email, c’est que si je m’étais ravisé, je n’aurais eu qu’à le supprimer et tu n’aurais jamais su ce que j’avais voulu faire. Mais si tu lis ces mots, c’est que j’ai eu le courage d’aller jusqu’au bout.

Tout d’abord, je souhaitais te demander pardon. Pas d’être mort, non, ça, c’est ma décision et je ne m’en excuserai pas. J’ai toujours dit que le propre de la liberté, c’était d’avoir le droit d’emprunter les chemins qu’on jugeait les plus opportuns, les plus justes, et j’ai choisi le mien. Je pars mon frère, à ma façon, tant que je peux encore en décider. Ce n’est pas donné à tout le monde, et pourtant, on devrait tous pouvoir en faire autant.

Non, en fait je voulais te demander pardon, parce que je sais que si la maladie ne m’avait pas frappé comme elle l’a fait, j’aurais continué à trouver des excuses au mal dont je suis responsable : je t’ai volé la vie qui aurait dû être la tienne, Nicolas. On peut tourner les choses dans n’importe quel sens, les faits restent les faits. J’ai muselé ma culpabilité toutes ces années en espérant que tu passerais à autre chose, mais j’ai réalisé que je faisais fausse route. Finalement cette putain qu’est la Vie a rétabli le cours des choses, et en décidant d’en finir aujourd’hui, je ne change pas l’histoire, je ne fais qu’accélérer un tout petit peu son scénario. C’est la fin pour moi et le début en ce qui te concerne, je le sais ; ou du moins, c’est ce que je souhaite de tout mon cœur.

J’aurais sincèrement voulu que ma dépouille disparaisse dans la nature, comme celle de notre père. Ce n’est pas si mal finalement de ne rien laisser, de ne pas abandonner aux gens qu’on aime un corps que la mort aurait bousillé ; surtout que le mien a déjà été salement amoché par la maladie. D’ailleurs, puisqu’on en parle, veille à ce qu’elle ne voit pas ce qu’il restera de moi. J’ai choisi une porte de sortie qui ne devrait pas laisser grand-chose, mais elle n’a pas besoin de se souvenir de ça.

J’espère que tu ne te dis pas que j’ai agi sous le coup d’une impulsion, car c’est loin d’être le cas. Depuis le jour où j’ai appris que j’étais malade, je me suis documenté sur l’évolution de cette saloperie et sur le moment où elle me priverait de mon autonomie, et donc de ma capacité à faire ce choix justement, celui de tirer ma révérence. Demain, je devais rencontrer un ergothérapeute. Pour ta culture personnelle, c’est le gus qui détermine le modèle et les aménagements à apporter à un fauteuil roulant… Tu m’imagines, cloué sur un fauteuil ? Non hein ! Et bien moi non plus. Le toubib a dit que j’avais encore un peu de temps, que ce n’était qu’une précaution pour le cas où tout s’accélérerait de nouveau, mais je ne suis pas si crédule que ça, je sais que c’est ma dernière ligne droite. Je t’imagine d’ici, en train de secouer la tête en réalisant que j’ai raison. Tiens et là tu souris et dans moins de deux secondes tu pleures… Tu vois, mec, je te connais par cœur.

Je t’aime mon frère.

Je sais que tu prendras soin d’Alyson et du bébé. C’est aussi pour lui que j’ai décidé de ne plus attendre avant de sauter le pas (sans mauvais jeu de mots). Il va bientôt voir le jour et jamais il ne se reprochera de n’avoir aucun souvenir de moi, comme je me suis souvent reproché d’avoir oublié notre père. On ne peut pas oublier ce qu’on n’a pas connu. Et puis de toute façon, qui suis-je en réalité, hein ? Maintenant que tu es revenu pour de bon, ils ne seront plus jamais seuls.

Je sais que tu prendras soin d’Alyson, parce que tu l’aimes, et que cet amour que tu lui voues dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Tu me l’as prouvé, plusieurs fois déjà, trop de fois d’ailleurs.

Et tu prendras soin du bébé aussi, parce que… enfin, toi et moi, on sait pourquoi.

Si mon timing est bon, Aly va bientôt comprendre que ma mort n’est pas un accident, mais rassure-toi, je n’ai rien trahi. Cela dit, je sais qu’elle aura besoin de toi. Les jours prochains vont être difficiles, mais ils l’auraient été de toute façon, je n’invente rien de nouveau à l’histoire, elle était écrite, mais je ne vais pas me répéter, je me suis déjà expliqué là-dessus.

On se revoit dans soixante ou soixante-dix ans, Frangin. Prends ton temps, je ne suis pas pressé. Je t’attendrai quand ce sera ton tour. J’ignore s’il y aura des bretzels et une bière fraîche, mais je serais là, promis, donc je ne vais pas te dire “adieu”, mais juste “à plus tard”.

Je t’aime. Oui je sais, je radote, mais c’est parce que je t’aime vraiment alors ça valait la peine de le répéter. (Et arrête de chialer, je n’ai plus mal, et il est temps que toi aussi tu cesses de souffrir)

Alex. »

 

Je termine avec difficulté la lecture de ce mail venu directement d’outre-tombe. Ma gorge est nouée et mon visage noyé de larmes amères quand soudain un cri déchire le silence : Alyson hurle mon prénom. Je me précipite vers la double porte qui nous sépare et appuie comme un fou sur le bouton de la sonnette pour qu’on vienne m’ouvrir. Au travers du hublot, découpé dans la porte, je vois des infirmières qui s’affolent et l’une d’elles actionne la commande qui déverrouille le battant. Je le pousse sans ménagement et me rue dans le couloir, dirigé par la voix d’Aly que la souffrance déforme en partie.

— Monsieur, vous ne pouvez pas entrer…

— Il va falloir m’en empêcher alors, sifflé-je entre mes dents.

Je la bouscule en usant de tout mon self-contrôle pour le faire avec un minimum de courtoisie et me rue dans la chambre dont la porte est entrouverte.

Assise dans son lit, les mains cramponnées à son téléphone, je comprends qu’elle vient comme moi de lire les adieux d’Alex. Ses yeux d’émeraudes aux conjonctives rougies se lèvent vers la porte alors qu’elle hurle de nouveau mon prénom. De deux enjambées, je franchis la distance qui nous sépare et la serre dans mes bras. Sans échanger le moindre mot, nous pleurons ensemble un long moment et le personnel nous laisse en paix.

— C’était son choix ma puce, je sais que c’est dur, mais c’est ce qu’il a voulu.

Mes yeux fixent l’écran sur lequel les rythmes réguliers du cœur du bébé dessinent une ligne hypnotique. Par instant le corps d’Alyson est pris de tremblements, alors je la cajole et lui susurre des paroles de réconfort, puis sa respiration se calme et je la sens glisser. J’imagine qu’on lui a administré quelque chose avant mon arrivée auprès d’elle. Délicatement, je pose sa tête sur l’oreiller et dégage ses longs cheveux roux. Ils sont emmêlés et l’élastique qui les retenait s’est presque échappé de leur épaisseur. Je le saisis doucement en veillant à ne pas tirer sur les quelques mèches qui s’y accrochent encore. À l’aide d’un morceau de papier absorbant que j’ai chipé sur le chariot des infirmières et d’un peu d’eau, j’essuie les traces salines que ses larmes ont laissées sur ses joues et les minuscules peluches de ma chemise qui se sont collées sur sa peau humide. À moitié inconsciente, elle s’accroche à son téléphone de ses doigts glacés et lui ôter des mains n’est pas une mince affaire. Lentement, je décroche une à une ses phalanges crispées avant de l’éteindre et de le déposer sur la table de chevet. Je prends place sur le tabouret à côté de son lit et pose ma tête à quelques centimètres de la sienne, nos fronts se touchant presque. Elle dort à présent et pourtant ses traits ne sont en aucun cas détendus. Le tourment qui l’afflige n’abandonne pas la partie, même dans le sommeil. Mes paupières se pressent fort pour refouler mon envie de hurler contre mon frère qui n’est plus là pour m’entendre.

Putain, mais pourquoi lui a-t-il infligé une telle épreuve ?

Avait-il encore conscience du pouvoir de destruction de ses décisions ?

Ou est-ce qu’il était finalement trop égoïste pour s’autoriser à y penser ?

Puis, une dernière question, une de celles qui vous arrachent le cœur : Est-ce que je parviendrai à ne pas le détester un jour pour avoir agi comme il l’a fait ?

— On surmontera ça, ma petite louve, je te jure qu’on y arrivera, je ne t’abandonnerai pas.

Elle dort profondément, je sais qu’elle ne m’entend pas.

— Je serai toujours là pour toi mon amour… Tant que mon cœur battra, ce sera pour toi.

J’embrasse le bout de son nez, puis ses cheveux, alors que sa main délicate reste emprisonnée dans la mienne. Durant quelques minutes, mon pouce caresse sa peau fine, et je finis lentement par céder à la fatigue, moi aussi épuisé.

 

 

                                                                                                                               Chapitre XIX 

6 janvier 2022

Nicolas

Le jour perce au travers des stores lorsque j’ouvre les yeux.

Alyson n’a pas bougé. Son regard fixe le plafond sans qu’aucune expression n’habite à présent son visage. Le cœur serré, je caresse sa joue blême de la pulpe de mon pouce et lentement ses deux magnifiques joyaux glissent pour rejoindre mes iris.

— Alex.

Je déglutis. J’ignore si elle me confond avec mon frère, ou si elle l’appelle, mais j’espère qu’elle n’a pas occulté sa mort, car je serais incapable d’être celui qui lui rendra la mémoire.

— Petite louve…

Ce sont les seuls mots qui me viennent. Je sais que ce surnom que je murmure lèvera la confusion qui pourrait s’être glissée dans son esprit et l’aidera à se resituer, parce qu’il n’y a que moi qui la nomme ainsi. Elle ferme les paupières avec lenteur laissant échapper une larme qui roule jusqu’à sa tempe.

Un léger bip retentit et des chiffres défilent sur l’écran placé à côté du lit. Dans le même temps, Alyson semble se crisper. Sa main se pose sur son ventre qui me paraît avoir encore gonflé depuis hier soir. Les contractions qui s’étaient calmées reprennent, vraisemblablement. J’actionne l’interrupteur pour appeler une infirmière et quelques minutes plus tard, une femme que je n’ai jamais vue entre dans la chambre.

— Bonjour, lance-t-elle, l’air enjoué. Alors, on dirait que ce petit bout de choux se décide quand même à montrer son nez ?

Le ton jovial de la femme qui nous sourit s’explique par le service dans lequel nous sommes. Une maternité, c’est normalement l’endroit où la magie offre la vie, un lieu où les larmes versées le sont pour le bonheur… et plus rarement pour d’autres choses, heureusement. Elle ne sait pas, elle, que nos épaules sont bien plus chargées qu’elles le devraient.

Elle contrôle l’écran ainsi que le graphique imprimé sur la bande de papier que la machine crache à intervalles réguliers.

— Comment vous sentez-vous Madame ? demande-t-elle d’une même voix dynamique, à une Alyson qui ne bronche pas et semble la regarder sans la voir. Seul un imperceptible froncement de sourcils teinte son visage d’une expression agacée.

— Pourriez-vous vous relever un peu pour que je replace vos oreillers ? poursuit l’infirmière, sans obtenir plus de réactions.

Je me lève et lui tapote l’épaule pour l’inviter à me suivre dans le couloir. Lorsque la porte nous isole d’Alyson, je toise la femme en blouse rose de toute ma hauteur. Je ne dois pas avoir l’air très chaleureux, car son regard s’arrondit et elle croise ses bras sur sa poitrine. Un geste de défense selon moi.

— Pourquoi êtes-vous si brutale ? Elle est encore sous le choc de…

— Je suis au courant, monsieur, je connais son dossier et je sais qu’elle vient de perdre son mari, mais maintenant, il faut qu’elle réagisse parce qu’elle va devoir mettre ce petit au monde. Si elle reste dans cet état, nous n’aurons pas d’autre choix que pratiquer une césarienne. Le rythme cardiaque de l’enfant n’est pas excellent, il n’a plus de liquide amniotique et le risque de souffrance fœtale n’est pas à exclure. La naissance doit avoir lieu au plus vite et croyez-moi, le mieux pour lui, comme pour la maman, c’est qu’elle sorte de sa torpeur.

Après son exposé, j’inspire longuement. Elle a décroisé les bras et ses mains sont à présent posées sur mes épaules, maintenant que, sans en avoir conscience, je me suis assis sur une des chaises qui longent le mur du couloir. Elle me regarde, le visage grave et les sourcils froncés.

— C’était votre frère, n’est-ce pas ?

J’opine simplement.

— Ne vous imaginez pas que je suis insensible à votre peine, mais mon rôle est de veiller à ce que ce petit bout voie le jour dans les meilleures conditions.

Sa voix est plus douce à présent et je comprends mieux le ton qu’elle a employé avec Alyson. Chaque chose doit s’inscrire dans l’ordre et en effet, même si c’est dur, nous devons nous concentrer tous les deux sur la naissance du bébé. Il sera toujours temps plus tard de nous apitoyer sur ce qu’on ne peut malheureusement plus changer. Je ne devrais pas me sentir étranger à ce genre de situation, parce que j’ai été formé pour gérer ces difficultés. On m’a appris à classer les priorités pour ne rien laisser ni au hasard ni à l’abandon, mais c’est toujours plus simple quand on parvient à prendre du recul, lorsque les personnes concernées ne sont ni mon frère ni la femme qui représente tout pour moi.

Ni ce bébé…

J’inspire profondément et écarte devant moi mes mains pour les contraindre à cesser de trembler.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider et aider Alyson ?

Le léger sourire qui se dessine sur son visage m’informe qu’elle espérait ma réaction.

— Vous devrez la guider pour qu’elle prenne conscience des enjeux. Il arrive que les futures mamans perdent pied lorsque les circonstances sont compliquées, mais en général l’instinct maternel les aide à se reprendre en main. C’est quelque chose de puissant, mais parfois, il lui faut un petit coup de pouce.

— Et si ça ne fonctionne pas ?

Les lèvres pincées, elle hausse les épaules sans lâcher son regard du mien.

— Ce n’est pas à exclure en effet, la grossesse n’est pas à son terme et le corps de la maman doit faire un très gros travail pour une naissance par voie basse. La césarienne restera l’option en cas de besoin, mais si on peut l’éviter, on l’évitera.

Sans me laisser le temps de m’y préparer davantage, elle rouvre la porte et retourne auprès d’Alyson. Cette fois, je saisis doucement les épaules de ma belle-sœur pour la relever afin que ses oreillers soient replacés correctement et lui présente son verre d’eau.

— Il faut que tu boives un peu, juste pour te rafraîchir. Ton bébé va arriver ma belle. Tu dois reprendre quelques forces pour l’accueillir.

Je lui souris et son regard parcourt mon visage d’abord avec tristesse puis avec incrédulité, jusqu’à ce que ses pupilles se voilent de colère. L’un de ses poings se serre autour du drap qui la recouvre et l’autre se crispe dans le vide, avant qu’elle l’abatte sans force contre ma poitrine.

— Nicolas… Comment est-ce que tu peux… balbutie-t-elle en sanglotant de nouveau

— Écoute-moi. Le plus important pour le moment c’est…

— Il est mort ! Nicolas, ça ne te fait donc rien ? C’est pas une de tes putains de mission, bordel ! Ton frère est mort ! Alexandre est mort !

Je presse son visage trempé de larmes entre mes paumes et pose mon front contre le sien.

— Oui, il est mort ! Je sais qu’il est mort, Alyson ! Mais toi, tu es vivante, et ce bébé l’est aussi !

Ma voix est basse tout en demeurant ferme. Je parviens à en maîtriser les trémolos, mais je peine à déglutir.

— On pleurera Alex, ma puce, on le pleurera ensemble jusqu’à l’épuisement si tu en as besoin, mais pas maintenant, tu m’entends, parce que l’urgence, c’est de s’occuper de ton bébé.

Je l’écarte légèrement pour constater que son regard se perd un instant avant de se plonger de nouveau dans le mien.

— Mon bébé…

— Oui ma belle, ton bébé a besoin de toi.

Ses doigts se détendent et glissent sur son abdomen où ma main les rejoint. Elle semble se rappeler soudain la présence de son enfant alors que nous le caressons lentement au travers de la peau tendue de son ventre. Son visage maintenant enfoui dans mon cou, elle reprend doucement son souffle. Une nouvelle contraction secoue son corps, mais nous la gérons sans grande difficulté lorsqu’elle cale sa respiration sur la mienne. L’infirmière nous observe et m’adresse un sourire ému avant de réajuster les capteurs du monitoring que l’agitation d’Alyson a déplacés.

— Je vais devoir vous examiner, dit-elle enfin, en me jetant un coup d’œil afin de me faire comprendre que je peux m’éclipser, mais lorsque j’amorce le geste de la libérer de mon étreinte pour sortir de la chambre, Alyson agrippe ma manche et panique de nouveau.

— T’en vas pas, Nico, s’il te plaît ! Me laisse pas !

L’infirmière m’invite à me placer derrière Alyson et déplie un drap sur ses genoux pour préserver son intimité.

— Je resterai auprès de toi autant que tu en auras besoin, je te l’ai promis.

Ma main s’étale sur sa joue tandis qu’elle grimace sous l’inconfort de l’examen, puis ses iris me livrent une émotion qui m’atteint en plein cœur, un mélange de fragilité et… d’amour. Je cille avant de la fixer de nouveau, mais l’image reste la même, celle de son regard apeuré et de ce sentiment que je dois certainement mal interpréter tant il serait mal venu… Elle ne peut pas m’aimer dans ces circonstances, c’est impossible, pourtant, cette partie de mon cœur à laquelle je ne pensais plus jamais pouvoir accéder se déverrouille. Celle dans laquelle j’ai enfermé mon amour pour Alyson. Cette part de moi qui est si douloureuse et dans laquelle une boule incandescente est en train de se reformer. Ses lèvres qui tremblent m’attirent, et ça aussi c’est extrêmement mal venu, et je dois lutter pour ne pas les écraser des miennes. Ma paume presse doucement sa tête contre ma poitrine et mon visage s’enfouit dans sa chevelure que j’embrasse en silence.

Oh, mon amour, si tu savais combien il me coûte de te voir souffrir comme ça…

— Le travail a commencé depuis un moment, nous dit celle que j’ai compris être une sage-femme, mais il n’agit pas sur votre corps de manière suffisamment efficace. Le médicament qu’on vous injecte va relancer des contractions qui pourront être douloureuses. Pensez à bien respirer. 

J’enregistre les consignes, convaincu qu’Alyson ne l’écoute pas. Le nez caché dans mon cou, je sens qu’elle mène un combat contre elle-même, alors, lorsque la sage-femme quitte la chambre, je l’écarte lentement de ma poitrine pour reprendre son visage entre mes mains et souder nos iris.

— On va faire équipe ma belle. Je ne te lâche pas et tu ne me lâches pas, OK ?

Le bip du monitoring annonce la couleur, puis la crispation progressive de son corps me le confirme, c’est le moment.

— Regarde-moi, respire, fais comme moi.

Son souffle saccadé percute mon visage. De la pulpe de mes pouces sur ses joues, je lui donne le rythme à adopter, inspirant et expirant en même temps qu’elle lorsque je sens que la panique essaye de s’imposer. Durant les dix heures qui suivent, nous répétons inlassablement ces gestes, mais elle me semble de plus en plus fatiguée et parvient même à s’endormir entre mes bras après chaque contraction, jusqu’à ce que la suivante la réveille. Pourtant, le dernier examen n’est pas concluant. Les stimulants ne suffisent pas, son corps n’en peut plus, elle a épuisé les forces qu’il lui fallait pour continuer.

On me fait sortir de la chambre, le temps de lui poser le cathéter nécessaire à la péridurale, puis la décision est prise de délivrer le bébé par césarienne. Alyson est tellement épuisée qu’elle ne réagit même pas à l’annonce du gynécologue. Ensuite, tout va très vite. Je bataille un instant lorsqu’on me demande de sortir de la salle de travail avant de comprendre qu’on prépare Alyson pour l’emmener au bloc. Je cherche son regard, alors qu’elle est déjà à moitié dans les vapes. Elle s’est battue jusqu’au bout, mais elle n’en peut plus.

Et moi, je ne sais plus où j’en suis. Seul, au milieu du couloir, je me sens inutile. Chaque porte qui s’ouvre apporte une partie de ce qui se joue à l’intérieur des pièces. Ici, un bébé pousse son premier cri, là, un papa s’affole, dans une autre salle, ça rigole… J’ignore ce qu’on attend de moi et si j’aurai un rôle à jouer à présent. Mon cœur tambourine comme un fou, mon cerveau semble transformé en bouillie et je suis incapable d’aligner deux pensées cohérentes. Je n’ai pas froid, et pourtant tout mon corps tremble. Je déteste ce foutu couloir !

— Monsieur ?

Une toute jeune femme, une auxiliaire de puériculture si j’en crois le joli badge décoré qu’elle porte sur la poche de sa blouse, secoue doucement mon bras et me sort de ma léthargie. Je fixe son visage avenant et elle m’indique de l’index une autre pièce dont la porte est ouverte. La lumière y est tamisée, le sol est recouvert d’un revêtement plastifié bleu pâle. Au fond de la pièce trône un large fauteuil, certainement très confortable. De chaque côté de la pièce, les murs sont flanqués de plans de travail sur lesquels s’alignent des boîtes transparentes contenant des ustensiles et du matériel médical.

— Vous prendrez place ici, me précise-t-elle en me désignant le fauteuil. Lorsqu’on nous apportera votre enfant, et qu’il aura été nettoyé, il sera installé contre votre poitrine. Mettez-vous torse nu, et lui ne portera que sa couche. C’est ce qu’on appelle le « peau à peau ». C’est un geste important pour tisser des liens avec ces petits loulous, surtout lorsqu’ils arrivent un peu trop tôt.

Médusé, je l’écoute et la regarde s’activer dans ses préparatifs tout en déboutonnant ma chemise d’un geste mécanique.

— C’est un petit garçon ou une petite fille ?

Comme un automate, je lui réponds d’une voix blanche et sans timbre.

— Je… je l’ignore.

— Ah, vous avez préféré la surprise ? Beaucoup de parents font ça.

— Non, ce n’est pas mon bébé, je ne suis que… son oncle. Mon frère est décédé hier…

Sa bouche s’ouvre lorsqu’elle comprend la méprise et probablement quand elle fait le lien avec Alyson.

— Oh, je vous demande pardon et vous présente toutes mes condoléances. Je pensais que vous étiez le papa, mais bien sûr, il n’y a pas d’obligation à la pratique du « peau à peau », et je vais préparer un berceau pour le bébé. Nous l’installerons sous une lampe pour le maintenir au chaud.

Visiblement gênée, elle s’empare d’une grosse cuve rectangulaire et transparente perchée sur un pied à roulettes et dans laquelle je distingue un matelas et quelques langes. Certainement le berceau auquel elle a fait allusion. Je me racle la gorge pour rendre son timbre à ma voix.

— Mademoiselle, je vais le faire. Ce truc là… le « peau à peau », je vais le faire. C’est pas parce que mon frère est mort que ce bébé doit être seul. Je peux le faire, vraiment, j’en ai envie.

Elle pince les lèvres et scrute ma poitrine alors que j’ôte mon t-shirt. À en considérer l’expression émue de son visage, on dirait que je m’apprête à réaliser un exploit.

Ne me regarde pas comme un héros, gamine, si tu savais à quel point je ne le suis pas !

La vérité, celle qui me terrorise, c’est que je meure d’envie de presser ce bébé contre moi. Depuis des heures je le sens remuer au travers de l’abdomen d’Alyson et que je donnerais n’importe quoi pour enfin pouvoir le toucher.

Puis une porte s’ouvre. Un homme entre, portant au bout des bras un corps chétif et couvert de sang. De l’endroit où je me trouve, je ne vois que ses petits pieds qui s’activent frénétiquement alors qu’on le nettoie. La jeune auxiliaire dépose une épaisse et douce couverture sur mes épaules nues et un coussin sur mes genoux, tandis que l’homme installe le minuscule corps rose et chaud entre mes bras. Je m’empresse de refermer mon étreinte pour emprisonner ma chaleur autour de lui.

— C’est un magnifique petit garçon.

Puisqu’il ne me félicite pas comme on le ferait si j’étais son père, je comprends que lui, il sait.

— J’étais présent au bloc, la césarienne s’est bien passée et la maman se repose.

— Ça a été rapide…

Il acquiesce d’un sourire.

— Oui, parfois il faut faire vite.

— Je… enfin, on pourra la voir dans combien de temps ?

— Elle s’est endormie, le travail l’avait épuisée, mais rassurez-vous, elle va bien. Il faut qu’elle récupère.

Ça ne me renseigne pas vraiment, mais je n’ai pas le loisir d’insister puisqu’ils quittent tous la pièce, me laissant une simple sonnette en cas d’urgence. Enfin seul, j’ose poser mon regard sur ce visage magnifique et ma poitrine m’apparaît soudain trop étroite pour contenir mon cœur. Des larmes jaillissent sans contrôle et tombent une à une sur la couverture bariolée qui emballe nos deux corps. J’ai peur de le toucher, que mes phalanges rendues rêches par le travail manuel égratignent son épiderme si délicat, alors je caresse son bonnet, c’est l’unique vêtement qu’il porte. Un bonnet et un bracelet sur lequel sont inscrits son nom et son prénom : Enzo, celui de mon père.

Puis des mots résonnent soudain, des mots prononcés il y a quelques mois sur sa tombe, et qui prennent maintenant tout leur sens

« Je refuse de laisser des orphelins », avait dit Alex… Il savait déjà.

Cet enfoiré avait tout prévu !

 

Un peu plus de huit mois plus tôt sur l’aire de repos d’une station d’autoroute…

 

« — Il y a un protocole particulier à respecter avant de donner son… son sperme ?

Il tourne la tête, peut-être est-il surpris par ma question, mais je pense qu’il est surtout ennuyé que je le sorte de ses réflexions.

— Non, rien de particulier. C’est toujours mieux si tu picoles pas comme un âne et si tu as une bonne hygiène de vie, mais c’est déjà le cas quand tu veux un gamin, et ça, quelle que soit la manière de s’y prendre. De toute façon, les généticiens font du tri parmi les spermatozoïdes et ne gardent que les champions, ajoute-t-il avec un sourire que je sens quand même un peu forcé. Je schématise, mais c’est l’idée.

— Oui, je vois. Des champions qui n’auront pas ta maladie…

Il secoue simplement la tête et scrute la route au travers du pare-brise.

— Il y a une aire de repos dans deux kilomètres, j’aimerais que tu t’y arrêtes.

— Quelque chose ne va pas ?

— Si, ça va, mais arrête-toi, s’il te plaît.

Je crains un instant qu’il ne fasse machine arrière. J’ai encore en mémoire la discussion que nous avions eue sur la tombe de notre père, et la manière ferme avec laquelle il m’avait annoncé qu’il ne voulait pas d’enfant. J’imagine qu’Alyson a su le convaincre de revoir sa vision de la paternité et j’avoue que j’en suis heureux. Je sais combien c’est important pour elle, et lorsque je vois l’énergie et le courage avec lequel elle gère la complexité de cette procréation assistée, je ne peux que me rendre à l’évidence : elle veut vraiment ce bébé.

Ce sera un bel évènement, et ma conscience m’informe que je dois m’en réjouir. Ma jalousie en revanche est moins sage et tapisse mon estomac d’une épaisse couche d’acide, me rappelant sans pitié que ce bonheur-là ne sera pas directement le mien. Je devrais me contenter de le vivre par procuration. Être le tonton cool, il paraît que c’est un rôle sympa.

Relâchant en silence un long et éloquent soupir, je mets mon clignotant et m’engage sur la bretelle de sortie pour rejoindre le parking. Je stationne la voiture, mais alors que j’imagine que mon frère voulait que nous nous arrêtions pour assouvir un besoin pressant, il ne bouge pas de son siège et frotte ses paumes sur ses cuisses comme pour en effacer la moiteur, signe d’un certain malaise.

— Coupe le contact, il faut qu’on parle.

Intrigué, je tourne la clé et pivote pour lui faire face.

— Que peut-il y avoir de si grave pour que tu me demandes de m’arrêter alors que nous sommes déjà en retard ?

— On n’est pas en retard. J’ai repoussé l’heure du rendez-vous.

Il est nerveux et je le vois, car il fait tourner son alliance autour de son doigt. C’est un geste qui est devenu un tic depuis qu’il la porte.

— Putain, mais vas-y ! Parle ! Tu sais que j’ai horreur du suspens, alors crache ce que tu as à dire et qu’on en finisse !

— Nico, toi et moi, on a quasiment le même ADN, comme tous les jumeaux.

— Oui, et ?

— Je veux que tu le fasses à ma place.

Prendre un crochet du droit n’est rien en comparaison de l’effet que provoque sa demande. Estomaqué, je le fixe durant un temps qui me semble interminable avant de pouvoir parler, car je cherche sur son visage un indice qui montrerait que j’ai mal interprété ses mots ; mais je ne trouve rien d’autre que la certitude d’avoir parfaitement compris.

— Hein ? “Le faire à ta place”, tu veux dire quoi ? Le don de sperme ?

Je secoue la tête, comme si mélanger les informations dans ma pauvre cervelle pouvait m’aider à tout intégrer.

— Mais non ! Je ne peux pas faire ça ! Comment peux-tu me demander une chose pareille ?

— Je te le demande parce que je n’ai aucune confiance aux médecins. S’ils laissent passer un truc, ce gosse va se retrouver dans le même état que moi dans vingt ans. Et ça, je le refuse.

C’est surréaliste et je m’emporte un peu plus.

— Mais c’est leur boulot, merde ! Pourquoi veux-tu qu’ils laissent “passer un truc”, comme tu dis ? Ils savent ce qu’ils font, et en plus, ils savent ce qu’ils cherchent ! Il n’y a aucune raison que ça rate ! Alex, je refuse de faire ça.

Devant cette réponse que j’ai énoncée avec beaucoup de fermeté, il semble réfléchir, puis remue lentement la tête.

— D’accord, je comprends.

Il se réinstalle dans son siège et boucle la ceinture qu’il avait détachée pour me faire face.

— Fais demi-tour, s’il te plaît, et rentrons à la maison. J’expliquerai à Aly que j’ai changé d’avis. Elle comprendra… Il lui faudra un peu de temps, mais je suis certain qu’elle comprendra.

Un rire jaune s’échappe de ma poitrine et je frappe le volant de mon poing crispé.

— Espèce de salaud, c’est dégueulasse ce que tu fais. Tu veux me forcer la main parce qu’Alyson rêve de cet enfant, et que tu as parfaitement conscience que je le sais.

Pour la première fois de notre vie, j’ai réellement envie de le frapper. Je cramponne maintenant le volant de la voiture pour immobiliser mes mains, et fixe le tableau de bord pour ne pas croiser son regard.

— Mais merde, Nico, tu as toujours été le premier à dire que tu me donnerais un de tes reins sans hésiter, et tu refuses de me léguer quelques gouttes de sperme ! Vois ça comme si c’était un don de sang, ça n’a pas beaucoup plus de valeur, finalement ! Faut-il que je te rappelle le nombre de Kleenex sales qu’on planquait sous nos lits ?

Ma gorge se noue devant sa tentative de vulgariser la situation. Ma colère enfle aussi tandis que mon estomac se remplit de bile et que contenir ma rage me demande un gros effort de concentration.

— C’est pas un rein, ni même du sang, et les mouchoirs qu’on souillait quand on était des ados, personne n’en a jamais fait un enfant, bordel ! C’est bien plus compliqué que ça, et tu en as parfaitement conscience, sinon tu me l’aurais demandé d’une tout autre manière !

— Ça restera entre nous et personne ne le saura jamais.

— Je le saurai, Alexandre ! Moi, je le saurai. Comment je vais pouvoir vivre avec ça, à ton avis ? Putain de merde, tu connais mes sentiments pour elle, je ne te les ai jamais cachés ! Est-ce que c’est ta façon de me punir parce que je n’ai pas cessé de l’aimer, c’est ça, Alex ? Parce que c’est pas humain ce que tu me demandes.

Il passe sa main derrière ma nuque et attire mon visage vers le sien jusqu’à ce que nos fronts se touchent.

— C’est parce que tu l’aimes que tu le feras, Nicolas. Pour qu’elle ne traverse jamais l’enfer que vit maman. Pour qu’elle ne soit pas contrainte de regarder son enfant dépérir et crever, en ne pouvant rien faire pour l’aider. Toi, tu es sain, mon frère, fais-le pour elle si tu ne le fais pas pour moi. Donne-lui la chance de réaliser son rêve d’être mère ! »

 

J’ai redémarré la voiture et sans lui adresser le moindre mot, j’ai repris l’autoroute. Je me suis présenté à la clinique, avec la convocation établie au nom de mon jumeau et ses papiers d’identité, et on ne m’a rien demandé de plus. Un aide-soignant m’a confié un flacon et m’a indiqué une porte donnant sur une pièce minuscule contenant tout ce qu’il fallait pour que l’opération se déroule sans trop de difficultés, et je suis reparti, une fois l’affaire faite, en prenant l’air du mec satisfait du travail accompli. L’air que mon frère aurait dû afficher, probablement.

Et pourtant, l’image d’Alyson portant un enfant dont j’allais être secrètement le géniteur m’a rendu la tâche ardue et c’est la première fois de ma vie que j’ai pleuré en me masturbant.

Entre Alex et moi, les choses n’ont plus été tout à fait les mêmes après ça. J’ai cru jusqu’ici qu’il s’agissait d’une forme de jalousie mutuelle, et qu’il regrettait la demande qu’il m’avait faite, quand moi, j’étais envieux de la vie qu’il partageait avec la femme que j’aimais parce que je n’avais pas accepté de me battre pour elle, et contre lui. Maintenant, je sais qu’il était simplement en colère, qu’il culpabilisait de s’être glissé dans la vie d’Alyson et de n’avoir que la maladie et la souffrance à lui offrir.

Quant à ses craintes d’une erreur médicale, ça, c’était une belle connerie, un énorme mensonge que j’aurais dû déceler… Mais il était malin et il avait réellement déjà tout prévu ; car le fait est que le petit bonhomme qui dort paisiblement, la joue posée sur ma poitrine nue n’est pas l’orphelin qu’il craignait d’abandonner. Il n’est pas son enfant…

— Je vais te livrer un secret que je suis incapable de porter seul, mon amour. Tu es mon fils. Je t’aimerai toute ma vie, mais je ne pourrai jamais être ton père. Le destin en a décidé autrement. Mais je vais quand même te faire une promesse : je serai toujours là pour toi, tout comme je serai toujours là pour ta maman. Aussi longtemps que vous aurez besoin de moi, je resterai à vos côtés.

Une nouvelle salve de larmes menace de surgir, mais je la retiens lorsque j’entends un bruit de pas dans le couloir. Une personne entre, se dirige directement vers moi et sourit au spectacle que nous offrons.

— Votre sœur…

— Belle-sœur, rectifié-je

— Votre belle-sœur va bien, mais elle a encore besoin de repos. Elle va regagner sa chambre dans quelques minutes et une auxiliaire va prendre le relai auprès du bébé…

— Non.

Le ton est sans appel et me vaut un regard étonné de la part de la femme qui me surplombe à peine tant elle est petite.

 — C’est inutile, je reste avec lui, ajouté-je, la voix plus douce.

Je sens une certaine hésitation dans son attitude, mais elle n’argumente pas.

— D’accord. Vous verrez un peu plus tard si vous souhaitez vous reposer. Ça fait un moment que vous êtes sur le pied de guerre, alors sachez que l’équipe des puéricultrices pourra vous remplacer.

Ça ne risque pas d’arriver, j’ai été formé pour tenir plusieurs jours sans fermer l’œil. Ces dernières heures n’ont en aucune façon été une épreuve et de toute façon, la seule personne à qui je confierai cet enfant est sa mère, mais je garde ma réflexion pour moi.

— N’hésitez pas à nous solliciter, ajoute-t-elle en approchant le petit interrupteur de mon fauteuil.

Elle nous observe encore un court instant puis repart nous laissant de nouveau tous les deux.

Les muscles de ma nuque me brûlent à force de me tordre le cou pour détailler la merveille que je tiens contre moi. Son souffle paisible et les petits gloussements qui s’échappent de ses lèvres roses ont posé sur les miennes un sourire qui pourrait bien ne plus jamais s’effacer.

Tout comme ce sentiment de puissance qui coule dans mes veines, tel un concentré de plénitude.

Je crois que je ne me lasserai jamais de le regarder.

À présent, j’attends avec impatience le moment de partager ce bonheur avec celle qui lui a donné la vie et qui, je l’espère, trouvera dans ce petit garçon la force de s’accrocher à la sienne ; car je ne suis pas serein en ce qui la concerne, la souffrance dans laquelle elle nage pourrait bien la noyer si elle refuse de se battre.

 

 

 

 

 

                                                                                                                                   Chapitre XX 

Alyson

J’ai froid.

L’odeur qui emplit mes narines n’est pas celle dont j’ai l’habitude. Les bruits non plus, ils sont étouffés, indéfinissables et tellement lointains. Puis un bruissement de tissus, le grincement d’une chaise se font entendre tout près de moi et j’ouvre lentement les yeux. Ma vue est trouble alors que les battements de mon cœur résonnent sous mon crâne légèrement douloureux. La lumière vive me brûle et me contraint à laisser retomber mes paupières qui sont de toute manière bien trop lourdes pour rester levées.

– Hey. Bienvenue parmi nous petite louve.

La voix de Nico est étouffée, mais elle coule avec une douceur qui me rappelle les longues heures durant lesquelles il a été mon seul point d’ancrage. Au travers de mon brouillard, il me semble que je parviens à lui sourire.

— Salut.

Le son qui s’échappe de mes lèvres est faible et encore englué d’un sommeil qui n’est pas naturel. Je le comprends alors qu’il tente de me garder entre ses griffes et que la bataille que je lui livre reste vaine. D’instinct, ma main se porte sur mon ventre, mais là encore, la sensation est étrange, je suis comme… vide.

La chaise grince un peu plus franchement et le matelas s’affaisse, faisant glisser sur le côté, mon corps mou dont le contrôle m’échappe encore.

— Réveille-toi doucement. Tout va bien.

« Tout va bien » !

Non, tout ne va pas bien, et c’est la douleur qui m’oppresse le cœur qui me le rappelle soudain.

Alex nous a abandonnés, son enfant et moi.

Il est mort. Il a décidé de mourir et de nous laisser seuls. Les contours de la pièce que je ne distinguais déjà pas réellement se floutent de nouveau quand mes yeux s’emplissent de larmes. L’une d’elles s’échappe pour rouler le long de ma joue jusqu’à ce qu’on l’essuie d’un doux frôlement.

— Est-ce que tu te sens assez bien pour que je te prenne dans mes bras ?

Sans lui répondre, j’amorce simplement le geste de me rapprocher de lui et il m’enlace. Son odeur et sa chaleur agissent comme un baume sur mon âme, et taisent mes tourments. Je sais qu’ils ne disparaîtront pas si aisément, mais j’aimerais qu’au moins ils me laissent en paix quelques secondes pour que je reprenne pied.

— Mon bébé ?

Son bras autour de mes épaules me serre un peu plus encore, tandis que ma joue repose sur sa peau nue. Ce contact est extrêmement rassurant et le son de sa voix résonne dans sa poitrine contre laquelle mon oreille est pressée lorsqu’il me répond.

— C’est un bébé magnifique Alyson, ce petit garçon est la plus belle chose de l’univers. Il est en pleine forme, tu as fait un travail remarquable.

Les bribes des instants de sa naissance tentent de percer, mais tout est incohérent. Le bloc, les infirmières, la césarienne…

— Où est-il ?

— Ouvre les yeux ma belle, il est juste à côté de toi.

Je cille un instant et enfin, je le vois. Blotti lui aussi contre la poitrine tatouée de Nico, mon bébé dort paisiblement. Je souris à ce visage angélique et d’une beauté sans pareille. Lentement, je dégage ma main des draps sous lesquels je suis enfouie pour poser mon doigt sur sa peau fine et diaphane, comme pour vérifier qu’il est bien réel. En tremblant, je glisse le bout de mon index entre ses minuscules petits doigts presque transparents et ils se resserrent autour de ma phalange.

— Bonjour Enzo.

Le prénom de son grand-père. Nous l’avions choisi avec Alex sans savoir s’il s’agirait d’un garçon, et je me souviens que c’est la seule chose que j’ai dite à l’infirmière quand on l’a sorti de mon ventre et avant de sombrer.

— Est-ce que tu te sens assez en forme pour que je le dépose sur toi ?

Je hoche simplement la tête, un mouvement presque imperceptible mais que notre proximité lui permet de comprendre néanmoins.

— Je suis encore étourdie, c’est pas prudent.

Mon regard glisse lentement de ce petit visage pour se poser sur celui de Nico qui me fixe avec une tendresse inouïe.

— Merci d’avoir été là, soufflé-je.

Il déglutit et je constate que cela lui est rendu difficile par l’émotion.

— Ma petite louve, c’est moi qui te remercie du cadeau que tu m’as offert. Je crois qu’on n’a aucune idée de ce qu’est l’amour tant qu’on a pas vécu cette expérience.

Une expérience qui ne lui était pas destinée pourtant.

Les neurones encore un peu perturbés par les produits qu’on m’a administrés, mes sentiments s’emmêlent, s’entrechoquent, mais j’y vois de plus en plus clair toutefois.

J’aimerais que la tristesse me submerge, parce que c’est ce qui devrait être dans une situation comme celle-ci. Je devrais m’effondrer un peu plus à chaque seconde qui passe. Verser toutes les larmes de mon corps et pleurer la disparition de mon mari jusqu’à en perdre la raison. Voilà réellement ce qui devrait se passer et c’est l’état dans lequel l’annonce de sa disparition m’a plongée hier…

Pourtant, c’est un sentiment de colère qui prend le dessus lorsque je pense à lui. Une rancœur violente qui me submerge depuis que j’ai lu les premiers mots de son foutu mail. Une lettre d’adieu aussi froide qu’un iceberg et indigne de l’amour qu’il disait ressentir pour moi. Comme si les trois dernières années de nos vies n’avaient soudain plus d’importance, et qu’il pouvait décider de tirer sa révérence ainsi ; comme le ferait un coup d’un soir, un de ceux qui oseraient un « c’était sympa, mais faut que je file ! » au lendemain d’une soirée de baise.

Je brûle de rage depuis que j’ai compris que ni notre bébé ni moi n’étions assez importants à ses yeux pour qu’il se batte, et qu’à aucun moment il ne nous a aimés assez fort pour changer d’avis et pour tirer la poignée de ce putain de parachute. Cette rage est puissante. Elle est aussi assez forte pour étouffer la culpabilité qui devrait être la mienne, mais je ne vais pas m’en plaindre. J’ai le droit d’être en colère.

 Alors oui, cette « expérience » comme l’appelle Nico aurait dû être celle d’Alex, mais il en a perdu le privilège quand il a décidé de nous abandonner et même si me l’avouer à moi-même est dérangeant, je suis heureuse de lire dans le regard de Nicolas tout le bonheur qu’il en a tiré. Car c’est dans ce même regard que j’ai puisé la force de tenir le coup hier, lorsque les douleurs plus difficiles les unes que les autres me déchiraient les entrailles. C’est cette voix rendue rauque par sa fatigue et son anxiété qui m’a maintenue la tête hors de l’eau quand je croyais tomber d’épuisement. Lui n’a pas failli. Il a promis de ne pas m’abandonner, il a respecté sa promesse : il est toujours là. Et cette partie de mon cœur dans laquelle je l’abrite depuis des années maintenant, en palpite de reconnaissance et réchauffe jusqu’aux tréfonds de mon âme.

Il m’observe à présent, sans le moindre bruit. Je n’ai aucune envie de déchiffrer ce que ses silences veulent me dire, mais j’aime par-dessus tous ces mots qui n’en sont pas. Dans ce cocon que nous offrent ses bras, à Enzo et moi, je me sens bien, en sécurité, choyée, et ce n’est que lorsque mon bébé se met à remuer que j’accepte de sortir de cette bulle.

— Je crois qu’il a faim. La sage-femme a demandé tout à l’heure si tu souhaitais l’allaiter, mais je n’ai pas su lui répondre.

— J’aimerais essayer, en effet.

Nico m’embrasse sur le front avant de tendre le bras pour actionner la sonnette afin d’appeler un membre du personnel, mais lorsqu’il se redresse pour que je puisse m’asseoir, je suis saisie par le froid de son absence soudaine. Nos regards se percutent et s’accrochent jusqu’à ce que la porte de la chambre s’ouvre, nous contraignant à nous reconnecter à la réalité.

Me relever est un effort difficile, mais là encore, je peux compter sur les bras puissants de Nicolas, qui m’aide à m’installer sans avoir besoin de poser Enzo. Le bas de mon ventre me lance un peu, l’aide-soignante déplace le tuyau de la perfusion toujours plantée dans le creux de mon coude pour que je puisse dégager un de mes seins et Nico dépose délicatement mon fils entre mes bras. Avec une vivacité incroyable pour un petit être qui n’a encore jamais tété, Enzo cherche et trouve mon mamelon.

— Monsieur, vous pouvez vous placer derrière la maman si vous le souhaitez et elle s’appuiera sur vous. Ce sera plus confortable pour elle et plus agréable pour vous.

Cette adorable femme ignore tout… Elle ne sait pas qui est Nico pour nous et ce dernier m’interroge du regard.

« Accepte Nico, j’ai besoin que l’on continue à faire semblant, encore un peu… »

Il doit comprendre mon message, car il contourne le lit et s’assied derrière moi. La couverture qu’il porte encore sur ses épaules vient nous emballer, le bébé et moi, et son souffle tiède coule le long de ma gorge lorsqu’il expire enfin, comme on relâche l’air que nos poumons emprisonnent alors qu’on est stressé.

— Merci Alyson…

— Merci Nico…

 Je pose ma tête sur son épaule. Sa chaleur s’infiltre dans mon dos et détend mon corps. La sensation de la bouche de mon bébé sur mon sein est étrange, mais libératrice. Ses mouvements de succion sont lents et ponctués de faibles gloussements.

— Jamais je n’aurais imaginé vivre une pareille expérience, Alyson. Tu n’as pas idée de combien je suis touché que tu m’y autorises.

Que lui répondre ? Que je suis heureuse alors que je devrais être effondrée ? Que la tendresse et l’amour qui ondulent autour de nous ont repoussé ma tristesse et ma colère ? Ai-je seulement le droit de ressentir ça ?

Enzo s’est endormi. Ses petites lèvres ont abandonné mon mamelon et je remonte avec précaution pour ne pas le réveiller, le col de la chemise que je porte.

Je quitte mon magnifique bébé des yeux pour chercher ceux de Nicolas. Ils brillent un peu plus que d’habitude et s’arriment aux miens un long moment. Un échange silencieux qui trahit, j’en suis sûre, l’amour que je ressens pour lui. Mon regard glisse sur ses lèvres et je pince les miennes entre mes dents. C’est tellement mal venu, tellement compliqué… et si frustrant. À son léger sourire, je constate qu’il comprend le marasme dans lequel je nage, il soupire longuement, pose sa bouche sur ma tempe et resserre son étreinte autour de nous.

Les yeux fermés, je reste immobile. Je savoure cet instant hors du temps, le confort de cette bulle qu’il a créée pour nous et au travers de laquelle même les bruits de l’hôpital ne parviennent pas à se frayer un chemin.

Puis Nico sourit. Il tend la main et l’enroule autour de la tête du bébé endormi. Elle semble minuscule, blottie entre ses doigts longs et larges. Son pouce caresse son front au travers du bonnet de coton gris-bleu. Ma main rejoint la sienne et nos doigts se mêlent. Où allons-nous, bordel ? Mes pensées se bousculent sous mon crâne, des larmes s’échappent que je tente de lui cacher, mais il sent rapidement l’humidité qui coule le long de sa poitrine contre laquelle je suis étroitement blottie.

— Les hormones vont te jouer des tours un moment encore, c’est normal. Pleure, si ça te fait du bien.

Les hormones… Voilà un alibi qui tombe à pic. Il sera toujours plus simple de les tenir responsables de tout ce qui ne va pas chez moi, plutôt qu’avouer ce que je n’ai plus aucune peine à comprendre à présent : j’aimais mon mari, je l’aimais sincèrement, mais j’ai toujours été amoureuse de Nicolas. Je l’ai toujours désiré, nostalgique des brefs instants que nous avons déjà partagés. Aujourd’hui, celui à qui j’ai juré fidélité nous a quittés, ou plus exactement, il a décidé de nous abandonner ; alors, que mon amour péniblement contenu pour son frère choisisse de me submerger dans ces moments où j’en ai le plus besoin n’a rien d’étonnant.

Je cille pour assécher mes yeux et me plonge dans la contemplation du magnifique tatouage qui orne son torse. Je n’avais jamais vu Nicolas dévêtu et j’ignorais que sa peau était encrée à ce point. Sur son cœur, un loup hurle à la lune, presque identique à celui du pendentif qu’il m’a offert à Noël. Entre ses pattes, deux louveteaux sont roulés en boule, chacun d’eux le museau enfoui dans le pelage de l’autre.

Du bout du doigt, je dessine les contours du motif.

— C’est magnifique.

— Mon père avait un tatouage similaire. Il était moins précis, car celui-ci a été réalisé par un artiste, mais la louve représentait ma mère et les petits, c’était mon frère et moi. J’aimais le symbole alors j’ai décidé de le reproduire. Les autres dessins, je les ai ajoutés au hasard de mes voyages et de mes missions. La cascade m’a été inspirée par un déplacement à Bali, la rose des vents par une opération au moyen orient. Cette chaîne de montagnes, c’est celle qui abrite encore le corps de mon père et pour chacun des autres dessins, il y a une anecdote, un lieu. Ce n’est pas toujours gai, mais ce sont des choses que j’avais besoin d’immortaliser sur ma peau.

Sur son biceps, un profil de femme se découpe. La précision et le talent avec lesquels l’iris de son œil est tatoué le rendent presque réel et une longue boucle descend sur sa joue. Le bout de mes doigts effleure son épiderme, alors que j’attends qu’il m’en conte l’histoire mais Nico remonte la couverture et masque à ma vue ce dessin extraordinaire. Il ne dira rien de plus.

Le « faire semblant » se poursuit tout le temps que dure mon hospitalisation et j’en viens à appréhender le moment où l’on m’autorisera à rentrer chez moi, quand je franchirai de nouveau le seuil de cette maison qui a été le théâtre d’un bonheur qui n’existera plus sous la forme qu’on a connue. Je vais devoir y écrire ma propre histoire, celle de mon fils, et sans la présence de son père. J’apprendrai à arpenter ces couloirs sans entendre sa voix, à dormir dans notre lit sans me blottir contre son corps. Je ne sentirai plus son parfum dans la salle de bain, ne rangerai plus ses clés qu’il laissait traîner partout quand il rentrait du travail…

Il est mort.

Il ne reviendra plus, mes larmes n’y changeront rien.

Il est mort, il a choisi cette fin et sur cette vérité non plus mes larmes n’ont aucun effet.

Ma colère n’en aura pas davantage. Il est temps d’avancer.

***

9 janvier 2022

Au cinquième jour de cette vie sans Alex, ma rancœur semble affadie, mais elle n’a pas réellement disparu. J’en veux à la vie, à la maladie et à lui aussi, mais un peu moins. Probablement que les longues conversations que j’ai eues avec Nicolas y sont pour beaucoup. Il aimait son frère et l’abandon lui a fait mal, mais il semble avoir cheminé plus rapidement que moi, et en être déjà à comprendre son geste, celui qui l’a amené à préférer disparaître plutôt que devenir un fardeau. Je suis néanmoins horriblement blessée qu’il n’ait pas réalisé que je voyais au-delà de sa pathologie lorsque je le regardais. Il était l’homme que j’avais choisi, celui que j’aurais accompagné jusqu’au bout, quelles qu’auraient été les circonstances de sa fin de vie, tout comme le temps que nous aurions eu.

Si ma rage s’est atténuée, c’est aussi parce que j’ai compris que le ton qu’il avait donné à sa lettre d’adieu avait pour objectif de provoquer cette colère. Très certainement afin qu’elle supplante la tristesse et ça a fonctionné, assez longtemps pour que je franchisse ce cap compliqué. Je pense malgré tout qu’il n’avait pas imaginé que cela aurait pu mettre la vie d’Enzo en danger. Non, il n’aurait résolument pas pu être aussi cruel et décider de me priver de mon bébé en plus de me priver de lui.

J’ai hésité, et j’hésite encore à montrer cette lettre à Nico ; cette lettre que je ne suis pas parvenue à lire entièrement. Il y a quelques jours, je pensais avoir besoin de quelqu’un pour m’accompagner dans mon amertume, afin d’assurer une relative légitimité à ce sentiment peu glorieux. Aujourd’hui, si je devais partager avec lui les mots d’Alex, ce serait uniquement pour qu’il sache ce que je ressens ; car je suis convaincue qu’il n’a pas idée de combien j’en veux à son frère. Il a compris que je pleure sa mort, et que le fait que mon petit garçon devra vivre sans son père me rend affreusement triste, mais je crois qu’il n’a pas saisi que je maudis l’égoïsme d’Alexandre, qui a occulté les conséquences qu’auraient ses choix sur nos vies.

Lorsque nous rentrons à la maison, tout est immaculé. Pendant que Nico était avec moi, Élise et Marc ont passé de nombreuses heures à installer le matériel nécessaire pour Enzo. Je ne l’avais pas fait, j’étais supposée avoir encore quelques semaines avant que mon petit ange pointe son nez, alors tout était là, mais soigneusement rangé dans des cartons. Belle-maman a également préparé le repas et le parfum qui a envahi le rez-de-chaussée me met l’eau à la bouche. Nous dînons, sans évoquer Alex, pourtant les obsèques ont lieu demain ; mais je sais qu’ils ont tous à cœur de me ménager. Puis Élise et Marc regagnent leur foyer, et le silence retombe dans la maison.

— Je vais rentrer aussi, déclare Nico en se levant du divan. Tu dois être impatiente de retrouver tes habitudes et…

Impatiente ? Oh non, terrorisée plutôt !

— S’il te plaît, Nico…

Je n’aime pas l’idée d’avoir l’air si piteuse, et s’il insiste pour partir, je ne le retiendrai pas. Pourtant je sais déjà que s’il s’en va, je ne trouverai pas le sommeil.

— Tu crains de ne pas t’en sortir avec Enzo ? C’est trop tôt pour toi ?

Depuis que mon fils a vu le jour, Nico a tout appris en même temps que moi. Mais ce n’est pas pour cela que je veux qu’il reste. J’ai besoin de lui et je ne sais pas comment lui dire ni si j’en ai seulement le droit.

Il repose sa veste sur le bras du canapé et approche doucement.

— Je resterai jusqu’à ce que tu t’endormes, Alyson, mais maintenant il va falloir reprendre le cours de nos vies. Ce que je fais n’est pas bien.

Ses mots et l’expression de son visage ne vont pas ensemble, tout comme le ton qu’il emploie ne colle pas avec le regard qu’il m’adresse. Il va partir, je l’ai compris, mais pas parce qu’il en a envie, j’en suis certaine. Il prend ses distances car c’est ce que la décence exige…

Tout aussi lentement qu’il approche, je le rejoins et le serre dans mes bras. Ce que l’on a vécu ces quelques jours n’aurait pas dû arriver, mais ça a pourtant été le cas et quoi qu’on décide de passer sous silence, cette semaine hors du temps nous laissera marqués jusqu’à la fin de nos vies.

Pour réutiliser les mots de Nico, ce ne fut pas cette nuit-là que le cours de nos vies a repris, ni les trois suivantes d’ailleurs. Je n’ai pu m’endormir qu’enveloppée dans la chaleur de ses bras et il m’a gardée serrée contre sa poitrine jusqu’au petit matin. Nous n’en parlons pas, cela n’aurait aucun sens.

***

C’est le cinquième jour, et Candice vient passer la soirée avec Enzo et moi. C’est sa première visite depuis la mort d’Alex, et aussi la première fois qu’elle rencontre mon fils. Passés les quelques moments à s’extasier devant cette petite merveille de perfection, la question à laquelle je n’ai pas encore de réponse tombe, inéluctablement.

— Comment vas-tu ?

— Physiquement ça va. La cicatrice de la césarienne me démange un peu, mais ça va. L’allaitement est fatigant, mais Enzo est sage et j’arrive à me reposer convenablement.

Elle boit une longue gorgée de son café latté.

— Et pour le reste ?

Ses aigues-marines s’accrochent à mes émeraudes et je laisse le silence s’installer. J’ignore comment je me sens finalement, je ne me suis même pas risquée à en faire état.

— Je tombe d’un pied sur l’autre et les journées défilent. Le bébé me rythme, mais surtout, j’évite de réfléchir.

Elle gratouille ses cuticules de son ongle d’un air gêné ce qui n’est pas franchement dans ses habitudes.

— Si je te pose une question délicate, tu me répondras ?

— Il n’y a pas de question délicate entre nous, je pense…

— Celle-là pourrait l’être, Aly.

Je n’ai pas besoin qu’elle formule sa phrase pour savoir de quoi il s’agit. Ma gorge se resserre à la simple idée de devoir mettre des mots sur tout ça, mais s’il est une personne sur cette terre capable de les entendre, et mieux encore, de les comprendre, c’est Candice.

— Sans Nicolas, je m’effondre. Il est mon oxygène et quand il n’est pas là, je me noie…

— Tu transfères sur lui les sentiments qu’Alex a laissés en plan, en quelque sorte, hasarde-t-elle.

Je pouffe. Un semblant de rire dénué de joie et d’une douleur immense.

— Si seulement c’était si simple.

— Ma puce, personne n’a dit que les choses devaient être simples. Tu as perdu ton mari et qui plus est, dans une période où tu étais extrêmement vulnérable. Tu t’accroches comme tu peux et celui qui viendrait t’en blâmer serait un imbécile.

Tout en scrutant son visage doux et teinté de compréhension, je cherche mes mots. Je creuse au plus profond de moi pour trouver comment lui exprimer ce que je ressens.

— Quand Alex est mort, je me suis écroulée. L’espace de quelques heures, ça m’a fait tellement mal que j’ai eu envie que tout s’arrête parce que je n’imaginais pas que la vie pouvait continuer sans lui. Enzo n’était pas encore né, et il n’y avait que moi finalement, si je l’avais rejoint, je n’aurais laissé personne sur le bord de la route. Et puis Nicolas est arrivé… Nico et son cœur immense, sa volonté sans faille. C’est comme si ma main gauche avait quitté celle d’Alex et que la droite avait saisi celle de son frère. L’homme que j’aimais était de nouveau là, tu comprends ? En un claquement de doigts, tous les vides se sont comblés. Un petit bout de moi savait que je nageais en plein délire, mais j’en avais rien à foutre, il était avec moi et c’était la seule chose qui avait du sens.

— Et maintenant tout commence à s’éclaircir et tu culpabilises…

Je hoche la tête dans l’espoir qu’elle comprenne qu’elle se trompe en partie.

— Ce n’est pas vraiment ça.

Je cherche comment lui expliquer l’inexplicable, mais les mots semblent tous aussi inappropriés les uns que les autres. Alors je soupire longuement, en espérant qu’elle saura faire preuve d’ouverture d’esprit et ne me jugera pas trop rudement, lorsqu’elle saisit mes mains entre les siennes.

— Tu les as toujours aimés tous les deux, n’est-ce pas ?

J’opine en retenant mes pleurs. Elle a compris sans que j’aie à lui donner d’explications.

— Au début, j’ai tenté de me persuader que si m’accrocher à Nicolas pouvait me permettre d’être une bonne mère pour mon fils, il n’y avait pas à en avoir honte. Puis il m’a offert tout ce que j’aurais pu espérer d’Alex. Après de longues heures en salle de travail, il a pris en charge les premiers instants de la vie de mon petit garçon, ensuite il a appris en même temps que moi les gestes nécessaires pour s’occuper d’Enzo. Il me surpasse d’ailleurs tant il est doux et patient.

Malgré les circonstances, et mon envie de fondre en larmes, je souris.

— Il nous rejoint dès sa journée de travail terminée. Il fait les courses, nous cuisinons ensemble parce qu’il dit que s’il n’était pas là, je ne mangerais pas, ce qui n’est pas complètement faux. Le soir, on regarde la télé, tous les deux sur le divan. Il choisit des programmes pour me distraire en évitant tout ce qui pourrait me replonger dans la mélancolie. Et chaque nuit…

Je prends une grande inspiration.

— … chaque nuit, je la passe blottie contre lui. Sa tendresse et ses attentions m’aident à m’endormir et lorsque je me réveille en pleurant, il est là pour m’apaiser. Mais depuis quelques jours, j’ai compris que je ne pleure pas uniquement la mort d’Alexandre, je pleure parce que je ne sais plus dans quel sens va ma vie. Je suis complètement paumée Candice.

Malgré toute l’énergie que j’y consacre, je ne retiens pas le flot de larmes qui jaillit de mes yeux. Mon amie n’hésite pas et me serre fort contre elle.

— Nico est un mec bien, me dit-elle, et Alex l’était aussi. Quant à toi, toutes les décisions que tu prendras et qui t’aideront à tenir le coup seront les bonnes. Ceux qui te jugeront n’auront aucun droit de le faire et cela ne doit pas t’atteindre.

— J’ai essayé de me sortir Nicolas de la tête tu sais, mais on ne choisit pas les gens dont on tombe amoureux, et il a toujours été là. Je te promets que j’aimais Alex, mais…

— Aly, ne te justifie pas. Je n’en ai pas besoin, personne n’en a besoin, et personne ne peut se mettre à ta place.

Je baisse les yeux. L’égoïsme d’Alex me fait souffrir et je ne veux pas que le mien devienne une charge pour Nico. Oui, je l’aime, je n’ai jamais cessé de l’aimer, mais il a raison, ce qu’on fait n’est pas bien, ni pour lui ni pour moi. Cela lui donne le mauvais rôle, celui de l’opportuniste qu’il n’est pas. Quant à moi, l’installer implicitement à la place de son frère renforce mes sentiments pour lui au lieu de m’en guérir.

— Il sait que tu l’aimes, Alyson ? Est-ce que vous en avez parlé ?

Je hoche la tête.

— Un jour, je lui ai dit combien il comptait à mes yeux et à quel point j’avais besoin de lui, mais lorsqu’Alex et moi nous sommes rapprochés, j’ai veillé à ne plus rien laisser paraître, autant par respect pour celui qui allait devenir mon mari que pour Nico.

— Il n’est pas idiot, tu sais. Et à voir comment il agit avec toi, je pense qu’il a compris…

— Non, il se sent responsable des choix de son frère.

Elle rit doucement.

— Tu sembles en savoir bien peu sur les hommes ma belle. Je peux te garantir qu’à aucun moment il ne me paraît agir par devoir. Il aime être avec vous, il ne se force pas.

Je n’ai pas l’énergie de réfuter, pourtant, j’ai vu sa manière de détourner le regard, ses longs soupirs et l’habileté avec laquelle il sait alléger l’atmosphère parfois lourde entre nous…

— Mes sentiments ne sont pas partagés. Ils sont mal venus. La seule chose que je puisse faire pour aider Nico, c’est reprendre mon indépendance, et lui rendre sa liberté.

Elle rit de nouveau.

— Arrête de te torturer les méninges et laisse les choses prendre leur place. Ce qu’il doit arriver arrivera de toute manière, la vie est ainsi faite.

En effet, c’est la vie et un jour, Nico rencontrera quelqu’un qui le mérite. Il sera un mari et un papa formidable, je n’ai aucun doute là-dessus.

Quant à moi… je continuerai de garder pour moi ce que mon cœur contient, car c’est encore le seul moyen de nous préserver, et de ne pas nous faire souffrir.

 

 

 

                                                                                                                               Chapitre XXI 

Avant veille de Noël 2023

Nicolas

Le poids du téléphone coincé entre mon oreille et mon épaule me tire une grimace de douleur, car la séance de sport d’hier m’a laissé quelques courbatures plutôt inconfortables. J’attrape un stylo et le seul papier à ma disposition dans la cuisine demeure le rouleau d’essuie-tout. En soupirant, je ricane de mon évident manque d’organisation et en détache une feuille. J’aurais pu anticiper cette conversation avec ma mère puisque c’est moi qui l’appelle ; d’autant que je sais qu’elle doit me dicter la liste de ce qui lui manque pour préparer le réveillon. Pourtant je n’ai rien prévu pour noter l’interminable énumération qu’elle me débite à la vitesse d’un prof de fac.

— Attends maman, tu en as encore beaucoup comme ça ?

— Un peu, oui, c’est le repas de veillée de Noël que je dois préparer, pas un pique-nique de classe nature !

— Et tu ne veux pas m’envoyer tout ça par texto, plutôt ? On gagnerait du temps.

— Non mon chéri, TU gagnerais du temps, moi, il me faut trois heures pour écrire un mot, et j’ai d’autres choses inscrites au programme !

Elle me désespère, je lui ai expliqué un nombre incalculable de fois comment dicter ses messages sur son téléphone, mais ça la rebute tellement qu’elle met un point d’honneur à tout oublier à peine la leçon terminée.

— OK, laisse tomber, je m’y suis mal pris et je n’arrive même pas à me relire. Je dois passer chez Alyson tout à l’heure, je ferai un crochet par la maison pour récupérer ta liste.

— Très bien. Profites-en pour me rapporter mon mixeur, tant que tu y es, je vais en avoir besoin ! Et parlant d’Alyson, tu sais qu’elle ne m’a pas confirmé qu’elle se joignait à nous…

— Bien sûr qu’Aly sera là maman ! C’est le premier Noël d’Enzo !

Ma mère ne dit plus rien et je l’imagine en train de se tordre la bouche, comme chaque fois qu’elle réfléchit à la manière de dire quelque chose qui pourrait être mal perçu et que les mots peinent à venir.

— Tu lui rends visite plus souvent que nous, tu sais comment elle va ?

Elle est triste de ne pas les voir autant qu’elle le souhaiterait, mais ça reste difficile pour toutes les deux. Enzo représente en quelque sorte tout ce qu’elles ont perdu et chacune de leurs rencontres se nappe malgré elles d’une persistante mélancolie. Un jour, certainement, les choses se tasseront, mais j’ai le sentiment que nous n’en sommes pas encore tout à fait arrivés là.

— Alyson est forte, bien plus qu’on pourrait le croire et c’est une battante, quant à Enzo, il pousse comme un champignon !

— Bien, me répond-elle avec dans la voix un sourire que je suis heureux d’avoir rétabli, embrasse-les pour nous et rappelle à Aly que la maison est toujours ouverte et qu’ils nous manquent, elle et le petit.

— Je transmettrai. À tout à l’heure, maman.

Elle raccroche et je reste un moment le regard fixé à ce bout de papier absorbant sur lequel mes graffitis se sont déjà étalés et se mêlent les uns aux autres. C’est vrai qu’Alyson est forte et parfois je me demande si elle ne l’est pas plus que moi. Alex lui manque, tout comme il a laissé un vide immense dans ma vie. Faire le deuil d’un jumeau c’est toujours quelque chose de lourd, même à l’approche des quarante ans et dans cette situation, être un homme ne signifie pas grand-chose. On souffre et c’est tout. Mais Alyson, c’est son mari qu’elle a perdu et pourtant, elle tient le coup, elle mène sa barque en carrant les épaules, comme si elle voulait montrer au monde entier qu’elle était inébranlable. Mais moi, je sais qu’elle ne l’est pas réellement. Parfois, je vois passer les ombres qui hantent son regard, mais je ne dis rien, car elle n’aimerait pas que je lui fasse remarquer ces faiblesses qu’elle fait tout pour cacher. Elle a parfaitement conscience que je suis là, et elle saura me trouver si elle a besoin de moi, mais j’ai tellement eu de difficulté à reprendre la place qui est la mienne que je m’impose de rester en retrait maintenant, quoi qu’il m’en coûte. Mon amour pour elle doit demeurer secret, même s’il m’est des plus précieux.

Je passe chez elle chaque jour, quelquefois juste pour une poignée de minutes, mais c’est devenu un rituel auquel nous tenons. Il nous arrive de parler de mon frère, de nous remémorer une anecdote ou une des nombreuses histoires drôles dont il oubliait toujours la chute, mais la gravité et la tristesse qui l’invitaient dans mes bras les premiers temps de la disparition d’Alex, se sont peu à peu estompées. On a remplacé tout ça par des petits gestes du quotidien, je coupe le bois pour la cheminée, bricole quand c’est nécessaire sur sa voiture ou dans la maison. Nous cuisinons parfois ensemble, aussi, parce que c’est une façon de partager des moments légers et souvent drôles, car il faut l’avouer, nous ne sommes pas des pros ! Et surtout, ce qui pour moi est précieux, nous passons beaucoup de temps avec Enzo. Ce petit garçon grandit à vue d’œil. Il a hérité de mes prunelles grises et ma crinière sombre, et d’ailleurs, ça me brûle profondément lorsque ma mère ou Alyson font état de cette ressemblance avec Alex… C’est tellement difficile de ne pas me mettre à hurler que c’est moi qui lui ai transmis ces gènes, que ses mains déjà larges et fortes, que sa haute stature sont les miennes, tout comme la couleur de ses yeux ou celle de ses cheveux !

Mais je me tais. Je l’ai promis.

À l’approche des fêtes et de la date de la mort d’Alex, tout semble vouloir alourdir l’ambiance. Alyson s’est plongée dans le travail et tout le temps qu’elle ne consacre pas au petit, elle le passe le nez sur l’écran de son ordinateur. C’est donc principalement auprès d’Enzo que mes visites se déroulent, ce petit garçon que je n’arrive pas à appeler « mon neveu » grandit à une vitesse incroyable mais j’appréhende le jour où il me nommera « tonton ». Je ne sais pas si je tiendrais le choc. C’est d’autant plus difficile qu’Alyson s’obstine à m’appeler ainsi devant lui, elle est persuadée que je serais heureux que ce soit son premier mot…

Putain Frangin, notre mensonge va définitivement me foutre en l’air…

Aujourd’hui, Enzo fait la sieste lorsque j’arrive chez Alyson. Elle est tellement concentrée sur son travail qu’elle ne m’a même pas entendu entrer.

— Salut petite Louve, tu sais que ce n’est pas prudent de laisser ta porte ouverte ?

Ses yeux rougis se lèvent vers moi et l’inquiétude me submerge instantanément. Avec rapidité, je franchis les quelques mètres qui nous séparent et saisis son visage entre mes paumes.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as pleuré ? Enzo va bien ?

Elle se met à rire.

— Mais non, rassure-toi, tout va bien. Je dors très mal et j’ai beaucoup de travail. Ajoute à ça le boulot sur écran et ça explique ma tête de déterrée.

Soulagé, je la serre tout de même entre mes bras, le temps que ma tension redescende. L’espace d’une seconde, j’ai cru replonger quelques mois en arrière et mon cœur tape comme un sourd derrière mes côtes.

— Il faut peut-être que tu penses à lever le pied, non ?

— Plus que quelques semaines et ça ira mieux. Vraiment, c’est inutile que tu t’inquiètes.

Quelques semaines… Probablement jusqu’après l’anniversaire d’Enzo et de la mort d’Alex… Deux évènements qui ne devraient pas être si proches l’un de l’autre. Durant une longue minute, je scrute ses émeraudes fatiguées mais je n’y décèle rien qui contredise sa déclaration, alors je lui souris à mon tour en pressant ses mains entre les miennes.

— Maman et Marc t’embrassent.

Elle se gratte la tête, comme si elle était embarrassée.

— J’aimerais tellement les voir davantage… mais je t’avoue que c’est difficile. Chaque fois, j’ai l’impression que je fais du mal à Élise. Elle reconnaît les traits de son fils lorsqu’elle regarde Enzo. Ça doit être horrible…

Oh mon amour, tu n’as pas idée à quel point c’est dur. Pour elle comme pour moi, c’est un rappel permanent de ce qui aurait dû être, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons en ce qui me concerne…

— Le temps fera son boulot, lui dis-je en gardant le ton de mes pensées pour moi. Petit à petit, la douleur sera moins présente, mais vous lui manquez tous les deux et d’ailleurs, elle s’inquiétait que tu n’aies pas confirmé ta présence pour le réveillon de Noël.

— Je ne pensais pas qu’elle attendait une confirmation, mais évidemment que je serai là. Nico, vous êtes ma famille, je n’ai pas imaginé passer Noël ailleurs un seul instant ! Mais tu fais bien de me le dire, je vais l’appeler en fin de journée.

Son enthousiasme me rassure. J’aurais détesté qu’elle s’éloigne de nous. De moi. C’est mon côté maso qui doit ressortir, certainement, mais loin d’elle, je souffrirais bien plus encore.

— Tu as le temps pour un café, me demande-t-elle en rabattant l’écran de son ordinateur, c’est le moment pour moi de faire une pause.

— Avec plaisir. Je passais aussi pour savoir si tu avais besoin de quelque chose, je vais faire des courses pour ma mère.

Elle semble réfléchir un instant et secoue la tête, faisant virevolter quelques longues boucles autour de son visage. Mes doigts se mettent à picoter, et je prends sur moi pour repousser l’envie de replacer les mèches rebelles derrière son oreille.

— Enzo dort encore ? demandé-je pour changer de sujet.

— Il m’a fait passer une sale nuit, la petite canaille. Il avait décidé de faire la java à trois heures ce matin et il ne s’est pas rendormi. Autant te dire que la matinée a été longue, m’explique-t-elle en mettant la cafetière en route.

— Tu veux que je le prenne ce soir ? Je ne travaille pas demain et ça fait une éternité que je n’ai pas pouponné. Au moins, tu pourras t’accorder une vraie nuit de sommeil et peut-être une grasse matinée.

Juste après la naissance du petit, j’ai aménagé une des chambres de la maison du lac pour lui et il est habitué à y dormir. Nous avons veillé à ce qu’il ne ressente pas le moindre dépaysement lorsqu’il vient à la maison. C’est non seulement plus pratique, mais également plus rassurant pour la maman protectrice qu’est Alyson.

— Tu ferais ça ? Tu m’offrirais le cadeau d’une nuit entière ?

Je sais qu’elle n’a pas voulu dire ce que mon esprit tordu a interprété, parce que si cela ne tenait qu’à moi, c’est bien plus d’une nuit que je lui offrirais. Et probablement pas une nuit de sommeil… Je souris, en espérant masquer au mieux le léger trouble provoqué par mes pensées.

— Avec un immense plaisir, oui. Je te prépare à dîner, dix-neuf heures, ça te va ?

Son visage s’illumine et je cache en partie le mien derrière ma tasse en soufflant sur mon café brûlant.

Comme un ado, au jour de son premier rencart, mon excitation est à son comble quand je quitte sa maison. C’est le cas chaque fois que je sais que nous allons passer du temps ensemble, et la perspective d’avoir mon fils pour moi tout seul durant quelques heures me donne presque envie de pleurer de joie.

Tout serait tellement merveilleux si ce secret qui me bouffe pouvait ne plus en être un.

Si cette femme que j’aime à la folie ne m’avait pas fermé son cœur…

Car son cœur est bel et bien inaccessible, et pas simplement pour moi. Depuis la mort de mon frère, elle est devenue une maman à plein temps et a abandonné l’idée d’être une femme. Jamais elle ne me l’a dit clairement parce qu’elle doit bien savoir que je chercherais à la convaincre que c’est une erreur. C’est paradoxal, car égoïstement, je suis heureux de ne pas avoir à supporter la présence d’un homme à ses côtés. Imaginer des mains inconnues sur sa peau, les lèvres d’un autre… d’un autre que moi, sur les siennes, je crois que je finirais par sombrer complètement dans la folie.

Pourtant, j’ai bien tenté de demander à Candice de l’aider à sortir de ses quatre murs, après tout, une fêtarde comme elle sait être persuasive ! Ce chameau m’a simplement répondu que c’était peine perdue et que je ne devrais pas en être étonné puisque je n’étais pas différent d’Alyson à ce sujet. Cela dit, elle n’a pas tort. Depuis quelques années déjà, j’ai mis beaucoup de choses de côté, comme les sorties, et les femmes aussi. De toute manière, il n’y en a qu’une seule que je me sais capable de désirer et elle n’est pas pour moi.

Cette nuit, alors que mon fils dort paisiblement, je suis assis sur le sol et je le regarde au travers des barreaux de son lit. Il y a quelques semaines, j’ai retrouvé d’anciens clichés en fouillant dans une vieille malle. Maman n’en a pas énormément, car à l’époque de notre naissance, nos parents n’avaient pas beaucoup de moyens et la photo était un luxe dont on usait avec parcimonie. Certaines images ne portent pas d’indication et je suis incapable de savoir s’il s’agit de mon frère ou de moi, mais de toute manière, nous étions impossibles à différencier. Seule maman y parvenait, et encore, elle a conservé ce don jusqu’à ce que tous les deux, décidions de lui brouiller les pistes !

Mais Enzo, c’est nous.

Le même que ces petits garçons qui sourient sur ces morceaux de papier glacé aux angles cornés par tant de manipulations. Si ces images n’étaient pas d’aussi mauvaise qualité, on pourrait croire que c’est lui dans cette grenouillère de laine à boutons de nacre ou fièrement assis dans ce landau aux roues gigantesques. L’émotion de ma mère est tellement justifiée, il nous ressemble tant. Il me ressemble tant, et plus il grandit plus c’est flagrant. Le regard gris qui peut cajoler ou se faire noir de colère, les lèvres pleines et les cheveux sombres et ondulés, c’est nous et c’est aussi notre père ; du moins pour ce que je me souviens de lui.

Est-ce que les choses auraient été plus simples s’il avait adopté les traits d’Alyson, je l’ignore, mais Dieu que j’aimerais hurler à la terre entière que cet enfant est le mien…

Pourtant, demain matin, « tonton » le ramènera chez sa mère et la vie reprendra son cours.

***

Noël 2023

Pas de pulls moches cette année, pas de Reine des Neiges ni de mère Noël, on fait dans la sobriété pour ne pas raviver des souvenirs déjà bien trop près de la surface. Maman nous a régalés, comme d’habitude, et notre Enzo croule sous les cadeaux, enfin il croulera dessous quand ils seront tous déballés. Pour le moment le petit ange dort paisiblement à l’étage, mais bientôt, je les raccompagnerai, Alyson et lui dans leur propre maison. Elle regarde sa montre depuis au moins deux heures et je sens qu’il est temps d’achever cette soirée. L’an prochain, nous organiserons les choses autrement. Je les emmènerai peut-être passer le réveillon ailleurs, pourquoi pas au soleil ? Je connais quelques coins en Martinique qui sont magnifiques en cette période.

Tout vaudra mieux que les traditions et les souvenirs qui les accompagnent. Nous avons besoin de renouveau.

— Je vais mettre la voiture à chauffer le temps que tu ailles chercher Enzo. J’ai l’impression que tu es fatiguée.

Alyson me répond d’un simple sourire et d’un léger hochement de tête. L’air est très vif lorsque je sors de la maison et Marc est sur le perron en train de fumer un petit cigare.

— Ça y est, vous partez ? me demande-t-il.

J’acquiesce.

— Il vaut mieux un retour en douceur, que pas de retour du tout, n’est-ce pas ?

— J’imagine. Je ne connaissais pas assez ton frère pour en être certain, mais je suis convaincu qu’il aurait voulu qu’elle reprenne goût à la vie…

— Mon frère a décidé de fermer le rideau sans penser que tout ne se passerait pas selon le scénario qu’il avait écrit. Il a fait bien plus de mal que de bien en partant comme ça.

Il soupire longuement.

— Tu lui en veux encore.

— Oui. Mais je me sens surtout responsable de l’avoir laissé faire.

L’extrémité de son cigare rougeoie et une épaisse fumée vient l’envelopper le temps que le souffle du vent la dissipe.

— Tu ne pouvais pas prévoir ce qu’il ferait, se sentir coupable n’a pas de sens quand celui qui veut partir ne laisse rien voir.

Je ne pensais pas à son suicide mais je ne le détromperai pas. Toute la partie de l’histoire qui me détruit jour après jour ne regarde que moi. De toute manière, il ne la comprendrait pas. Il ne comprendrait pas que je ne me sois pas battu pour Alyson alors que je l’avais dans la peau et encore moins que j’aie cédé au chantage de mon frère en devenant le géniteur de son enfant… Personne ne comprendrait, c’est tellement absurde !

— J’ai beaucoup discuté avec ta mère, et elle commence lentement à accepter sa mort.

Pourtant le fantôme de mon frère a plané sur la table une bonne partie de la soirée, même si son nom n’a pas été prononcé une seule fois.

— Personne ne devrait pleurer un enfant. C’est pas dans l’ordre des choses, mais c’est dur pour elle. Qu’elle te regarde ou que ses yeux se posent sur le bébé, tout lui rappelle Alex. Mais avec le temps, ça finira par passer.

— Oui, ça passera…

— C’est ça.

Marc est un type bien et maman a de la chance de l’avoir à ses côtés. Je pense que je ne serais pas capable de l’aider à gérer sa peine quand la mienne est autant teintée de colère contre mon propre frère. De colère, mais aussi d’une profonde jalousie et d’une rancœur que j’admets enfin.

 Pendant que je lance le moteur, il déverrouille le portail puis nous retournons nous mettre au chaud. Maman est en train d’étreindre Alyson lorsque nous franchissons le seuil et leurs yeux sont emplis d’émotions et de la promesse de ne pas laisser le temps leur voler des morceaux d’histoire. Cette soirée de réveillon aura au moins eu ça de bon : leur faire comprendre qu’elles avaient besoin l’une de l’autre, et ce n’est déjà pas si mal.

Le rendez-vous est fixé pour les prochains jours et je suis heureux qu’elles soient parvenues à dépasser leurs difficultés.

Je prends le bébé des bras d’Aly pour aller le déposer dans la voiture et elle me rejoint rapidement pour ne pas se laisser envahir par le froid. De sa bouche s’échappe un nuage de buée lorsqu’elle s’engouffre dans l’habitacle. Enzo, lui, dort toujours comme un bienheureux. Cet enfant est décidément imperturbable. Il ne nous faut pas très longtemps pour rejoindre la maison d’Aly, ce n’est pas très loin de chez ma mère. Alex avait voulu conserver cette proximité. J’ai souvent parcouru cette distance le temps de mon jogging du dimanche matin quand il m’hébergeait pendant mes permissions, alors je connais le paysage par cœur. De chaque côté de la route, la végétation couverte de gel scintille à la lumière des phares et par endroit, le sol givré craque sous les pneus de la voiture.

— Ça m’a fait beaucoup de bien de les retrouver tous les deux, me dit-elle enfin. Élise semble si heureuse avec Marc.

J’esquisse un sourire en tournant la tête dans sa direction, mais l’expression de son visage m’interpelle. Elle a l’air triste, ce qui semble contradictoire avec les mots qu’elle vient de prononcer. Puis elle souffle longuement, comme dans ces mouvements que l’on fait pour évacuer le stress.

— C’est bien qu’elle ne soit plus seule.

— Elle l’est restée longtemps, tu sais. Pendant près de trente ans, elle ne s’est pas autorisée à vivre.

L’occasion est trop bonne pour la laisser passer, et j’aimerais en profiter pour qu’elle comprenne que toute femme a le droit de l’être et ne peut se résumer à son simple rôle de mère et encore moins à celui d’une veuve.

— Mon père n’aurait pas voulu qu’elle vieillisse seule et tu sais, Alex…

— Non, m’interrompt-elle. Ne termine pas cette phrase, je t’en prie. Pas toi.

Je coupe le contact après avoir garé la voiture dans l’allée de la maison

  •  

Je crois que c’est sans appel. Je la connais suffisamment pour savoir qu’insister n’apportera rien. En silence, je récupère Enzo qui dort toujours dans son siège auto, pendant qu’Alyson ouvre la porte de la maison afin que je le porte directement dans sa chambre où son petit lit l’attend. Nous le bordons, l’embrassons tour à tour et alors que nous quittons la pièce, je me fige.

D’un coup, je ne sais plus. Une myriade d’émotions se bouscule à l’intérieur de ma tête, mais la retenue n’en fait résolument plus partie. Je n’ai pas envie de la laisser. Pas envie de rentrer chez moi pour retrouver une maison vide. Je creuse pour tenter de gratter assez de courage et sauter ce foutu pas, la serrer entre mes bras et l’embrasser. Lui offrir un baiser à la hauteur de l’amour que je ressens pour elle, et pas un de ces bisous de grand frère que je m’autorise en général. Je veux lui montrer combien je tiens à elle. Je veux revivre une étreinte aussi passionnée que celles que nous avons déjà connues, mais cette fois, il y aura une suite au programme, j’en ai rêvé des milliers de fois. Je crois qu’il est temps pour moi de l’aimer entièrement et que nous rompions ce maudit silence. Si elle doit me repousser, tant pis, j’en assumerai les conséquences en temps utiles.

Chargée par la fatigue, elle se dirige vers la cuisine et je la suis. La lueur de l’éclairage de la hotte découpe son profil et je l’observe tandis qu’elle sort un pilulier et ingurgite plusieurs comprimés.

— Tu es souffrante ? m’inquiété-je soudain.

Lentement, elle se tourne vers moi et me fixe. Elle n’est pas surprise de me trouver si près d’elle, je me demande même si elle n’a pas délibérément avalé ces médicaments en ma présence pour que je la voie.

— Non, je ne suis pas souffrante.

Elle soupire et son regard navigue entre mes yeux comme si elle cherchait ses mots.

— Je suis sous traitement hormonal pour préparer un prochain transfert d’embryons.

Je n’ai pourtant rien bu, mais l’information semble avoir besoin de faire plusieurs fois le tour de ma caboche avant que je la comprenne, mais quand enfin je percute, un courant glacial dévale ma colonne vertébrale.

— Par « transfert d’embryons », tu veux dire que…

— Que je veux un autre enfant, peut-être même deux, selon ce qui ressortira de cette procédure.

Je m’adosse au chambranle de la porte quand je sens mes jambes devenir cotonneuses.

— Non ! Non Aly !

Là, j’ai mal.

Putain oui, j’ai mal.

J’essaye de garder le contact avec ses prunelles qui tentent de me fuir, jusqu’à ce qu’elle se détourne et renvoie son regard se perdre au travers de la fenêtre, les deux mains en appui sur le plan de travail.

— Je ne t’en ai pas parlé plus tôt, parce que je me doutais que tu ne le prendrais pas très bien, mais Alex et moi en avions discuté et nous nous étions mis d’accord. Ces embryons m’appartiennent et il m’a autorisée à en faire ce qui me semblait juste, quelles qu’en soient les circonstances.

Le salaud ! Ça ne lui coûtait rien de prendre une telle décision, lui n’était que le nom sur le papier, mais moi…

Je saisis Alyson par les épaules pour la ramener vers moi puis son visage entre mes paumes pour l’obliger à me regarder. Je veux qu’elle comprenne pourquoi c’est impossible, qu’elle sache combien ce qu’elle attend de moi est insurmontable à présent.

— Je t’en prie Aly, ne fais pas ça.

Elle se dégage de ma poigne, sans brutalité, certes, mais son geste me déchire quand même.

— Écoute-moi, Nicolas, j’ai trente-cinq ans bientôt et aucune chance de rencontrer un homme qui acceptera de se lancer de but en blanc dans un protocole de FIV, je ne vois pas pourquoi j’irais subir une nouvelle épreuve de ponction avec tout ce que ça implique de douleur alors que j’ai des embryons parfaits qui attendent dans un congélateur. Mon fils est magnifique, il a le regard, les expressions, le sourire de son père…

— De son père Alyson, les mêmes qu’Alex, oui, mais ce sont ceux de son père.

Elle tend la main et la pose sur ma joue.

— Oui, il a les traits et les gènes magnifiques des hommes de la famille. Ça explique parfaitement pourquoi je ne souhaite pas faire appel à un donneur anonyme pour mon prochain enfant.

— Aly, tu ne comprends vraiment pas ?

Putain, je pleure comme un gosse. Ma voix grince et mon souffle se bloque dans ma gorge.

— Si, souffle-t-elle en baissant la tête et en se dirigeant vers la porte, j’admets que ça peut paraître étrange d’avoir conservé ces embryons après la mort de leur père, mais c’est ce qu’il y a de plus pertinent dans mon cas…

— Non, tu ne comprends pas, Alex n’est pas le père d’Enzo.

— Pas au sens où on l’entend, il ne l’a jamais tenu dans ses bras et ne l’élèvera jamais, mais techniquement, si, il est son père.

J’attrape ses épaules et la tourne dans ma direction pour tenter de capturer son regard.

— Non Aly. Même techniquement, il n’est pas son père. Ce n’était pas Alex le donneur pour la FIV, c’était moi.

Au fur et à mesure que son visage perd ses couleurs, le poids que je porte sur mes épaules depuis plus d’un an semble me quitter.

— C’est moi qui ai déposé mon sperme ce jour-là. Ces embryons, ce sont…

« les miens » sont les mots que je manque de dire, mais je ne m’en sens pas réellement le droit.

— Quoi ? Mais pourquoi ?

— Parce qu’il me l’a demandé. Il n’avait pas confiance aux médecins et l’idée de transmettre sa maladie à son enfant le torturait. Comme moi j’étais sain…

Elle fronce les sourcils et m’interrompt, la main étalée sur ma poitrine.

— Sa maladie ? Mais de quoi parles-tu ? Ce n’est pas à cause de sa sclérose en plaques qu’on a été obligé de passer par une FIV, cette maladie n’est même pas transmissible ! C’est moi qui souffre d’une anomalie génétique. Mes chances de concevoir un enfant de manière classique sans lui refiler ma propre pathologie sont quasiment nulles.

— Il disait que si je n’acceptais pas de prendre sa place, il annulerait tout, et je savais combien c’était important pour toi d’avoir ce bébé, alors… alors, je l’ai fait, et c’est tout.

L’enfoiré, s’il n’était pas déjà mort, je crois que je pourrais le tuer pour avoir menti comme il l’a fait. Il ne voulait réellement pas d’enfant, il n’a jamais changé d’avis et il aurait vraiment annulé le protocole de FIV si j’avais refusé d’être le donneur, j’en suis convaincu à présent.

Le visage d’Alyson est tordu par des émotions que je peine à identifier, une rage sourde, de la déception aussi, et certainement le même sentiment de trahison que moi. Elle serre le poing et l’abat sur ma poitrine.

— Tu n’aurais pas dû céder à son chantage ! Mais bordel de merde, pourquoi as-tu accepté ça ! Pourquoi putain !

De grosses larmes coulent à présent sur ses joues tandis que ses coups martèlent mes pectoraux pour ponctuer chacune de ses phrases. J’oscille à peine, je les encaisse.

— Il m’a menti, et toi aussi tu m’as menti, Nicolas ! Vous m’avez abusée tous les deux. J’ai toujours eu confiance en toi. Pourquoi tu as fait ça ?

Je serre les dents en cherchant au plus profond de mes tripes l’explication la plus audible pour elle, mais finalement, c’est la vérité qui me semble pertinente.

— Parce que je t’aime Alyson, lui déclaré-je d’une voix douce. Je t’aime comme un fou depuis la première minute où j’ai croisé ton regard au-dessus de ce parquet de danse et malgré tout ce qu’il s’est passé, malgré tous les efforts que j’ai pu fournir pour tourner la page, je n’ai pas cessé de t’aimer une seule minute durant toutes ces années.

Je m’approche de nouveau d’elle alors que ses lèvres tremblent de sanglots retenus et je reprends son visage en coupe.

— Il ne s’est pas passé une journée sans que je regrette de t’avoir laissée partir ce premier soir. J’aimerais pouvoir remonter le temps, Alyson, pour que mon frère n’entre pas dans ta vie. Je me serai battu pour toi, afin d’être celui que tu choisirais.

Je cède à l’appel de sa bouche et glisse lentement mes lèvres sur les siennes pour un baiser auquel elle ne répond pas.

— Pourquoi as-tu accepté ça ? répète-t-elle dans un murmure.

— Il aurait pu me demander n’importe quoi, je l’aurais fait pour toi Aly, parce que c’était ce que tu voulais. Il est parvenu à me faire admettre que ce n’était qu’un don sans importance, et je me suis rangé à ce point de vue tordu, car ça me donnait le moyen de t’offrir quelque chose qui te rendrait heureuse. Mais en vérité, ce que j’ai fait n’est pas rien, Aly, et je l’ai compris trop tard. J’ai souffert le martyre lorsque tu attendais Enzo. Te voir t’arrondir chaque jour davantage et savoir que c’était mon enfant qui grandissait en toi, c’était une véritable torture et j’ai cru sombrer dans la folie. Puis, le regarder s’épanouir et devenir le merveilleux petit garçon qu’il est sans pouvoir être son père… Je ne peux pas revivre ça. Je t’en prie, si tu tiens un peu à moi, ne m’inflige pas ça. S’il te plaît.

Je laisse gonfler l’espoir qu’elle ressente assez d’amour pour moi pour m’offrir une place dans sa vie. Je ne veux plus être le spectateur, c’est terminé.

Ses pleurs redoublent secouant son corps de longs sanglots tandis que je referme mes bras autour de ses épaules et la serre avec force contre ma poitrine.

— Tu m’as menti Nicolas.

— Je lui avais promis de garder le secret.

— Il est mort, nom de Dieu ! Ta promesse ne tenait plus et pourtant tu ne m’as rien dit.

Mes doigts glissent dans ses cheveux, tandis que je caresse ses joues de mes pouces.

— J’aurais pu le faire à la naissance d’Enzo, mais j’ai eu peur que tu me rejettes. J’avais besoin de toi, de lui, et c’est toujours le cas.

D’un geste plein de rage, elle dégage mes mains de son visage.

— On ne ment pas aux gens qu’on aime, Nicolas.

Elle tremble, et peine à déglutir, mais elle redresse le buste comme je l’ai vu le faire tant de fois depuis un an. Le masque froid que son visage revêt soudain me fait comprendre qu’en quelques mots, j’ai tout perdu.

La vérité finalement était une erreur.

— Je ne peux pas pardonner ça. Va-t’en Nicolas. Pars ! Je ne veux plus te voir.

Au timbre blanc de sa voix, mes bras retombent sans énergie le long de mon corps. Je recule sans réussir à détacher mon regard du sien, jusqu’à ce qu’elle referme la porte. Le froid de l’air mord mon épiderme et me fait réaliser que je suis debout comme un con au milieu de son allée. Avec l’allure d’un automate, je glisse sans même en avoir conscience jusqu’à ma voiture.

Le paysage gelé est toujours là, et je le suis tout autant. Les quelques minutes de trajet se déroulent dans un brouillard où je ne semble pas exister et je m’effondre dans mon lit, tout habillé.

Je crois qu’une partie de moi est définitivement morte cette nuit.

 

 

                                                                                                                            Chapitre XXII 

Alyson

La porte se referme sans bruit et je glisse lentement sur le carrelage froid de l’entrée. Les lèvres scellées entre les dents pour ne pas hurler. Mes poings se relâchent et mes mains se nouent autour de mes jambes. Pourtant j’aimerais détruire tout ce qu’il y a dans la pièce, pour que tout soit à l’image de ce qu’il reste de moi.

Un cœur qui saigne, une âme qui se délite…

Cela fait bientôt un an qu’Alex est mort. Un an qu’il a décidé que rien ne valait la peine qu’il se batte contre la maladie parce qu’elle avait déjà gagné. J’ai cru qu’il lui avait fallu du courage pour accepter l’idée de nous perdre, mais finalement, le puzzle s’assemble et je réalise que nous n’étions vraiment rien pour lui.

Mon fils n’est même pas le sien…

Il a manipulé son propre frère pour arriver à ses fins…

Alors il est légitime de se demander si son amour pour moi n’était pas aussi un mensonge. Qui sait ? Plus rien n’a de sens maintenant. Cette nouvelle grossesse que j’espérais, cet enfant, qui était presque là et qui aurait été du même sang qu’Enzo, tout ça s’est évanoui. Même si ces embryons existent, je ne peux plus en disposer maintenant que je connais leur origine…

Comme pour faire écho aux larmes de Nicolas qui me hantent, les miennes inondent mes joues et glissent dans mon cou jusqu’à imprégner le col de mon chemisier. Je me sens tellement mal de lui avoir fait vivre cette épreuve. Je m’en veux terriblement alors que je n’y suis réellement pour rien, car j’ignorais ce qui s’était tramé dans l’ombre.

Je me souviens de toutes ces fois où j’ai invité celui que j’appelais le futur Tonton à toucher mon ventre quand Enzo y remuait… de toutes ces journées qu’il a passées avec nous depuis la naissance du petit… Oh mon Dieu ! Ce devait être une torture pour lui de garder ce secret, de ne pas révéler son rôle dans la conception de mon fils. Ni évoquer ses sentiments pour nous. Son attitude à mon égard aurait dû me le faire comprendre… J’ai été bien naïve quand j’y pense, à moins que j’aie inconsciemment préféré ne rien voir, pour ne pas me poser de question.

Je frappe le mur de l’arrière de ma tête, comme si la douleur physique pouvait supplanter celle de mon cœur, me la faire oublier quelques minutes, le temps d’y voir plus clair, ou du moins d’essayer.

— Je te hais Alex, je ne sais pas si tu m’entends de l’endroit où tu es, mais je te hais. J’aimerais que tu sois là pour t’expliquer, pour me dire pourquoi tu as pris cette place dans ma vie si tu ne la souhaitais pas. Si même me faire un enfant était insurmontable pour toi, pourquoi m’avoir fait croire que tu le voulais autant que moi ? Et pourquoi avoir mêlé Nicolas à tout ça ? Surtout lui, bordel ! Il ne méritait pas que tu lui fasses un coup pareil.

Les mots que je prononce à voix rauque me brûlent comme une coulée d’acide, mais j’ai besoin de les entendre résonner contre les murs de la maison.

— C’était pour te venger de mon amour pour lui ? Je pensais que tu avais compris que c’était toi que j’avais choisi !

Toute ma vie n’est qu’un horrible mensonge. J’ai passé des années à aimer sans retenue un homme pour lequel je n’étais rien et à faire souffrir son frère à cause de mon ignorance.

Durant d’interminables minutes, de douloureux sanglots secouent ma poitrine. La gorge serrée et les yeux rougis, je saisis mon téléphone et affiche ma boîte de réception. Tout en haut, le seul message épinglé est celui que m’a envoyé Alex avant de mourir… Cela fera bientôt un an que je le vois, chaque fois que je me connecte, qu’il me nargue et que je repousse le moment de l’ouvrir. Jusqu’à aujourd’hui, je n’en avais lu que quelques phrases, juste assez pour comprendre que sa mort n’était pas accidentelle. Le reste me semblait insurmontable. Je craignais d’y trouver des justifications ou des excuses que je n’étais pas prête à accepter. Ma vue se brouille et je chasse l’eau qui s’est accumulée le long de mes cils en fermant fortement les yeux. Lorsque les caractères cessent de danser, je replonge dans le calvaire de ce début janvier.

« Ma douce Alyson,

Je te dirais bien que je suis désolé, mais ce serait un mensonge, car je ne le suis pas. Il fallait que je parte tant que je le pouvais encore et cela n’aurait servi à rien d’en parler, sinon nous faire du mal en évoquant des espoirs qui n’ont plus leur place maintenant. On me l’a confirmé il y a quelques jours, mon état s’est fortement dégradé ces dernières semaines et toute rémission relève de l’utopie. Tu l’ignores, mais j’ai pris la décision d’abréger ma vie depuis longtemps. En fait, c’était avant même de t’avoir révélé ma maladie. Je m’étais fixé des limites et je les ai atteintes. Finalement tout est plus simple quand on accepte le fait d’avoir une date de péremption, tu sais, c’est comme embarquer pour une longue croisière, mais avec le billet de retour dans le fond de la poche, on vit tout avec une autre intensité. »

La suite de sa lettre, je ne l’avais pas lue tant le début m’avait effondrée, mais à présent, je sens que je dois le faire. Mes mains tremblent. Mon corps entier tremble, mais c’est le moment.

« Ma vie a été jalonnée d’instants merveilleux, et je peux l’avouer maintenant, certains d’entre eux, je vous les ai volés, à toi et à mon frère. Ce n’était pas volontaire, mais c’est pourtant la vérité. Je vous ai fait du mal mais même en creusant profondément, je n’arrive pas à le regretter. Ça fera probablement de moi le dernier des connards, mais peu importe, je suis mort de toute façon, alors maintenant je m’en fous, tout le monde s’en fout. Le passé restera le passé, il ne peut plus être changé, mais l’avenir en revanche a encore tous ses droits. Je crois être parvenu à replacer les pièces du grand échiquier dans le bon ordre pour vous laisser continuer la partie. Nicolas doit être auprès de toi à présent, il l’a toujours été, même s’il avait choisi de rester dans l’ombre et de me céder la place. Je lui ai donné un rôle compliqué dans mon scénario, et j’aimerais que jamais tu ne m’en veuilles, mais c’était la meilleure chose à faire, la plus sensée. Dis-lui que je le libère de notre secret. Il t’expliquera et j’espère que tu comprendras. Je le souhaite de tout mon cœur.

Peut-être me détesteras-tu. Peut-être que ces situations te sembleront impossibles à accepter et que tu me maudiras pour vous les avoir imposées, mais assieds-toi juste cinq minutes et réfléchis aux raisons qui m’ont fait agir ainsi et à ce que ta vie serait si j’avais pris d’autres décisions.

Voilà, je crois que je t’ai tout dit et si j’en oublie, c’est que ce n’était pas important.

Prends soin de toi et de ce bébé que tu désires tant et qui sera parfait, je n’en doute pas.

Je t’aime ma tendre chérie et je pense ne pas me tromper en disant que je t’aimerai jusqu’à mon dernier souffle.

Alex »

Mon téléphone s’échappe de mes doigts et glisse doucement sur le sol dans un bruit mat. Cette vérité qui m’assomme aujourd’hui aurait-elle été moins difficile à accepter si elle avait explosé il y a un an ?

Une sensation d’être vide, essorée, m’empêche de bouger de ce carrelage glacé, pourtant je fixe l’écran de mon téléphone, comme si toutes les réponses aux questions qui se bousculent sous mon crâne allaient en jaillir ; mais il reste noir, aussi inerte que moi.

Je ferme les yeux, mon dos glisse le long du mur jusqu’à ce que le sol me réceptionne. Couchée sur le flanc, incapable de la moindre pensée cohérente, je me laisse engourdir par l’épuisement.

***

— Attends Alyson, recommence, je n’ai rien compris à ce que tu me racontes. Tu es enceinte de Nico ?

Candice me fixe avec des yeux plus ronds que des soucoupes et je hoche la tête, épuisée. Après les quelques minutes durant lesquelles je me suis effondrée dans l’entrée, j’ai fini par regagner mon lit, mais je n’ai pas fermé l’œil. Enzo, dont les nuits sont difficiles en ce moment, s’est réveillé grognon et fatigué, ce qui ne m’a pas aidée à gérer mon propre épuisement, et je dois avouer que même pour moi, mes propos sont confus.

— Mais tu m’as dit que toi et lui, vous n’aviez jamais… mais alors, ça y est ?

Elle mime un baiser en jouant avec ses deux index collés l’un à l’autre alors qu’un grand sourire illumine son visage, mais mon air renfrogné fait soudain retomber son euphorie.

— Non, je te le confirme, Nicolas et moi n’avons jamais couché ensemble.

— OK, là, c’est officiel, tu m’as perdue.

— Alors je vais reprendre depuis le début. Je ne suis pas enceinte, mais j’ai découvert hier qu’Enzo est le fils de Nico. Alex l’a manipulé pour qu’il accepte d’être le donneur pour ma FIV.

— Le donneur de… ? Tu veux dire qu’Enzo a été conçu avec le sperme de Nicolas ! ajoute-t-elle en chuchotant comme si quelqu’un pouvait nous entendre.

J’acquiesce d’un signe de tête.

— Merde… Mais pourquoi avoir fait ça ? C’est n’importe quoi !

Je lui raconte le mensonge d’Alex et le chantage qu’il a fait à son frère, mais elle comprend aussi ce qui l’a motivé à se conduire ainsi, surtout après avoir lu la lettre d’adieu qu’il a rédigée.

— On dirait qu’Alex avait deviné que tu nourrissais des sentiments pour son frère…

— Il n’a pas eu à les deviner, je ne lui ai jamais caché que je les aimais tous les deux. Il le savait depuis le début de notre relation.

Elle secoue la tête, les sourcils froncés comme si elle rassemblait les éléments pour comprendre cette étrange situation.

— Tout cela aurait un sens si Nicolas était aussi amoureux de toi, mais…

— C’est le cas. Il me l’a avoué hier, la coupé-je, et si moi, je l’ignorais, Alex le savait.

— Donc finalement c’est assez simple. Quitte à disparaître, il vous rend vos vies.

Je manque de m’étouffer avec ma gorgée de thé.

— Il n’avait pas le droit de décider pour nous. En faisant de Nico le père de mon fils, il a créé un lien que nous n’avons pas choisi.

— C’est vrai, mais si tu avais le choix aujourd’hui, en sachant ce que Nico t’a révélé sur ses sentiments pour toi, n’aimerais-tu pas qu’il soit le père de ton enfant ?

L’image de Nicolas me percute. Nico qui donne le biberon, le bain, qui joue à empiler des cubes de toutes les couleurs. Son grand corps si solide qui traverse la maison à quatre pattes, poursuivi par mon petit Enzo hilare et si heureux de faire la course… Il est celui qui parvient à l’endormir même quand il est malade ou simplement trop excité pour se coucher, celui qui arrive à lui faire avaler ses épinards et mimer ses comptines… Chacun s’illumine en la présence de l’autre.

— Oui évidemment qu’il est le papa idéal pour Enzo, mais le fait est que nous n’avons pas voulu cette situation, Alex nous l’a imposée.

Un silence s’abat durant lequel elle m’observe.

— Et finalement, qu’est ce que ça change Alyson ? Est-ce que c’est vraiment si terrible que ça ?

Son visage se pare soudain d’un masque extrêmement grave et je réalise d’ailleurs que c’est la première fois que je la vois si sérieuse.

— Il avait raison lorsqu’il te suggérait de te poser cinq minutes pour y réfléchir. Il se savait condamné parce qu’il ne voulait pas vivre dans un état de dépendance. En agissant ainsi, il te place entre les mains d’un homme qui t’aime et que tu aimes. Il le connaît par cœur et a confiance en lui…

— Ça ne justifiait pas de prendre ces décisions à notre place ! Et comment tu expliques ce qu’il a fait pour Enzo ?

— Je crois qu’il se sentait coupable d’être dans votre équation, et c’était sa manière de remettre les choses à leur place.

Elle soupire avant d’ajouter

— Décider pour les autres n’est jamais une bonne chose, je te l’accorde, mais dans son cas, je pense qu’il a agi par amour, Alyson. Par amour pour toi et par amour pour son frère. Je suis convaincue qu’il n’avait pas dans l’idée de te faire souffrir.

Une goutte tiède dévale ma joue et s’écrase sur ma main. Il m’aurait brisé le cœur s’il m’avait dit ne pas vouloir d’enfant, c’est vrai, et ça, il le savait.

— Il avait simplement tout prévu.

— Mais il a écrit notre histoire selon l’idée que lui s’en était faite !

Elle rit doucement et me regarde avec tendresse.

— Est-ce que c’est vraiment si éloigné de tes désirs ? Et ceux de Nico, tu les crois différents ?

Je hoche lentement la tête, en serrant les dents pour juguler mon envie de pleurer.

— Et donc, concrètement, tu envisages de faire quoi pour le transfert d’embryons, tu ne vas pas abandonner quand même ?

— Je n’ai plus le choix. Même si légalement je serais en droit de continuer, les embryons sont ceux de Nicolas autant que les miens et maintenant que je le sais, je ne peux pas l’ignorer et encore moins faire comme s’il ne m’avait pas demandé de ne pas poursuivre le protocole. Il a été ferme, il ne le souhaite pas.

Elle saisit mes mains entre les siennes.

— Tu es certaine qu’il ne finirait pas par accepter si tu lui expliques combien c’est important pour toi ?

En fait je ne suis certaine de rien du tout, mais j’ai lu trop de peine en lui pour m’obstiner. Je ne peux pas faire ça si ça doit le faire souffrir.

Je remue simplement la tête d’un air las avant de m’effondrer sans retenue entre les bras de ma meilleure amie.

 

                                                                                                                        Chapitre XXIII 

Nicolas

À celui qui me dira qu’un homme ne doit pas pleurer, je répondrai alors que j’ai dû perdre toute ma virilité cette nuit, car mon oreiller est trempé et j’ai un mal de crâne à me taper contre les murs. Je n’ai pas dormi, c’était impossible. Chaque fois que mes paupières se sont fermées, le visage plein de colère d’Alyson m’est apparu. Et je la mérite cette colère. Oh putain, oui, je la mérite ! Le mensonge n’aurait jamais dû s’inviter entre nous et je l’ai pourtant laissé distiller son venin. Je l’ai entretenu, alors même que j’ai eu cent fois la possibilité de rompre ce cercle infernal.

Mais qu’est-ce que je n’aurais pas fait pour elle ? J’étais prêt à tout lui donner, à tout abandonner et finalement on en est là, je n’ai plus rien. J’ai tout perdu, même son respect.

J’ai gaspillé quatre années de ma vie à cacher ce que je ressentais, sous le prétexte que mon frère me l’avait demandé, et parce que c’était incorrect d’aimer et de désirer la femme d’un autre. Ma mère m’a bien élevé aussi, j’imagine que ça a joué… Bref, des raisons somme toute assez louables, mais tellement vides de sens à présent.

Mais voilà, Alex est mort. Mon frangin n’est plus là, et Aly a raison, les promesses que je lui ai faites de son vivant n’auraient pas dû lui survivre.

D’un geste brusque, je repousse les couvertures que j’ai malmenées toute la nuit et laisse retomber mes jambes sur le bord du lit. Mon cœur martèle l’arrière de mes yeux et la lumière, pourtant faible, qui filtre au travers des persiennes semble vouloir me brûler la rétine.

— Quelle merde… mais putain, pourquoi est-ce que je n’ai pas été capable de fermer ma gueule… ? Quel était l’intérêt de lui avouer la vérité, sinon pour nous détruire ?

Ma voix résonne contre les murs nus du couloir, me ramenant à cette solitude que j’exècre. Rentrer seul le soir était supportable lorsque je savais qu’à tout moment je pouvais retrouver Alyson et mon petit garçon.

Mais c’est terminé. Elle ne veut plus me voir…

Le chemin vers la cuisine suffit à me rendre la conscience des courbatures liées à cette nuit blanche ainsi qu’à cette tension qui refuse de me quitter. J’ouvre le réfrigérateur et vide d’un trait la bouteille de lait. Le liquide froid descend le long de mon œsophage, mais ne m’apporte pas ce que j’attends. Il me laisse simplement plus nauséeux encore. Dans le compartiment à glaçon, la bouteille de vodka m’attire. Il n’est que dix heures du matin, mais après tout, quelle importance ? Tout ce qui pourra engourdir la douleur sourde qui m’habite sera bienvenu. D’un mouvement du pouce, je fais rouler le bouchon qui échoue dans l’évier et je porte le goulot à mes lèvres. La première lampée nettoie le lait qui a tapissé ma gorge et termine sa chute au fond de mon estomac. Sa chaleur se répand sans tarder et appelle une autre gorgée, puis la suivante, jusqu’à ce que la bouteille vide aille rejoindre son bouchon, dans l’évier.

Je n’ai plus qu’un seul objectif, celui de boire vite et beaucoup, pour rapidement plonger dans un état second. Un état dans lequel je n’aurais pas envie de hurler, une semi-conscience sans perception, sans la peine que je lui ai causée, sans la haine que je ressens pour moi, pour mes mensonges… et pour mon frère…

Puis mon regard se pose sur une flasque de téquila, dont le cul est coincé dans la glace du freezer. J’en saisis le goulot, tire fermement pour l’en extraire et sans la moindre cérémonie, j’avale le reste du flacon avant de claquer la porte du réfrigérateur.

D’ici quelques minutes, je sais que ça ira mieux. Je vais cesser de penser. Par précaution, j’attrape la bouteille de whisky, parce que tant qu’un soupçon de lucidité subsistera, je veillerai à le noyer. Je m’effondre dans le canapé alors que sur la table basse, mon portable me nargue. J’appuie sur le bouton d’allumage, mais il ne se passe rien. Ses derniers points de batterie ont disparu cette nuit et je ne l’ai pas rechargé. De rage, j’arme mon bras et le balance de toutes mes forces contre le mur de pierres du salon. Dans un fracas, il explose et ses débris rebondissent autour de moi. Le spectacle navrant m’arrache un spasme étrange, à mi-chemin entre le rire et les larmes…

« Je ne peux pas pardonner ça »

Tout ça n’en valait pas la peine !

Crétin… Bien sûr que si, cette année auprès d’eux valait tout ce que je viens de perdre. Leur présence, leur amour, leurs sourires… c’est ce qui m’a permis de respirer, de vivre.

« Va-t’en »

La voix tremblante d’Alyson se joint au tumulte désordonné de mes pensées.

« Je ne veux plus te voir »

Ses mots me hanteront jusqu’à mon dernier jour.

Merde. Tout est terminé… J’ai tout détruit, tout perdu…

Dans ma poitrine, quelque chose est en train d’écrabouiller mon cœur. Il palpite péniblement, je le sens au rythme des à-coups qu’il envoie directement à l’intérieur de mon crâne, mais je ne peux rien faire pour empêcher cet étau qui se serre de plus en plus fort.

Une grosse lampée de whisky rejoint la vodka et la téquila qui ont déjà commencé à m’engourdir, et je souris. Comme un con, je souris sans savoir pourquoi, sans en avoir envie, mais je souris, la tête enfoncée dans le dossier du canapé.

Mes yeux se ferment.

Je n’aurais pas dû revenir au pays. J’aurais dû rester LE soldat. Inatteignable. Incolore. Celui qu’on ne questionne pas, et dont le silence impose le respect. J’aurais regardé grandir mon fils de loin, sur un écran terne, avec la fierté amère de celui qui protège sans espérer être reconnu.

La bouteille s’allège, à l’inverse de ma tête qui est de plus en plus lourde. Mes paupières aussi pèsent une tonne, je ne parviens plus à les soulever. Enfin la torpeur me gagne. Ce n’est pas le meilleur des sommeils, mais au moins ça a le mérite de m’aider à arrêter de penser, et pour l’instant je ne suis pas capable d’espérer mieux.

Il faudra faire avec.

***

Avachi sur le zinc, la joue écrasée dans la paume de ma main, mon regard est figé sur les glaçons qui dansent dans mon verre. Je suis incapable de savoir depuis combien de temps je suis là. Mon mal au cul me renseigne un peu malgré tout, les tabourets du bar sont tellement inconfortables que c’est à croire qu’ils sont prévus pour que des mecs comme moi n’y passent pas des heures à se mettre minable ainsi que je suis en train de le faire. Le coude soudé sur la surface brillante, je fais glisser les dernières gouttes ambrées sur ma langue sans parvenir à en sentir le goût. Dommage, vu le prix que je le paye, j’aurais aimé le déguster, mais je pense que je suis déjà trop amoché pour ça.

Le fond du verre a à peine touché le bar que d’une poussette de l’index je le dirige vers le jeune homme aux cheveux longs qui tient la boutique ce soir. Un code universel qu’il comprend mais auquel il répond d’un hochement négatif de la tête.

— Quoi « non » ? C’était pas vraiment une question !

Ma voix est pâteuse et son timbre incertain déclenche un deuxième hochement de tête, pas plus positif que le premier. Je soupire et me redresse, palpant la poche arrière de mon jean pour vérifier que mes clés s’y trouvent toujours.

— C’est pas grave, mec, t’es pas le seul bar dans le coin.

Péniblement, je glisse du tabouret et mes jambes engourdies demandent un peu de temps avant d’accepter de supporter mon poids.

— M’sieur Desmarais, c’est pas une bonne idée de repartir comme ça. Vous avez beaucoup bu.

Comment il connaît mon nom, celui-là ? Je n’ai pas souvenir de m’être présenté en arrivant !

Je sors mon portefeuille pour en extraire un billet de cinquante euros. J’imagine que ça devrait suffire, ou du moins je l’espère, car j’ai perdu le compte de ce que j’avale depuis un moment. Je le pose sur le bar et une paluche vient s’abattre dessus.

— Tu restes là, mon ami. Je ne peux pas te laisser partir dans cet état, Nico. Je m’en voudrais s’il t’arrivait un truc.

Alors que je lève les yeux, je reconnais Romuald. Le frère ainé d’un vieux pote de lycée dont j’ai perdu le nom, et j’avais oublié qu’il était le patron de ce bar… Est-ce que je l’ai su un jour d’ailleurs ? Ça aussi je l’ignore.

— Mon môme a raison, tu n’es pas en état.

Je fronce les sourcils en laissant dériver mon attention vers le jeune type à ses côtés.

Ouais, il y a un air, c’est vrai. Même nez, même regard bleu…

— Mon gosse aussi me ressemble beaucoup, marmonné-je.

À son air amusé, je vois qu’il n’a aucune idée de ce que je baragouine et je m’en fous en fait.

— Tu pourrais pioncer dans la réserve, j’y ai installé un lit de camp, mais tu vas te peler le cul et je suis certain que tu en profiteras pour continuer de picoler en vidant mon stock. Alors, tu me laisses appeler un taxi ou quelqu’un qui viendra te chercher, ou je téléphone aux flics pour qu’ils te mettent en dégrisement.

— Ouais, ou bien tu vas te faire foutre parce que j’ai pas besoin d’une nounou. Salut Rom, je me casse.

Il contourne le comptoir et me guide jusqu’à la banquette de cuir marron qui s’étale derrière moi.

— Tu n’iras nulle part, oublies ça. De toute façon, tu ne tiens pas debout.

Les quelques pas qu’il m’oblige à faire font danser le décor et mon estomac se rebelle. Je rote, grimace à l’aigreur du relent avant de redresser les épaules.

— Ne me parle pas comme ça, je suis le lieutenant Desma…

— T’es pas lieutenant dans mon bar. Tu n’es qu’un mec bourré et un danger pour tous ceux qui croiseront ta route, alors reste sagement assis ici, où je t’assomme.

Je pouffe devant son air de gringalet rachitique. Il est couillu l’animal, car même à moitié mort, je pourrais encore le coucher… mais si j’en crois les bourdonnements qui envahissent ma pauvre cervelle, il n’a peut-être pas tout à fait tort finalement, et quelques minutes de repos ne peuvent pas me faire de mal. Je ferme les yeux et les bruits s’éloignent. Ceux du vieux juke-box, du percolateur, de la monnaie qui frappe les coupelles de plastique… des éclats de rire, puis le silence. Un épais silence qui m’enveloppe jusqu’à ce qu’une main se pose sur ma mâchoire. Une main douce, frêle, légère et délicate. Je n’ai pas senti que je m’étais endormi, mais ce doit pourtant être le cas, car tout est calme. Affreusement calme.

Je saisis la main et la porte à mes lèvres avant de la conduire de nouveau sur mon visage et d’y loger ma joue. Elle est ici, et plus rien d’autre ne compte.

— Alyson.

Elle est là et elle m’a pardonné. Je sens qu’un sourire fleurit sur mes lèvres en même temps que ma gorge se coince. Je vais chialer comme un môme putain ! C’est trop d’émotions d’un coup !

— Oh Aly…

— Non Nico, c’est moi. C’est maman, Marc est là aussi et on est venus pour te ramener à la maison.

Mon fantasme fugace éclate alors comme une bulle de savon, et je n’arrive pas à retenir cette envie de pleurer. Je suis vraiment le roi des cons ! Alyson ne viendra pas pour moi, elle n’a aucune raison de le faire. Elle me déteste, elle l’a dit, je crois. Ou peut-être pas. Je ne sais plus, j’ai oublié. Mais elle m’a demandé de sortir de sa vie. « Va-t’en ! ». C’étaient ses mots, ils seront à jamais gravés dans ma mémoire.

« Va-t’en ! »

« Va-t’en ! »

Pas de deuxième chance pour le menteur…

Les mains solides du mécanicien attrapent mes épaules et me redressent le long du mur que vient heurter ma tête. Ça fait mal, mais pas autant que le visage désolé de ma mère qui n’a aucune idée de ce qui m’a envoyé dans cet enfer. Celui de boire pour ne plus penser, pour engourdir la douleur qui me déchire. La peine d’avoir perdu en une seule minute et à cause de quelques mots, la femme que j’aime plus que tout au monde… et mon fils…

Attentionnée, elle dépose mon blouson sur mes épaules et remercie Romuald. Lui aussi a l’air désolé. Mais qu’ils aillent se faire voir avec leur compassion ! J’en ai pas besoin, je veux juste oublier.

Dehors le froid semble essayer de m’arracher l’épiderme. Tiens, en voilà un bon moyen d’endormir la douleur qui me ronge les entrailles… Je ris. Je ris comme un crétin qui fuit toute réalité. Mon corps s’écrase sur la banquette arrière de la voiture dont je reconnais l’odeur, celle du petit flacon accroché au rétroviseur et toujours la même, de la vanille.

La voiture secoue légèrement quand ma mère et Marc montent à bord et le claquement des portières m’arrache une grimace… Aïe, trop bruyant.

— Je le ramène chez lui ? murmure Marc.

— Non, allons à la maison. Il est mal et je veux savoir ce qu’il lui arrive.

Ça, c’est ma mère… Chercher, comprendre, aider… supporter. Elle n’aura de cesse que lorsqu’elle sera convaincue par mes explications, et ça va être dur d’être cohérent avec la murge que je tiens.

Quelques soubresauts et virages plus tard — et après une lutte acharnée pour conserver à l’intérieur de mon corps le contenu de mon estomac —, la poigne du mécano me redresse de nouveau et arrache mon dos du siège. L’opération n’est pas simple, mais malgré son âge, il a encore de la ressource ! Mon ego vient de prendre la déculottée du siècle…

C’est de nouveau cette odeur familière qui m’accueille, celle de la cire pour les meubles et des bougies d’ambiance, elles aussi teintées d’une fragrance vanillée. Je perds un peu le fil du trajet qui me mène à l’étage de la maison. Marc me déchausse, me déshabille, je sais que c’est lui, ma mère serait plus délicate et surtout elle aurait peiné à me manipuler compte tenu de mon poids, du sien et de la mollesse de mes membres engourdis par l’alcool. Nu, ou presque, je m’enroule dans des draps frais, eux aussi parfumés du même arôme que le reste de la maison.

Je ris encore… putain, j’en tiens quand même une sacrée…

— Dors, me souffle-t-elle au creux de l’oreille en embrassant ma tempe. Mais demain, on devra parler mon grand.

La porte de cette chambre qui m’a vu grandir se referme et contre toute attente j’ai soudain envie de cette prochaine journée. J’ai besoin de reprendre la place de ce petit garçon que j’étais, il y a une grosse poignée d’années, de cet enfant confiant qui aurait livré sans honte ce secret bien trop lourd pour lui.

Parce que si je ne le fais pas, je sais que je vais en crever.

***

Au petit matin, j’ai trouvé sur la table de nuit, un verre et une boîte d’aspirine. Avec l’étau qui me broyait le crâne, ça a temporairement suffi à mon bonheur et je me suis rendormi. Trois heures plus tard, assis en caleçon dans mon lit d’ado, je peine à garder mon attention sur cet autre cachet d’aspirine qui danse dans un fond d’eau.

— C’est un peu tôt pour en prendre de nouveau, c’est toutes les six heures normalement, et on ne doit pas dépasser quatre prises par jour.

Si elle savait combien de fois j’ai joué les apprentis sorciers pendant ma carrière militaire ! On n’a pas toujours le luxe d’avoir un toubib ou un Vidal[5] sous la main en opération, alors les posologies c’est souvent au jugé !

Le cachet enfin dissout, je l’avale d’un trait, suivi d’un verre d’eau pour faire disparaître l’effet granuleux que le médicament a laissé dans ma bouche.

— Et que comptes-tu faire à présent ?

Le regard de ma mère est grave et tendre, comme à son habitude, mais cette fois elle ne tente pas de minimiser le problème pour me rassurer. Ça a été un peu dur à sortir, mais je lui ai dit la vérité. Je lui ai tout raconté, depuis la première fois où j’ai rencontré Aly jusqu’aux révélations du soir de Noël.

Elle sait tout.

— Alyson ne veut plus me voir. C’est sa décision, je vais la respecter. Quant à Enzo… Son état civil stipule qu’il est le fils d’Alex. J’imagine que je vais devoir me contenter d’être son oncle.

Elle secoue la tête en relâchant un long soupir.

— Tu sais que ça ne sera pas possible. Tu ne t’y tiendras pas. Combien de temps va-t-il falloir avant que tu décides de tout plaquer et de partir loin pour ne plus te torturer ? Je te connais Nico, jamais tu ne supporteras autant de résignation. Regarde ce que tu as été capable de faire et d’accepter par amour pour ton frère !

— Maman, elle ne veut pas de moi…

— Alors, fais-la changer d’avis.

— Elle est blessée, à ses yeux, nous l’avons trahie tous les deux.

— Mais ce n’est pas le cas…

Je ris doucement, c’est sans joie et elle le comprend.

— Si maman, on lui a menti. Alex, dans un premier temps, mais j’ai pris la suite. Je n’ai pas plus d’excuses que lui.

Elle se lève et arpente l’espace entre la table et la baie vitrée d’un pas vif. Trois dans un sens, trois dans l’autre avant de recommencer.

— Je ne suis pas d’accord. Tu l’aimes. Tu aimes votre fils, parce qu’il faut appeler un chat, un chat, c’est ton fils aussi.

— Oui, mais de quel droit est-ce que je peux revendiquer sa paternité ? Je n’ai fait que déposer du sperme dans un flacon stérile, rien de plus. Oui, je l’ai fait par amour, mais si on lui avait demandé son avis, Alyson n’aurait pas permis que son enfant soit conçu de cette façon.

Elle me fixe à présent.

— En es-tu si sur ?

— Oui maman. Quels que soient ses sentiments pour moi, c’est mon frère qu’elle avait choisi pour mari et père de son enfant. Pas moi.

— Ça ne change rien au fait que tu les aimes et que tu dois te battre pour eux. Tu te reproches de ne pas avoir bataillé contre Alex pour l’amour d’Alyson, tu ne peux pas répéter les mêmes erreurs, une fois encore !

— Nos mensonges ont brouillé les cartes. Le contexte est différent.

Elle secoue ses longues mèches maintenant parsemées de fils d’argent et pose sa main douce sur mon épaule. Ses doigts glissent sur le tatouage qui s’étale sur mon biceps. L’esquisse d’un profil de femme… celui d’Alyson.

— Mon chéri, il ne t’est pas venu à l’idée qu’Alyson était juste sous le choc et qu’elle ne pensait pas ce qu’elle t’a dit ?

— Le choc persiste alors, car depuis un peu plus d’une semaine, elle ne s’est pas manifestée… J’ai arrêté d’espérer qu’elle le fasse. Tu sais ce qu’on dit de l’espoir ?

— Qu’il fait souvent plus de dommages qu’il ne sauve, oui je sais… mais rappelle-toi que le désespoir, lui, fait toujours du mal.

Je déglutis et lui adresse un sourire que j’imagine faible et peu convaincant, mais je ne suis pas capable de faire mieux.

— Je vais prendre une douche et rentrer chez moi, j’ai une grosse journée demain, il va déjà falloir que je rattrape celle que j’ai perdue aujourd’hui.

— Tu devras encore attendre une vingtaine de minutes parce que tes vêtements sont dans le sèche-linge. Je les ai lavés, ils sentaient le fennec !

Je ris. Je ris pour masquer cette honte qui monte crescendo. Elle ne devrait pas me voir comme ça : brisé, impuissant… Alors qu’elle se dirige vers la porte, ce rire stupide meurt sur mes lèvres et ma gorge se serre.

— Je te demande pardon, maman…

Son image se floute au travers de l’eau qui s’agglutine derrière mes cils. Elle revient sur ses pas et dépose ses mains douces et fraîches sur mes joues, essuyant du pouce une larme que je n’ai pas su retenir.

— C’est une mauvaise passe, Nicolas. Un sale moment dont tu vas te remettre, parce que tu es un homme fort et courageux. Rappelle-toi que tes missions t’ont conduit à gérer des situations extrêmes et que si ta hiérarchie te les a confiées, c’est qu’ils savaient tous que tu serais à la hauteur. Tu es toujours cet homme-là, tu n’as pas changé Nicolas.

Je secoue la tête en dévorant comme un affamé la tendresse que son regard m’envoie. Il n’y a qu’une mère pour savoir poser avec autant de légèreté le doigt sur les blessures les plus profondes, même quand le môme en question s’approche à grands pas de la quarantaine !

— J’étais entraîné pour ça, c’est en me ramassant pendant les manœuvres que je me suis formé, mais là, j’ai pas eu le temps d’apprendre, maman, ça a été le casse-gueule direct…

— C’est brutal, oui, mais pas ultime. Tu vas te relever, et comme après l’entraînement, tu seras encore plus fort. J’ai confiance en toi, mais je ne te lâcherai pas, et Marc aussi sera là. Nous sommes une famille, ne l’oublie pas.

Elle m’embrasse tendrement sur le front et lisse sa jupe de ses mains, comme pour les occuper.

— Ah ! Au fait, Benjamin a appelé sur mon portable parce qu’il n’arrivait plus à te joindre, tu as perdu ton téléphone ?

Je pouffe en me remémorant l’instant où l’appareil a volé en éclat contre le mur.

— Disons qu’il a été victime d’un fâcheux accident et qu’il est définitivement hors service. Que voulait Ben ?

Elle ne relève pas l’histoire du portable.

— Il s’inquiétait de ne pas te voir à l’atelier. Je lui ai dit que tu étais grippé. Il ne m’a pas crue un seul instant, mais il a suffisamment combattu ce genre de démons pour ne pas poser de questions.

C’est vrai que Ben revient de loin et sans Candice, il y serait certainement encore d’ailleurs. Je tente chaque jour de me persuader que je n’en suis pas à toucher le fond comme ça a pu être son cas à une époque, mais force est de constater que si je ne redresse pas le tir, j’en prends le chemin. Il est possible qu’Alyson ne m’autorise jamais à être le père d’Enzo, mais ça ne sera pas parce que je serais devenu un déchet. J’ai encore assez d’honneur pour ne pas perdre ça de vue.

 

                                                                                                                        Chapitre XXIV 

Février 2024

Alyson

La salle du conseil municipal est assez grande et pourtant nous sommes tous agglutinés sur l’une des extrémités de la gigantesque table qui trône en son milieu. Olivier hoche la tête devant les idées de grandeur de son adjointe chargée de la communication.

— Il faut se détendre Martine, une commune de cinq mille habitants ne peut pas prétendre à un budget aussi lourd pour de simples affiches. Les contribuables verraient ça d’un mauvais œil, et moi le premier. Ce n’est que la fête du printemps, alors redescendons sur terre, tu ne crois pas ? Je suggère qu’on sollicite les élèves de l’école primaire, ils seraient ravis de créer de belles fresques et en plus, en les associant à la préparation de la manifestation, ça les attirera et donc, ça devrait faire venir leurs parents à la fête par la même occasion.

Martine rejette ses longs cheveux teints en brun sur son épaule et adresse à notre maire une moue qui ne sied guère à sa face de pruneau trop sec. Si j’en avais l’envie, elle pourrait presque me faire rire.

— Alyson, tu ne dis rien. Quelque chose te dérange dans le rétroplanning ? Tu souhaites ajouter quelque chose ?

Je lève mes deux mains devant moi pour toute réponse, et cela semble suffire à Martine pour l’accaparer avec de nouvelles doléances.

Je soupire, parce qu’au programme de cette réunion, il était question de travailler à la préparation de cette fête et surtout de déterminer les rôles attribués à chacun, mais alors qu’au moment de recueillir les disponibilités des uns et des autres, c’est le silence qui a gagné l’assemblée, maintenant que les premières pierres sont posées, tout le monde cherche à faire valoir ses idées !

Et ça me gonfle…

En fait, tout me gonfle. Les écouter se chamailler pour savoir qui aura le dernier mot sur l’emplacement de la buvette me fatigue, tout comme la taille et la couleur de ces putains d’affiches ! J’ai envie de prendre mes jambes à mon cou et de les planter autour de cette foutue table.

D’un geste de la tête, Hugo me fait signe de le suivre à l’extérieur de la salle. Ça fait un petit moment qu’il m’observe du coin de l’œil, mais jusqu’ici il n’avait rien dit.

— Aly, qu’est-ce qui ne va pas ? Je te sens ailleurs.

— Parce que je suis ailleurs. J’en ai ras le bol.

Il me sourit d’un air entendu.

— Ouais, tu as raison, ils sont pénibles parfois.

Mon regard se perd sur le bout de mes chaussures, mais mon soupir doit être éloquent, car Hugo ricane.

— Tu ne parlais pas d’eux, n’est-ce pas ?

J’acquiesce, et il glisse son bras sous le mien pour m’entraîner vers la sortie.

— Viens, on va faire un tour.

Les couloirs de la mairie sont déserts maintenant que les membres du personnel sont rentrés chez eux.

— Je vois bien que tu es contrariée. Est-ce que tu as envie d’en discuter avec un vieux pote ?

— Vieux ?

— Bon OK, pas si vieux que ça, mais nous sommes des potes quand même, non ?

Hugo ne sait pas grand-chose de ma vie privée. Nous sommes en quelque sorte collègues puisqu’il est, lui aussi, élu au bureau municipal et jusqu’ici, j’ai toujours aimé l’idée de ne pas tout mélanger.

Néanmoins, il est tout de même assez proche de moi pour avoir perçu mon malaise. Je souffle longuement, expirant tout l’air qui bloque mes poumons et rien que ce geste me permet de me sentir un peu moins oppressée.

— J’ai eu des mots très rudes avec quelqu’un qui m’est cher et je ne les pensais pas vraiment. Enfin, sur l’instant, si, c’était ce que j’avais envie de dire, mais une fois la colère passée, j’ai réalisé que j’étais allée trop loin. J’ai tenté de m’expliquer et de m’excuser et je lui ai laissé plusieurs messages sur son téléphone, mais il ne me répond pas. À ton avis, ça veut dire quoi ?

Il hausse les sourcils et cet air de gamin turbulent qu’il cultive au quotidien semble soudain s’envoler.

— C’est quelqu’un d’assez important pour que cette situation te vole ton sourire ?

De nouveau, je hoche doucement la tête.

— Je dirais que s’il est susceptible, il doit être en train de bouder et ça lui passera. Il se peut aussi qu’il n’en ait rien à faire. Que ces mots qui te paraissent importants ne le soient pas pour lui et dans ce cas, à toi de les oublier et de faire comme si de rien n’était. C’est encore ce qu’il y a de plus simple.

Je lui montre mon scepticisme en pinçant les lèvres.

— L’autre option, c’est que ça l’atteint autant que ça t’atteint, qu’il souffre de son côté et qu’il ait besoin de toi comme tu as besoin de lui.

J’avale ma salive avec difficulté tant ma gorge est serrée. Finalement, je réalise que je ne peux pas en parler sans ouvrir cette part d’intimité que je veux garder pour moi. Je pourrais déballer toute l’histoire à Hugo, mais pour quoi faire si Nicolas ne revient jamais dans ma vie, sinon risquer que ce secret s’ébruite et nous fasse encore plus de mal, à Nico, à moi et surtout à Enzo, plus tard…

— Merci Hugo, lui dis-je en prenant la direction de la salle du conseil. Allons en terminer avec cette foutue réunion et rentrons chez nous.

— Hey, me dit-il en me rattrapant par le bras. Le deuil peut changer les gens, et j’ai entendu dire que Nicolas n’allait pas très bien, lui non plus, ajoute-t-il. Alyson, je ne suis pas un spécialiste, mais mon insignifiante existence m’a quand même appris deux ou trois trucs. Parfois, il est préférable de choisir ses batailles et de prendre le temps de les mener correctement et jusqu’au bout.

Je ne savais pas Hugo si sage, il faut dire qu’il cache bien son jeu à toujours faire l’andouille et je m’aperçois qu’il en connaît bien plus au sujet de ma petite vie que je le pensais. Je dois réellement être transparente.

En dernier signe de réconfort, il me serre quelques secondes entre ses bras et nous rejoignons la réunion. Toujours ramassées sur le bord de la grande table, les « grandes gueules » n’ont comme d’habitude plus rien à dire, sinon nous servir des excuses bidons pour justifier de leurs prochaines indisponibilités. Sans surprise, c’est donc sur la bonne volonté du personnel de mairie et de quelques villageois que reposera la majeure partie de l’installation de la fête du printemps, comme l’année dernière et certainement les prochaines. C’est immuable et ça ramène à se demander pourquoi on perd notre temps en réunion, sinon pour donner à Martine le moyen de grappiller quelques centaines d’euros de budget. C’est donc, pas plus avancée que trois longues heures plus tôt, que je sors de la Mairie. L’air est doux et je prends mon temps.

Le banc qui faisait face à l’entrée de l’édifice et sur lequel Alex avait l’habitude de m’attendre durant les dernières semaines de sa vie a été démonté pour être installé un peu plus loin. Olivier m’y avait retrouvée en larmes un après-midi et je suis certaine que cette décision de le déplacer vient de lui, même s’il n’en a rien dit. Au décès d’Alex, j’ai été ferme sur mon souhait de ne pas être traitée comme une petite chose fragile, et tous ont respecté ce choix, mais personne n’est aveugle, et même si leurs gestes se font toujours dans la discrétion, je sais qu’ils prennent soin de moi. Le retrait de ce banc en est un exemple…

Ça fait un peu plus d’un mois que je n’ai pas vu Nicolas, et en traversant le parc que nous aimions tant, Alex et moi, l’évidence me frappe. Ces quelques phrases échangées avec Hugo résonnent enfin et il a raison. Même si toutes les batailles ne sont pas à mener, celle-ci m’est indispensable : je ne veux plus que cette situation dure. L’absence de Nicolas est l’unique raison de ma tristesse, et loin de m’aider à en guérir, le temps ne fait que creuser cette plaie laissée béante après notre dispute. Je m’assieds sur une des grosses pierres qui encerclent le pied d’un grand chêne afin de sortir mon téléphone. Du bout du doigt, je caresse l’écran jusqu’à ce que l’appel se lance.

Une voix synthétique me répond.

La ligne n’est plus attribuée…

Il a changé de numéro et ça explique pourquoi mes messages n’étaient jamais lus. Il en a donc bien fini avec moi s’il a décidé de se rendre injoignable. Je réalise que je pleure lorsqu’une larme s’écrase lourdement sur l’écran de mon portable que je serre avec force entre mes doigts. D’un coup d’œil, je vérifie de n’avoir aucun spectateur, car je n’ai pas envie d’expliquer la raison des sanglots que je tente d’éliminer de mon visage d’un geste plein de rage et de tristesse.

Tout est ma faute, je ne fais jamais que récolter ce que j’ai semé ! Il m’a ouvert son cœur et je l’ai piétiné sans la moindre pitié. Je ne le mérite pas…

Rapidement, pour être certaine de demeurer dans cette solitude, je longe l’allée du parc et bifurque sur le chemin de terre qui me ramène à l’arrière de chez moi. Il est tôt et je libère la baby-sitter avec plus d’une heure d’avance. Elle ne pose pas de question quand elle croise mon regard rougi tant elle semble ravie d’avoir le temps de se rendre au centre commercial pour dépenser les quelques euros à peine les a-t-elle gagnés. La porte se referme sur ce huis clos confortable et déprimant à souhait.

Enzo marche depuis peu et il vient fièrement à ma rencontre lorsque j’entre dans le salon. Son regard charmeur me toise. Son sourire ravageur dévoile ses jolies quenottes blanches et étire progressivement ses lèvres. Cette manière de faire, il la tient de son père. Nicolas relève toujours le bord droit de sa bouche en premier, laissant lentement le mouvement gagner l’autre côté, puis remonter jusqu’à son regard. Alex n’avait pas cette mimique.

Chaque nouvelle journée me révèle ces détails qui me font retrouver Nicolas en Enzo. Et chaque fois, je me maudis d’avoir été si stupide. J’aimerais tellement revenir en arrière, ravaler cette colère et ces mots que je regrette. Ouvrir cette porte que j’ai claquée sur son regard défait et lui dire combien je tiens à lui et à quel point je le veux dans ma vie. Dans nos vies, la mienne et celle de notre fils. Je l’ai éloigné de son enfant alors qu’il ne le méritait pas. Et j’ai privé mon petit garçon d’un papa qui l’aime énormément, je n’en doute pas, Nicolas me l’a si souvent prouvé.

Mais c’est trop tard à présent. On dirait bien qu’il a tourné la page et qu’il ne me reste plus qu’à traîner cette lourde agonie et contempler la preuve de tout ce que j’ai manqué chaque fois que je regarde mon fils.

Nous jouons quelques minutes avec les multiples petites voitures à friction de son coffre à jouets, puis c’est l’heure du bain et celle du dîner, et quand vient le moment de coucher Enzo, ma maison replonge dans ce silence presque morbide que je ne supporte plus. Les éditeurs pour lesquels je travaille sont aux anges, je n’ai jamais été aussi prolifique, mais si je m’attache à la qualité de mon travail par respect pour mes employeurs et pour les auteurs, le plaisir n’y est plus. Les scénarios poignants me laissent de marbre, les histoires sombres ne me font plus sourciller, tout m’indiffère.

Je tiens le coup jusqu’à ce que mes yeux larmoyants peinent à distinguer les caractères sur l’écran afin d’être certaine que l’épuisement m’emportera dans les limbes d’un sommeil que je sais déjà sans rêve, et je me traîne jusqu’à mon lit.

Voilà, encore une journée qui s’achève.

Celle de demain sera pire, parce que j’ai maintenant la certitude que Nico ne frappera pas à ma porte, je fais partie de son passé.

***

Mars 2024

Olivier : Est-ce que tu peux aller sur la rue du Lavoir ? Ça brûle du côté de la ferme du père Martin, et ça serait bien qu’un élu soit sur place, mais je suis à trois bonnes heures du village et je ne peux pas rentrer plus vite.

Travailler de chez soi, pour beaucoup ça veut dire ne pas travailler, et Olivier, bien qu’il soit devenu mon ami et connaisse mon métier, a tendance à s’imaginer que parce que je suis toujours ou presque au village, je suis à sa disposition… Enzo joue tranquillement dans le salon et j’étais bien partie pour terminer cette grosse correction aujourd’hui, mais tant pis, je vais aller voir ce qu’il se passe, même si, sincèrement, je ne comprends pas ce que cela pourra changer que je sois sur place ou non. Je ne suis ni pompier ni secouriste !

Moi : OK, j’y vais. Mais dis-moi, tu n’aurais pas un autre adjoint un peu plus compétent pour ce genre de situation ?

Je me dispense de lui rappeler que mon rôle au sein de la mairie est supposé se limiter aux questions d’ordre budgétaire !

Olivier : Si, mais je sais que c’est toi la meilleure !

Bin voyons, c’est évident, le coup de pommade, ça marche à tous les coups…

Moi : OK, je vais y aller, mais tu te souviendras que tu m’en dois une.

Il me répond d’un smiley. Parfois j’ai l’impression que ce type a quinze ans !

Sans me presser particulièrement, je prépare Enzo à sortir. Il ne fait pas très froid pour la saison, mais quand le soir tombe en revanche, il vaut mieux avoir prévu de quoi se couvrir. Ses grands yeux gris m’observent et il frappe dans ses mains lorsqu’il comprend que nous sortons. C’est toujours une joie pour lui.

Dès que nous franchissons le seuil de la maison, l’odeur de l’incendie me percute. Pourtant la rue du Lavoir n’est pas tout près, mais ce doit être le vent léger qui ramène la fumée jusqu’ici, et plus nous avançons plus les effluves de bois brûlé sont lourdes.

— Madame Desmarais ! m’interpelle une des jeunes filles qui a rejoint il y a quelques semaines le club de lecture. Les pompiers nous ont demandé de rester à distance, je crois que personne n’a le droit d’avancer dans la rue.

Je fronce les sourcils et cherche à distinguer ce qu’il se passe aux abords de la ferme du père Martin. La grande échelle des pompiers est dépliée et des hommes en tenue de feu s’activent autour d’autres véhicules. Une ambulance quitte la rue toute sirène hurlante et même une voiture de police est garée au milieu de la voie pour en interdire l’accès.

— Ça a l’air d’avoir méchamment brûlé !

— Pour ça oui, me répond une vieille dame qui cramponne un gros châle de laine autour de ses épaules. Les flammes montaient jusqu’au ciel lorsque la grange s’est embrasée, et alors quand ça a pris dans la maison…

— On aurait cru que l’enfer se déchaînait, poursuit un homme qui paraît avoir cent ans tant il est ridé.

— Si le feu a commencé par la grange, on peut espérer que les habitants de la maison ont pu sortir avant d’être en danger.

Il pouffe.

— Même pas, ce vieux crétin est resté enfermé chez lui. Comme si les flammes allaient éviter sa baraque pourrie et la contourner gentiment !

— Le père Martin, sa femme et leur garçon ont été sortis par des hommes qui passaient dans une camionnette, me raconte un gamin. Il semble aussi excité que s’il venait d’assister à l’avant-première du dernier Marvel. Ils étaient trop forts, vous auriez vu ça ! Le vieux braillait comme un fou… mais l’un des mecs costaud l’avait chargé sur son épaule comme s’il était un sac de patates !

— Bah forcément qu’il gueulait, poursuit celui qui l’accompagne, il avait le feu à ses fringues, tu gueulerais aussi, toi, si ton froc était en train de cramer avec toi dedans !

Je m’accroupis et les interroge.

— Ce ne sont pas les pompiers qui les ont sortis de la maison ?

Le plus âgé hausse les épaules.

— Ils sont arrivés plus tard, vous savez madame, mon père il dit qu’elle est trop loin la caserne et moi, quand je serai grand, je serai pompier.

— Ah oui, et moi aussi je serai pompier ! ajoute celui que j’identifie maintenant comme étant le cadet des deux. L’étincelle dans leurs yeux semble être la même.

Le vent souffle dans l’autre sens à présent, et la fumée s’est totalement dissipée.

— Qui sont les hommes qui sont intervenus ? demandé-je au couple âgé.

Le vieux me regarde comme si ma question l’étonnait.

— C’est votre beau-frère, m’dame, avec ses gars. L’ambulance qui vient de partir, c’était pour l’un d’eux, mais je ne sais pas où sont les autres.

Ses mots me glacent soudain d’effroi. La main tremblante, je sors mon téléphone pour appeler Nico et sans y réfléchir je fais glisser mon doigt sur l’image de son profil. C’est cette voix mécanique qui me répond, me rappelant brutalement qu’il m’a exclue de sa vie. Je raccroche et compose cette fois le numéro d’Élise. Elle décroche dès la première sonnerie et sans que j’aie à prononcer le moindre mot, elle sait exactement pourquoi je l’appelle.

— Il est chez lui, Alyson. 

— Est-ce qu’il va bien ?

Son rire jaune me pique au vif.

— Il dit que oui.

— Merci Élise, je vous tiens au courant, lui dis-je avant de raccrocher.

Depuis ma dispute avec Nicolas, j’ai veillé à rendre régulièrement visite à Élise et à Marc. J’ignore ce qu’ils savent réellement de nos passés compliqués, car ni l’un ni l’autre n’a jamais évoqué quoi que ce soit. Cependant, j’ai jugé nécessaire de préserver les liens qu’Enzo et ses grands-parents ont tissés.

Après un rapide message à Olivier pour lui faire un rapport de ce que j’ai pu constater, je l’informe que je ne peux rien faire de plus. Charge à lui d’envoyer un autre collègue, ou de se déplacer lui-même s’il l’estime nécessaire. En ce qui me concerne, je dois voir Nicolas. Il faut que je sache comment il va, et s’il n’est pas blessé…

Le village n’est pas bien grand, pourtant le trajet jusqu’au lac me semble interminable. La poussette rebondit sur les aspérités de la route, mais je n’ai pas le temps d’aller récupérer ma voiture. J’ai aussi vite fait d’y aller à pied. Lorsque j’arrive devans la maison — mon ancienne maison —, le pick up est garé proprement, ce qui me laisse penser que Nico n’est pas rentré dans l’urgence. Je largue la poussette sous le carport qui abrite la réserve de bois et c’est avec Enzo dans les bras que je frappe à la porte.

Nicolas ne répond pas.

Je frappe de nouveau, un peu plus fort que la première fois, mais aucun mouvement ne se fait entendre et ce maudit silence propulse mon stress de quelques niveaux supplémentaires.

Lorsque je vivais ici, un double du trousseau de clés était caché à l’arrière de la marquise. Je tends le bras et explore du bout des phalanges l’espace laissé libre entre le bois et la façade. Les toiles d’araignées crissent sous mes doigts et me tirent des frissons, mais le contact glacial du métal me donne le courage d’enfoncer ma main plus profondément pour récupérer le trousseau.

Le geste incertain, je tourne la clé dans la serrure et déverrouille la porte.

— Nico ? Nicolas ! C’est Alyson, est-ce que tu es là ?

Ce putain de silence m’enveloppe de son étreinte et la peur qui m’envahit d’un coup provoque une crise de larmes et fait chevroter ma voix.

— Nicolas !

Je hurle à présent et l’imagine déjà blessé et inconscient. En courant, je gravis les marches qui mènent à l’étage, Enzo ballottant sur ma hanche. Il me regarde, l’air perplexe, et ses petits poings crispés sur le col de mon gilet, il ne comprend évidemment rien à ce qu’il m’arrive. Puis une porte s’ouvre, celle de la salle de bains et Nico apparaît dans l’encadrement, une simple serviette nouée autour de la taille.

Son air surpris me fige et je réalise que je ne devrais probablement pas être là. Il m’a sortie de sa vie après tout, et pourrait aussi me jeter dehors.

— Alyson ?

— L’incendie… on m’a dit que toi et tes gars… Que l’un de vous était blessé ! Alors… Mais si tu vas bien, je vais partir… J’avais juste besoin de m’assurer que… Je suis désolée.

Mes mots sortent en vrac, mais Nicolas ne semble même pas les écouter. Enzo lui tend les bras et leurs regards se soudent l’un à l’autre. L’homme sublime et un peu plus qu’à moitié nu s’avance vers nous et nous encercle de ses bras. Les yeux fermés, il embrasse son fils sur sa joue potelée et dépose un baiser léger sur mon front.

— Ne pars pas. Je t’en prie, Alyson, reste. Je suis tellement heureux de vous voir enfin. Tu n’imagines pas à quel point.

Ses mots sont simples et la lumière qui illumine son regard y apporte une sincérité qui me bouleverse jusqu’au plus profond de mon âme. De mon bras libre, je le serre également contre moi. Il sent les agrumes et le menthol. Son corps est si chaud, si doux. Moi aussi je suis heureuse. J’ai rêvé mille fois de me blottir ainsi entre ses bras tendres.

— Donne-moi cinq minutes pour m’habiller et je vous rejoins au salon.

J’acquiesce d’un faible sourire, encore perchée sur le nuage de douceur qu’il vient de m’offrir. Lentement, je descends les marches de chêne alors qu’Enzo s’agite contre ma poitrine.

— Tu ne pars pas, hein, je te promets que je fais vite, me lance-t-il légèrement essoufflé comme s’il se hâtait.

Oh rassure-toi, Nico ! Je n’ai aucune intention de m’en aller. Ta présence m’a tellement manqué que je ne sais pas si j’arriverais à quitter cette maison un jour.

Dans le salon, Enzo retrouve ses habitudes. Il faut dire qu’il en a passé du temps ici. Il file directement derrière le bar pour chercher le panier dans lequel Nicolas rangeait ses jouets. Je me doute que depuis qu’Enzo n’est pas venu, le panier a dû être remisé ailleurs et j’anticipe l’inévitable déception qui sera la sienne en ne trouvant plus rien, l’air désolé. Pourtant, il pousse un petit cri de joie en passant derrière le meuble et je constate que de nouveaux jouets ont été placés dans le panier d’osier. Des voitures multicolores, identiques à celles qu’il y a chez Élise et qu’il adore, puis des cubes et aussi des livres… Je m’accroupis à ses côtés et l’observe alors qu’il manipule les miniatures entre ses doigts agiles et fins quand deux mains se posent sur mes épaules. Je ferme les yeux et repousse mon buste jusqu’à ce que mon dos touche ses genoux. Lorsque mes paupières consentent à se soulever, ses prunelles grises s’accrochent aux miennes.

— On m’a dit que l’un de vous avait été blessé.

— Carlos a été transporté à l’hôpital, c’est l’un des derniers gars que j’ai embauché. La baraque était en flamme quand on est passé devant et comme les pompiers n’étaient pas encore là, on a décidé d’y aller. Le vieux et sa femme ont été simples à sortir de la maison, mais leur fils est handicapé et il avait tellement la trouille qu’il s’était caché sous son lit et Carlos a eu du mal à le trouver. Il lui a fallu plus de temps et il a inhalé pas mal de fumée. Mais rassure-toi, c’est plus une précaution qu’autre chose. Benjamin est rentré chez lui aussi. On puait le cramé !

Je pose mes mains sur les siennes, tellement heureuse qu’il aille bien.

— Enzo a trouvé ses jouets ?

— Il adore ces voiturettes, il a les mêmes chez ta mère.

Il me sourit en haussant un sourcil.

— C’est un cadeau de ta part, c’est ça ?

— Oui, un petit artisan qui proposait ses créations sur un marché. J’ai trouvé ça sympa.

— Merci Nico.

J’aimerais lui dire tellement de choses. J’ai passé des heures et des heures à ressasser tout ce que je ressens et tout ce que je voudrais qu’il comprenne, mais aucun mot ne sort de ma bouche. Aucune des phrases que je me suis répétées cent fois pour le cas où j’aurais la possibilité de lui parler ne décide de reprendre place dans ma mémoire.

Rien.

Sinon l’envie qu’il me prenne dans ses bras et qu’il me serre à m’en broyer les os.

— Je sais qu’il est encore tôt, mais j’ai bossé toute la journée et j’ai sauté le déjeuner. Je meurs de faim. Tu veux partager mon dîner ? C’est un hachis parmentier préparé avec amour par ma mère, tu te souviens de cette merveille culinaire ?

Je ris. Probablement un peu trop fort tant je suis nerveuse, mais mon attitude gênée relève le coin droit de ses lèvres avant de fixer son magnifique sourire sur son visage.

— Enzo pourra en manger également ou tu préfères lui préparer autre chose ?

Je hoche doucement la tête.

— Il adore le hachis de ta mère.

Nous dînons comme nous l’avons fait des dizaines de fois et comme s’il ne s’était pas passé plusieurs semaines depuis notre dernier repas. Nicolas couve Enzo du regard. Il relève chacun des progrès qu’il a faits depuis ces quelques semaines et le sentiment de culpabilité qui me rongeait remonte lentement à la surface. Je les ai séparés. En quelques mots que je ne pensais pas sincèrement, j’ai éloigné mon bébé de son père et pourtant, je savais déjà combien ils s’aimaient et comptaient l’un pour l’autre… Même alors que j’ignorais la réalité de leur lien.

— J’ai essayé de t’appeler.

Nico demeure silencieux et sa pomme d’Adam tressaute quelques instants. Alors que je crois qu’il va éluder ma question, il soupire.

— J’ai cassé mon portable, et je n’ai pas eu le temps d’en racheter un. Tu sais que je ne suis pas vraiment fan du téléphone.

Il n’a jamais eu aucun de mes messages, ceux qui m’étaient notifiés comme « non lus » l’étaient donc réellement.

Enzo me sauve de ce moment inconfortable en lui tendant les mains.

Blotti contre la poitrine de Nico, il porte son pouce à sa bouche et je remarque que ses yeux papillonnent lentement, mais je n’ai pas envie de partir. Je voudrais profiter encore un peu de cet homme qui me manque terriblement depuis près de deux mois… depuis bien plus longtemps d’ailleurs, il est temps d’être honnête, au moins avec moi-même !

— Il a toujours sa chambre à l’étage, tu sais.

Au regard gris qui me dévisage, je comprends que Nicolas n’a pas non plus envie que je parte. Nous avons des choses à nous dire, beaucoup de choses et même si tout ne se réglera pas ce soir, nous devons nous les dire. Afin que plus rien ne vienne jeter d’ombre sur cette relation merveilleuse dont je rêve et dont, je l’espère, Nicolas rêve aussi.

J’accepte sa proposition en me levant de ma chaise. Il me précède dans l’escalier et lorsqu’il pousse la porte de cette petite chambre qu’il avait aménagée exprès à la naissance d’Enzo, je comprends qu’il attendait son retour.

Un grand drap recouvre le lit à barreaux, tout comme les meubles afin de les protéger de la poussière et le parfum frais qui occupe la pièce laisse penser qu’elle a été nettoyée et aérée il y a peu de temps. J’ôte la toile et Nicolas dépose le petit avec beaucoup de tendresse au centre du matelas. La peluche qu’il aimait caresser lorsqu’il était plus petit prend naturellement place entre ses bras et du bout du doigt, Nico allume la veilleuse, celle qui dessine des étoiles et des lunes au plafond.

— Il n’est pas trop grand pour ça ? me demande-t-il à voix basse.

— Non, il a toujours la sienne à la maison et il l’adore.

J’embrasse mon bébé, puis lentement je recule vers la porte pour les laisser tous les deux. Depuis le couloir, je l’entends murmurer, mais ses mots sont inaudibles. Seul le ton qu’il emploie me donne une indication de leur teneur. Nicolas n’est qu’amour pour Enzo.

Dieu que je l’aime…

Lorsqu’il referme lentement la porte, je glisse ma main dans son dos et le sens se raidir. Peu m’importe que ce ne soit pas le moment ou que le lieu semble inapproprié, il est l’homme que j’aime et je ne veux plus me taire. Si mes sentiments sont toujours partagés, nous avons déjà perdu beaucoup trop de temps. Et si pour mon plus grand malheur, il ne tient plus à moi, autant que je le sache au plus vite.

Ma deuxième main se pose sur son dos et les deux glissent le long de ses côtes pour s’enrouler autour de sa taille. Encouragée par le long souffle qu’il laisse s’échapper, je me presse doucement contre son dos, mon oreille logée entre ses omoplates. Son cœur bat fort, vite, aussi violemment que le mien. Mes doigts caressent lentement son ventre et dessinent les méplats de ses muscles à présent tendus. Puis soudain, je me fige quand un grognement sourd résonne dans sa cage thoracique. Je crains qu’il me repousse et mon nez se met à picoter, annonçant l’effet que me ferait son rejet. Ses doigts se crispent sur le montant de la porte, mais lorsque son autre main recouvre les miennes avec douceur, je comprends qu’il accepte cette étreinte.

— Alyson, n’agite pas sous mon nez ce que tu n’es pas prête à me céder complètement, car je refuse de me satisfaire d’un petit morceau de toi. Je veux tout, à présent. Je veux ton cœur, ton corps, ton âme… Je ne supporterai pas la plus infime limite.

Il empoigne fermement mon bras et me ramène face à lui. Ses pupilles sont assombries, son souffle est court et son visage grave mais d’une incroyable douceur.

— Je ne pouvais rien t’offrir lorsqu’on s’est rencontrés, sinon une relation à distance, des angoisses et les incertitudes imposées par mon métier, mais les choses ont changé. Cette vie est derrière moi et je veux autre chose que le rôle du spectateur que j’endosse depuis presque cinq ans. J’ai envie de toi, Alyson. J’ai envie de prendre chacun de mes petits déjeuners avec toi, de m’endormir entre tes bras et me réveiller contre ta peau tous les matins. On ne peut plus être amis, Aly. Notre relation ne peut plus se limiter à ça.

Ses bras me serrent avec une force qui me fait un bien fou. Mon corps contre le sien n’a plus de poids, plus de contrainte, il s’abandonne, comme s’il était enfin chez lui.

— Je veux être ton amant, ton mari. Je veux être l’homme qui mettra la vie au creux de ton ventre Alyson. Je serai leur père tout comme je veux être celui d’Enzo aux yeux de tous.

Il me relâche légèrement pour plonger son regard dans le mien.

— Voilà ce que je désire et je n’en veux pas moins.

Je dois lutter contre cette euphorie qui me gagne lorsque je comprends qu’il m’attend autant que je l’espère, alors je pose ma bouche sur la sienne. Notre baiser n’a pas la saveur amère de la culpabilité qu’il aurait eue il y a quelques mois, il est juste et délicieux. Ses lèvres veloutées caressent les miennes, nos langues se rejoignent.

Mon Dieu que j’ai envie de lui.

Je presse mon ventre contre son entrejambe et relève mon genou sur sa hanche. J’ai besoin de le sentir plus près encore, moi aussi je veux tout. Comme si je ne pesais rien, il me soulève et me conduit dans sa chambre. Son parfum a imprégné les murs et a créé cet antre rassurant dans lequel j’ai envie d’être plus que jamais. Nos mains s’activent sur les boutons et fermetures éclair qui ne résistent pas, jusqu’à ce que nos vêtements échouent en boule sur le parquet.

Son corps que je contemple à présent est sublime, ses muscles ciselés par ses années d’entraînement et son métier physique, sont gonflés et tendus par la situation, j’imagine. Quant à son sexe, maintenant libre, il me montre que son désir n’est pas feint, loin de là.

— Mais qu’est-ce que tu es belle, murmure-t-il dans mon cou lorsqu’il me prend de nouveau entre ses bras. Lentement, je recule jusqu’à buter contre le bord du lit sur lequel il m’allonge sans le moindre effort. Son corps est lourd, même s’il ne s’appuie pas complètement sur le mien quand sa bouche parcourt ma gorge. Sa langue s’enroule autour d’un de mes mamelons qu’il pince doucement entre ses lèvres tandis que sa main descend entre mes jambes. Je sais qu’il va me trouver prête à l’accueillir, mon désir de lui me serre si fort les reins qu’ils se cambrent d’impatience. Sa bouche dévorant toujours ma poitrine, son regard m’interroge.

— Viens…

Je ne peux plus attendre, j’ai besoin de le sentir.

Sans hâte et surtout sans me quitter des yeux, il glisse à l’intérieur de moi, lentement pour me laisser le temps d’accepter sa présence, mais là encore, j’en veux plus. Je plante mes talons sur ses fesses et l’attire jusqu’à ce que nos bassins se rencontrent et se soudent.

— Oh Aly, je crois que tu vas me rendre fou…

Ses va-et-vient se cadencent, longs, profonds et mesurés, et chaque fibre de mon être vibre de plaisir à ce frottement délicieux. Ses bras puissants me serrent comme le ferait un étau et renforcent ce sentiment de ne plus faire qu’un avec lui. La respiration maintenant erratique, je sens venir un orgasme qui va me dévaster, j’en suis certaine. Sa bouche capture de nouveau la mienne et me vole ce souffle dans lequel je crie son prénom avant de m’envoler. Il m’accompagne jusqu’à mon dernier spasme puis lâche prise à son tour, libérant sa chaleur au creux de mon ventre.

— Je t’aime.

— Je t’aime.

Impossible de savoir lequel répond à l’autre tant nos murmures se confondent.

Pendant un très long moment, ses paumes calleuses maintiennent mon visage en coupe. Ses pouces le caressent, de petits cercles sur mes tempes, mon front et mes joues, et lorsque je sens qu’il va s’échapper de mon corps, mes muscles intimes se resserrent pour le retenir.

— Mmm, grogne-t-il, si tu me fais des choses comme ça, on va passer le reste de notre vie dans ce lit.

Son érection n’a pas faibli, je le sens en moi toujours aussi fort, et d’un mouvement du bassin, je lui fais comprendre que mon désir aussi est encore entier. Les muscles de ses fesses tremblent sous la retenue qu’il s’impose lorsqu’il rejoint la danse que je lui propose, certainement pour ne pas me faire mal.

— Lâche-toi, Nico, je ne suis pas en sucre et j’ai besoin de ça.

Ses pupilles s’éclairent d’une fougue que je n’imaginais pas pouvoir susciter un jour et le bord droit de sa bouche se relève, prémices de ce sourire que j’aime tant. Ses mains saisissent mes chevilles et les remontent sur ses épaules avant d’empoigner mes fesses. Le rythme s’accélère, nos peaux claquent quand nos corps se percutent, plus rudement cette fois, beaucoup plus rudement, et chacun des atomes de ma petite personne semble se disloquer sous ses assauts avant de toucher les étoiles. Nicolas est terriblement exigeant et diablement généreux. Ses mains me caressent pour décupler mon plaisir et cette fois, il n’étouffe pas mon cri. Son prénom résonne entre les murs de sa chambre quand la vague m’emporte. Il me rejoint rapidement, dans un long râle rauque, le visage déformé par la jouissance, mais tellement beau.

Exténuée, cette fois, je le laisse se retirer et s’effondrer sur le matelas. Nos respirations finissent par ralentir et blottie contre sa poitrine, je sens le moment où le sommeil l’engloutit.

***

Dehors, la luminosité croît doucement et Enzo ne devrait plus tarder à se réveiller. Ce bébé se moque allègrement que sa maman et son… papa aient passé la nuit à faire l’amour, il va avoir faim !

Nicolas m’a réveillée par ses caresses, une fois et pour ne pas être en reste, j’ai attendu qu’il s’endorme pour le réveiller à mon tour. Ce jeu nous amuse tous les deux visiblement, mais il fallait aussi envisager de dormir alors nous avons décidé de remettre la partie à demain. Car il y aura des lendemains, c’est évident. Je pense que plus rien ni personne ne nous séparera jamais maintenant que nous nous sommes enfin trouvés.

Sans bruit, je me glisse en dehors du lit pour filer sous la douche. Au passage, je lui dérobe un boxer — dans lequel je vais certainement nager — et un t-shirt qui doit probablement être trop étriqué pour lui mais qui devrait faire le job sur mon dos. J’entends déjà mon bébé glousser et je sais qu’il ne me laissera que quelques minutes avant de m’appeler plus sérieusement et réveiller Nicolas. Je me presse de me laver, remarquant au passage les quelques éraflures parsemées par la barbe naissante de mon amant durant la nuit. Et les courbatures aussi… je suis percluse de multiples douleurs, preuve s’il m’en fallait encore que je n’ai rien rêvé de cette nuit magique.

Dans le miroir de la salle de bains, mon reflet est celui d’une femme comblée. Fatiguée, épuisée, mais heureuse. Je sais maintenant pour qui mon cœur bat, et le plus merveilleux dans ce sentiment, c’est qu’il en a le droit. Je m’habille rapidement, avant de me perdre dans mes pensées, et descends avec mon fils pour préparer son petit déjeuner.

La chaise haute d’Enzo est toujours à sa place, et même la vaisselle décorée de la famille nounours qu’Élise lui a offerte à sa naissance est encore dans le placard. Nico n’a jamais perdu espoir de retrouver son fils, et cette prise de conscience me pince douloureusement. Un bol de chocolat, quelques tartines, et mon petit garçon est aux anges. Il dévore, comme c’est le cas chaque matin, puis une grande silhouette se dresse dans l’encadrement de la porte. Un jogging posé si bas sur les hanches que je devine qu’il ne porte rien dessous, et évidemment torse nu, rien que pour le plaisir de mes yeux, j’imagine. Nico est échevelé et nous observe avec dans le regard un mélange de tendresse et de fierté. Le petit lui tend les bras, et s’agite de plaisir quand son père le soulève de sa chaise pour l’embrasser. Il le cale sur sa hanche et m’attire contre lui.

— Promets-moi que c’est pour toujours, Aly. Promets-moi que plus aucune journée ne nous trouvera séparés. Que chaque matin nous respirerons le même air jusqu’à la fin de nos vies. Promets-le-moi mon amour, murmure-t-il contre mes lèvres.

Sans un mot, je l’embrasse tendrement.

— Promets-le-moi, répète-t-il, visiblement insatisfait de ma réponse.

— Je te le promets. L’avenir, c’est toi et moi.

Enzo, ne voulant pas être en reste, colle sa bouche baveuse contre le cou de Nico.

— Attention Loulou, tu mets du chocolat partout.

Le regard de Nico est chargé d’émotion lorsqu’il percute le mien.

— C’est mon fils, Alyson.

On dirait qu’il goûte la saveur de ces mots sur sa langue. Des mots qu’il n’aurait jamais prononcés si Alex ne nous avait pas quittés, par respect pour sa promesse et aussi pour son frère.

— Oui, c’est ton fils, et je suis heureuse qu’il le soit.

Ça fait un moment que c’est ainsi que je considère Nicolas, même si je ne l’avais jamais verbalisé de cette façon. Depuis le premier jour de la vie d’Enzo, c’est en père qu’il agit auprès de lui et avant même d’apprendre qu’il s’était substitué à son frère dans la conception de mon fils, je savais déjà que mon bébé ne connaîtrait pas meilleure figure paternelle que celle que représente Nicolas.

À peine au sol, Enzo retourne à ses jouets. Les vêtements que je lui ai enfilés sont un peu courts, et sa couche est aussi plus petite que celles qu’il porte habituellement.

— Je vais devoir rapidement le changer.

— Il a tellement grandi, constate Nico en attirant mon dos contre sa poitrine.

— Oui et tout ce qu’il y a dans son armoire à l’étage est trop petit.

Son souffle caresse mon oreille, puis sa langue capture mon lobe et des frissons couvrent mes bras.

— Tu sens bon.

— J’aimerais en dire autant de toi. On va dire que tu sens… l’homme.

— C’est le parfum du sexe ma chérie, et je ne t’ai pas entendue t’en plaindre cette nuit.

Je ris en caressant sa joue râpeuse.

— Parce que j’aime ça. Je souhaite sentir cette odeur sur toi chaque matin.

Cette fois, c’est lui qui rit.

— J’en prends bonne note, mais il reste un léger détail d’ordre technique à régler.

Les sourcils haussés, je l’interroge.

— Si on doit partager nos nuits, il va falloir nous décider si ce sera ici, ou chez toi ?

— Ma maison est la plus grande et aussi la plus fonctionnelle. Enzo y a ses repères et la connexion internet est meilleure, ajouté-je en plaisantant, l’index levé.

— C’est parfait, si ça te va, ça me va. En fait, je me fous complètement de l’endroit, je veux juste ne plus jamais être loin de vous. Laisse-moi quinze minutes pour me doucher et préparer mon paquetage et ensuite, on… rentre chez nous.

Il m’embrasse tendrement quand ma tête bascule contre son épaule, ébouriffe la chevelure sombre d’Enzo avant de déposer un baiser sur son front et quitte d’un pas rapide le salon pour grimper à l’étage. Il ne plaisantait pas lorsqu’il disait que nous avions perdu trop de temps, mais il n’y a rien de précipité dans tout ça, ça tinte comme une évidence.

À peine a-t-il disparu que je m’attelle à nettoyer les reliefs du petit déjeuner et nous sommes prêts à partir lorsqu’il réapparaît enfin, les cheveux encore humides et son gros sac militaire accroché à l’épaule. La poussette que j’ai laissée la veille sous le carport trouve sa place à l’arrière du pick up et c’est un bébé tout excité par la balade que je cramponne sur le siège passager de la vieille camionnette de Nico. Heureusement qu’il n’y a pas beaucoup de route à faire. À peine arrivé, il passe un coup de fil pour prendre des nouvelles de Carlos qui finalement n’est pas resté à l’hôpital, car son intoxication au monoxyde était minime, et un autre pour informer Benjamin qu’il serait absent jusqu’à la fin de la semaine. Notre ami doit le questionner, puisqu’il se met à rire.

— Je vais très bien, je ne me suis même jamais aussi bien porté de ma vie. Je suis joignable chez Alyson, mais dans la mesure du possible, tu m’oublies. À la semaine prochaine !

La conversation ne s’éternise pas, mais connaissant Benjamin, il ne va pas tarder à questionner Candice, qui elle-même va m’appeler pour savoir de quoi il retourne ; alors je prends les devants et envoie un message à ma meilleure amie.

Moi : Merveilleuses retrouvailles avec Nico, je disparais jusqu’à la semaine prochaine. Bisous

À cette heure-ci, elle travaille et je n’attends pas de réponse de sa part.

Puis nos bonnes vieilles habitudes se réinstallent comme si le cours de nos vies n’avait pas été mis en pause ces dernières semaines. Nos fous rires emplissent les murs, nos longs soupirs nocturnes aussi. Nicolas et Enzo s’inventent des jeux, dont il m’arrive d’être la victime pour le plus grand plaisir de mon fils que je n’avais encore jamais entendu babiller autant.

Élise et Marc sont passés il y a deux jours, pour nous embrasser. Avec toute la pudeur qui la caractérise, ma belle-mère m’a fait comprendre combien elle était heureuse que son fils et moi nous soyons retrouvés. Nico lui avait tout raconté et elle m’a confié que durant les mois pendant lesquels nous étions en froid, elle a dû se faire violence pour ne pas intervenir. C’était le souhait de Nicolas. Il ne voulait rien provoquer, il attendait simplement que je me décide à le retrouver.

La seule chose qui me tenait à cœur, c’était de ne pas dormir dans la chambre que nous avions partagée avec Alex. Alors nous nous sommes installés ailleurs, la maison est bien assez vaste et cette pièce a été désignée pour devenir la future salle de jeu. Nico étant lui-même un grand enfant, il me semble qu’il a déjà fait les plans d’un circuit de voitures : une passion qu’il aimerait partager avec son fils. Tout comme la moto, mais là, j’ai posé mon veto. Enzo est encore bien trop jeune, même s’il n’a jamais les yeux assez larges pour tout voir quand son père s’équipe et part en balade ou au travail.

Parce qu’il ne fait jamais les choses comme tout le monde, Nicolas ne m’a pas demandée en mariage, il a simplement émis le souhait que nous arrêtions une date au plus vite. D’après lui, notre union est une telle évidence qu’il est superflu de s’encombrer de traditions aussi désuètes qu’inutiles. J’avoue que je suis assez d’accord avec lui. On peut dire que depuis le début on a tout fait en dehors des conventions, alors il n’y a pas beaucoup de raisons pour que ça change aujourd’hui.

Et d’ailleurs, puisqu’on en est à bousculer les usages…

 

 

                                                                                                                            Chapitre XXV 

Nicolas

Juin 2024

Nous nous marions aujourd’hui.

Certains diront que c’est précipité, d’autres que c’est déplacé, et sincèrement, je les emmerde. Alyson sera ma femme dans quelques heures, c’est la seule chose qui compte à mes yeux. Ça et le fait que je vais pouvoir enfin lancer la procédure d’adoption d’Enzo. Bien qu’il soit mon propre fils, légalement il est l’orphelin de mon frère…

La vérité sur notre histoire ne pourra jamais être révélée au grand jour. Si je suis son géniteur, c’est parce qu’à un moment du processus, j’ai tout simplement usurpé l’identité d’Alex, chose qu’il est préférable de garder pour soi quand on souhaite se lancer dans la démarche qui est la mienne aujourd’hui.

Peut-être qu’un jour mon fils le saura. Peut-être que je lui expliquerai dans le détail les circonstances de cette conception pour le moins hors du commun. Finalement, j’ai remplacé mon frère par amour pour Alyson, et lui me l’a demandé pour les mêmes raisons. Personne n’est à blâmer dans cette histoire. Alors oui, je pense en effet que lorsque lui-même sera un homme, je lui dirai tout.

Nous nous marions dans quelques minutes, et il n’y aura pas de cérémonie à l’église. Je n’y crois pas de toute manière. J’ai vu trop de choses lorsque j’étais militaire pour accorder du crédit à la religion. Quelques compagnons d’armes se sont rapprochés de Dieu dans les moments difficiles de nos missions, pensant protéger leurs âmes, moi j’ai toujours estimé que s’il y avait vraiment un Bon Dieu, il y aurait moins d’injustice, moins de douleur, plus de compassion. Alors nous l’avons décidé ainsi, Alyson et moi, nous ne nous marions qu’à la mairie et c’est Olivier, son ami qui célébrera cette union.

— Je ne vais même pas avoir besoin de changer ma carte d’identité, murmure Alyson dans mon cou.

Je fais pivoter mon fauteuil pour lui faire face. Je ne l’ai pas entendue arriver, mais j’ai senti son parfum, toujours le même, toujours aussi envoûtant. Je repose sur mon bureau le cadre qui ne le quitte jamais. Celui où nous sommes ensemble, mon frère et moi, notre équipement sur le dos, juste avant d’embarquer pour un saut. Il n’était pas malade à l’époque, c’était avant toute cette histoire, avant même que nous rencontrions Aly, et je ne sais plus si je suis le crétin de droite ou le crétin de gauche sur cette photo, tant nos sourires sont les mêmes, notre bonheur aussi.

J’enroule mon bras autour de sa taille et l’attire pour qu’elle s’installe sur mes genoux. Le tailleur crème qu’elle porte lui va à merveille. Du bout du doigt, j’écarte lentement le col de sa veste. Mon index rencontre la dentelle de son soutien-gorge.

— C’est mignon ça, susurré-je en attrapant le lobe de son oreille entre mes dents.

— Et tu n’as pas vu la culotte coordonnée… Il y a tellement peu de tissus que je ne sais même pas si l’on peut encore appeler ça une culotte…

Je grogne en relevant le bassin pour lui montrer que rien qu’à l’imaginer, mon corps réagit.

Elle claque sa langue contre ses dents.

— Sois sage encore un peu. On a un mariage, un vin d’honneur et un repas à patienter avant de pouvoir jouer.

Ce n’est pas comme si nous n’avions pas fait l’amour ce matin, c’est vrai ! Et pourtant j’ai constamment le sentiment d’être en manque d’elle.

— On signe, on leur laisse les clés et on se tire. Ça te va ? De toute manière tout est prêt, ils n’ont plus qu’à manger !

— Non, on va vivre cette journée, et tu vas garder ton pantalon jusqu’à ce soir…

— Alors il va falloir que tu cesses de me provoquer, affirmé-je en me réajustant.

Elle éclate de rire.

— C’est toi qui es venu fouiller dans mon décolleté, je te signale.

Je grogne en lui souriant, quand son regard se pose sur la photo que j’avais en main lorsqu’elle est entrée.

— Parfois je me dis que la Vie a voulu lui permettre de vivre quelque chose de fort, pour se faire pardonner d’avoir été si courte.

— Et moi je me suis demandé si elle n’avait pas écourté son existence pour lui faire payer son bonheur.

Elle fronce les sourcils.

— Parce que tu l’as vraiment rendu heureux, Aly. Il t’aimait profondément.

— Et je l’aimais aussi, tu sais.

J’encadre ses joues de mes mains. J’adore la caresser ainsi, la regarder abandonner son visage entre mes paumes.

— Je sais mon amour et c’est aussi ce qui fait de toi quelqu’un de tellement unique.

Avec une infinie tendresse, je capture ses lèvres. Si quelques minutes plus tôt, elle m’a excité simplement en évoquant un pauvre morceau de dentelle, là c’est mon cœur qui tape comme un fou. Je caresse ses lèvres, puis ses dents du bout de la langue et sens son sourire s’étirer quand elle se décide qu’elle m’a assez fait languir et m’accueille enfin. Ma main droite quitte sa joue et descend sur son sein que je cajole un instant au travers du tissu doux de sa veste, puis se pose sur son ventre, mes doigts s’étalant avec une possessivité dont je ne m’imaginais pas capable, jusqu’ici.

— Nico, ne t’attache pas trop. Je te jure que ça fait trop mal quand ça ne se passe pas comme prévu.

— Tout ira bien, j’en suis convaincu. J’aime déjà ce bébé, Alyson.

— Ce fœtus, me corrige-t-elle. Un fœtus dont nous n’aurons le caryotype que…

— … dans quelques heures.

— Oui. Dans quelques heures et d’ici là, ce n’est qu’un fœtus que je ne veux pas m’autoriser à aimer. Parce que, crois-moi, quand ça se passe mal et que tu dois prendre une décision, si tu n’es pas pragmatique, tu en crèves.

Alyson et moi avons conçu cet enfant « normalement ». Pas d’éprouvette ni de généticiens, juste la chaleur torride de nos deux corps et l’amour que nous ressentons l’un pour l’autre. Hasard du calendrier, les résultats de l’amniocentèse doivent tomber aujourd’hui. Je me suis mis d’accord avec le toubib. Je ne veux pas qu’il me noie sous ses explications incompréhensibles. J’ai juste besoin de savoir si ce bébé verra le jour, parce que nous sommes d’accord sur le sujet, si le caryotype décèle une anomalie du genre de celle à laquelle on doit s’attendre, Aly ne poursuivra pas cette grossesse. C’est pourquoi je comprends son besoin de se protéger. Alors je surveille avec appréhension et impatience l’arrivée du message du médecin.

— Laisse-moi l’aimer pour deux, dans ce cas. Je sais que tu te rattraperas.

À regret, je retire ma main de son abdomen pour reprendre son visage. Dans quelques minutes nous devrons partir pour la Mairie, et je mentirais si je disais ne pas avoir hâte que cette journée se termine.

En cortège, nous remontons à pied l’allée de prunus. Les derniers pétales qui subsistent de leur floraison virevoltent quand le vent les arrache au feuillage, et ils tombent comme une neige fantastique. Je serre sa main dans la mienne et lutte pour ralentir ma foulée. Pourtant je suis tenté de la soulever du sol pour franchir en courant les quelques centaines de mètres qui nous séparent de la salle des mariages pour qu’on en finisse, car même si Alyson porte déjà mon nom, je veux pouvoir hurler au monde entier qu’elle est MA femme.

Comme si elle sentait mon empressement, Aly tire sur mon bras, me ramenant légèrement en arrière.

— Tu as changé d’avis ?

Elle s’esclaffe.

— Bien sûr que non, idiot, me rassure-t-elle en jetant un œil par-dessus son épaule, mais tout le monde n’est pas un gars surentraîné comme tu l’es. Tu vas les laisser à la traîne à cavaler de cette façon. Regarde, ta mère est déjà aussi rouge qu’une tomate et Candice ne suit plus avec la poussette d’Enzo. Alors, on ralentit, monsieur Pressé !

— Ça t’amuse, évidemment !

— Un peu, j’avoue, ajoute-t-elle en me donnant un coup d’épaule dont j’exagère volontairement l’impact.

Finalement nous y arrivons et les quelques chaises dont nous avons besoin sont installées prêtes à recevoir notre petite vingtaine d’invités. Olivier, l’écharpe tricolore bardant son costume bleu nuit, nous sourit avec dans le regard la fierté qui était déjà la sienne quand Aly et moi lui avons demandé d’officier aujourd’hui. Le blabla légal de rigueur est débité par la secrétaire de mairie, puis Olivier se lance dans un discourt — l’enfoiré — durant lequel il rappelle l’engagement d’Aly sur la commune, mon implication dans les manifestations, et sûrement d’autres trucs, mais je ne l’écoute qu’à moitié, surtout lorsque mon téléphone se met à vibrer dans le fond de ma poche. Discrètement, je plonge la main à l’intérieur et l’en extrais, juste assez pour lire le message qui s’inscrit sur l’écran.

Un brouhaha s’invite entre mes oreilles. Je n’entends plus le maire et ses phrases trop longues. Mon regard se perd sur le visage d’Aly qui quant à elle est extrêmement attentive. Par moment, je la vois sourire, quand d’autres rires s’élèvent de la salle, certainement une blague d’Olivier, puis sur ses lèvres le « oui » se dessine. Ses émeraudes accrochent mes yeux gorgés des larmes que je retiens encore. Je ne laisse pas l’officier terminer sa phrase et lui réponds avant de glisser mes doigts dans la chevelure d’Aly et d’attirer son front contre le mien. Il faut qu’elle sache, je ne peux plus attendre.

— Tu peux l’aimer maintenant.

Elle recule et je vois que sa gorge se noue tandis que ses yeux semblent comprendre. Je sors mon portable de ma poche et lui montre l’écran sur lequel le message est encore affiché.

« Félicitations, votre bébé va très bien »

Sa main se porte enfin sur son ventre dans ce geste qu’elle refusait de faire jusque-là, puis elle se blottit contre ma poitrine pour cacher les larmes qui ont inondé son visage, comme si elle les avait retenues autant que son amour pour ce bébé. Je cille pour assécher mes yeux, et laisse dégouliner l’eau qu’ils contiennent, car je me moque totalement que tous me voient pleurer.

Putain comme je suis heureux.

Quand mon regard se pose sur la petite assemblée, ils partagent notre bonheur dont pourtant, ils ne connaissent pas tout. Ils rient, applaudissent et même Benjamin siffle comme s’il était sur le bord d’un terrain de foot, provoquant les éclats de rire de notre fils, encore sanglé dans sa poussette.

Puis je croise le visage de ma mère qui semble percuter. Son regard passe rapidement sur le ventre d’Aly, et sous l’étonnement, ses lèvres articulent le mot « bébé ». J’acquiesce d’un long clignement de paupières et d’un sourire qu’elle comprend. Son menton se met à trembler et elle aussi se laisse aller à ses larmes de joie. Elle connaît tout de notre histoire, elle sait combien ce que nous vivons est important.

Du coin de l’œil, je remarque que la secrétaire de mairie nous tend un grand parapheur cartonné dans lequel figurent des feuillets imprimés. J’imagine qu’elle souhaite que nous signions les registres, mais elle attendra encore un peu. Je cherche les lèvres de ma femme pour lui offrir un baiser chargé de toutes les promesses que je lui ai faites.

— On va avoir un bébé…

— Oui Aly, un merveilleux bébé.

— Je l’aime si fort Nico, si tu savais, murmure-t-elle comme si elle ressentait le besoin d’effacer les mots qu’elle a prononcés un peu plus tôt.

Comme si j’avais pu un seul instant croire qu’elle pouvait être détachée de cet enfant qui grandissait en elle.

— Ma petite louve, je n’ai jamais douté de ta capacité à aimer. Tu as toujours eu cette force en toi.

La force d’aimer, envers et contre tout et par-delà l’imaginable.

 

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] En référence à « Dans le regard de Gabriel » et « L’espoir n’est pas une stratégie » deux romans de la collection « Scènes de vie ».

[2] Équipement de protection individuelle

 

[3] Départements et Régions d’outre-mer et Collectivités d’outre-mer, anciennement dénommés DOM-TOM.

[4] La myéline est une membrane grasse qui recouvre certains neurones au sein du système nerveux. Elle permet d’isoler et de protéger les fibres nerveuses du cerveau et de la moelle épinière.

[5] Vidal : Ouvrage médical référençant les différents médicaments, leurs caractéristiques et leurs posologies

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