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37 - 51 minutes de temps de lectureMode de lectureLa valse des certitudes – Scène de vie #2

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Pour certains, le bonheur est utopie,

Pour d’autres, c’est un but…

Cherche le tien,

Mais ne fouille pas trop loin,

Il est peut-être plus proche que tu l’imagines.

 

Chapitre 1

Jessica

Je suis lasse.

Je fais jouer les articulations de mes épaules pour tenter d’en chasser la tension. Le dérouleur d’adhésif semble peser une tonne quand enfin je me décide à le poser sur la table basse. Mon T-shirt de coton dégage une odeur âcre et écœurante. Il me colle à la peau, et je n’ai qu’une envie : m’en débarrasser. Du revers de la main, j’essuie ma joue. Mon visage poisse et me démange, mais je suis persuadée que j’ai simplement étalé la poussière qui le macule…

J’achève de remplir le dernier carton. Il est particulièrement rafistolé celui-ci, c’est de la récupération et sur chacune des faces restent visibles ses anciens usages. Je m’arrête sur cette vieille étiquette jaunie, rédigée de ma main d’écolière à l’écriture hésitante : « porcelaine Maman » avec une grosse rature afin de remplacer le « S » par un « C ». Sur le flanc au stylo bleu-turquoise, on peut encore déchiffrer « poupées Jess ». Les lettres sont un peu mieux formées, et quatre petites fleurs décorent les coins d’un rectangle colorié de rose. Je me souviens de ce jour où j’avais emballé mes précieuses poupées pour les remiser… Je m’étais imaginée assez grande pour cela, mais elles ont réintégré mes étagères la semaine suivante.

Je noircis soigneusement ces vestiges de mon enfance et presse sur mes paupières pour chasser la nostalgie qui tente de s’inviter. J’ai assez de problèmes à gérer pour le moment sans perdre mon temps à ressasser le passé.

Il m’aura fallu deux jours entiers pour faire disparaître de ma maison les stigmates de notre vie commune. Deux longues journées à trier, archiver et surtout à détruire… à effacer ce qui peut l’être.

Mais dans mon cœur, le ménage ne sera pas si simple à faire. Mon amour propre est cruellement déchiqueté et il n’existe pas de remède miracle pour le réparer. Du moins pas à ma connaissance.

Je glisse le gros feutre noir dans la poche de mon jean, mais je n’inscrirai rien sur le carton. Je l’ai rempli sans porter la moindre attention à ce que j’y faisais disparaître, et je me moque comme d’une guigne qu’on en retrouve le contenu. Rien de ce que renferme cette boîte ne m’appartient. Ma seule préoccupation reste que tout débarrasse le plancher au plus vite, et que je n’ai plus à poser les yeux sur ses affaires à chacune des fois où je rentre dans une pièce.

Je soupire et gratouille les dernières particules de courage que je trouve encore en moi pour soulever le carton et le porter sur les quelques mètres qui me séparent du garage. J’ai entreposé toutes ses affaires ici. C’est temporaire, l’emballage est plus que grossier, et même un peu mesquin, mais j’y ai pris un certain plaisir. L’équilibre des caisses me paraît extrêmement précaire, mais rien de ce qui le concerne ne mérite plus d’attention de ma part. Je dépose, ou plutôt je largue, ce chargement supplémentaire sans le moindre ménagement. Rien ne tombe, et rien ne s’est brisé sous l’impact. Je suis presque déçue… Il semble que le démon qu’il a réveillé en moi aurait pourtant bien apprécié cette petite vengeance.

Je scrute un instant cet encombrant tas de cartons qui quittera bientôt la maison quand un sentiment de satisfaction me gagne. Un transporteur doit venir les récupérer un peu plus tard dans la semaine, tout cela deviendra de l’histoire ancienne.

Maintenant que ma tâche est enfin achevée, je réalise combien je suis exténuée. Je traîne les pieds jusqu’au salon et m’adosse au chambranle de la double porte. La nouvelle décoration me plaît, ainsi épurée, allégée par ce déblaiement qui m’aura occupée ces derniers jours.

Sur le rebord de la cheminée, trônent de nouveau les chandeliers de ma grand-mère, et les portraits de mes parents, leur photo de mariage où ma ressemblance avec ma mère est si troublante. Ces morceaux de ma propre vie ont toujours été posés là, mais l’amoncellement de ses bibelots et de ses gadgets hétéroclites que je supportais en silence ne les cache plus maintenant. Entre les deux chandeliers, un grand rectangle plus coloré me nargue, et je constate alors en balayant les murs du regard que tous les cadres que j’ai décrochés ont laissé leurs empreintes, comme autant d’antidotes fantomatiques à cet oubli que j’invoque pourtant de mes vœux.

J’ouvre le tiroir de mon secrétaire pour y récupérer un bloc-notes. J’arrache les premières pages, sur lesquelles il avait noté une liste de boutiques. Selon lui mon imagination et mon goût pour les cadeaux étaient discutables, et il s’était donc permis de déposer des « listes » dans différents magasins pour qu’au moins je lui offre ce dont il avait envie… J’avais cru à une blague, mais il était on ne peut plus sérieux… Et maintenant je peux en rire. Je froisse les feuillets et les jette en direction de la poubelle de la cuisine, que je manque, évidemment.

Après trois tentatives pour trouver un stylo qui fonctionne correctement, je note : « Faire retapisser le salon », que je souligne deux fois. Un autre coup d’œil au mur m’invite à rouvrir le carnet pour ajouter : « URGENT ».

Ma voisine, celle qui se prétend psychologue autodidacte, dirait que j’entre dans une phase de reconstruction et l’idée me plairait assez, si ce poids sur mon estomac ne cessait de me rappeler que je suis très loin d’avoir digéré l’affront. Même si faire le grand ménage me soulage un petit peu, il faudra du temps pour éroder l’écueil et le rendre moins douloureux. Au moins, je suis débarrassée de ses abominables et encombrants trophées de tennis qui gonflaient son ego, mais j’aurais quand même bien aimé les enfoncer dans sa sale gorge de fieffé menteur. Ont disparu aussi toutes les photos, les grandes comme les petites, et qui n’étaient que de pauvres clichés aux visages grimés d’une gaieté et d’un bonheur que je sais maintenant complètement mensongers.

Je sens lentement monter en moi une colère que j’accueille avec un certain soulagement.

C’est une émotion qui me sera salutaire. Elle parviendra sans doute à remplacer cette tristesse et cette lassitude qui a endeuillé ces dernières heures. J’ai besoin de cela pour avancer.

Je sais maintenant qu’il m’a conté d’innombrables fables, et que je les ai avalées sans jamais discuter. Mon incommensurable bêtise me donne de nouveau la nausée, et ma main se porte d’elle-même sur mon estomac, comme si ce simple geste pouvait à lui seul, tout maintenir en place.

Il m’aura fallu ces quelques jours pour considérer l’ampleur de ma stupidité, car même s’il est évident que Philippe est un habile menteur, j’ai fait montre d’une colossale crédulité… Je ne lui ai opposé aucune résistance et je suis certaine qu’autour de nous les gens ont dû penser que je cautionnais sa façon de faire, que nous étions de connivence. Combien m’ont vue comme l’imbécile que je suis ? Voilà ce que cela donne quand on pratique la politique de l’autruche, et si j’avais su garder les yeux ouverts, je n’en serais pas là.

Consciente que je m’autoflagelle de nouveau, je secoue la tête et les mèches de cheveux qui se sont échappées de ma queue de cheval me chatouillent les épaules. L’apitoiement ne sert à rien et je le sais pertinemment, mais ce n’est pas pour autant que c’est plus simple. Je ne cesse de me répéter en boucle que c’est lui qui m’a trahie, et qu’il n’est qu’un immonde salopard ; à force ces mots vont finir par devenir un mantra, et je parviendrai bien par m’en convaincre moi-même.

Cela faisait des mois que nous vivions la même routine pourtant : celle d’un vieux couple enlisé dans ses habitudes. Et il est vrai que cela n’aurait pas dû être le cas…

Chaque matin, Philippe enfilait un costume ; un des nombreux vêtements sur mesure qui occupent toute la penderie de notre chambre à eux seuls ; pardon, qui occupaient la penderie, car ce n’est plus le cas à présent, et j’ai pris un grand plaisir à ce que cela change. Ensuite, il nouait autour de son cou une cravate souvent très laide, mais qui coûtait elle aussi une petite fortune, et il partait travailler, sa sacoche à la main et parfois le portable greffé à l’oreille.

Puis le soir, il rentrait très tard, se douchait et se couchait. Il prétextait une semaine harassante et expliquait qu’il était trop fatigué pour discuter, d’autres fois, nous n’échangions même pas le moindre mot.

J’ai finalement décidé d’occuper mes heures sans lui, devant la télévision ou avec un bon bouquin avant de rapporter des dossiers à la maison pour trouver les soirées moins longues… Avec le recul, il serait malhonnête de prétendre que cette solitude me pesait réellement, et une fois passé le sentiment d’inutilité et d’abandon, j’ai même fini par apprécier cette sensation de liberté, et à la trouver confortable.

C’est justement là que se situe ma part de responsabilité, si je veux être parfaitement honnête. Si je m’étais, ne serait-ce qu’un tout petit peu intéressée à ce qu’il me racontait de ses activités, j’aurais relevé les incohérences depuis longtemps déjà… La part du mensonge occupe une place tellement importante dans ce qu’il prétendait être son quotidien, que je n’aurais pas pu passer à côté.

Je souris malgré moi à ces anecdotes qu’il lâchait parfois : son personnel qu’il devait surveiller, les adhérents V.I.P. qu’il chouchoutait, mais qui ne cessaient de le solliciter, porteurs des doléances toutes plus saugrenues les unes que les autres. Il parvenait à jouer le rôle du type fier de la réussite de ce club dont il revendiquait la paternité ! Mais même lors de ces rares épisodes où il parlait, j’avoue ne jamais l’avoir écouté avec une réelle attention.

Puis ces dernières semaines — et maintenant que j’y réfléchis, je réalise que cela correspond avec l’arrivée d’Alice — ses routines étaient différentes. Il rentrait encore plus tard, et parfois, pas du tout. Il prétextait un surcroît d’activité, une secrétaire absente et en bonne gourde, j’avais gobé son explication !

Je soupire au souvenir de son interminable diatribe sur l’importance de notre famille ; combien il était nécessaire qu’il s’investisse dans son entreprise aujourd’hui pour nous offrir un meilleur avenir demain… Il s’en était même fallu de peu qu’il parvienne à me tirer les larmes…

Sacré foutu comédien !

Cela dit, j’ai quand même le sentiment que ce scénario convenait assez bien avec mon train-train ; et qu’au-delà même de ma naïveté, je n’espérais pas plus de lui. Alors quand il m’accuse de mettre désintéressée de notre relation, je ne peux pas lui donner complètement tort. J’avais mon boulot, le peu de temps que j’arrivais à me dégager, c’était pour ma fille, et lui, il avait son travail, ainsi que toutes les préoccupations liées à la gestion de l’un des plus grands country club de la région.

Surtout s’il avait occupé ce poste, ce qui, je l’avais appris depuis peu, n’était absolument pas le cas !

Philippe exposait avec fierté une multitude de trophées qu’il aurait remporté lors de compétitions de tennis. Je dis « aurait », car je ne suis même pas certaine aujourd’hui que les victoires dont il s’est si souvent vanté soient réellement les siennes où si ces bidules clinquants et poussiéreux qui encombraient mes meubles n’avaient pas été tout simplement achetés sur internet !

Bref, ce sont ces victoires ou les récits de ces victoires qui lui ont valu d’être repéré par les dirigeants du club, et c’est sur l’insistance de quelques membres qu’il a été embauché pour donner des cours aux adhérents.

Il ne dispose pas du statut de professeur, mais de celui d’intervenant, et même s’il lui arrive en effet d’animer des cours de tennis, il peut être amené à faire n’importe quoi d’autre au sein du club ! Alors j’ai beau chercher, je ne comprends pas les raisons qui l’ont incité à s’inventer une telle vie.

Cela dit, si son mensonge s’était limité à sa position professionnelle, j’aurais pu lui pardonner, mais sa trahison dépasse de loin tout ce que j’aurai pu imaginer, et j’ai découvert le pot aux roses à la suite d’un étrange concours de circonstances.

La veille de la présentation d’un projet à une grosse entreprise, j’avais voulu prendre rendez-vous chez mon coiffeur, mais son agenda était complet et je m’étais donc repliée sur un créneau de dernière minute dans un institut très en vogue de la galerie du Centre Commercial. Je n’aime pas particulièrement cet endroit. Je n’y trouve pas la sérénité et la détente que m’offre mon salon habituel. Affublée d’une certaine exubérance, la clientèle y parle fort et se livre à des déballages de mode et d’extravagances auxquels je ne comprends pas grand-chose.

Je patientais depuis de longues minutes, abrutie par la musique électro que de grosses enceintes déversaient, quand mon attention avait été attirée par la conversation de deux bimbos. L’une d’elles, des papillotes collées sur le crâne, racontait les exploits sexuels de son amant du moment. Sans être particulièrement prude, les détails m’avaient gênée, mais visiblement, les jeunes femmes et moi n’avions pas la même notion de la décence, et j’allais me détourner de leur babillage quand miss papillotes a commencé à dicter les coordonnées de l’amant en question pour les refiler à sa copine. C’est là que j’ai reconnu le numéro de Philippe ! Je n’avais d’ailleurs reconnu que le numéro de téléphone, car la description du bonhomme se situait aux antipodes de ce que je connaissais de mon compagnon.

Papillotes et son amie la brunette m’avaient dévisagée d’un air moqueur quand je leur avais demandé de répéter les chiffres, probablement s’étaient-elles imaginé que j’étais intéressée par leur « bon coup » ; mais je n’avais pas fait d’erreur : l’Apollon « chaud du caleçon » dont elles se refilaient les coordonnées était le monsieur Tout-le-Monde qui partageait mon existence… L’homme qui n’avait toujours montré qu’un intérêt très modéré pour le sexe, et qui nous avait plongés dans un vide intime abyssal depuis le début de ma grossesse.

Totalement déboussolée, j’avais fui le salon, et m’étais réfugiée chez moi pour pleurer à mon aise. Je n’avais jamais prononcé les mots, mais inconsciemment je savais que mon compagnon était infidèle. Et maintenant que le voile était levé, les indices de sa double vie éclataient devant mes yeux.

Puis Google m’avait fourni d’autres morceaux de la duperie de Philippe : il n’apparaissait pas au sein de l’équipe des dirigeants du country-club. En fait, il ne figurait nulle part, alors j’avais appelé le service du personnel. Une fois ma situation exposée à mon interlocutrice, de prime abord froide et réservée, elle s’est avérée bien plus compatissante et de ce fait, particulièrement loquace. C’est ainsi que j’ai appris que Philippe occupait par intermittence les fonctions de moniteur sportif, mais que son temps était compté parmi les employés de l’entreprise, car la Direction avait reçu un certain nombre de plaintes. Sans s’en cacher, Philippe dispensait des cours très particuliers à quelques clientes, des jeunes femmes aux soutiens-gorges bien pleins ou des moins jeunes aux porte-monnaie tout aussi pleins… Les maris et les pères de ces « élèves » avaient vu cela d’un sale œil. Une procédure de licenciement était en cours, et Philippe vivait ses dernières heures au country club.

Finalement, je saisis mieux comment il a pu s’offrir sa garde-robe de luxe et son petit bolide toutes options. Être gigolo, ça semble rapporter gros, et je comprends d’autant plus le mécontentement de ceux qui en ont fait les frais : les maris, les pères… on serait en colère pour moins que cela.

Même si les informations que je détenais me brûlaient les mains, j’ai attendu plusieurs jours avant de provoquer une discussion ; plusieurs longues journées à m’interroger sur ce que je voulais vraiment. Puis un matin, tous mes doutes se sont envolés et l’issue de cette histoire m’est apparue comme une évidence. Tous ces mensonges ne pouvaient pas être pardonnés. Notre histoire était morte et je ne serais plus jamais capable d’accorder ma confiance à Philippe, alors que c’est selon moi le pilier d’une relation.

Ce même soir, j’avais crevé l’abcès en lui dévoilant tout ce que j’avais découvert. Je m’étais attendue à ce qu’il nie, ou qu’il se défende, au moins ! Mais il avait simplement chassé la discussion avec arrogance, me rétorquant que ses occupations ne me regardaient pas et que le sujet était clos.

J’ignore si ma réaction est à mettre sur le compte de la surprise ou de la colère, mais j’en avais retourné la table de la salle à manger, envoyant tout ce qu’elle supportait sur le sol.

Là, j’ai vu la peur dans son regard.

Philippe est un escroc, cela ne fait plus aucun doute, mais c’est aussi un couard, et pour le coup, il m’en a donné la preuve. Je l’ai vu prendre soudainement la fuite, balbutiant qu’il me laissait le temps de me calmer.

Et il m’en avait fallu du temps pour me calmer en effet. Boostée par la crainte que j’avais lue sur son visage, je regrettais qu’il ait ainsi tourné les talons et je suis encore convaincue que lui flanquer mon poing sur le nez m’aurait certainement apporté une immense satisfaction.

À présent, la maison est débarrassée de lui, de ses affaires, et même de son odeur. J’ai récuré notre chambre ; qui est de nouveau MA chambre maintenant, pour en ôter toutes les souillures des lits qu’il a partagés avant de se rouler dans nos draps. J’ai brûlé les vêtements qu’il avait laissés dans la corbeille à linge sale. La cheminée les a avalés avec une avidité extrêmement satisfaisante. D’ailleurs, je ne savais pas qu’un caleçon en soie pouvait disparaître si rapidement. Le lavabo aussi s’est régalé de ses riches parfums, huiles de soin et baumes en tout genre, j’imagine qu’il dispose bien, parmi ses connaissances, d’une jolie parfumeuse qui reconstituera le stock contre une petite leçon de sport… en chambre !

Les réserves alimentaires se sont allégées de ses jus de légumes vitaminés, des yaourts au lait de soja, et des fruits exotiques dont j’ai perdu le nom, mais que j’exècre.

Je ne sais pas si on peut qualifier de très fair-play le fait d’avoir mélangé le contenu du réfrigérateur avec ses costumes Armani et Gucci au milieu des cartons… C’est peut-être mesquin, mais rien qu’à l’idée que s’il tarde à les récupérer, la surprise risque d’être odorante, j’ai envie de sourire.

Hier, Connie est passée à la maison après son service. Je lui ai raconté ce que j’avais découvert au sujet de Philippe. Je me doute qu’elle va creuser plus profondément. C’est une excellente inspectrice de police, et s’il le faut, elle sollicitera Raphaël, son frère pour lui donner un coup de main ; mais quoi que j’apprenne encore, je m’en moque à présent.

J’éteins la lumière et me hisse à l’étage. Je ne rêve que d’une douche, pour me débarrasser de cette poussière et détendre mes muscles douloureux. Ensuite, après la dernière tétée du petit amour qui dort dans son berceau, je sens que je ne serais capable que de m’écrouler dans mon lit.

Demain, je réfléchirai à la suite de ma vie, une vie où l’expression « Mieux vaut être seule que mal accompagnée » prendra tout son sens.

 

Chapitre 2

Jessica

Ce matin, Alice n’est vraiment pas en forme.

Une otite la fait souffrir.

Sa nourrice n’a jamais refusé de la garder, même lorsqu’elle est malade et je sais que je peux toujours compter sur elle. Néanmoins, elle s’occupe de trois autres petits alors j’imagine sans peine la charge qu’un bébé souffrant doit représenter, c’est pourquoi j’ai décidé qu’elle demeurera avec moi tant qu’elle n’ira pas mieux.

J’ai presque honte de l’avouer, mais rester à la maison avec mon bébé aujourd’hui m’offre également une excuse parfaitement valable pour ne pas me rendre au bureau.

Parce que faire illusion et donner le change face à Mickaël, mon associé, c’est une chose impossible. Il me connaît bien trop pour que je parvienne à le duper, et je ne suis pas encore assez en colère pour parler de tout ce qui est venu chambouler ma vie sans m’effondrer.

J’ai cogité un bon moment cette nuit, jusqu’à ce que la fatigue gagne la partie, et j’ai mentalement dressé la liste de la multitude de choses qui me restent à faire. J’avais donné procuration à Philippe sur tous mes comptes bancaires, ainsi que sur le livret d’épargne que j’ai ouvert à la naissance d’Alice. C’était lui qui l’avait proposé, afin de pouvoir gérer les urgences dans le cas où il m’arriverait quelque chose, selon ses arguments. Sur l’instant, ce n’était pas suspect, maintenant, cela prend un autre sens ; d’autant que je sais que ses revenus propres ne lui offriront pas le train de vie auquel il est habitué. Alors, il est plus qu’urgent que je sécurise tous nos comptes bancaires. Il ne manquerait plus qu’il parvienne à nous dépouiller !

Hier, en fin de journée, j’ai contacté un serrurier que mon ami Nathan m’a chaudement recommandé. Il a déjà travaillé avec lui sur quelques chantiers, et heureusement que je me présentais de sa part, sinon il n’aurait pas pu intervenir avant plusieurs jours tant son planning était chargé. Pourtant, il était indispensable que je puisse verrouiller ma maison, car je détesterais voir Philippe franchir ma porte. Je dormirai bien mieux, maintenant qu’il ne peut plus s’introduire chez moi.

Le transporteur que Philippe a envoyé a vidé le garage. J’ai soupiré d’aise en constatant que durant la nuit une des piles de cartons s’était effondrée au sol. J’espère qu’elles contenaient des choses fragiles, et que la chute a fait quelques dégâts !

C’est moche, mais ça fait du bien.

Ses affaires sont en route vers le country-club, d’après l’adresse que j’ai aperçue sur le formulaire du chauffeur. Il semble donc qu’il ne se soit pas encore fait renvoyer.

Alice s’est enfin endormie. Ce tout petit bout de chou est mon oasis dans cette traversée du désert. Même malade et brûlante de fièvre, elle m’offre ses sourires, et me rappelle en quoi ma vie est merveilleuse. J’imagine que si elle n’avait pas été là, je n’aurais pas eu l’énergie nécessaire à relever la tête, et probablement pas l’envie non plus. Je remonte doucement le drap sur son épaule, et repousse la couverture au pied du berceau. Le thermomètre affichait encore une température trop élevée pour que je la couvre davantage.

Sur la pointe des pieds, je quitte sa chambre et c’est à ce moment-là que je sens mon téléphone vibrer dans le fond de ma poche.

Le visage radieux de Mickaël apparaît sur l’écran et je ferme doucement la porte de la chambre d’Alice avant de décrocher.

— Allo !

Je souffle en m’asseyant sur la première marche de l’escalier.

— Je t’ai fait courir ? Si je te dérange, je peux te rappeler un peu plus tard…

Je passe l’appel en vidéo et lui souris.

— Non, en fait cela me fait très plaisir de te parler, j’avais besoin de faire une pause.

— Comment va notre petite malade ?

— Tu sais, c’est douloureux une otite et je pense qu’elle souffre beaucoup. Elle est sous antibiotiques depuis hier et ils commencent seulement à agir. Elle est plus calme et elle mange de nouveau. Les dernières heures ont été un peu compliquées, mais maintenant elle dort.

— Tu as l’air d’être fatiguée, j’imagine que ta nuit a été agitée…

Il n’en a pas idée, mais ce n’est pas uniquement la maladie d’Alice qui m’a épuisée. Le déménagement des affaires de Philippe et le ménage que cela a demandé sont largement responsables de la mine de zombie que j’affiche aujourd’hui…

Je libère mes cheveux de l’élastique qui les retenait et passe les doigts au travers de mes boucles emmêlées.

— Un peu, en effet.

Le très léger différé de ma réponse suffira à Mickaël pour percevoir que quelque chose d’autre que l’état de santé d’Alice me préoccupe, et un silence se glisse.

Il y a moult façons d’informer son entourage qu’on a rompu avec son compagnon, mais je n’en ai pas trouvé une seule pour l’annoncer à Mickaël. Il est mon ami le plus proche. Il me connaît par cœur et il comprend tout, et en particulier ce que je voudrais lui cacher. Je dirais même surtout ce que je voudrais lui cacher. Michaël sait lire en moi comme dans un livre ouvert, et il n’a jamais fait mystère de son inimitié à l’égard Philippe.

J’ai réussi, jusqu’ici, à ne pas lui parler du naufrage de mon couple, mais mes secrets n’ont plus lieu d’être : Philippe est parti.

Son sourire s’efface.

— Jessica, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je suis simplement fatiguée…

Cela ne suffira pas, j’en ai bien conscience, et son regard me le confirme. C’est tout l’intérêt des appels vidéo, je vois ses émotions.

Mais il ne peut pas non plus ignorer les miennes…

— Tout se passe bien au bureau ?

Bien tenté, mais toujours pas suffisant… J’entends Mickaël qui soupire doucement et au-dessus de ses prunelles d’azur, ses sourcils sombres se froncent.

— Oui, tout va bien au bureau, mais tu n’as pas répondu à ma question.

— Je sais…

Mes mots ne sont qu’un murmure et les larmes que je retiens depuis plusieurs jours me picotent le nez. En ne me rendant pas au bureau, je pensais éviter son contact, et ainsi ne pas craquer, mais le son de sa voix me fait le même effet que sa présence finalement. J’ai envie qu’il me serre dans ses bras comme chacune des fois où j’ai eu besoin qu’il me soutienne, je veux qu’il me rassure et qu’il me dise que maintenant tout ira bien.

De toute manière, il est le seul à qui je peux tout dire.

— J’ai besoin de te parler.

— Besoin ou envie ?

C’est un jeu entre nous depuis que nous sommes enfants. Un moyen que nous avons trouvé pour distinguer les choses graves et les autres, plus futiles.

— J’en ai besoin Mike. Vraiment besoin. Et puis, un peu envie aussi, ajouté-je en haussant les épaules.

— Ça va si mal que ça, alors ? J’imagine que c’est encore le tennisman qui fait des siennes…

Je me pince l’arête du nez pour retenir un sanglot, et respire profondément. Le plus dur est fait.

— Tu es libre pour dîner ?

— J’apporte le dessert.

J’acquiesce d’un mouvement de tête. Les mots que j’aimerai prononcer restent coincés dans ma gorge. Si j’en force la sortie, ils entraîneront avec eux les sanglots que je retiens. Mike comprend cet autre silence.

— Ne t’inquiète pas, Jess, tu sais qu’il n’y a jamais rien d’insurmontable.

Je hoche de nouveau la tête, et il n’insiste pas.

— À tout à l’heure, dit-il enfin en coupant la conversation.

Je fixe l’écran un instant avant de poser mon téléphone sur le parquet ciré du palier. Mes mains remontent d’elles-mêmes sur mon visage, et je lâche d’un coup tout ce que je retiens depuis le début de cette sale histoire. C’est trop épuisant d’essayer d’être forte, et finalement, ça n’a pas grand intérêt. Cela fait une semaine que je ne mange presque pas, que je respire difficilement et que je ne dors que par intermittence ; mon corps ne supporte plus cette pression et je n’aime pas l’idée d’exploser devant Mike. Alors j’ouvre les vannes et je laisse s’échapper mes larmes. Celles qui auront coulé ne m’étoufferont plus.

Le fait est que je ne suis même pas triste ; et le moment où je l’ai constaté était d’ailleurs assez étrange. Je suis vexée, blessée, et en colère, mais pas triste du tout.

J’ai honte aussi, pourtant je n’ai rien à me reprocher, parce que je n’ai rien fait de mal.

J’essaye d’imaginer le visage de Mike quand je lui expliquerai ce que Philippe a fait. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’il se réjouira de le voir disparaître du paysage, car même s’il n’a jamais discuté mes choix de vie, je sais qu’il ne l’apprécie pas. À vrai dire, aucun des deux n’aime l’autre. Et si je n’avais pas travaillé avec Mike, je suis convaincue que Philippe aurait tout tenté pour m’éloigner de mon ami d’enfance ; ils sont si différents…

L’exubérance de Philippe, sa propension à se mettre en avant même au risque de blesser quelqu’un, contraste tellement avec le tact et le charisme de Mike. En sept ans de vie commune, je me suis résignée à accepter le caractère de Philippe, mais mes relations en ont beaucoup souffert.

Mon cercle d’amis, celui que je chéris depuis ma plus tendre enfance est toujours le même, mais Philippe n’y a jamais trouvé sa place. Il n’a jamais fait d’effort pour s’intégrer, et avait affublé chacun d’eux d’un défaut, qu’il jugeait rédhibitoire. Gabriel était trop baraqué, Nathan lui semblait sournois, Antoine s’était vu traité de pantouflard, quant à Raphaël et Connie, il les trouvait bizarres, car d’après lui : « il ne faut pas être net pour être flic ! ». Ethan, le toubib de la bande était tellement pris par son boulot, que nous ne le rencontrions qu’à de très rares occasions ; pas assez nombreuses pour que Philippe ait eu le temps de lui tailler le costard réglementaire.

Concernant Mickaël, il ne s’était pas risqué au moindre commentaire ; car en plus d’être mon ami depuis l’école maternelle, nous travaillons ensemble. Mike est à mes yeux totalement intouchable et je pense que Philippe avait bien compris qu’il ne devait pas s’aventurer sur ce terrain-là. Cela dit, maintenant que j’ai pu mesurer à quel point il était peu courageux, je suis certaine que Mike devait aussi lui faire peur ; et c’est probablement ce qui l’a empêché de se dresser entre nous. Parce que nul ne sait jusqu’où serait allé Philippe si l’ombre de Mickaël n’avait pas plané au-dessus de ma tête !

Cette simple pensée me fait frissonner, mais je redresse le buste. Tout ceci est derrière moi maintenant, enfin je l’espère.

Je me relève et essuie mon visage. Mickaël arrivera bientôt et je vais lui préparer le chili dont il raffole.

 

Chapitre 3

Mickaël

Depuis mon appel à Jessica, je suis incapable de me concentrer sur mon travail. Cette discussion m’a fait bouillir. Enfin, si on peut appeler cela une discussion, car c’est quand même assez vite dit. Elle ne m’a pas révélé grand-chose, sinon ce que j’avais déjà compris au son de sa voix : elle ne va pas bien. Quant à son visage fatigué, elle n’aurait pas pu me le cacher, son teint de rouquine ne sait pas mentir.

Chaque fois que je me penche de nouveau sur ma planche, mon imagination dérive sur les vacheries que ce Philippe a bien pu lui faire pour la mettre dans un tel état. Je ne supporte pas ce sale type. Il est prétentieux, arrogant, menteur… Je ne sais pas s’il existe un adjectif suffisamment puissant pour décrire combien je déteste cet énergumène, pour ce qu’il fait subir à Jess, et ce qu’il fera un jour subir à Alice, j’en suis certain.

J’ai beau chercher, je ne comprends pas ce que Jess lui trouve. Je ne suis pas un expert en matière de beauté masculine, c’est un fait et probablement que cela explique pourquoi je suis si peu objectif ; mais il est tellement ordinaire. En fait, Philippe est à classer parmi les individus communs ; pas que cela soit une tare, évidemment, c’est juste qu’en ce qui le concerne, l’ensemble du personnage est d’un ennui mortel. Physiquement, il n’est ni repoussant ni attirant. Et intellectuellement, il n’est — à mes yeux — pas plus intéressant : terne et sans le moindre relief. Il n’étouffe ni de délicatesse ni d’esprit, et malheureusement pour compenser sa pâleur il verse dans la vulgarité, et c’est très souvent Jessica qui en fait les frais. Parfois je le remets en place, mais je sais que cela met Jess mal à l’aise, alors j’ai pris le parti de faire comme elle, et de ne pas relever les piques qu’il lui lance.

La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était avant la naissance d’Alice, je l’ai trouvé très agressif vis-à-vis de moi. J’étais bien trop occupé à profiter de la présence de mon amie pour répondre à ses vacheries, et j’ai senti qu’il a inscrit ma passivité à son crédit. Il a dû s’imaginer qu’il me faisait peur… Grand bien lui fasse ! Mais, même si je sais que c’est son souhait, il ne me fera pas prendre le large. Jess est mon amie depuis toujours, et elle est également mon associée. Ce qui nous unit existait bien avant l’arrivée de ce merdeux dans sa vie, et je ne la laisserais jamais tomber. Si c’est ce qu’il croit, c’est bien mal me connaître.

Je n’imagine même pas mon quotidien sans Jessica. En dehors de notre entreprise qui ne tournerait pas sans elle et ses compétences, son amitié fait partie des choses essentielles à ma vie. Je suis fils unique et je pense qu’elle est ce qui peut se rapprocher le plus d’une petite sœur pour moi. Du plus loin que je me souvienne, elle était présente à chacun des évènements forts de ma vie, et je ne crois pas avoir manqué un seul des moments importants de la sienne.

Jusqu’à Philippe…

Complètement déconcentré, je pose le stylet de ma tablette graphique, et bascule mon fauteuil. Une position de détente qui me permet d’ordinaire de me recentrer sur mon travail, mais qui ne fait que m’envoyer faire un tour quelques années en arrière.

Lorsque Jessica était petite, elle était la part de bonne humeur et de fantaisie de notre binôme, celle qui voyait toujours le verre moitié plein. Sa crinière fauve et les taches qui constellaient son nez mutin lui donnaient l’air d’un elfe, et quand elle courait dans tous les sens en riant, une paire d’ailes lui seraient sorties du dos que personne n’aurait été surpris. Ma mère disait que son rire était le chant d’une fée.

Adolescente, elle était complexée par tout ce qui faisait son charme. Elle se trouvait trop petite, trop rousse, trop pâle… Elle était pourtant tellement parfaite, et à mes yeux elle l’est toujours.

Je repense au nombre incalculable de fois, et surtout à la création de notre agence, où elle a tenu la dragée haute à mon pessimisme, jetant pêle-mêle des poignées de couleurs dans le tableau noir que je m’évertuais à dépeindre.

Et pourtant, je la vois ternir, et il y a longtemps que je ne l’ai plus entendue rire. Même la naissance d’Alice ne semble pas l’épanouir totalement. Cela me rend triste, mais je ne peux rien y faire ; je n’ai pas ma place dans son couple. Ce n’est pas à moi de porter un jugement sur les choix qu’elle fait, mais ce serait me mentir à moi-même que dire que cela ne m’importe pas… Je reste cet ami sur lequel elle doit pouvoir compter, elle n’attend rien d’autre de moi.

Ma créativité étant visiblement en berne, je reprends la lecture d’un rapport. Le client est tatillon, et ces quelques pages doivent être parfaites. Mais il n’est que seize heures, et je relis les mêmes mots depuis de longues minutes sans avoir l’impression de les comprendre… J’aurais dû partir chez Jessica après notre coup de fil, de toute façon je n’ai rien fait de correct de tout l’après-midi : je n’ai pas la tête au travail aujourd’hui.

***

Un délicieux fumet a envahi l’entrée et empli mes poumons lorsque je pousse la porte de la maison de Jess.

J’ai beaucoup voyagé. J’ai visité le Texas lors d’un de mes périples aux États-Unis, et j’ai passé plusieurs semaines entre le Mexique et le Costa Rica, mais je n’ai jamais mangé meilleur chili con carne que celui de Jessica.

La maison est plongée dans le noir et seul un fil de lumière découpe la porte de la cuisine dans l’obscurité.

Je dépose le carton de la pâtisserie sur la crédence, le temps d’ôter mes chaussures, quand un babillage familier me parvient. Sans faire de bruit, je gravis les marches deux par deux pour monter à l’étage. Lorsque je pousse doucement le battant, deux prunelles vertes et brillantes me fixent. Alice cesse de gazouiller et remue frénétiquement ses bras et ses jambes. L’odeur qui règne dans la chambre est assez peu agréable — un effet des antibiotiques, probablement — et je plisse le nez.

Je presse l’interrupteur de la lampe pour ne pas me lancer en aveugle dans la délicate mission qui m’attend, car le secret de la réussite réside à la conscience de ses capacités ; et j’ai appris avec la petite Alice, que changer une couche était loin d’être simple ! Quand je prends le bébé contre moi et que son front se pose contre mon cou, je sens qu’elle a encore de la température. Pourtant, elle me sourit dès que je l’embrasse et que je la dépose sur la table à langer. Puis elle se remet à gigoter, à peine est-elle libérée.

— On va faire un deal, mademoiselle. Je te débarrasse de l’horreur qui parfume ta culotte, mais tu cesses de remuer, sinon…

Ses grands yeux verts semblent attendre la suite, mais je suis à court d’idées et cette petite chipie le sait ; elle n’en fera qu’à sa tête de toute façon me confirme le sourire qu’elle me renvoie.

Certains jugeraient que j’ai l’air profondément débile au contact de cette petite, et c’est tout à fait possible, mais j’assume totalement. J’adore voir ses prunelles me fixer quand je lui parle même si je sais parfaitement qu’elle ne saisit pas un traître mot de ce que je lui raconte ; mais je m’en moque. Il arrive au quotidien de converser avec des gens qui font aussi semblant de comprendre alors qu’ils se fichent complètement de ce qu’on leur dit, et eux sont bien moins mignons que ce nourrisson.

Jessica m’a montré comment langer Alice, et c’est un exercice que je pratique depuis qu’elle est toute petite. Néanmoins, bien que je n’aie pas la dextérité de sa maman, le bébé ne s’impatiente pas ; même alors que je bataille avec les minuscules boutons de son pyjama.

Enfin, quand nous en avons terminé, je serre doucement contre ma poitrine le petit corps chaud qui sent bon le lait de toilette à présent. J’entends alors glousser depuis le palier. Adossée à la porte de la chambre, Jessica nous observe. Une longue robe aux couleurs d’une forêt d’été enveloppe ses hanches fines et dénude ses épaules pâles. Elle a noué ses cheveux grossièrement, et de grands cernes sombres ornent ses yeux verts. Elle me sourit, mais ce sourire n’envahit pas son visage. Je lui tends la main, et elle vient entourer ses bras autour de ma taille.

— Merci d’être là, murmure-t-elle.

Je me retiens de lui dire que ce sera toujours le cas. Si je me laisse aller, je vais essayer d’effacer cette détresse qu’elle a voulu me cacher, mais que j’ai quand même vue. Je les serre toutes les deux contre moi et cela me rend heureux. J’aime cette sensation.

Je dépose un léger baiser sur les cheveux de Jessica et m’écarte de son étreinte avant de trouver une bonne raison de ne pas le faire.

— Je n’ai pourtant pas fait de bruit en montant…

Jessica me montre du doigt le petit boîtier fixé dans l’angle du mur.

— Le babyphone… je venais pour la changer, mais j’ai entendu que tu avais les choses en main.

— En main, c’est beaucoup dire, mais elle a été coopérative.

Je lui tends la couche sale.

— En revanche, je ne m’explique pas comment une telle horreur peut sortir d’un si joli petit corps !

Là, elle sourit. Vraiment. Et j’en suis ravi.

— Le dîner est prêt, et si tu ne veux pas d’un chili brûlé, il faut vite passer à table.

***

J’essuie le fond de la casserole avec un énorme morceau de pain, et beaucoup d’application.

— Tu as encore faim ? me demande Jessica intriguée.

— Oh, non ! C’est de la pure gourmandise. À vrai dire, j’ai beaucoup trop mangé. Je vais devoir doubler ma prochaine séance de sport…

Elle me regarde en hochant la tête.

— Tu n’as pas besoin de ça, tu as un métabolisme exceptionnel, tu ne grossis jamais.

Je ris.

— Ça, c’était avant, quand j’étais en pleine croissance, mais maintenant c’est terminé, je suis un mortel comme les autres, et lever la fourchette n’a pas le même effet que lever des haltères.

Elle hausse les épaules.

— Mais si les deux te font plaisir, tu aurais tort de t’en priver !

En se relevant, elle me tapote la cuisse et ramasse nos assiettes.

Nous avons dîné sur la table du salon ; comme lorsque nous étions enfants. Ce salon et cette table nous avaient regardés grandir ; je crois les avoirs toujours connus comme ils le sont encore aujourd’hui. Quand les parents de Jess étaient de ce monde, nous y passions des heures à discuter de tout et de rien, et c’était d’ailleurs pendant une soirée à griller des Chamallows dans la cheminée de ce même salon que notre projet d’agence avait vu le jour.

— Il te reste une petite place pour le dessert ?

— Évidemment, m’as-tu déjà vu abandonner avant un fondant au chocolat ?

Alice, installée dans son transat, mâchouille le bout de ses chaussons de laine et je me lève pour rejoindre Jessica dans la cuisine.

Je pose la casserole sur le bord de l’évier, et lui retire le couteau qu’elle tient entre ses mains alors qu’elle s’apprête à couper le gâteau. Son regard étonné me fixe un instant alors j’y arrime le mien et prends son visage entre mes paumes.

— Tu m’expliques la déco ?

Je ne m’étais pas attendu à ce que Philippe soit présent ce soir. Cela fait des lustres qu’il s’arrange pour ne pas me croiser et quand il ne peut pas fuir, c’est Jess qui s’organise pour qu’on dîne ailleurs. Mais j’ai été frappé par les changements en rentrant dans le salon. Les photos, les coupes, les trophées… tout a disparu. Il ne reste plus que quelques clous fichés dans les murs et les empreintes des cadres sur le papier peint.

Elle ferme les yeux et soupire, alors que ses bras retombent le long de son corps.

— Philippe a quitté la maison, souffle-t-elle.

Je l’observe un moment, mais je ne parviens pas à comprendre l’émotion qu’elle me cache. Ses paupières sont closes, je ne peux pas lire en elle si elle ne veut pas que je le fasse. Sa respiration tremblante me laisse penser que ce changement la perturbe, néanmoins.

Du bout de mes pouces, je caresse ses pommettes pâles.

— Tu es triste qu’il soit parti ?

Elle avale ce que je prends pour un sanglot et rouvre les yeux.

— Non. Je ne suis pas triste. Je ressens tout un tas de choses, mais je ne suis pas malheureuse. Je pense que j’ai surtout honte d’avoir été si stupide…

Je relâche ses joues pour la serrer dans mes bras.

— On dit que l’amour rend aveugle…

Elle se raidit, puis m’enlace à son tour.

— Je n’ai même pas cette excuse, Mike… J’y ai beaucoup réfléchi, et je crois que je ne l’aimais pas.

Son visage est blotti contre ma chemise et je sens son corps tressauter doucement. Elle sanglote silencieusement et je caresse ses cheveux. Je sais qu’elle va pleurer un moment, puis elle ira mieux. Il en a été de même quand ses parents l’ont quittée ; ce passage par les larmes libère les tensions qu’elle a accumulées et qu’elle ne parvient pas à évacuer autrement. Elle a besoin de ça pour avancer.

Et quand elle ira mieux, elle m’expliquera ce qui s’est réellement passé, en espérant que cela ne me donnera pas une raison d’étrangler Philippe.

 

Chapitre 4

Jessica

« Je crois que je ne l’aimais même pas »

Cette petite phrase sonne réellement juste. Et si j’ai envie de pleurer, ce n’est pas parce qu’il va me manquer ou manquer à Alice ; il ne la connaît pas de toute façon, il n’a jamais pris le temps de l’approcher. Je pleure de honte, de rage, et je pleure sur ces années perdues à croire que j’étais sur le bon chemin… et je pleure aussi sur toutes les frustrations que j’accumule depuis bien trop longtemps.

Je pleure simplement parce qu’ainsi blottie contre Mike, je ne veux plus rien retenir. C’est comme une remise à zéro affective, et quand j’aurai purgé toute cette mauvaise émotion, je relèverai la tête et je reprendrai le cours de ma vie.

Je sais que Mike ne m’en tiendra jamais rigueur. Ses grands bras m’enlacent et sa chaleur me réconforte. Et, quelles que soient mes douleurs, il a toujours été le seul capable de m’aider. Je me plais à croire qu’il n’y a pas de fausse pudeur entre nous, et qu’on a dépassé tout cela depuis longtemps.

Je laisse la source se tarir, et après, je lui raconterai tout.

— Je suis désolée, j’ai ruiné ta chemise…

— Si toute ta peine était dans ces larmes, je t’autorise à la brûler, plaisante-t-il en me dévisageant de ses grands yeux bleu clair.

Je finis de couper le gâteau qui nous attend et il s’empare de nos assiettes.

Alice trouve toujours ses pieds extrêmement fascinants lorsque nous regagnons nos places sur le tapis, et je raconte à Mickaël ce que j’ai découvert sur Philippe, tout en dégustant notre dessert.

Il ponctue mon récit par un long soupir.

— Infidèle et stupide… Je me doutais que cela se terminerait comme ça, mais comment as-tu pu supporter ce type pendant six ans ?

— Sept… mais ne me fais pas de leçons, s’il te plaît…

— Je n’en ai pas l’intention. Je ne connais absolument rien à la vie de couple ; comme tu le sais, je ne me suis jamais risqué à l’exercice.

Mon regard se pose sur ma fille et je ne peux m’empêcher de lui sourire.

— Tu réalises qu’une autre histoire t’aurait peut-être privée d’elle, me dit Mike en me donnant un petit coup d’épaule, ou alors elle serait différente ; mais rassure-toi, Alice n’a rien hérité de son géniteur… On peut déjà voir qu’elle est plus intelligente que lui !

Cette fois, j’éclate de rire, alors que ma fille relâche son pied d’un air hébété et qu’un long fil de bave s’étire entre sa bouche ouverte et son chausson.

— Bon, OK, ce n’est pas toujours flagrant ; mais je n’ai aucun doute sur l’intelligence de mon bébé.

Ma voix est un peu rauque et j’ai le nez qui coule quand Mike me serre de nouveau contre lui. Je savais qu’il détenait le pouvoir de me remettre d’aplomb ; il y a des choses qui ne changent pas.

— Je dois quand même te paraître pathétique…

— Absolument pas. Tu as pris une claque et tu vas t’en remettre. Tu es de loin la femme la plus forte que je connaisse. D’ailleurs à ce sujet, tu l’as frappé au moins ? me taquine-t-il en me tendant la boîte de mouchoirs en papier.

— Non ! Mais j’avoue que j’en ai eu envie, je te le promets. Est-ce que tu te rends compte qu’il a couché avec la mère Dubon, la femme du prothésiste dentaire ? Et il se tapait la secrétaire de son mari en même temps ! J’ai l’impression qu’il a usé la moitié des lits de la ville. Ce ne sont plus des cornes que je porte, mais des bois de cerf ! Si je n’avais pas tant tenu à ma maison, je serais partie en exil. Mike, je ne sais pas si je vais arriver à assumer le rôle de la plus grande cocue de la région en gardant la tête haute…

— Je suis intimement convaincu que très peu de gens font le lien entre vous deux. Vous ne fréquentez pas les mêmes cercles, vous n’allez nulle part ensemble et comme il repousse votre mariage depuis des années, tu ne portes pas son nom. Alice non plus d’ailleurs, je me trompe ?

Je secoue la tête. Philippe n’avait pas jugé utile de reconnaître sa paternité. Il avait expliqué qu’il préférait le faire au moment de notre mariage, mais il n’était pas pressé d’arrêter une date pour le célébrer. Finalement, son refus de s’engager m’arrange bien aujourd’hui. Il pourra sortir de nos vies sans faire plus de vagues et cela me va très bien.

— J’ai l’impression qu’il n’y a que moi qui croyais que nous étions une famille. Lui, il avait un toit, une assiette pleine et du linge propre ; mais ni Alice ni moi n’avions la moindre importance.

— Donc aucun regret ? hasarde-t-il.

— Aucun.

Je me mouche bruyamment.

— La mère Dubon tu dis ?

Il ramène l’anecdote sur le tapis pour détendre l’atmosphère, j’imagine.

— Oui ! Et avec la secrétaire de son mari, elles se sont crêpé le chignon à l’institut du centre commercial, c’est là que j’ai appris ce que je t’ai raconté.

— Elle fera peut-être moins la fière au volant de la Porsche de son portefeuille de mari !

Je hausse les sourcils et pointe mon index vers lui.

— Dois-je te rappeler que toi aussi tu roules en Porsche ?

— C’est tout à fait exact, mais cette voiture m’appartient et je n’ai eu besoin de coucher avec personne pour me l’offrir, me répondit-il en attrapant mon doigt entre les siens et en tapotant le bout de mon nez.

Il me fait rire et cela allège le poids que je sentais sur mes épaules, alors je balaye le salon d’un large geste de la main.

— Donc voilà l’explication de la nouvelle déco ! J’ai fait un grand nettoyage par le vide. Ça te plaît ?

— Je dois avouer que j’aime assez. On s’habitue vite à ne plus sentir son regard de fouine nous observer, et je ne te parle même pas de son sourire niais. Combien de photos de lui y avait-il rien que dans cette pièce ?

— Je ne sais pas et je n’ai pas perdu de temps à compter. J’ai tout balancé dans un carton. Ça m’a fait du bien de faire le ménage.

— Il ne reste plus qu’à faire un peu de rangement ici, dit-il en effleurant mon front, et là, ajoute-t-il en descendant son doigt sur mon cœur, et tu seras une femme toute neuve.

Je me cale contre sa poitrine.

Alice s’est endormie.

— Tout à l’heure, tu m’as dit que tu savais que ça se terminerait comme ça. Que voulais-tu dire ?

— Je te connais depuis que nous sommes gamins. Je t’ai vue dans tous tes états, des plus heureux aux plus tristes. Nous avons toujours discuté librement de tous les sujets qui nous touchent, même les plus intimes. Tous, sauf un.

Je fronce les sourcils, l’interrogeant.

— Ton couple Jess. Tu n’as jamais évoqué ta vie avec Philippe. J’ai pensé au début que c’était lui qui souhaitait que tu me tiennes à l’écart. Je ne voulais pas m’immiscer entre vous, alors j’ai pris mes distances.

— Je crois qu’inconsciemment je craignais que tu m’ouvres les yeux. Je t’ai senti t’éloigner, mais j’ai réalisé que tu avais ta propre vie, et que je devais être capable de surmonter les difficultés de ce quotidien que j’avais choisi sans t’empêcher de suivre ton chemin.

— Ouais… Et quand tu m’as annoncé ta grossesse, j’ai espéré qu’enfin tu serais heureuse. J’ai pensé que je n’avais plus de rôle à jouer auprès de toi.

Je soupire.

— Je sais que notre lien est compliqué à comprendre pour quiconque ne nous connaît pas, mais tu auras toujours ta place à mes côtés, et tous ceux qui voudront intégrer ma famille devront l’accepter. D’ailleurs, si je décide de remonter en selle, je te charge de me déloger la perle rare !

Mike me regarde, surpris, et se met à rire.

— Demande-moi n’importe quoi, mais pas ça… C’est une mission impossible ! Aucun homme ne te mérite !

Je secoue la tête en levant les yeux au ciel.

— De toute façon, je n’en suis pas là…

Je marmonne en me blottissant à nouveau dans sa chaleur. Mon envie de pleurer est partie. J’ai le sentiment d’avoir traversé un torrent, sautant de pierre en pierre, évitant les plus glissantes, et maintenant que Mike tient fermement ma main, je ne crains plus les remous et je sais qu’il m’amènera jusqu’à la rive.

— Tu te souviens quand nous étions au lycée ? Tu avais fait croire à tes amis que nous étions ensemble pour qu’ils ne me tournent pas autour…

Il éclate de rire.

— Oui, ces mecs étaient des crétins défoncés aux hormones qui n’avaient qu’une seule idée en tête ! Je ne savais pas que tu étais au courant. En revanche, je me souviens que toi, tu avais répandu le bruit que j’étais gay pour que tes copines ne me draguent pas !

— Évidemment, elles avaient lancé des paris sur celle qui te mettrait dans son lit la première !

— J’étais tellement timide à l’époque qu’aucune d’entre elles n’aurait gagné. Cela dit, j’ai rencontré quelques difficultés par la suite pour contredire la rumeur.

Produit d’un métissage magnifiquement équilibré, Mike a le teint mat, et les yeux bleu clair dont l’iris est cerclé d’un liséré brun, et ourlés de longs cils noirs. Il a hérité de la grande taille de son père, et des traits fins de sa mère.

— Oh oui, et avec ton physique de mannequin, j’imagine combien la bataille a été rude…

 

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Sarah Colin
3 mois il y a

Je viens d’acheter dans le regard de Gabriel et la valse des certitudes. J’ai hate de les avoir pour les lires.

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