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La messagère des anges

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« Aide-moi »

Deux mots qu’il n’est pas toujours simple de prononcer…

Deux mots que tout le monde n’est pas capable d’entendre…

 

 

   Chapitre 1  

Nathan                

Un violent orage vient de s’abattre sur Paris. Il est tombé des trombes d’eau, mais cela n’a pas apporté la moindre fraîcheur. Le ciel s’est teinté de cette caractéristique couleur de plomb, et il semble d’ailleurs en avoir aussi le poids. Après la fournaise de la journée, la moiteur qui stagne pue la poussière mouillée, et une pollution âcre colle à la peau. Sur les trottoirs, les débris des branches malmenées par le vent témoignent de la puissance des rafales, et les caniveaux vomissent les flots qu’ils ne peuvent plus avaler. De lourdes gouttes tombent encore des arbres et les passants en quête d’un abri s’agglutinent dans les entrées des bars et des restaurants.

Les discussions se mélangent, et parfois une voix s’élève, un peu plus fort qu’une autre, réclamant une bière par ici, un café par-là, l’addition… Les regards impatients se promènent dans la salle, en quête d’une table dont les occupants s’apprêteraient à plier bagage. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait, lassé d’être sollicité par le serveur qui me pressait de libérer les lieux, je me suis installé au bar.

Des néons bariolés éclairent la vitrine, et envoient des flashs de lumière noire sur le trottoir. Cet effet stroboscopique plonge les passants dans un semblant d’anonymat où seuls leurs yeux brillent d’une lueur étrange.

Adossé contre un des deux piliers qui encadrent la façade, un homme offre son visage à la pluie. Ses oreilles sont percées de multiples fois, et une chaîne relie un de ses lobes à sa narine. Sur son épaule, repose ce que je pense être un rat blanc. Il paraît oisif, mais à ses regards rapides et nerveux, il me semble plus vraisemblable qu’il attende quelqu’un.

Un peu plus loin, un salon de tatouage ouvre ses portes. Sur sa devanture, les lumières clignotent un instant, puis se fixent, dévoilant des dessins à l’encre : dragons cracheurs de feu et entrelacs sanguinolent d’épines de roses que côtoient des papillons, des idéogrammes asiatiques et des motifs tribaux.

Le tatoueur, torse nu, expose sa peau coloriée, tel un tableau vivant. Il dispose un étalage de piercing sur le pas de sa porte quand trois jeunes femmes l’accostent. Deux d’entre-elles, les cheveux crêpés et les yeux exagérément noircis l’embrassent sur les lèvres comme s’ils étaient d’intimes connaissances, et d’un geste, semblent lui présenter la troisième. Au milieu de la rue, elle soulève son t-shirt pour dévoiler son ventre. Le tatoueur lui fait un signe de la tête et elles pénètrent à sa suite dans la boutique.

Je remue nonchalamment ce qui reste de mon café.

Lorsque j’ai commandé, le barman m’a gentiment invité à comprendre que l’heure était aux cocktails, mais il a quand même accepté de me servir. Je sirote le breuvage noir lentement, il est froid maintenant ; mais je fais durer le plaisir, car aux coups d’œil insistants qu’il me jette, il y a peu de chance qu’il consente à m’en préparer un autre.

Demain matin, une longue route m’attend. Je ne sais pas si je suis fatigué ou si je suis seulement las, mais je n’ai pas la moindre envie de regagner ma chambre d’hôtel.

Hier, je suis allé dîner au Quartier latin. J’y ai retrouvé quelques souvenirs, des bribes des voyages que nous avions faits, mes parents et moi, lorsque je n’étais qu’un gamin. Les ruelles sont les mêmes que dans ma mémoire, vivantes et colorées ; et bien que les façades soient peut-être un peu plus défraîchies qu’à l’époque, j’y ai vu les mêmes superpositions d’affiches qui avaient amusé le gosse que j’étais.

Puisque j’étais dans le coin, j’en ai profité pour aller faire un tour près de Notre-Dame. J’étais devant mon écran de télévision, quand ils ont relaté l’incendie et cela m’a beaucoup ému. En dehors même du symbole religieux, voir partir en fumée ce témoignage de notre histoire ne peut être que navrant. La cathédrale n’est pas accessible au public, évidemment, mais suffisamment visible pour livrer au visiteur un bien sinistre tableau. Enfin, même endeuillée de suie, elle demeure un édifice magnifique. Je pense que je reviendrai visiter le quartier quand elle sera restaurée.

J’ai terminé ma promenade le long des quais et j’ai flâné dans les échoppes des bouquinistes. Je croyais que c’était une légende, mais certains commerçants recèlent de véritables merveilles. Et d’autres ont surtout un sacré bagou.

Demain, je rentre chez moi et c’est mon dernier soir dans la capitale. J’ai roulé au hasard jusqu’à trouver une place de stationnement ; elles sont tellement rares que lorsqu’on en tient une c’est déjà une victoire. C’est ainsi que j’ai atterri dans le deuxième arrondissement. Ce n’est pas le plus beau quartier de Paris — loin de là si j’en crois les différents guides touristiques que j’ai trouvés à l’hôtel — mais cela reste une expérience intéressante. C’est un univers de noctambules où ce qui paraît incongru pour un provincial comme moi semble ici être une norme, et les caricatures, une réalité.

C’est un autre monde.

De l’autre côté de la rue, une camionnette démarre et dévoile une porte cochère. Dans le cylindre de lumière que déverse un lampadaire, je peux voir que la pluie tombe de nouveau. À l’abri, dans l’alcôve sombre, deux prostituées attendent le client. Elles se passent une cigarette sur laquelle chacune tire à tour de rôle, et crache la fumée vers le ciel. La plus petite est perchée sur une paire de sandales à talons très hauts et se cramponne à une besace en toile. L’autre, plus jeune, me semble-t-il, quitte leur abri pour tenter sa chance, dès que quelqu’un approche.

Une voiture s’arrête et la femme à la besace sort de l’ombre. Elle disparaît dans l’habitacle, refilant le mégot à sa copine qui reprend malgré la pluie, son paresseux ballet, le long du trottoir.

Puis, une moto surgit. Une de ces machines légères qu’on s’attendrait plutôt à voir sur un circuit boueux. Faisant glisser sa roue arrière sur le bitume mouillé, elle opère un demi-tour au milieu de la rue et se dirige vers l’homme au rat. Il sort rapidement la main de son blouson et l’y range tout aussi rapidement. Un échange fugace comme un éclair, l’homme disparaît, et la moto également, le silence revient.

— Il fait chaud, tu ne trouves pas ?

Je me tourne vers cette voix qui vient de m’interpeller. Une femme d’une vingtaine d’années me toise. Elle a pris la place, sans que je le remarque, du vieux monsieur ventru qui sirotait une bière il y a encore quelques minutes. Elle porte une robe très courte resserrée à la taille par une large ceinture et ses jambes nues sont chaussées de vertigineux escarpins de velours.

Elle est jolie, même si je ne suis pas fan du maquillage charbonneux — ni du maquillage tout court d’ailleurs — mais il lui dessine des yeux de biche.

Mon examen, pourtant rapide, a dû lui transmettre le message qu’elle espérait, car elle se dandine langoureusement sur le tabouret et profite du mouvement pour mettre sa poitrine à peine couverte en avant.

Une professionnelle, sans aucun doute ; j’ai beau n’être qu’un provincial, le quartier s’y prête, et les signes qu’elle m’adresse ne trompent pas.

Je lâche son regard et le plonge dans ma tasse presque vide.

— Oui, c’est vrai, il fait chaud…

Elle dépose sa pochette en skaï rouge sur le zinc, l’ouvre et en sort un bâton de rouge à lèvres.

— Je connais une super boîte, il y a toujours une ambiance géniale, mais je n’ai pas très envie d’y aller seule. Tu m’accompagnes ? me demande-t-elle en appliquant une nouvelle couche de couleur sur ses lèvres.

Le geste est sensuel, provocateur et elle l’a certainement répété des dizaines de fois… Je trouve dommage qu’une si jolie fille en soit rendue à se vendre, mais je garde pour moi ce que cela m’inspire.

— C’est gentil de le proposer, mais je n’ai pas prévu de sortir. Je vais aller me coucher…

— Ça me va aussi, tu sais. Je n’ai rien contre l’idée de changer de programme. On fera ce que tu veux.

Je ris, alors qu’elle plonge son regard dans le mien.

— Comment t’appelles-tu ?

— Nora.

— Je te remercie, Nora, mais je ne suis pas intéressé.

D’un geste souple, elle promène lentement son index manucuré sur mon bras nu. C’est un étrange contact, presque agréable.

— C’est dommage, j’aurais pourtant bien aimé qu’on s’amuse un peu tous les deux. Parfois, il faut accepter de se détendre…

Je réitère mon refus d’un hochement de tête.

Elle lâche un long soupir et prend appui sur mon épaule pour descendre de son tabouret. Au passage, sa poitrine me frôle.

— Si jamais tu changes d’avis, je vais rester dans le coin un petit moment, murmure-t-elle d’une voix traînante au creux de mon oreille.

Je lui souris. La salle regorge d’hommes qui ne semblent pas accompagnés, et qui ne me paraissent pas non plus en rendez-vous d’affaires. J’imagine qu’elle ne restera pas seule très longtemps.

La démarche chaloupée, elle s’éloigne.

Profitant d’un énième coup de lavette javellisée sur le zinc, le barman me jette un regard noir. Si les deux premières fois je n’ai pas voulu réagir, cette fois, je lui adresse mon rictus le plus arrogant. Visiblement à Paris, le client n’est pas roi. Dans mon monde, un consommateur quitte le comptoir quand il le souhaite. Au pire, quand il est saoul comme un cochon ou aussi fauché que les blés, et je ne suis dans aucun de ces cas.

Soudain, un crissement de pneu sur l’asphalte mouillé attire toutes les attentions. Un cabriolet pile le long de la chaussée devant la vitrine, envoyant sur le trottoir l’eau qui stagnait dans une flaque. Au travers du parebrise, l’ombre du conducteur se penche et ouvre la portière de la passagère. D’un brutal coup asséné sur son dos, il la pousse en dehors de l’habitacle. Les néons clignotants saccadent la scène, et c’est comme au ralenti que la silhouette atterrit sur la route. À quatre pattes, elle s’écarte du caniveau avant que la voiture ne démarre dans un grand vacarme.

Je croise son regard affolé quand elle prend appui sur la devanture pour se redresser et qu’elle s’y adosse. De ses mains meurtries plaquées sur la vitre s’écoule un mince filet sanguinolent. Elle tremble, ou peut-être qu’elle sanglote.

La prostituée qui racolait de l’autre côté de la route, jette sa cigarette et traverse le carrefour en trombe. Elle l’attrape par le bras, et la secoue en criant ce qui ne me semble pas être des mots de réconfort. Tout en vociférant, elle la traîne à sa suite et la jette sans ménagement dans l’ombre de la porte cochère.

La silhouette s’effondre au sol et cache son visage entre ses mains.

Dans le bar, les conversations n’ont pas tardé à reprendre, comme si une telle interruption était habituelle. Je pose une poignée de monnaie sur le comptoir et je quitte les lieux.

 

***

 

Quand je démarre mon utilitaire, il y a déjà derrière moi, une voiture qui attend que je libère la place. Je l’ignore un instant, le temps de réfléchir à ce que je m’apprête à faire.

Le clignotant impatient, et après un premier appel de phare que j’ai aperçu du coin de l’œil, le conducteur me klaxonne. J’ouvre ma vitre, mais au lieu de lui adresser le geste peu courtois qui me démange, je lui fais simplement signe que je m’en vais.

Je remonte la file de voitures jusqu’à ce que j’arrive à la hauteur de l’alcôve sombre. Il faudra moins de cinq secondes pour que la prostituée s’approche de ma portière. Elle s’y accoude, et souffle la fumée de sa cigarette dans l’habitacle.

C’est désagréable, je grimace.

— Salut beau gosse, tu cherches de la compagnie ?

Sa voix est abusivement rauque. J’imagine qu’elle pense cette raucité sensuelle, mais c’est loin d’être concluant. Peut-être cache-t-elle l’enrouement de ceux qui se farcissent les narines avec beaucoup trop de choses illicites. À moins qu’elle ne soit une autre de ces victimes du « crack ». Ses faux cils papillonnent sous ses arcades saillantes. Son rouge à lèvres a bavé et attire l’attention sur des incisives jaunies, dont une manque à l’appel. Elle n’a pas l’air vieille pourtant, et ses yeux bleus ont dû être magnifiques, mais ils paraissent à présent inhabités… ou peut-être même hantés.

La vie qu’elle mène dans la rue semble avoir détruit cette femme, et j’ai de la peine pour elle. Je serre les poings sur mon volant, et malgré l’odeur laissée par la fumée de sa cigarette, je gonfle mes poumons d’une grande inspiration. J’ai le sentiment que je m’apprête à mettre les pieds dans quelque chose qui me dépasse, mais tant pis, je ne peux pas ne rien faire.

Je désigne d’un geste du menton la silhouette tapie dans l’ombre et visiblement toujours prostrée sur le bitume.

— Elle est libre ta copine ?

La prostituée me dévisage, ses prunelles délavées arrondies. Elle expire quelques volutes de fumée dans ma direction.

Ce n’est pas plus agréable que la dernière fois, je grimace de nouveau.

— Elle ? Tu veux dire que c’est elle qui t’intéresse ? m’interroge-t-elle en désignant, du bout de sa cigarette, la forme tremblante dans l’alcôve.

— Combien ?

— Je ne pense pas que…

— Je ne te demande pas de penser. Combien ?

Son regard balaye l’arrière de mon utilitaire dont on distingue le contenu entre les sièges, puis m’examine rapidement. Une évaluation du potentiel de mon portefeuille, probablement.

— Trois cents euros, si tu la gardes pour la nuit, comme ça en plus je l’aurai plus dans les pattes. Mais tu sais, si tu veux t’éclater, c’est pas elle que je te conseille… ajoute-t-elle en enroulant une mèche de ses cheveux entre ses doigts. Je ne suis pas au même tarif, mais c’est bien mieux, je te le promets.

— Je n’ai pas besoin de tes conseils, fais-la venir, je suis d’accord pour trois cents.

Relevant les deux mains à la hauteur de sa tête, elle quitte le rebord de la portière.

— Lexie, t’as un client. Ramène ton cul !

La silhouette se lève et s’avance lentement, le regard baissé et ne prend même pas la peine de me regarder. Je déverrouille la portière et elle l’ouvre. L’autre l’attrape par le bras et lui murmure des mots que je n’entends pas. Elle acquiesce en silence, et grimpe sur le siège.

— Lexie, c’est ça ?

Elle hoche faiblement la tête.

Naturellement, l’autre se réinstalle pour se joindre à notre conversation. Je la fixe sans ciller, attendant qu’elle s’éloigne, mais elle reprend son minutieux examen de ma camionnette, tendant le cou pour tenter de mieux voir ce que j’ai remisé à l’arrière. Je donne une légère impulsion sur la commande de la vitre électrique pour qu’elle comprenne que je ne souhaite pas l’inviter à se joindre à nous, puisque mon regard insistant n’a pas semblé suffisant à lui faire saisir le message. Elle sursaute et s’écarte brusquement en râlant.

J’enclenche la première et roule sur quelques centaines de mètres. Les portes cochères et les trottoirs accueillent encore plus de monde qu’en début de soirée. C’est certainement l’heure où le quartier prend vie. Je m’éloigne de la zone qui se densifie pour bifurquer dans une ruelle qui me semble déserte. Je me gare et coupe le moteur.

Le silence tombe dans l’habitacle.

Ma passagère est blottie contre la portière, et ses yeux paniqués analysent chacun de mes mouvements ; elle me semble prête à sauter de la voiture à tout moment. Son visage est maculé de poussière et de coulures de mascara ; à cause de la pluie, peut-être, mais probablement aussi des larmes. Elle me semble tellement jeune… Elle respire mal. Son souffle est saccadé, superficiel. Le simple fait d’être assise à quelques centimètres de moi paraît suffisant à la terroriser.

— Tu as soif ?

Elle ne répond pas, mais déglutit bruyamment, laissant entendre combien sa gorge est sèche. Je tends la main pour prendre mon sac posé à ses pieds, mais je ralentis mon mouvement quand je vois qu’elle sursaute. J’en sors une bouteille d’eau.

— Elle n’est pas très fraîche, mais je n’ai rien d’autre à t’offrir pour le moment.

Je la lui tends, et elle n’hésite que quelques secondes avant de la saisir, de l’ouvrir et d’en frotter le goulot. Ses doigts sont si sales que je ne vois pas vraiment l’intérêt de son geste ; c’est sûrement une habitude. Elle la porte à ses lèvres, avale de longues gorgées, et essuie sa bouche du revers de sa manche. Lorsqu’elle me rend la bouteille, elle est vide, et sa main tremble.

— Merci…

Putain, c’est une gamine. Ses orbites creusées et ses pommettes décharnées ont arraché de son visage les douces courbes que l’on prête à l’enfance, mais quelque chose dans ces prunelles révèle davantage encore sa fragilité.

J’ignore quelle est son histoire, mais si je veux pouvoir me regarder dans un miroir, je ne peux pas passer ma route après avoir vu toute la détresse que me renvoient ses yeux. Si sa copine m’a paru blasée et usée, cette toute jeune femme n’en est pas encore là. Je ne parviens pas à détailler les sentiments qu’il me semble l’habiter, j’y lis néanmoins de la honte, de la peur, et une étincelle de désespoir que je ne supporte pas.

Je jette la bouteille à l’arrière de mon utilitaire et je pivote pour me placer face à elle.

— Lexie, j’ai une proposition à te faire.

 

 

   Chapitre 2  

Lexie

«Tu veux me louer… pour une semaine ? »

Ses mots me laissent perplexe, je l’observe un instant. Il tient entre ses doigts une enveloppe qu’il vient de sortir de son sac.

— On peut l’exprimer de cette façon, mais je préfère dire que j’ai besoin de tes services pour les sept prochains jours. Je te propose ces trois mille euros pour te dédommager, ajoute-t-il en secouant la pochette en kraft brun.

Un silence s’abat de nouveau dans l’habitacle. Je cherche au fond de ses yeux qu’il ne détourne pas, un indice, un petit quelque chose qui pourrait m’en dire plus sur ses motivations, parce qu’il est clair que sa démarche n’est pas conventionnelle. Mais son expression demeure indéchiffrable, du moins, je n’y lis rien. J’étais douée pour cela avant ; pour décrypter les intentions des gens rien qu’en sondant leur regard et leurs expressions, mais il faut bien me rendre à l’évidence, maintenant, je n’en suis plus capable ; j’ai cessé de regarder les gens depuis trop longtemps.

— Je me doute qu’il ne doit pas être évident de faire confiance à quelqu’un que tu viens de rencontrer, mais si j’en crois ce que j’ai vu à l’instant, on ne peut pas dire que tu aies grand-chose à perdre.

Je me mords la lèvre. Il n’a pas tort, il a même complètement raison. Je suis en train de crever sur ce trottoir, c’est d’ailleurs un miracle que je sois encore en vie. Un miracle ou une malédiction, je ne sais plus, en fait…

— Dans une semaine, jour pour jour, je te ramène dans cette rue, ou ailleurs, c’est toi qui décideras. Tu seras plus riche de trois mille euros, et tu n’entendras plus jamais parler de moi.

Trois mille euros… Ce n’est pas encore avec ça que je m’achèterai une vie toute neuve, mais au moins je pourrais partir d’ici, quitter Paris, disparaître…

Le regard de l’homme glisse sur mon visage, c’est à croire qu’il essaie de décrypter ce que je pense, tout comme j’ai tenté de comprendre ce que cachait sa proposition il y a quelques instants ; mais je sais garder un visage de marbre, j’ai appris à le faire… Il penche légèrement la tête sur le côté et esquisse un très léger sourire. J’imagine qu’il le souhaite rassurant, et en d’autres circonstances, il le serait.

— Je te promets que je ne te ferai aucun mal. Mes parents m’ont bien élevé, ajoute-t-il d’un ton plus doux et presque caressant.

Cela me donne des frissons. Je ne suis plus habituée à ce qu’on me parle comme ça, je ne suis plus habituée à ce qu’on me parle tout court d’ailleurs, et finalement, cela ne me rassure plus vraiment. J’imagine que Francis Heaulme ou Guy Georges ont dû dire la même chose à leurs victimes et probablement sur le même ton, avant de les zigouiller…

Je serre les bras autour de mon corps pour retenir mes tremblements. Je n’ai pas froid, il fait aussi chaud que dans un four dans cette camionnette, mais c’est la peur qui exsude des pores de ma peau et qui me glace le sang.

Derrière ma frange en bataille, je l’observe. Il n’a pas l’air méchant, et surtout il est bien moins sale que certains des types que j’ai croisés dernièrement. Il est rasé, et ses cheveux sont bien coupés. Sa chemise est propre… C’est fou comme les circonstances peuvent nous faire changer de critères d’appréciations des gens… À une époque, j’aurais plutôt cherché la marque de ses vêtements, de son téléphone, ou le nombre de ses followers sur Insta… des préoccupations bien futiles maintenant que j’y pense.

— Juste une semaine ? Et après, je suis libre, et tu me payes ?

— Oui, je t’en fais la promesse, dans une semaine, je te donne cet argent et je te dépose où tu veux.

Je baisse les yeux sur mes mains. J’ai de la boue sous les ongles et mes paumes sont sanguinolentes. La bague de ma grand-mère a dû glisser de mon doigt, elle n’y est plus. J’ai mal au ventre et la nausée me prend dès que je respire. Le constat est douloureux, mais évident : il n’y a rien que je n’ai pas déjà perdu, alors…

— Je ne peux pas partir comme ça, j’ai des trucs à récupérer dans la piaule où je vis.

— Oui, j’imagine, je ne te demandais pas de tout laisser derrière toi.

Il saisit un morceau de papier et un stylo sur le tableau de bord, et griffonne rapidement dessus.

— Voilà mon nom et le numéro de la plaque de mon utilitaire, l’immatriculation est facile à vérifier et si tu le souhaites je peux te montrer ma carte d’identité.

Je fronce les sourcils. En général, les clients cherchent plutôt l’anonymat…

— C’est pour le cas où tu voudrais dire à quelqu’un avec qui tu pars, et comme je te l’ai dit, je n’ai pas l’intention de te faire de mal.

Je prends le papier, et le fourre dans la poche de ma veste.

— On peut se retrouver ici dans une heure, demande-t-il en consultant l’horloge du tableau de bord.

— Non, c’est trop court. Il m’en faudra au moins deux, je n’habite pas à côté…

— Je peux te rapprocher si tu veux.

Je remue la tête. J’ai besoin de réfléchir, et je n’y parviendrai pas dans cette camionnette.

— Merci, mais il y a une station de métro une rue plus loin, je vais me débrouiller.

Un bref coup d’œil au travers du pare-brise m’informe qu’il tombe de nouveau des cordes. J’ouvre la portière et me glisse hors du siège. Mon genou me fait mal lorsque mes pieds touchent le trottoir ; je crois que j’ai heurté le sol un peu plus fort que je le pensais quand l’autre salaud m’a jetée de sa voiture. En fait, j’ai tellement craint qu’il me roule dessus que j’ai surtout veillé à m’éloigner de sa trajectoire, et ma course sur le bitume m’a laissé des séquelles. Je file jusqu’à la bouche de métro, maîtrisant ma démarche pour que ma blessure ne se remarque pas. Ça aussi, j’ai appris à le cacher ; moins on voit vos faiblesses, moins on peut vous atteindre.

Quand je tourne au coin de la rue, je réalise que je n’ai pas vérifié la plaque d’immatriculation du camion, mais quelle importance finalement ? Je m’en moque de toute façon. Tout le monde se fout de l’endroit où je serai dans deux heures ou dans une semaine. Je retire le papier de ma poche et le jette dans la première poubelle sans même le regarder. Entre ne pas avoir d’avenir et envisager un avenir incertain, le choix ne demande pas beaucoup d’effort de réflexion.

Le trajet en métro est rapide, et quand je sors de la station, il ne pleut déjà plus. C’est le propre de la saison et de ses multiples orages. Un groupe de fêtards fait tourner un joint juste devant la porte de la cage à poules où je dors. À entendre leurs voix, ils ont aussi beaucoup bu. Je baisse la tête pour ne pas croiser leurs regards, car un rien peut être pris pour une provocation dans la rue et surtout dans leur état. Ils sont ivres et à moitié défoncés. Je poursuis mon chemin, fixant le bout de mes chaussures. Mes cheveux cachent mon visage et avec un peu de chance, ils ne me remarqueront même pas. Si ce n’est pas le cas, j’accélèrerai le pas, et en dernier recours, j’ai une arme secrète : une vraie toux bien grasse et bien effrayante que j’ai contractée il y a plusieurs semaines maintenant et qui ne me lâche pas. J’ai remarqué qu’ils étaient prêts à fumer n’importe quelle saloperie, mais qu’ils fuyaient devant une simple bronchite… En attendant, ça me sert bien : on se défend comme on peut et avec les moyens qu’on a.

Je monte les escaliers rapidement, sans même prendre la peine d’allumer la lumière. Au mieux, elle ne fonctionnera pas, au pire elle me permettra de voir ce que je préfère ignorer. L’odeur d’urine et de cannabis est suffocante, mais j’ai cessé de retenir mon souffle, l’appartement pue tout autant de toute manière. Je glisse ma main dans la poche de mon short pour en extraire le trousseau de clés et je déverrouille les trois serrures. Le bâtiment est tellement décrépi qu’un simple coup d’épaule ferait tomber la cloison en même temps que la porte, mais ces serrures rassurent les autres occupants. On a beau avoir très peu de biens, tout est toujours monnayable pour un junky en manque.

J’ouvre la fenêtre pour essayer d’avoir un peu d’air. Il fait très lourd, et seuls les effluves du pétard qui se consume au rez-de-chaussée parviennent jusqu’à moi. À la puanteur des communs, vient s’ajouter celle de l’humidité qui ronge les murs. Le salpêtre recouvre le papier peint qu’on imagine difficilement avoir été neuf et joli un jour. La canalisation du voisin du dessus a certainement encore lâché, car le sol est imprégné d’une eau à la limpidité plus que douteuse. Elle remonte de la moquette à chacun de mes pas.

Mes doigts tremblent lorsque je déboutonne et arrache de mes épaules la veste de jean blanche trempée qui me colle au dos. Le poignet droit est maculé de sang. Je la bourre dans mon sac, ainsi que mon short. Mon collant est tellement déchiré qu’il est inutile que je le conserve. Je le jette dans le seau qui nous sert de poubelle. J’enfile un pantalon large et un t-shirt à manches longues. Le peu de fripes qui m’appartient rejoint le reste dans ma besace.

Le long du seul mur à peu près sain de la pièce trône une vieille commode à tiroir. Son pourtour est brûlé de mégots de cigarettes qu’on a posés là et qui se sont consumés en même temps que le vernis du bois. Le meuble glisse sans difficulté sur la moquette mouillée lorsque je le déplace, et j’arrache de la paroi arrière un emballage en plastique dans lequel j’ai caché mon passeport.

Soudain, je sursaute alors que la porte de l’appartement s’ouvre bruyamment.

Par réflexe, je donne un coup de pied dans mon sac pour le dissimuler sous le portant à vêtements.

— Lexie, t’es là ?

C’est Ondine, de son vrai nom Carole. Je soupire. Je me serais bien passé de la revoir avant de partir. Je ne sais pas ce que je dois penser d’elle. En l’espace de quelques jours elle m’a prouvé qu’elle était capable du meilleur comme du pire… et qu’elle était douée pour les deux.

— Je suis là, oui.

— Putain, tu pourrais prévenir quand tu décampes ! J’ai repéré le type qui remontait la rue dans son camion et t’étais plus dedans !

Je hausse un sourcil devant son expression. J’imagine qu’elle souhaiterait que je la croie inquiète, mais elle n’est animée que d’une curiosité malsaine. Une curiosité qui l’a emporté sur sa nécessité de tapiner, car c’est — selon elle — la meilleure heure pour appâter le client, elle ne devrait pas être ici.

— Tu m’expliques en quoi c’est important pour toi ?

— Comment ça ? J’ai pas besoin de t’expliquer un truc aussi simple. On doit veiller les unes sur les autres, c’est tout !

Ses yeux sont deux billes livides et je refoule un rire nerveux, mais je ne lui réponds pas.

— Il s’est passé quoi avec le mec de la décapotable ?

Je fais mine de ne pas avoir entendu sa question, en bougeant ma jambe pour évaluer l’état de mon genou.

— Hé, j’te parle !

— Qu’est-ce que tu crois qu’il s’est passé ? C’était un tordu. Il m’avait ramassée pour faire un plan à plusieurs dans le but d’en faire une vidéo. J’étais pas d’accord, alors il m’a jetée de sa bagnole !

— Pour combien ?

— Qu’est-ce que ça peut foutre pour combien, je ne voulais pas, c’est tout ! En plus, il était à moitié stone, il roulait comme un dingue, j’ai cru qu’il allait nous tuer.

Elle sort une cigarette de son paquet, l’allume et crache une grosse bouffée de fumée dans ma direction. Je ferme les yeux et lutte un instant pour ne pas tousser.

— Tu trouves toujours une raison pour te barrer de toute manière, si tu penses que c’est comme ça que tu vas gagner du pognon ?

Je souffle.

— T’as quand même eu de la chance qu’il te ramène, il aurait pu te larguer n’importe où.

Je lève un regard agacé vers le plafond. Je n’ai que deux heures, la première est déjà bien avancée, et Carole ne semble pas se décider à retrouver son trottoir.

— De la chance, oui, on va dire que j’ai eu de la chance…

Je récupère mon sac et elle comprend que j’ai rassemblé mes affaires pour partir. Elle glisse le mégot de sa cigarette dans une canette de coca vide et tend la jambe pour me barrer le passage.

— Tu fais quoi ? Tu te casses ?

— Oui, je pars quelques jours.

Elle me suit dans le petit réduit qui nous sert de salle de bain et qui accueille un lavabo et un bac à douche fêlé. Sous un filet d’eau tiède, je lave les gravillons qui sont encore incrustés dans les éraflures de mes paumes.

— Et tu vas où ?

— J’ai un job pour une semaine.

Je n’ai pas envie de m’étendre sur le sujet avec elle.

— Un job ? C’est quoi ?

Je hausse les épaules.

— Attends, c’est le mec de la camionnette ? Et il veut quoi ?

Je retire les lentilles bleues que je porte pour dissimuler mes yeux, et les jette directement dans le siphon du lavabo. Je prie pour ne plus jamais en avoir besoin.

— J’t’ai posé une question, réponds-moi, merde !

— Mais je ne sais pas ce qu’il veut et je m’en fous complètement, quand bien même il aurait dans l’idée de me piquer mes deux reins, ça ne sera pas pire que de faire la pute !

Carole attrape mon poignet et le serre jusqu’à m’en faire mal.

— Hé, je te rappelle que la « pute », comme tu dis, elle t’a hébergée et te fait bouffer ! T’es pas là par erreur, alors me la fais pas à l’envers !

Je dégage ma main, mais je suis certaine que d’ici peu la marque de ses doigts apparaîtra au travers de ma peau.

— Oublie tout ça, je suis complètement claquée…

Je remue la tête, je ne me sens pas d’attaque à livrer une bataille avec elle… Je brosse énergiquement mes cheveux pour en éliminer les nœuds.

— Ouais. Et je fais quoi de ta chambre ? Je te la garde ou je peux la prêter à quelqu’un d’autre ?

Je manque de m’étouffer.

Deux cents euros par semaine, c’est le tarif de son « prêt ». Néanmoins, si je me refuse à être reconnaissante pour ce que je paye grassement, je ne peux nier que sans ces trois pauvres mètres carrés et cette chauffeuse hors d’âge, je serais sous les ponts. Alors je sors quelques billets de mon sac et les lui tends.

— Si je te donne cent euros, tu me la gardes ?

Elle empoigne les billets et les range dans sa poche. J’imagine que je dois prendre cela pour un « oui ».

— Laisse-moi huit jours, et si je ne reviens pas, fais ce que tu veux.

— Tu m’as pas dit combien il te payait…

Intérieurement, je souris de sa curiosité que je n’ai aucune intention d’assouvir.

— Non, en effet, je ne te l’ai pas dit.

Elle attrape de nouveau mon bras, espérant que cela me décidera à lui répondre. Je reste muette et lui adresse un regard dénué de sous-entendus, je ne supporte plus qu’elle se croie en droit de me malmener. Elle me relâche et laisse retomber son bras.

— Je m’en fous en fait, fais-le casquer, c’est tout ! Quoi qu’il te propose, demande le double.

Je jette mon sac sur mon épaule et m’apprête à franchir le seuil.

— Lexie ?

— Oui ?

— Bonne chance gamine…

Je lui adresse un signe de tête et contre toute attente, j’ai les larmes aux yeux.

***

Nathan

Une des particularités de la vie parisienne, c’est qu’elle ne prend pas de pauses, cette ville ne dort jamais. À l’entrée de l’hôtel dans lequel j’ai séjourné ces trois dernières nuits, c’est l’homme que j’ai croisé dans la salle du petit déjeuner ce matin, qui assure maintenant l’accueil. Il est au téléphone et me salue d’un geste de la main.

Boucler mon sac ne me prend pas plus de dix minutes. Je voyage très léger en général, et mes déplacements n’impliquent pas que je trimballe une valise pleine de costumes. J’en suis ravi, surtout si l’on considère la chaleur qu’il fait. Après avoir vidé la chambre, je rejoins la réception pour restituer les clés.

L’homme n’est plus au téléphone, mais semble le regretter. Il fait face à un couple de touristes assez comiques. Tout ce qu’ils portent est frappé de l’image de la tour Eiffel : casquette, t-shirt, sacs, parapluie… Je n’irais pas jusqu’à le parier, mais je crois qu’il en est de même pour les chaussettes de monsieur, qui tombent en accordéon sur ses sandales.

La discussion est animée, car ils semblent ne pas se comprendre. Dans un anglais très approximatif, l’employé tente de leur expliquer que l’hôtel est complet, mais les clients insistent lourdement. Je les suspecte de faire semblant de ne pas comprendre pour lui forcer la main.

— Excusez-moi ?

J’essaie de les interrompre, car l’heure tourne et je suis pressé. De plus, je détiens probablement une clé à leur dilemme.

— Je vous demande un instant, monsieur, je suis à vous tout de suite, s’excuse l’employé.

— Je suis désolé d’insister, mais j’ai peut-être une solution à votre problème.

— Si vous parliez anglais, vous me seriez d’un grand secours, en effet, me coupe-t-il, parce que je n’arrive pas à leur faire entendre que je ne peux rien pour eux, l’établissement est complet.

— Je dois repartir en province plus tôt que prévu, et je libère ma chambre ce soir.

Je lis sur son visage une expression de soulagement, puis, alors qu’il se tourne vers les clients, il reprend son bafouillage pour leur exposer la situation. Ils finissent par réaliser qu’ils n’auront pas à passer la nuit dehors et me serrent la main avec enthousiasme. Je suis ravi pour eux, mais je souhaite surtout en terminer au plus vite. Je lui tends la clé de la chambre et m’apprête à tourner les talons quand il m’interpelle.

— Monsieur, je vous dois une nuit, vous aviez réglé d’avance.

— Ce n’est pas grave, je…

Il lève la main, et m’interrompt.

— Je vais procéder au remboursement, il faut juste que je retrouve la procédure que m’a indiquée ma femme.

Il fouille dans une pile de feuillets noircis d’une écriture fine, et se gratte la tête.

— Le logiciel est supposé pouvoir tout gérer, cela ne devrait pas être bien difficile…

S’il compte sur moi pour amadouer son ordinateur afin d’en extraire un remboursement, il s’est cruellement trompé de candidat ! Je hais ces machines. Je sors une carte professionnelle de ma poche et la pose sur le comptoir. Un dernier regard à la pendule qui est accrochée derrière lui me rappelle que je ne suis pas en avance.

— Je vais probablement être de retour à Paris dans quelques jours. Ce remboursement peut attendre jusque-là, car je suis assez pressé ce soir. Si votre épouse souhaite me joindre, qu’elle n’hésite pas.

Il acquiesce et me serre la main.

— Je vous remercie, parce que je ne sais pas si je serais parvenu à faire fonctionner cette machine.

Le regard qu’il lance à l’ordinateur est assez similaire à celui que je réserve au mien, alors je le comprends.

En fait non, je compatis.

Je ramasse mon sac et quitte l’espace climatisé pour me glisser dans l’inhospitalière moiteur de la nuit. Je suis étonné de voir que malgré l’heure très tardive, les rues ne désemplissent pas. Les bouchons sont bien moins denses, mais les automobilistes flânent davantage ; le trafic n’est donc pas plus fluide qu’en journée. Une petite demi-heure plus tard, je me gare dans la ruelle où j’ai donné rendez-vous à Lexie. Elle sera là dans quelques minutes.

Si elle vient ; parce que personne ne pourrait lui en vouloir de se dégonfler, la proposition que je lui ai faite ficherait la trouille à n’importe qui. Elle ne sait rien de moi.

Je sors mon téléphone et affiche le numéro de mon père.

— Salut mon grand ! me lance-t-il gaiement.

Il est insomniaque. Les courts moments où il dort, son téléphone est éteint, sinon, il répond.

— Salut papa. Pas encore couché ?

— Je suis déjà levé en fait. Et toi, tu fais du tourisme ?

— Un peu…

— Bon alors, ce chantier, tu es allé le voir ? Tu comptes l’accepter ?

Un ami de mon père a acheté un restaurant qui avait besoin de grosses rénovations et c’est la raison de mon déplacement jusqu’ici.

— Je ne sais pas. Il va falloir que je chiffre les travaux. La majeure partie de ce qui a été réalisé par la précédente entreprise ne respecte aucune norme. Je dois prévoir des démolitions, et il y a beaucoup de boulot ; car en l’état, il n’obtiendra jamais les autorisations pour ouvrir au public.

J’entends mon père souffler à l’autre bout du téléphone.

— C’est à ce point-là ?

— Je le crains. À mon avis, il y gagnerait à porter plainte contre l’entreprise responsable de ce carnage pour obtenir des dédommagements… Réparer les malfaçons va lui coûter un bras, et peut-être même les deux !

— Garde cette information pour toi, fiston, mais je crois qu’une partie des travaux qui ont été réalisés a été payée sous le manteau…

Cette fois, c’est moi qui souffle.

— Je me doutais qu’il devait y avoir quelque chose comme ça. Une fausse impression de faire des économies qui entraîne souvent de gros emmerdements, et maintenant le client appelle un professionnel pour lui sauver les fesses… Je ne te cache pas que je ne vais pas lui faire de cadeaux pour autant. Il y a vraiment du boulot et démolir ce saccage, ça ne va pas être une partie de plaisir.

— Je l’ai déjà prévenu que tu ne travaillais pas pour la gloire. Ce n’est pas parce que c’est mon ami que tu dois bosser à perte. Chiffre tes travaux comme tu dois le faire, et si ça ne lui convient pas, il fera intervenir quelqu’un d’autre.

— C’était ce que je comptais faire. Je m’occuperai de lui rédiger mon devis une fois à la maison, mais en dehors de tous ces travaux, le projet est intéressant, le quartier est sympa et le local a du potentiel.

— Je te fais confiance pour faire au mieux. Sinon, tu rentres toujours demain ?

— Oui, en toute fin de journée, probablement.

— Je préviens ta mère que tu seras avec nous pour dîner ?

L’image fugace de Lexie me souffle la réponse. Quelques heures de plus pour expliquer sa présence vont m’être utiles.

— Je pense que je vais arriver vraiment tard, ne m’attendez pas. On se verra la semaine prochaine ?

— Pas de problème. Je suppose que tu vas bientôt te coucher, tu as la chance de ne pas être insomniaque, toi !

— Oui, j’y allais justement.

Et un premier mensonge, un !

— Bonne nuit fils !

— Toi aussi papa.

Je raccroche et clipse mon téléphone sur le support ventousé sur le pare-brise.

J’ai menti à mon père. Il m’aurait suffi de lui dire que je rentrais cette nuit, mais que je ne dînerai pas avec eux, et il n’aurait pas posé la moindre question. Mais ce n’est pas ce que j’ai fait. Je lui ai inventé une histoire. J’ai voulu cacher l’existence de Lexie, et d’expérience, tout ce que j’ai tenté de faire dans le dos de mes parents a toujours tourné à la catastrophe…

Je me frotte les yeux, et fais jouer les muscles de mon cou. Je suis un optimiste, enfin, en général, j’essaie de l’être : tout se passera bien.

 L’enveloppe que j’ai brandie devant les yeux de Lexie, traîne sur le tableau de bord. Je la range sous mon siège. Elle ne contient que quelques plans et les schémas électriques du restaurant de l’ami de mon père… Heureusement, Lexie n’a pas demandé à voir les trois mille euros que je lui ai promis ! Et j’espère qu’elle ne le fera pas, parce que j’ai nullement l’intention de me promener avec une telle somme sur moi !

Dans mon rétroviseur, je distingue une silhouette fluette qui s’approche ; c’est elle.

Elle a du cran, cette gosse.

Beaucoup de cran… ou vraiment rien à perdre.

 

   Chapitre 3  

Nathan

Après avoir remarqué que l’éclairage public est assez terne, j’allume le plafonnier afin qu’elle me repère. Néanmoins, cela n’est pas bien difficile, car il n’y a pas d’autre utilitaire dans la rue. Elle ouvre la portière, se hisse sur le siège et pose à ses pieds un sac à dos qui n’est pas très gros.

— Tu as eu le temps de prendre tout ce qu’il te faut ? On peut y aller ?

Elle hoche simplement la tête, et fuit mon regard.

Je démarre et rejoins l’artère principale en direction du boulevard périphérique.

Son attention est totalement perdue dans le paysage. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle me fasse la conversation, mais le silence qui pèse est encombrant. J’allume l’autoradio pour le meubler. J’y apprends qu’il fera chaud demain et que les conditions de circulations vont être difficiles…

Sans blague !

— Est-ce que je peux poser mes pieds sur le siège, demande-t-elle en retirant ses chaussures ?

— Oui, bien sûr, mets-toi à l’aise, on a huit ou neuf heures de route à faire.

Elle me regarde, l’air surpris. Dans le faible éclairage urbain, je crois voir que ses yeux sont brun clair, elle devait certainement porter des lentilles tout à l’heure, j’aurais juré qu’ils étaient bleus. Ses longs cheveux châtains non plus n’étaient pas si lisses. Peut-être avait-elle une perruque en plus des lentilles…

— J’en déduis qu’on ne reste pas sur Paris ?

Je ris.

— En effet, nous allons quasiment traverser le pays. Est-ce que ça change quelque chose pour toi ? Tu souhaites revenir sur notre deal ?

— Non, ça me va.

Elle coince ses pieds sous ses fesses et se pelotonne contre la portière. Le pantalon démesurément large qu’elle porte remonte sur ses jambes, et dévoile des chevilles d’une extrême maigreur. J’avais déjà remarqué qu’elle n’était pas très grosse, mais en y prêtant plus attention, c’est carrément effrayant, tant ses os sont saillants.

Distrait par l’examen que j’effectue du coin de l’œil, je manque de percuter un scooter qui me dépasse par la droite. Je lâche un juron, resserre les mains sur le volant et m’insère sur le périphérique, direction l’autoroute du Sud.

La climatisation est réglée à son maximum, mais malgré la chaleur qu’il fait dehors, je n’ai pas d’autre choix que d’ouvrir ma vitre. Une odeur abominable émane de ma passagère, un mélange indescriptible, âcre et lourd, que je peine de plus en plus à supporter.

Je conduis depuis un moment maintenant ; il est 2 h 25, la température extérieure est de trente degrés, et l’ambiance intérieure est silencieuse et carrément irrespirable…

En roulant à cette vitesse, et même si je la maintiens, nous n’arriverons pas à destination avant la fin de la matinée, or je sens déjà la fatigue engourdir ma nuque. Cela fait deux fois que je me surprends à la masser de la main, et c’est pour moi un signe que la lassitude s’installe. J’ai passé la journée à prendre des côtes et à sonder les cloisons du local du restaurant dans une chaleur étouffante, je ne tiendrai pas le coup.

— Tu as le permis de conduire ?

— Hein ? Non.

Elle n’a même pas tourné la tête, j’ai l’impression que je l’ai réveillée.

J’oublie l’idée de lui laisser le volant, mais il est évident qu’il me faut une pause.

Sur le bord de l’autoroute, un panneau annonce la prochaine aire de repos. Peut-être que me dégourdir les jambes et avaler quelque chose rechargera mes batteries. Je prends la bretelle de sortie et gare ma camionnette devant la station-service. Je m’attendais à ce qu’elle réagisse lorsque nous serions à l’arrêt, mais il n’en est rien. Elle est toujours ramassée sur elle-même, collée contre la portière. Elle ne dort pas pourtant, elle cramponne ses genoux serrés contre sa poitrine.

— Je vais faire quelques courses, tu veux venir avec moi ? À moins que tu préfères rester là ?

Elle remue à peine la tête et se remet en boule. Le message est on ne peut plus clair, mais en même temps, à l’heure qu’il est je la comprends et j’aimerais bien faire comme elle.

La station abrite une petite supérette où l’on peut trouver quelques articles de dépannage. Je jette dans le panier en plastique deux bouteilles d’eau, des sandwichs et un paquet de chips, quelques bonbons et des chewing-gums.

Près de la caisse, le distributeur de boissons me fait de l’œil. Je sélectionne un expresso bien serré, et observe en l’avalant les publicités qui défilent sur un écran accroché au mur. Il y a vraisemblablement un hôtel tout près d’ici. Je regarde mon gobelet avant de le jeter dans la poubelle.

Ce n’est pas de caféine dont j’ai besoin, mais d’une nuit de sommeil. Reprendre la route dans cet état ne serait franchement pas raisonnable. J’ai largement surévalué mes capacités en rendant ma chambre parisienne, c’était un très mauvais calcul.

L’employé à la caisse suit ce que je pense être un match de football sur son téléphone portable, mais il lève le nez et me sourit lorsque je m’approche de lui.

— Bonsoir, je me demandais si par hasard, vous vendiez des vêtements et des accessoires de toilette ?

— Bonsoir monsieur, tout ce dont nous disposons se trouve dans le rayon au fond sur votre gauche. Mais autant vous prévenir, le choix est assez limité.

Je le remercie d’un signe de tête, et traverse la boutique à grands pas. Si je dois rester plusieurs heures aux côtés de Lexie, il faut que je règle ce problème d’odeur. Cela me semble délicat de lui dire qu’elle sent mauvais, mais j’imagine que si j’accompagne cela de quelques vêtements propres, ça devrait passer un peu mieux.

Je parcours rapidement les allées et trouve un portant sur lequel se battent quelques t-shirts floqués d’une tour Eiffel, me rappelant mes deux touristes à l’hôtel. J’en repère un qui me semble correspondre à la stature de Lexie. Sur une étagère sont empilés des shorts du PSG ; c’est un rayon pour enfants, mais à vue d’œil, une taille seize ans fera largement l’affaire. De toute façon, il n’y a rien d’autre. Je cherche des sous-vêtements, mais le magasin n’en propose pas. En revanche, j’arrive à dénicher un maillot de bain en deux pièces, ce sera toujours mieux que rien. Une brosse à dents et un kit de premiers secours contenant au moins du désinfectant et quelques pansements, et je passe en caisse.

— Vous avez trouvé votre bonheur, me demande l’employé, toujours aussi aimable.

Je lui réponds en lui renvoyant son sourire.

— J’ai repéré une publicité pour l’hôtel de l’aire de repos, pouvez-vous m’indiquer le chemin à prendre pour le rejoindre ?

— Oui, c’est simple monsieur, la direction est fléchée depuis le parking où vous vous êtes garé. Il vous suffit de bifurquer sur la droite après l’aire de stationnement réservée aux poids lourds.

— Merci.

Je jette un œil à son téléphone sur lequel le match continue de se dérouler.

— Beau match ?

— Bof, les attaquants de Paris traînent les pieds…

— Ah !

À vrai dire, je n’y connais pas grand-chose en football, mais c’est surtout pour faire la conversation, et puis, ce type a l’air vraiment sympathique.

— C’est votre équipe ?

— Même pas, je regarde les rediffusions pour passer le temps. Je suis originaire de Bayonne, je préfère le rugby !

— Je préfère le rugby aussi.

Je règle mes achats et regagne ma camionnette dans laquelle ma passagère n’a pas bougé depuis mon départ

— Lexie ?

Je frôle son bras au travers de la toile de son t-shirt. Elle sursaute et laisse échapper un petit cri.

— Nous allons nous arrêter pour la nuit. Je suis trop fatigué pour conduire. Il y a un hôtel sur cette aire de repos.

Elle acquiesce, replonge les pieds dans ses chaussures et récupère son sac à dos qu’elle pose sur ses genoux.

Je démarre et emprunte la route indiquée par le caissier, vers un bâtiment constitué de ce qu’on pourrait prendre pour des conteneurs accolés les uns aux autres sur trois hauteurs. Il n’y a pas de réception, un panneau est accroché sur chaque porte pour expliquer la marche à suivre. Les chambres occupées affichent un voyant rouge, celles qui sont libres, un voyant vert. Il ne reste qu’à insérer sa carte bleue.

Simple, efficace, et somme toute assez spartiate, mais suffisant.

Et pas donné !

Je dépose sur le lit les vêtements que j’ai dénichés à la station-service.

— Je vais te prêter quelque chose pour dormir, et pour t’habiller demain, j’ai acheté un short et un maillot qui seront davantage à ta taille. Ils ne sont pas très beaux ni très féminins, mais ils sont propres. Voilà aussi une brosse à dents, et tout le reste, tu le trouveras dans ma trousse de toilette.

Je fouille dans mon sac de voyage pour en sortir un t-shirt que je présente devant elle. Il sera bien assez long pour la couvrir jusqu’à mi-cuisses.

J’espérais qu’elle comprendrait le message, mais elle reste figée, inexpressive. Je repose la pile de vêtements sur le matelas et m’y assieds.

Pendant quelques secondes qui me semblent être des minutes, je l’observe. Le visage à moitié masqué par sa chevelure, elle a le regard vissé sur la moquette grise qui recouvre le sol de la petite chambre. Ses poings sont refermés, mais pas serrés, et sa respiration, contre toute attente, est plutôt calme. Si elle est nerveuse, elle sait le cacher.

Puis je me décide à rompre ce silence.

— Lexie, il n’est pas dans mes habitudes d’être brutal, et je m’en excuse par avance, mais tu empestes.

Je crois distinguer sur ses lèvres un mince sourire. Elle s’approche de moi, récupère ce que je lui ai proposé d’une main hésitante et s’enferme dans la salle de bains. Réduire l’espace entre nous deux lui a coûté beaucoup d’effort, cette fille est terrorisée, et en effet, elle a appris à cacher ses émotions.

J’imagine que ce n’est pas volontaire, mais elle a abandonné son sac de voyage devant la porte. J’attends quelques minutes pour m’assurer qu’elle soit sous la douche, et je l’ouvre. L’odeur âcre qui en sort me pique le nez, et je le referme aussitôt. J’ignore dans quel taudis elle vit, mais même la niche du chien de chasse de mon oncle ne pue pas autant.

J’étire les muscles noués de mon dos. La journée a été fatigante, mais c’est cette situation qui me plonge dans un énorme stress et qui en ajoute encore. Je m’apprête à passer la nuit aux côtés d’une très jeune femme dont je ne sais rien, sinon que sa vie est à peu près tout sauf un conte de fées. Elle s’est emmurée dans un silence que je ne parviens pas à interpréter, et s’applique à ne laisser aucune émotion transparaître sur son visage. Seule la peur exsude d’elle.

Sur la petite table de la chambre, je place ce qui composera notre dîner. Évidemment, tout cela pouvait attendre, mais j’ai besoin de m’occuper.

Cela fait bien dix minutes que l’eau ne coule plus quand elle sort de la pièce maintenant embuée. Elle ramasse le sac dans lequel étaient nos provisions quelques minutes plus tôt et y enferme ses affaires en nouant fermement les anses.

— Tout ça sent mauvais, dit-elle pour expliquer son geste.

— On pourra les laver, une fois arrivés à la maison si tu veux, ou bien nous irons t’en procurer d’autres, c’est toi qui verras quand on y sera.

Elle acquiesce simplement et dépose le paquet par terre.

Je récupère la trousse de premiers soins que j’ai achetée et lui désigne le lit pour qu’elle s’asseye. Elle me regarde un instant et s’exécute. J’ai constamment l’impression qu’elle a besoin de vérifier que mes attitudes coïncident bien avec mes mots.

Une fois la compresse de désinfectant imbibée je la pose sur ses écorchures. L’eau et le savon ont déjà bien nettoyé les plaies, je n’ai plus qu’à tamponner doucement. Quand j’en ai fini avec ses genoux, je lui tends la main pour soigner ses paumes. Elle me les confie, mais ne prononce toujours pas le moindre mot.

C’est presque agaçant.

— Tu sais, on dit que la communication passe par le regard, et je pense que ce n’est pas complètement faux, mais si tu ne me parles pas, ça va un peu compliquer les choses. Je ne suis pas extralucide ; je suis même plutôt « binaire » comme garçon…

— Désolée…

— Je ne te demande pas de jacasser tout le temps non plus, mais au moins de dire l’essentiel. Je ne te fais pas mal, là ?

— Non, ça va.

Une fois nettoyées, les plaies sur ses mains apparaissent très superficielles. Je range le matériel de premiers soins, et le pose sur l’étagère.

— On verra demain matin, s’il faut recommencer l’opération.

— Je te remercie.

Trois mots ! Intérieurement, je salue l’effort.

— À mon tour d’aller me doucher, j’avoue qu’avec cette chaleur, j’en meure d’envie. J’ai déposé le ravitaillement sur la table, sers-toi si tu as trop faim pour m’attendre mais je n’en ai pas pour longtemps.

Elle balaye des yeux les provisions et acquiesce de nouveau.

Quand je sors de la salle de bains, elle est toujours assise sur le bord du lit. Mon sac a changé de place et la fermeture éclair sur le côté est ouverte. J’ai bien fait de garder les clés de mon camion et mon portefeuille avec moi. Est-ce qu’elle serait encore là, si elle les avait trouvés ? Je chasse la question. Je ne la séquestre pas, elle peut partir quand elle le souhaite et je suis convaincu qu’elle le sait.

Je retourne l’unique chaise de la chambre et m’y assieds à califourchon.

— Si tu as des questions, pose-les-moi. N’attends pas que j’aie le dos tourné pour fouiller, je n’ai rien à cacher, et il n’y a donc rien à trouver. Mais je ne t’en veux pas, j’ai fait la même chose avec ton sac.

Cette fois, j’en suis certain, elle a souri. Dire qu’il y avait de la joie dans ce sourire serait franchement exagéré, mais elle a souri.

Les sandwichs, en revanche, n’ont pas bougé. J’en prends un et lui tend l’autre, nous mangeons rapidement — et toujours dans un silence de cathédrale — avant qu’elle ne s’engouffre de nouveau dans la salle de bains.

 

 

***

Lexie

Ce type me déroute totalement. Il est gentil et serviable… Mais des gens qui semblent gentils et serviables, et qui attendent patiemment que tes défenses s’essoufflent pour te poignarder, j’en ai rencontré quelques-uns ces derniers temps, bien trop !

Jusque-là, je n’ai rien à lui reprocher. Il m’a ramassée dans une ruelle, et la raison pour laquelle je m’y trouvais n’a jamais été un mystère. Pourtant, il me parle avec respect, et il n’a pour le moment rien tenté… Il n’est brutal ni dans ses gestes ni dans ses mots, et il a même fait preuve de beaucoup de délicatesse en soignant les écorchures sur mes mains et mes genoux.

Je me brosse les dents avec énergie. Il y a bien longtemps que je ne me suis pas sentie aussi propre et j’en avais presque oublié le plaisir. J’ai frotté si fort avec la brosse que mes gencives saignent un peu. Dans le miroir, je me reconnais à peine. Je suis devenue si maigre… mes yeux clairs sont enfoncés dans mes orbites et mes pommettes semblent vouloir se détacher de mes joues. J’ai pris une gifle il y a quelques jours, et l’hématome n’est pas encore complètement résorbé. L’éclairage cru du néon le met bien en évidence, on peut même dire qu’il est sans pitié et qu’il me montre sans scrupule tous les dégâts qu’a subis ma peau.

Je relève le bas du t-shirt et les ecchymoses sont toujours là. Les griffures le sont aussi. On m’a battue afin que j’apprenne à me détacher de tout, et pour que je ne réagisse plus à la douleur. J’ai pris des coups pour oublier jusqu’à la simple envie de me rebeller. On m’a dressée à abandonner mon corps, à n’être plus qu’un objet sans conscience.

Puisque je dois me résigner, je vais « le faire », car ce que cet homme s’est engagé à payer, c’est mon billet de sortie.

Si je parviens à survivre à cette humiliation, j’espère que le temps m’aidera à oublier que finalement, je n’aurais pas eu d’autre alternative que d’accepter de monnayer mon corps…

Je serre les dents pour repousser la nausée qui m’étreint l’estomac. J’éteins la lumière de la salle de bains, et lorsque j’ouvre la porte, la chambre est plongée dans le noir. Je me traîne jusqu’au lit et je m’allonge.

Il est silencieux, mais au rythme de sa respiration, je sais qu’il est réveillé. Je m’approche de son corps et alors que je m’attends à le trouver nu, je frôle la toile rêche de son jean.

Si c’est ce qu’il veut…

Je me redresse et je tends une main hésitante vers la ceinture de son pantalon. Je trouve le bouton de sa braguette, mais une paume chaude emprisonne mes doigts.

— On a encore une longue route à faire demain, il faut se reposer.

— Je croyais que…

— Dors, Lexie. Tu en as besoin, et moi aussi.

Mon cœur s’affole. Certes, c’est reculer pour mieux sauter, mais il m’offre quelques heures de répit. Je m’étends en veillant à ne pas le toucher, tire sur le bas du t-shirt pour me couvrir au maximum et pose mes mains à plat sur mon ventre. S’il ne faisait pas si chaud, je me serais cachée sous la couverture !

— Je suis désolé, dit-il en se redressant subitement et en appuyant sur l’interrupteur de la lampe de chevet.

Mon sang me donne l’impression de figer dans mes veines. Je ne vais pas y couper finalement, j’ai été folle de croire en ce moment de sursis.

— Je dois m’assurer que tu es majeure, j’aimerais voir tes papiers.

J’éclate de rire. C’est nerveux, je le sais, et il le sent. Il se tourne vers moi.

— J’ai besoin de m’en assurer. Je refuse de partager le même lit que toi si tu es mineure. Ça peut te paraître complètement con dans ces circonstances, mais c’est comme ça. Tous ces types qui prennent leur pied en tripotant des gamines me dégoûtent, et là j’ai besoin de dormir et donc j’ai besoin de savoir !

Je me lève et fouille dans le sac qui contient mes guenilles. J’en sors mon passeport et le lui tends.

Il le regarde rapidement avant de me le rendre.

— Je suis enchanté de faire ta connaissance Alexandra, moi, c’est Nathan.

 

 

***

 

Nathan

Dans ces hôtels d’autoroute, les premiers réveillés réveillent les autres et le soleil est encore très bas, mais déjà des portes claquent et des voix s’élèvent.

Il me faut une, ou peut-être deux secondes, pour réaliser que je ne suis pas chez moi, le temps que mes souvenirs de la soirée d’hier remontent lentement à la surface. Nous nous sommes endormis chacun de notre côté du lit ; mais dans mon sommeil, je l’ai étreinte. À moins que ce soit elle qui soit venue trouver inconsciemment refuge dans mes bras… Toujours est-il qu’elle est couchée dos à moi, et que je la serre contre ma poitrine. Ses cuisses sont posées sur les miennes, et je ne peux pas voir son visage, mais sa respiration est calme et lente : elle semble sereine. Je n’ose pas bouger, parce que je sais qu’au moindre geste elle va sursauter, car si j’en prends pour preuve la terreur que mon simple contact lui inspire, notre position actuelle n’est pas sa volonté. Je suis même étonné de ne pas l’avoir trouvée ce matin roulée en boule à l’autre extrémité du matelas.

Son t-shirt s’est relevé sur sa cuisse pendant son sommeil et la chambre est assez éclairée pour que je distingue de gros hématomes. L’endroit où ils sont situés, et leurs formes sont assez caractéristiques. Ce sont les traces d’une empoignade. Un client violent, j’imagine…

Cette idée me lève le cœur. Cette gamine et son corps si fragile semblent avoir enduré le sexe dans sa forme la plus bestiale. Ça ne devrait pas exister une chose pareille !

Dehors, l’animation s’intensifie et j’aimerais que nous reprenions notre route.

— Alexandra ?

Ma voix est basse, presque un murmure, mais je la sens se raidir. Sa respiration s’accélère, quand elle se rend compte de notre position, mais elle ne bouge pas.

Je recouvre sa cuisse en tirant sur le bas du vêtement.

— Alexandra ?

Elle soupire.

— Alexandra est morte…

Un long silence s’étire. Elle a les yeux ouverts, mais immobiles.

— Tu ne veux pas que je t’appelle Alexandra ? Tu préfères Lexie ?

— Lexie, c’est la pute, c’est ce que je suis…

Ses quelques mots et surtout le ton résigné qu’elle a employé, me font mal. Je ferme très fort les paupières pour chasser cette émotion.

— Pourtant, j’aimerais pouvoir t’appeler Alexandra, c’est plus joli.

C’est probablement idiot, mais je tiens davantage à connaître Alexandra que Lexie, parce que ce personnage de Lexie n’est qu’un rôle qu’elle joue, finalement.

Elle hausse les épaules, mais reste silencieuse.

— Je préférerais vraiment pouvoir t’appeler Alexandra.

J’insiste, je veux qu’elle réagisse. Elle ne peut pas se laisser ainsi porter par ce fatalisme, comme si elle était arrivée au bout de sa vie, et que plus rien ne comptait.

— Je m’en fous. Ça n’a aucune importance le nom que tu me donnes. Tu peux même me siffler si ça te chante.

Ses mots sont durs, assénés comme s’il s’agissait d’une réponse à une insulte, et cela me met finalement en colère. Je la retourne sans ménagement et me positionne au-dessus d’elle, dominant son corps frêle de tout mon poids. Mes jambes immobilisent les siennes et je bloque ses poignets entre mes mains. Je veux qu’elle me regarde, qu’elle me parle.

— Stop ! Arrête ça ! Tu n’es pas obligée d’être désagréable, je ne pense pas l’avoir mérité.

Ses yeux apeurés me fixent, ses membres menus se tétanisent.

Alors je souffle longuement.

— Je vais apporter quelques précisions à notre accord. Une semaine, trois mille balles, et un minimum d’effort pour être courtoise. De mon côté, il n’y aura aucune violence, aucune contrainte et je t’offrirai le respect que j’offrirais à n’importe quelle femme. Mais joue le jeu, nom d’un chien, sinon, qu’est-ce que tu fous là ?

Son menton se met à trembler.

— J’ai besoin de ce fric…

— Pour te le fourrer dans le nez ou dans les veines ?

Je crie, mais je veux qu’elle réagisse, sinon je la plante ici, dans cette chambre d’hôtel et je rentre chez moi. Je ne peux rien faire pour elle si elle ne me voit que comme un ennemi et qu’elle reste braquée.

— Réponds-moi ! Est-ce que tu prends des saloperies ?

Elle remue la tête, et une larme s’échappe de ses cils.

— Alors pourquoi as-tu besoin de cet argent ?

— Pour changer de vie…

Je desserre mon étreinte, et me laisse glisser de nouveau à son côté.

— Donc on poursuit le même objectif, Alexandra. Ne te bats pas contre moi, lui dis-je d’une voix radoucie.

Elle me fixe un court instant avant que tout son corps maigrichon se mette à trembler et qu’elle fonde en larmes. Je la prends dans mes bras et je la berce doucement. Elle n’oppose pas de résistance et s’abandonne à des sanglots ponctués de hoquet et de reniflements, cela doit faire un long moment qu’elle se retient de pleurer, car le flot de ses larmes semble intarissable.

 

   Chapitre 4  

Alexandra

Nathan n’avait pas menti, la route a été longue. Il a été honnête aussi au sujet de son attitude envers moi. Pour le moment tout du moins.

Néanmoins, ce matin, j’ai craqué…

Quand je me suis réveillée, la présence de ce corps massif derrière mon dos m’a clairement fait comprendre que j’étais sans défense. Pourtant j’avais lutté de toutes mes forces pour garder conscience, pour ne pas baisser ma garde, et rester vigilante ; malgré tout, j’avais sombré, et mon attention s’était endormie avec moi. Au petit jour, quand il m’a parlé, j’ai appliqué ce qui m’a permis de survivre jusqu’ici : je me suis refermée sur moi-même. Mais ce n’était pas ce qu’attendait Nathan, et j’ai cru, l’espace d’un instant qu’il allait me frapper. Mais ses bras épais, ses larges mains qui n’auraient eu aucun mal à me casser en deux, m’ont simplement câlinée, et j’ai pleuré. J’ai versé tellement de larmes que j’ai cru que je ne parviendrais jamais à les arrêter. Nathan ne m’a pas pressée. Il m’a laissé tout le temps de me calmer, puis nous avons repris la route, sans qu’il ait besoin de plus d’explication sur ma crise de larmes.

Il prétend vouloir m’aider, mais je ne sais pas dans quelle mesure ce ne sont pas que des mots, alors il ne me reste qu’à prendre chaque instant comme il vient. Le réflexe de regarder constamment par-dessus mon épaule demeure intact, mais jusqu’ici, je ne fais que constater son empathie et sa bienveillance… C’est extrêmement déroutant, et finalement c’était presque plus facile quand je devais me méfier de tout le monde, car m’autoriser à lui accorder ma confiance me fait peur. Dans cette situation, et à chaque seconde qui s’écoule, je me demande quand va survenir la chute, et si je la verrais arriver suffisamment tôt pour réussir à m’en sortir.

Nous avons traversé plusieurs villages depuis la sortie de l’autoroute. Les volets bleus et les toits de tuiles rondes me rappellent les images des cartes postales que m’envoyait ma correspondante toulonnaise lorsque j’étais enfant. 

Par contraste avec les façades blanches, la végétation explose de mille couleurs.

Il fait chaud, mais c’est une chaleur sèche, loin de la moiteur qui régnait à Paris, hier. C’est agréable de sentir le soleil qui me brûle presque la peau au travers du parebrise.

Lorsque nous arrivons près d’un grand portail, Nathan fouille dans son sac et en extrait une petite télécommande. Il l’actionne à plusieurs reprises, mais sans obtenir de résultat.

— Merde ! Je reviens, me dit-il en sortant de la voiture.

D’un geste souple, il escalade le mur de pierres blanches et quelques secondes plus tard, les larges battants s’ouvrent et il réapparaît, tout souriant.

— Ce n’est qu’un problème avec l’alimentation électrique, déclare-t-il en se réinstallant sur le siège.

Nous remontons une allée de gravillons blancs bordée de pieds de lavande. Ça sent bon. De part et d’autre, de grands espaces de pelouses s’étirent. Le soleil a dû taper fort, car l’herbe y est sèche. Nathan semble faire le même constat que moi et fronce les sourcils en balayant du regard la végétation jaunie.

Alors que nous approchons de l’entrée du garage, il tente de nouveau de l’actionner à distance, mais toujours sans succès. Alors, il jette le petit boîtier sur le tableau de bord et reprend son trousseau de clés.

Une fois qu’il a ouvert la porte, il rentre la camionnette et la saisissante fraîcheur qui règne dans le sous-sol me provoque des frissons.

Toujours souriant, il me désigne du doigt mes bras couverts de chair de poule.

— C’est vivifiant, non ? Et avec le cagnard qu’il fait dehors, c’est loin d’être désagréable !

Je lui rends son sourire et acquiesce d’un signe de tête.

Sur le mur, de larges panneaux accueillent une multitude d’outils. Je pourrais en nommer quelques-uns, les plus courants, j’imagine, mais beaucoup me sont totalement inconnus. Je remarque aussi de grandes surfaces couvertes de meubles à petits tiroirs. Ils doivent contenir d’autres instruments, ou peut-être de la quincaillerie. Sur le mur opposé, des pots de peinture sont empilés, et portent des étiquettes : Salon, chambre, couloir.

Nathan se dirige vers une armoire électrique et décroche une note qui y est collée et qu’il lit à voix haute.

« Restriction d’eau, j’ai coupé l’arrosage automatique pour t’éviter l’amende, le maire surveille tout le monde — bisous Maman »

Il rit et actionne plusieurs boutons à l’intérieur de l’armoire. La porte du garage se referme doucement, et un ronronnement s’élève, rompant le silence qui nous avait accueillis.

— Ma mère a voulu bien faire, mais elle a fait sauter toute la programmation domotique de la maison… Ça va être un four là-haut !

Je le suis dans les escaliers. Il s’arrête à mi-chemin et se retourne pour me faire face.

— Avoue que lorsque j’ai escaladé le mur, tu as pensé que j’entrais par effraction…

— Ça m’a effleuré l’esprit, c’est vrai…

— Ah, je m’en doutais, il m’avait bien semblé lire ça dans ton regard. J’aurais quand même préféré y voir un peu d’admiration ! Est-ce que tu as remarqué ma grande souplesse et mon immense force physique, par exemple ? s’amuse-t-il, mimant Popeye en bandant son biceps.

Je comprends qu’il plaisante dans le but de me mettre à l’aise, et j’apprécie les efforts qu’il déploie ; puis il tend lentement la main et la pose sur ma joue, me faisant tressaillir. Inconsciemment, j’attends la gifle, la griffure, l’empoignade…

— Lâche prise, ma belle. Dans mon monde à moi, on ne se prend pas la tête.

Mais ce monde-là m’est tellement étranger…

Je ferme les yeux, et malgré ses mots apaisants, je redoute le moment où la douceur de ce contact s’évanouira pour devenir violence… Puis lentement, ses doigts glissent sur ma peau. Il ramène sa main le long de sa cuisse et reprend le chemin de l’étage.

Lorsqu’il ouvre la porte, une vague étouffante nous écrase.

— Génial ! Qui dit « pas de système automatisé » dit « pas de volets et pas de climatisation… » Merci maman, je t’adore !

 L’entrée que nous venons de pénétrer est une immense salle. Elle est carrelée de blanc, et le plafond est une verrière. Ceci explique donc en grande partie la chaleur qui y règne. Les murs ne sont pas peints. On distingue les endroits où les enduits ont été appliqués. Plusieurs portes sont ouvertes sur des pièces elles aussi en chantier. Des escabeaux couverts de taches sont dépliés et des bâches sont tendues sur le sol.

— Le gros œuvre et les réseaux de la maison sont terminés, mais les finitions sont encore en cours. Fais attention où tu mets les pieds, je vis seul ici, et j’ai tendance à laisser traîner mes outils. J’avoue que c’est particulièrement le bazar. Je n’ai vraiment pas eu envie de remettre de l’ordre avant de partir pour Paris.

Mes yeux se promènent sur ces immenses espaces. Certes, l’absence de meuble et de décoration tronque un peu l’image de grandeur qu’on peut s’en faire, mais même cette seule pièce reste une très vaste salle… et ce n’est que l’entrée.

— Viens, je vais te faire visiter… Il faut que tu laisses travailler ton imagination et que tu essayes de visualiser ce que sera le résultat final, car tout est encore brut. J’ai pas mal de boulot pour tout finir.

La maison se compose de plusieurs pièces, toutes en travaux, effectivement.

— La salle de bain principale et la cuisine sont les seules pièces que j’ai jugées nécessaire de terminer en premier. Tu ne t’étonneras pas, je suis un amoureux des gadgets en tout genre, alors si tu ne comprends pas quelque chose, ou si tu ne trouves pas les interrupteurs, n’hésite pas à m’appeler.

Il tapote le bord du miroir du lavabo du bout du doigt et il s’allume.

— Des gadgets comme celui-là par exemple.

Cette maison est magnifique. Même avec ses murs en plâtre et ses sols de ciment. Il est fier de me la faire découvrir, et je dois reconnaître que c’est justifié.

— C’est toi qui l’as construite ?

— Pas exactement, mais sur ce chantier je suis à la fois maître d’œuvre et maître d’ouvrage.

— Je ne sais pas du tout ce que cela veut dire.

— Eh bien, tu es non seulement celui qui décide du projet, celui qui veille à ce que les travaux respectent le projet en question, et qu’ils soient correctement réalisés. Tu dois sélectionner les entreprises, gérer les délais…

Je hoche la tête, c’est plus clair.

— Et ton métier, c’est maître d’œuvre alors ?

— C’est ce que je fais, oui. De formation, je suis ingénieur, et je me suis spécialisé en domotique. Les plans de la maison, nous les avons réalisés avec un ami, qui lui est architecte.

— C’est beau.

— En effet, c’est beau, et c’est vraiment comme je l’avais imaginé. Mais tu sais, tout a commencé sur la nappe en papier d’un restaurant…

Nous arrivons à deux autres portes fermées.

— Voici ma chambre, dit-il en l’ouvrant.

La pièce est sobre, et le lit est immense. La décoration se décline dans des tons de gris et de bleu. Quelques touches de couleurs apportent quand même une note presque féminine à l’ensemble. Un bouquet de fleurs séchées sur une console, une lithographie abstraite et chamarrée sur un mur et les coussins de velours sur le lit.

Il referme la porte et ouvre la suivante.

— Et voilà celle que tu occuperas.

Je le dévisage, il soutient mon regard, un léger sourire sur les lèvres.

— Avec quelques amis, nous formons un groupe très soudé, m’explique-t-il. Un des nôtres s’est enrôlé dans l’armée il y a plusieurs années. Il a fait son temps dans des conditions difficiles et lorsqu’il a repris la vie civile, il était incapable de se fixer. Donc on lui a fait une promesse : chacun d’entre nous s’est engagé à ce qu’il ait toujours un lieu où se poser. Dans cette maison, cette chambre est la sienne, mais pour le moment il squatte chez sa sœur, alors elle est libre.

Depuis hier, il me parle à mots couverts. Des mots qui m’ont fait espérer qu’il n’exigera pas que je couche avec lui. Dans la chambre d’hôtel, et malgré notre proximité, il ne m’a pas touchée, et maintenant, il me propose d’occuper une chambre, et non sa chambre. Ses intentions à mon égard demeurent tellement étranges, que je n’arrive pas à m’empêcher de penser que ce type est trop parfait pour être réel…

— Veille à ce que les portes que tu trouves fermées le restent, sinon la poussière des travaux va s’insinuer partout. La laverie est au sous-sol.

Je baisse les yeux sur le short de gamin que je porte, sur le t-shirt bariolé qui a absorbé toute la sueur de cette journée de voyage, et je pense aux quelques fripes que j’ai apportées. Pour le moment, ce sont des fringues vulgaires et nauséabondes, mais une fois lavées, même si la puanteur devait en être éliminée — ce qui n’est même pas une certitude — elles n’en seront pas moins vulgaires.

Nathan semble avoir compris.

— Ne t’inquiète pas pour les fringues, je crois que j’ai une solution !

Il sort son téléphone portable de sa poche et compose un numéro.

— Salut Jess, c’est Nathan.

 

 

***

 

 

Nathan

— Salut Nathan ! Ça y est, tu es rentré ? me répond Jessica avec son entrain habituel.

— Depuis à peine un quart d’heure, mais je suis heureux d’être enfin à la maison.

— Oh arrête ! Tu abuses ! Paris, c’est Paris quand même ! Les monuments, les magasins, les jolies petites touristes…

— Oui, c’est pollué, on étouffe et les gens sont fous, je suis ravi d’avoir retrouvé ma campagne ! Mais ce n’est pas pour cela que je t’appelle.

J’observe Alexandra, dont le regard semble interrogatif. 

— Je suis avec une de mes amies qui a un petit souci. Elle s’est fait voler ses bagages pendant qu’elle était à la piscine… donc elle se retrouve à n’avoir rien d’autre à porter qu’un maillot de bain et un pauvre t-shirt…

— Tu déconnes, là ?

Je suis surpris de parvenir à mentir aussi facilement, et il faut que je me concentre pour ne pas rire de sa réaction.

— Non, je suis très sérieux. Elle doit faire à peu près ta taille. Est-ce que tu as deux ou trois trucs que tu pourrais lui donner ? Pas besoin d’une garde-robe complète, mais au moins de quoi dépanner avant d’aller au centre commercial.

— Il n’y a pas de problème. Je vais préparer un sac, j’ai une tonne de vêtements dans mes placards, il y a largement de quoi habiller plusieurs personnes et en plus ça fera de la place pour le pauvre Mike… Je t’apporte tout ça dès que mon chéri revient de la salle de sport et qu’il peut me relayer auprès d’Alice. Elle dort, et je n’ai pas très envie de la réveiller.

— Je savais que je pouvais compter sur toi, merci Jessica !

— Hé, Nathan, dis-moi, on la connaît ton amie ? me demande-t-elle alors que je m’apprête à raccrocher.

Je ris, mais je ne lui réponds pas. J’ai assez menti pour le moment, et Jessica ne se satisfera pas d’une explication approximative. Elle se fera de toute façon son propre film quand elle rencontrera Alexandra.

— À tout à l’heure, Jess et encore merci.

Je range mon téléphone dans ma poche.

— Tu penses qu’elle a cru au coup des bagages volés ?

— Pourquoi est-ce qu’elle n’y croirait pas ? Je n’ai pas été convaincant ?

Elle hausse les épaules.

— Tu n’avais pas l’air très à l’aise, et l’idée n’est pas mauvaise, mais ne te sens pas obligé de mentir pour moi.

Je soupire et je tends la main pour prendre une des siennes. J’examine les écorchures que j’ai soignées hier ; il n’y paraîtra bientôt plus rien. 

— J’ai du mal à croire que toute ta vie tient dans ce misérable sac à dos, alors je me dis que je n’ai pas complètement réécrit l’histoire. À un moment, quelque part sur ton parcours quelqu’un t’a volé quelque chose, je me trompe ?

Elle opine et sourit en pinçant les lèvres.

— Tes blessures sont presque guéries. C’était superficiel et ça ne s’est pas infecté.

Je lui rends ses mains, mais elle me fixe intensément. 

Je sais qu’elle éprouve des difficultés à me faire confiance parce qu’elle a peur ; mais la peur est un sentiment sournois contre lequel il n’y a pas d’autre remède que la confiance… un cercle vicieux qu’elle seule peut briser. Néanmoins, depuis ce matin, elle est moins réservée. Elle me parle et ne fuit plus mon regard. J’aime l’idée de considérer cela comme une petite victoire.

Elle me dévisage toujours, la tête légèrement penchée sur le côté.

— Qui es-tu Nathan ?

— Je ne suis qu’un type normal qui fait ce que n’importe quel type normal devrait faire. Tu as besoin d’un coup de main et je peux te le donner. N’aie pas d’arrière-pensées et je n’en aurai pas, sois honnête avec moi, je le serai avec toi. Ce n’est pas plus difficile que ça. Je suis persuadé que tu n’étais pas là-bas par choix, et depuis hier, cela me paraît encore plus évident. Je suis juste le type qui va te donner le temps de refaire le plein pour prendre une autre direction, celle que tu auras vraiment choisie.

La métaphore est un peu terre-à-terre, mais elle semble répondre à sa question. Alors que ces lèvres esquissent un léger sourire, elle encercle ma taille de ses bras et se serre contre ma poitrine. Je suis surpris par ce geste parce que je ne m’y attendais pas. Peut-être que ce sont mes mots qui commencent à la rassurer, et je reste immobile, car je crains de détruire ce premier progrès. Puis, doucement, je remonte juste une main sur son épaule. Je souhaite simplement qu’elle comprenne que j’apprécie cette étreinte, mais je ne veux pas qu’elle se sente entravée.

— Merci, murmure-t-elle en s’écartant.

J’avais dans l’idée de lui demander si elle envisageait d’informer quelqu’un de l’endroit où elle se trouve, mais finalement, je me ravise. En dehors du fait évident qu’elle n’a pas de famille — ou du moins il semble qu’aucun de ses proches ne soit au courant de sa situation —, je n’ai pas très envie de voir débarquer chez moi une fille du genre de celle qu’elle côtoyait à Paris. D’ici quelques jours, j’aborderai le sujet avec elle, mais pas maintenant.

— Tu as faim ?

— Un peu, oui, mais je peux aider, je me débrouille pas trop mal en cuisine.

— Je note ta proposition, mais tu ne trouveras rien ici pour cuisiner. Ma mère remplit mes réserves de petits plats délicieux qu’elle mijote elle-même, je me contente de les réchauffer. Non seulement je n’ai pas le temps de cuisiner, mais en plus, je n’aime pas particulièrement ça, alors en dehors de quelques céréales, de bouteilles de lait et de friandises, mes placards sont vides…

J’ouvre le congélateur pour lui montrer les dizaines de barquettes en aluminium étiquetées qui occupent les étagères.

— Tu as une préférence ?

Elle regarde mon stock avec de grands yeux étonnés.

— La même chose que toi, ça ira.

— Tu vas te régaler, ma mère pourrait tenir un restaurant tellement elle cuisine bien !

Je réchauffe le contenu des barquettes et nous nous installons pour manger. Tout le long du repas, et malgré l’air détendu qu’elle tente d’afficher, je sens qu’elle reste sur la défensive. Elle observe du coin de l’œil chacun de mes gestes. L’image des ecchymoses que j’ai vues sur ses cuisses et ses hanches me perturbe encore et j’ai du mal à me faire une idée de ce qu’elle a pu vivre. Je pense que mon imagination n’arriverait pas à la hauteur de cette barbarie. Ça me met en colère, et cela devrait révolter toute personne ayant un minimum de sens moral…

 

***

 

Il est près de vingt-deux heures quand une voiture se gare devant la maison. Finalement, ils sont tous venus. Mickaël, Jessica et Alice, leur bébé.

— La petite était réveillée quand Mike est rentré, alors je me suis dit qu’ils pourraient m’accompagner tous les deux, m’explique Jessica. Ça fait un moment que tu n’as pas vu Alice, elle grandit tellement vite, tu ne trouves pas ?

Je sais que j’ai éveillé la légendaire curiosité de Jessica en inventant ce mensonge et c’est naturellement son inquiétude qui a motivé ce débarquement en force. Nous échangeons un bref regard avec Mike et je comprends que j’ai raison.

Je leur présente rapidement Alexandra, et Jessica retourne à la voiture pour y récupérer une valise.

— Il est tard, s’excuse Mike, que je sens particulièrement mal à l’aise. On repassera te voir dans la semaine si tu le veux bien… mais, Nathan, si tu avais un problème, tu me promets que tu le dirais ?

Mon ami n’est pas dupe, on se connaît depuis bien trop longtemps pour qu’il ait cru en la fable que j’ai inventée. Et malheureusement, je leur ai déjà donné des raisons de s’inquiéter par le passé.

— Ne t’en fais pas, Mickaël. Je sais que je n’ai pas été honnête avec Jessica, et qu’elle n’a pas avalé mon histoire, mais pour le moment, c’est la seule version audible, et je vous demande de vous y tenir. Pas de question, OK ?

— Mais promets-moi que si tu as besoin de quoi que ce soit…

— Je te le promets, mais, fais-moi confiance, je n’ai aucun problème, je vais parfaitement bien.

Alexandra ne paraît même pas avoir entendu notre échange. Elle est agenouillée devant le siège auto d’Alice et semble prostrée lorsque Jessica revient, les bras chargés.

Je lui presse doucement l’épaule et quand elle lève enfin son visage vers moi, son regard triste et sa mâchoire serrée me bouleversent.

— Alexandra, est-ce que tu vas bien ?

Elle baisse les yeux et inspire profondément avant de me rassurer d’un geste de la tête.

Du coin de l’œil, je vois que Mike discute avec Jessica. J’imagine avec soulagement qu’il lui passe mon message, et que ce soit lui qui la mette au courant me va parfaitement. Attention, j’adore Jessica, mais c’est une experte dans l’art de me tirer les vers du nez. Elle est toujours parvenue à m’arracher ce que je me jurais de ne pas révéler… Or, dans le cas présent, la vérité ne me concerne pas. Elle concerne Alexandra, une jeune femme qui n’a aucune obligation de raconter son histoire et qui pourrait voir d’un sale œil que je le fasse pour elle ; d’autant que finalement, je n’en connais qu’une infime partie !

Alexandra se saisit de la petite valise que Jessica a sortie de la voiture de Mike, et les deux filles s’engouffrent dans la chambre d’ami.

— Tes maigres explications ne lui suffiront pas très longtemps, mais elle va t’aider, me déclare Mike en approchant. Je lui ai dit que tu m’avais demandé de garder le secret, mais que tout allait bien. Tu sais que je n’aime pas lui mentir…

— Ce n’est pas vraiment un mensonge, tout va bien pour moi, et si je l’ai appelée, c’est que je sais que je peux compter sur elle. Comment se porte-t-elle d’ailleurs ?

Je ne pose pas cette question pour détourner l’attention de mon ami, car je suis réellement soucieux de la santé de Jess, mais j’avoue que j’apprécie quand même la porte de sortie que m’offre cette question.

— Le premier trimestre est toujours fatigant, et en plus, elle ne veut rien lâcher à l’agence. On a plein de gros contrats à honorer et elle souhaite continuer à assurer. Comme si elle avait encore quelque chose à prouver… Le gynéco lui a dit de lever le pied ; deux grossesses coup sur coup ce n’est pas génial pour son corps, d’autant qu’elle avait à peine récupéré de la naissance d’Alice, mais tu connais Jess, et tu sais combien elle est têtue.

— Ça, pour être têtue… Tu as l’air heureux.

— Je le suis. Mes deux petites femmes me comblent déjà, mais ce bébé qui arrive c’est vraiment magique. On va bientôt faire la première échographie, tu sais ! Jess m’a prévenu que peut-être je n’y verrai pas grand-chose, mais je suis excité rien qu’à l’idée de ce minuscule cœur qui bat…

— Je suis content pour vous, vous le méritez.

J’ouvre le réfrigérateur et en sors deux sodas. Mike décapsule le sien et en boit une longue gorgée.

— Je sais que je t’ai dit que je ne poserais pas de questions, mais Alexandra et toi, vous êtes ensemble ?

— Non. On ne se connaît que depuis hier, et c’était un peu par accident. Je vais l’héberger quelques jours. Elle a des choses à régler, mais je n’en fais pas partie.

— OK.

Il porte de nouveau la canette à ses lèvres.

— J’ai vu que tu avais terminé le carrelage de l’entrée, c’est quoi la prochaine étape ?

— Ce que j’aime le moins ! Poncer les enduits…

— Dans le salon ?

— Oui, c’est quand même la pièce principale, il faut que je m’y mette…

Cet air de normalité me détend un moment, puis les filles sortent de la chambre et elles nous rejoignent.

Jessica détourne le soda de Mike et le termine d’un trait, puis d’un même geste, elle m’embrasse sur la joue, et étreint rapidement Alexandra.

— Je sais ce que ça donne si je vous laisse papoter entre garçons, vous allez finir par évoquer le dernier match du club ou discuter bricolage et on va y passer la nuit ! Alors on file. On se revoit bientôt.

— Merci Jessica, lui répond Alexandra.

Je capte, durant un très court instant, l’échange de sourires entre mon ami et mon invitée.

Finalement, la rencontre s’est plutôt bien passée…

— Il n’y a pas de quoi, et si tu as besoin d’autre chose, appelle-moi.

Cette fois, c’est à moi que Jess adresse un clin d’œil et en quelques secondes ils étaient partis.

— Elle est cool ton amie. Elle m’a apporté beaucoup de vêtements. Je n’aurais pas à aller faire les boutiques, et je t’avoue que cela m’arrange, je n’aime pas trop ça.

Debout devant la baie vitrée, son regard s’égare au-delà des champs qui entourent la maison. Il fait nuit depuis un moment, mais l’obscurité n’a pas envahi le paysage. La lune éclaire doucement cette campagne que j’adore.

Mais Alexandra est silencieuse, elle semble égarée dans ses pensées. Je m’approche d’elle, imitant sa posture et me laisse également absorber par le décor.

— Nathan… Je ne veux plus de ce qu’il y a dans mon sac. J’aimerais m’en débarrasser. Penses-tu que je pourrais le brûler ?

Je plonge mon regard dans le sien.

— Ça serait en quelque sorte un symbole pour toi ?

J’extrapole probablement, mais dans de telles circonstances, c’est ce que cela représenterait pour moi.

— Ça pourrait en être un, en effet, mais c’est surtout que je ne pourrai plus porter ces vêtements et qu’avec tout ce que m’a donné Jessica, je n’en ai plus besoin.

Je lui tends la main, et elle la saisit. De l’autre j’empoigne sa besace. Nous contournons la maison pour le terrain qui deviendra une terrasse l’été prochain, et très certainement une piscine. C’est encore en friche, mais j’ai quand même installé un barbecue. Dans son bagage que j’ai posé sur le sol, elle récupère la pochette qui doit contenir le peu d’argent qu’elle possède et dans laquelle je l’avais vue ranger son passeport ; puis elle met directement le sac dans la cuve de fonte et je l’asperge d’alcool à brûler. Elle saisit la boîte d’allumette que je lui tends, et fixe le sac du regard un court instant avant d’en craquer une et de la jeter sur l’étoffe imbibée. Le barbecue s’embrase instantanément, la forçant à reculer d’un pas. Comme hypnotisée par les flammes, elle ne bouge pas lorsque je m’approche de son dos, puis, enfin, soupire longuement et prend appui sur mon torse.

Le feu danse en ronronnant.

— Le bébé de Jessica, ce n’est pas celui de son copain, me demande-t-elle en regardant les flammes.

Ce n’est pas vraiment une question, mais plutôt une constatation. La petite Alice est une vraie rouquine, avec sa peau laiteuse et ses fins cheveux plus roux que blonds d’ailleurs. Elle est le portrait craché de Jess. En revanche, Mickaël est métis, son père était afro-américain.

— C’est une belle histoire, qui aurait pu devenir un drame, mais en effet, Mike n’est pas le père naturel d’Alice.

— Mais le bébé qu’elle attend, c’est le sien ?

Je ris.

— Je n’étais pas là quand il a été mis en route, mais j’imagine que oui !

J’ai réussi à la faire sourire.

— Tu as discuté avec Jessica, tout à l’heure, dans la chambre ?

Jess peut être abrupte parfois, et je m’inquiète de ce qu’elle a pu lui dire.

— Oui, un peu.

— Et ? Elle ne t’a pas trop posé de question ?

Elle secoue la tête.

— Elle m’a simplement dit que tu étais un mec en or et que si je te faisais du mal, elle me retrouverait, m’arracherait les yeux et me les ferait avaler. Tout ça dans cet ordre, et sans autre sommation…

— Ah quand même !

— Elle a aussi précisé que dans le cas contraire elle serait ravie de devenir mon amie, ajoute-t-elle en souriant de nouveau.

Je l’entoure lentement de mes bras, prêt à faire machine arrière si elle semble indisposée, mais elle se laisse faire, et laisse même rouler sa tête sur mon biceps.

Les volutes de fumée tourbillonnent et s’élèvent paresseusement dans le ciel, emportées par la chaude brise qui souffle ce soir. Il n’y aura d’ici peu de temps plus rien à brûler, les restes noircis de ce qui demeurait jusqu’ici son seul bagage n’auront bientôt plus rien à offrir aux flammes.

 

 

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Et encore merci et si je ne l’ai pas déjà dit, bienvenue dans mon univers !

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