La désorientation, un récit sur le trouble bipolaire
Je suis bipolaire.
Ce livre est un témoignage de mon entrée dans la maladie et des épreuves qu’elle m’a fait vivre. Il évoque aussi ceux qui m’ont précédée. Ils ont fait de moi ce que je suis.
Dans ce texte, les patronymes et les noms de villes sont fictifs.
France, 2008
A l’âge de dix-sept ans, j’ai connu un premier épisode dépressif.
Je pouvais encore sourire mais je ne ressentais plus ni bonheur, ni de joie de vivre.
Au bout d’un an, un premier psychiatre m’a prescrit des antidépresseurs.
Très vite, je me suis sentie mieux.
J’ai quitté ma ville natale et j’ai commencé des études dans la ville de P., où j’ai vécu seule.
J’étais sombre, je suis devenue joyeuse. Ce n’était pas une joie saine.
J’étais désinhibée mais je n’étais pas heureuse. Je parlais beaucoup, je me liais avec tout le monde.
Je riais seule des heures durant de plaisanteries que je me racontais.
Je ne craignais pas d’aborder qui que ce fût. Je pouvais finir l’assiette de frites d’un voisin inconnu, en terrasse. J’ai invité à manger chez moi des gens rencontrés une heure plus tôt dans la rue. J’ai aussi suivi des personnes sans domicile fixe dans un immeuble squatté.
Je vivais comme si je n’avais pas de contrainte. Il m’est arrivé, au lieu de me préparer pour aller en cours, de prendre mon petit-déjeuner toute seule, dehors, au petit matin, après une nuit passée à m’amuser.
Je ne me sentais jamais fatiguée. Je sortais beaucoup, presque tous les soirs. J’estimais que je ne vivais pas assez intensément et je n’en supportais pas l’idée. Je n’arrivais pas à me concentrer.
Je fumais sans cesse, de plus en plus.
Je dépensais trop d’argent. J’achetais des vêtements, des cigarettes, beaucoup de nourriture.
J’avais un grave problème avec l’alimentation. J’avalais à toute vitesse de la pâte à tartiner et des paquets entiers de gâteaux. Ensuite, je me faisais vomir.
Je vivais place S., à P. De ma fenêtre, j’entendais le murmure des conversations et, au gré du vent, le bruissement des feuilles des arbres.
Mon appartement était en désordre, le canapé-lit toujours défait. Des assiettes tenaient lieu de cendriers. Si une ampoule était cassée, plutôt que d’en changer, je m’éclairais à la bougie.
J’étudiais peu et je ne planifiais rien. J’oubliais les dates de mes examens. Je travaillais parfois au petit matin pour rédiger une fiche de lecture à rendre l’après-midi même.
Il m’est arrivé d’expliquer très naturellement à un professeur qui attendait de moi un exposé que je n’avais rien fait. Je ne suivais pas tous les cours, j’étais mauvaise élève mais je ne m’en souciais pas.
A vingt ans, j’avais renoncé à toute ambition.
J’ai subi des variations d’humeur, de plus en plus fréquentes. J’avais de brusques mouvements d’agressivité, surtout si j’avais bu ne serait-ce qu’un verre de vin. Je n’ai jamais toléré
l’alcool.
Je ne m’expliquais pas mes réactions, je perdais le contrôle de mes émotions. Je suis sociable, je me fais facilement de nouveaux amis mais ne pas rompre mes liens m’est plus compliqué.
Je pouvais faire des crises de rage ou fondre en larmes. Le matin, je me réveillais avec la sensation d’avoir une barre sur le front et les tempes comprimées.
C’est une douleur que j’allais rencontrer souvent par la suite et avec laquelle je vis désormais presque quotidiennement.
J’ai séjourné quelques mois au Japon, dans le cadre de mes études. Avant mon départ, j’ai interrompu mon traitement antidépresseur. J’ai vite ressenti du désespoir et de la culpabilité.
Je songeais aux personnes que j’imaginais avoir trahies, je ne savais pas comment réparer mes torts.
Pourtant, là-bas, la nature, les temples, tout était beau. Je longeais à vélo Kamo-gawa, rivière traversant Kyoto, au moment de ce qu’on nomme au Japon « momijigari », terme pouvant se traduire par « la contemplation du rougeoiement des feuilles d’automne ».
J’avais envie de mourir. Je pensais à me jeter du haut d’un immeuble.
A mon retour en France, à l’âge de vingt-deux ans, j’étais très malheureuse. Pour la deuxième fois de ma vie, sur prescription d’un psychiatre, j’ai pris des antidépresseurs.
S’en est suivie une nouvelle période où je pouvais rire et m’emporter dans une même phrase.
J’étais susceptible, lunatique, même si je n’étais pas toujours de mauvaise compagnie.
Puis j’ai vécu une rupture affective. J’étais avec un jeune homme. Il ne m’aimait ni ne me supportait. Il m’a trahie.
Une semaine durant, je l’ai insulté. J’ai perdu deux kilogrammes, tant j’étais agitée.
Ma réaction violente, déclenchée par la peine, n’a été comprise de personne. J’ai perdu tous mes amis.
Mes troubles du comportement alimentaire se sont aggravés. J’ai dû être hospitalisée dans une clinique.
Je n’en suis pas sortie meilleure santé mais mon traitement antidépresseur y a été interrompu.
Arménie, 1910
Haroutioum avait, comme chacun, une date de naissance.
A la différence de beaucoup de personnes, il ne la connaissait pas.
Il était né aux alentours de l’année 1910, en Arménie, à Alpaoud, dans la province de Kharpert.
Ces villes ont changé de pays. Leurs noms ne se disent pas pareil dans d’autres langues.
Haroutioum est quand même né en Arménie, à Alpaoud.
Il était un Kharpertsi, un homme de la région.
Kharpert est une ville située dans une zone aride, un plateau à 1300 mètres d’altitude.
Tout proche, Alpaoud était un tout petit village, où on élevait des chèvres.
Haroutioum parlera toujours de la source d’Alpaoud, d’une extraordinaire pureté.
Dans l’Arménie d’Haroutioum, on jouait du oud, du tambourin et du duduk, qui est un petit hautbois. On dansait le kotchari, une danse où on se tient par le bras ou le petit doigt, ressemblant un peu au sirtaki grec et aux danses traditionnelles russes.
Dans la ville d’Haroutioum, on mangeait des feuilles de vigne, des keuftés ou boulettes de viande, des légumes farcis, du soudjouk et du basterma qui sont des jambon et saucisson de
bœuf. On préparait aussi du tchikrima, mélange de viande hachée crue, de boulgour trempé et ramolli dans de l’eau, de persil, d’oignons et de tomates. Pâques était la saison des pois
chiches colorés et des œufs cuits dans des pelures d’oignons. Elle l’est toujours.
Dans la diaspora arménienne, plus d’un siècle plus tard, on danse encore la même danse et on prépare les mêmes plats.
La langue de la diaspora est celle parlée en Arménie au début du XXe siècle. On l’appelle « Arménien occidental ». De nos jours, en Arménie, on parle une langue quelque peu
différente, l’« Arménien oriental ». Pour cette raison, les Français d’origine arménienne qui ont appris la langue de leurs parents émigrés ne comprennent pas toujours l’Arménien officiel.
Haroutioum était petit en taille, il avait les traits fins et les yeux gris.
1915. Des villes furent incendiées, des hommes pendus, des femmes violées et décapitées, des enfants déportés dans le désert pour y mourir.
Haroutioum perdit ses parents, cinq de ses neuf frères et sœurs. Il grandit à l’orphelinat, en Grèce, où on lui attribua une date de naissance.
En arrivant en France, Haroutioum changea de nom de famille. Et francisa son prénom.
Échecs
Après mon séjour en clinique, j’ai repris mes études.
Je n’ai pas assisté à la remise des diplômes de mon école. J’étais trop isolée socialement et je
n’aurais pas su avec qui m’y rendre. Je ne voulais pas être assise toute seule.
Il fallait que je trouve des stages. Lors des entretiens, j’étais mal à l’aise. Je ne comprenais pas ce qui était attendu de moi.
Les échecs se répétaient. C’est devenu une source d’angoisse majeure.
Je me sentais usée.
J’ai échoué à plusieurs concours d’un niveau trop élevé pour moi.
Puis j’ai tenté un examen moins difficile. J’ai eu une note éliminatoire à l’oral.
Peut-être le jury a-t-il perçu que déjà j’étais malade.
J’avais jeté mes dernières forces dans la préparation de ce concours.
Sur le moment, j’ai été triste. J’ai trouvé cette décision injuste.
Je l’ai comprise plus tard. Peut-être que, du point de vue du jury, il valait mieux éviter les ennuis que peut causer en milieu professionnel une personne qui n’est pas en équilibre
psychique et laisser la place à quelqu’un capable de travailler.
Pour sortir de cette succession d’entretiens et de concours ratés, j’ai entrepris des études de médecine, en Belgique. Il n’y avait ni épreuve d’entretien à l’admission, ni stage à chercher
en cours de formation.
Je ne me projetais pas dans l’exercice du métier de soignant. Je prévoyais d’ouvrir un cabinet de médecine esthétique.
J’ai une prédisposition pour les mathématiques, discipline dont le coefficient au concours est élevé. A cette période de ma vie, je pouvais à nouveau me concentrer suffisamment pour
étudier. J’étais l’une des meilleures étudiantes de l’amphithéâtre.
Un jour, pourtant, j’ai déliré. J’avais déjà eu des troubles du jugement qui étaient plus ou moins passés inaperçus. Là, c’était franc.
La formatrice de physique, qui ne m’avait jamais adressé la parole mais que je trouvais très incompétente avait commis, au tableau, une erreur de calcul. Elle avait mal tracé une courbe.
J’étais envahie d’une colère indescriptible. Dès lors, je me suis mise à répéter à longueur de. journée qu’il était un véritable scandale qu’une personne d’un si bas niveau en physique pût
être chargée de travaux dirigés.
J’aime la biologie, la physique et les mathématiques. La préparation du concours me convenait.
En revanche, mon instabilité allait me rendre l’exercice de la médecine impossible. Peut-être est-ce parce que je l’ai senti sans me le formuler que j’ai déliré.
J’ai abandonné mon idée de reconversion.
J’avais sans cesse de nouveaux projets sans lien avec mes études et sans rapport les uns avec les autres tels qu’ouvrir une crèche, reprendre des études de mathématiques pour être actuaire, reprendre des études de physique ou d’informatique.
J’étais désorientée.
A la même époque, lors d’une promenade familiale pourtant sereine, je me suis brutalement adressée à ma mère : « je t’avais prévenue, je ne te le redirai pas, je vais me suicider ». Puis, je suis partie très vite, sans me retourner, aux prises avec un sentiment de colère que je ne pouvais dominer. J’éprouvais la sensation physique que ma tête se réchauffait.
Cela faisait plusieurs semaines que je luttais contre une tristesse et des pensées incohérentes, morbides, devenues envahissantes au point de m’étouffer sous ma propre douleur mais je n’en avais averti personne.
J’avais oublié ce détail.
Ma famille m’a poussée à consulter à nouveau un psychiatre. Nous étions en 2016, j’avais alors vingt-sept ans. Je me suis temporairement réinstallée chez mes parents.
J’ai consulté le Dr Martin. J’ai évoqué mon énervement quasi permanent, mes obsessions, mon sentiment d’être persécutée par tout le monde, mais aussi mes moments d’euphorie, les
instants où j’agissais impulsivement, sans réfléchir au danger que je pouvais courir et les conséquences qui en résultaient.
Il m’a interrogée :
– Une impression d’être toute puissante ? Vous êtes maniaque.
– Je serais donc bipolaire ?
Dr Martin a acquiescé. Il m’a prescrit un médicament destiné, entre autres, aux personnes qui « voient ou entendent des choses qui n’existent pas ». Le matin de mon premier réveil sous ce traitement, j’ai perdu l’équilibre. Je suis tombée à genoux sur le carrelage et me suis fait mal.
S’en est suivie une période au cours de laquelle je me suis nourrie principalement de desserts très sucrés. J’ai grossi, je ne m’en suis pas inquiétée. Par le passé, je me préoccupais
beaucoup de mon poids. A cette période, j’ai cessé de le surveiller.
Les médicaments me soulageaient un peu. Sans disparaitre, mes pensées envahissantes sont devenues moins douloureuses, mais je ne pouvais plus me concentrer du tout.
J’étais somnolente.
Dr Martin m’a proposé une thérapie de trois séances par semaine, facturées chacune soixante-dix euros.
Sans aucun revenu, comment faire ? « Il suffit de prendre une bonne mutuelle » a-t-il expliqué.
Le Dr Martin disait que je devais trouver un emploi bien rémunéré, à temps plein : « Les entreprises ont besoin de cadres ».
Une grande fatigue, des angoisses, des pensées encore par moment incohérentes et suicidaires risquaient, me semblait-il, d’être un handicap pour encadrer qui que ce fût.
Je cherchais plutôt un emploi avec moins de responsabilités et un moindre risque de conflits.
Mon médecin ne m’entendait ni ne me comprenait.
Je ne l’ai pas écouté et j’ai trouvé un emploi de secrétaire, à temps partiel, à P.
Je ne travaillais que l’après-midi. Ces horaires me convenaient.
Le temps
Pierre Bernard est né en 1933.
En 2021, il fît un test génétique pour connaître ses origines. Il acheta sur internet un kit ADN,
le compléta et le retourna en Californie.
Quelques semaines plus tard, le résultat lui parvint.
Pierre apprit qu’il était Juif ashkénaze, à 100%. Il écrivit sur son arbre généalogique les noms de ses parents, de l’une de ses grand-mères, morte en déportation, et de ses frères.
Les résultats du test de Pierre furent enregistrés dans une base de données permettant d’identifier les membres d’une même famille et de les mettre en contact s’ils le souhaitent.
C’est ainsi qu’une famille, qui lui était génétiquement apparentée mais qu’il ne connaissait pas, le repéra.
Jean vit qu’il partageait 7,5% de patrimoine génétique avec Pierre Bernard. Cela paraît peu.
Cela peut être suffisant pour situer une personne sur un arbre généalogique.
Jean enquêta. Il fit des rapprochements tels que : « Puisque Pierre est génétiquement lié à la famille W mais qu’il ne l’est pas à la famille S, c’est à telle branche notre famille qu’il
appartient ». Il est arrivé à une conclusion. Pierre était le fils d’Alexandre, le demi-frère de
sa mère Lali, un enfant dont personne n’avait jamais entendu parler.
Pierre était, somme toute, un parent relativement éloigné. Toutefois, dans une famille possédant un arbre généalogique aussi ancien et étendu que celui de Lali et Jean mais dont
une partie avait disparu au moment de la Shoah, c’était avoir localisé une petite île dans un océan. Pierre n’était pas sur la carte, mais il était vivant.
La famille en fût heureuse.
Devait-on lui écrire ?
On lui écrivit.
Pierre était plutôt petit, avait les cheveux clairs et les pommettes saillantes. Il ne ressemblait pas à ses frères. Il s’était toujours demandé si l’homme grand et brun qui l’avait élevé était son père biologique.
Son père n’était pas juif, sa mère l’était.
Jean pensait connaître l’identité de son père biologique.
Il lui proposa un déjeuner, lui montra quelques photos. Se pouvait-il que cet homme fût son père ? Il s’appelait Alexandre. Il était mort jeune.
Pierre a donné à Jean une photographie de lui-même, prise lorsqu’il était jeune homme. Il est rentré chez lui avec l’image de son père présumé, un bel homme aux yeux clairs.
Pierre est retourné sur son profil, une notification a indiqué qu’il avait modifié son arbre généalogique.
Pourtant rien n’y avait changé. Le nom de son vrai père, celui qui l’a élevé, est demeuré.
Les circonstances de la mort d’Alexandre furent cachées à Pierre. Elles l’auraient attristé.
Pourquoi peiner un homme qui cherchait ses racines ?
Alexandre s’était pendu. En 1944.
Mauvaises rencontres
Une fois réinstallée à P., il me fallut trouver un suivi psychiatrique sur place.
Le Dr Martin m’avait recommandé le Dr Thomas, un de ses amis psychiatres. Les honoraires étaient de 90 euros par consultation.
Dr Thomas a suspendu toute prescription parce que le Dr Martin n’avait pas fait de courrier de liaison pour expliquer mon lourd traitement : les neuroleptiques. Je me suis trouvée sans médicaments.
Pour payer une consultation d’une demi-heure, je devais travailler deux jours. Il y avait une pancarte dans la salle d’attente du Dr Thomas qui expliquait que les personnes ayant de faibles revenus se verraient appliquer des honoraires moins élevés. Quand j’en ai fait la demande, le médecin a refusé sèchement. Je n’ai pas insisté.
Puis, j’ai pris rendez-vous dans le centre médico-psychologique, ou CMP de mon lieu d’habitation. C’était public et je n’avais pas à régler d’avance mes consultations.
J’ai été reçue par une infirmière, Mme Petit.
Elle a pris des notes, auxquelles j’ai plus tard eu accès et qui me permettent de mieux restituer l’entretien que nous avons eu ensemble.
Je disais avoir besoin d’un traitement.
J’ai parlé de mes cauchemars, de l’impression que j’avais, en me réveillant, que quelqu’un, durant la nuit, était entré dans ma chambre.
J’ai évoqué des sensations physiques très bizarres. Il m’est par exemple arrivé de sentir des choses vivantes, que je visualisais comme violettes et vertes, me couler sur la tête.
J’ai évoqué mes projets de suicide, les rapports non protégés que j’avais pu avoir.
J’ai pleuré. Mme Petit m’a alors d’elle-même tendu un mouchoir, pour ensuite noter dans mon dossier que je m’étais « théâtralement jetée dessus ».
Elle a observé que mon débit verbal, ce jour-là, était très rapide.
Elle a noté qu’il était difficile de retracer la chronologie du récit que je lui faisais et que je me sentais agressée par tout et par tous.
Je lui dis que le Dr Martin m’avait prescrit un traitement parce que j’étais bipolaire, diagnostic qu’elle a écarté.
Comme après un entretien d’embauche, Mme Petit a conclu par : « nous verrons si on vous rappelle, la décision est pluridisciplinaire ».
Quelques jours plus tard, j’ai eu un appel du Dr Robert.
Elle m’a reçue.
A cette période, je me remémorais des évènements très lointains et me mettais en colère.
Me revenait par exemple en mémoire mon exclusion d’un jeu, à l’âge de quatre ans. Je revivais la scène, je me sentais rejetée. Je voulais téléphoner aux enfants concernés.
Je n’étais plus que récriminations insensées.
Dr Robert m’a prescrit un nouveau traitement lourd, utilisé habituellement dans les épisodes de manie.
Telle que je l’ai plus tard vécue, la manie est une période de grande désinhibition, qui dure plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Elle procure parfois un sentiment d’exaltation. Elle rend très actif psychiquement et physiquement. Dans mon cas, la manie me rend essentiellement très agressive et violente. Je me suis rendue compte à quel point j’ai pu l’être en lisant mes certificats de placement sous contrainte judiciaire, c’est-à dire d’hospitalisation forcée, ou les mails d’insultes que j’ai envoyés. J’avais tout oublié de ces moments, ces
instants où on ne mémorise plus rien ou bien des choses inexactes. La manie m’a fait perdre la notion du danger. Elle m’a fait délirer, avoir exceptionnellement des hallucinations auditives.
Elle m’a fait percevoir beaucoup plus nettement les odeurs, entendre plus fort que d’habitude les sons, voir plus vives qu’elles ne le sont les couleurs et réagir brutalement au moindre contact physique. La manie ôte le besoin de sommeil. Les pensées défilent en continu. Il devient impossible pour le cerveau de se reposer. Il est même arrivé que maniaque, je ne ressente plus la sensation de faim. La manie est généralement suivie d’un épisode de dépression.
Une fois traitée avec le médicament aux effets anti-maniaques prescrit par le Dr Robert, ma souffrance psychique fût moins grande. J’ai eu l’impression que mon cerveau prenait du
repos. Malheureusement, j’ai aussi eu de l’akathisie, un effet secondaire très difficile à supporter. Il s’agit d’une forme de nervosité ressentie dans les jambes. J’avais toujours besoin
de me tenir debout, d’avoir les jambes en mouvement, j’allais courir deux fois par jour, par plages de trois à quatre heures. Je ne pouvais pas rester allongée longtemps. J’avais donc
beaucoup plus de mal à m’endormir.
C’était insupportable.
J’ai dû interrompre mon traitement.
Après cet échec, Dr Robert ne m’a rien prescrit. Je suis restée sans traitement.
Elle a pris contact avec le Dr Martin et je ne connais pas la teneur de leur échange.
Fin 2017, j’ai perdu mon oncle.
J’étais triste au point de ne plus arriver à sortir de chez moi. Je quittais difficilement mon lit.
Je ne supportais pas bien la lumière, je n’aimais pas qu’on ouvre mes volets. Sous la pression de mon employeur, j’ai démissionné.
Le Dr Robert m’a prescrit des antidépresseurs.
Aux patients bipolaires, les antidépresseurs sont interdits ou alors ils doivent être utilisés avec la plus grande prudence. Ils ne peuvent être donnés qu’en association avec un traitement régulateur de l’humeur ou thymorégulateur. Sinon, ils font remonter l’humeur très haut,
beaucoup plus que chez les patients non bipolaires et déclenchent un état maniaque. C’est ce qu’on appelle un « virage maniaque ».
Si la prises d’antidépresseurs est associée à celle d’un traitement thymorégulateur, celui-ci a pour fonction d’empêcher l’humeur de monter trop haut. Le patient doit être hospitalisé au moment de l’introduction des antidépresseurs, pour qu’on surveille de près ses réactions à ces traitements et prévienne le risque de « virage maniaque ».
Comme le Dr Robert n’envisageait ni thymorégulateur ni hospitalisation, je me suis enquise auprès d’elle :
– N’est-ce pas dangereux ?
– Vous n’êtes pas bipolaire
J’avais pourtant déjà eu un traitement contre les états maniaques. Cela ne me semblait pas cohérent. Peut-être mon médecin avait-elle changé d’avis.
Toute ma vie, je m’en voudrai d’avoir pris ces antidépresseurs qui ont changé mes perceptions, mes ressentis. Ils m’ont conduite à avoir des comportements qui me font désormais honte. Je vis avec des souvenirs douloureux.
J’aurais dû être prudente. Je n’ai pas résisté au déni. J’ai préféré penser, moi aussi, que je n’étais pas bipolaire.
Le secret de famille
Lali était ashkénaze. Elle était née en 1920. On a toujours dit de ses ancêtres, paternels et maternels, qu’ils étaient originaires de la vallée du Rhin, depuis plusieurs siècles. Le périmètre géographique des villages dans lesquels ils auraient vécu s’étend de l’Alsace à la Moselle.
Au moment où la loi française le permettait encore, les enfants de Lali ont fait un test génétique.
En recevant les résultats de leurs tests, les descendants de Lali n’ont rien relevé de particulier.
Un jour pourtant, un onglet indiquant les lieux de naissance des grands-parents des personnes apparentées à la famille a attiré l’attention d’une des petites-filles de Lali. Après les Etats-Unis, venaient la Pologne, la Russie et l’Ukraine. La France venait en douzième position. Les Ashkénazes étant sur ce type de sites surreprésentés, il n’était pas étonnant que la majorité des cousins éloignés de la famille le soient. En revanche, des cousins nés en Pologne ou Russie, c’était étrange et cela ne correspondait pas au récit officiel de l’histoire familiale.
La petite-fille de Lali a averti son oncle, professeur de médecine. Ils ont ensemble regardé de plus près les comparaisons génétiques faites par le site de généalogie. Lorsqu’on partage, sur un chromosome donné, de très longs segments d’ADN avec plusieurs personnes, on a un proche ancêtre commun. C’était le cas avec un très grand nombre de Juifs polonais.
En discutant avec certains d’entre eux, les enfants de Lali ont appris une histoire plus précise que celle qu’on enseigne à l’école.
Dans cette histoire plus complexe, plus détaillée, il était question de ghettos et de camps de concentration situés dans des villes aux noms difficiles à prononcer, comme Piotrków Trybunalski. Aucun d’entre eux n’en avait jamais entendu parler. Une dame apparentée à la famille raconta que son père, le plus jeune de sa fratrie, avait fui ce ghetto. Dans un premier temps, il était parvenu à communiquer avec sa famille, restée enfermée. Puis, cette dernière avait été déportée dans un camp d’extermination où tous, sauf un, avaient trouvé la mort.
Après la guerre, depuis la Russie où il vivait, ce survivant des camps de la mort avait recherché son petit frère.
Ce dernier cherchait de son côté s’il lui restait de la famille en vie, depuis les Etats-Unis.
Jamais les deux frères ne se sont revus. Leurs descendants se sont rencontrés grâce aux tests ADN.
La famille de Lali savait bien que les Juifs de l’Est avaient été décimés, qu’ils avaient été les plus persécutés d’entre tous au moment de la Shoah, mais ces nouvelles informations leur ont
rendu plus concrète une histoire qu’ils croyaient pourtant connaître.
Lorsqu’on pense avoir certaines origines, on n’en recherche pas d’autres. Du côté du père de Lali, apparaissaient des correspondances génétiques avec des cousins issus de familles de la vallée du Rhin, qui figurent dans l’arbre généalogique, corroborant l’histoire officielle. Du côté de la mère de Lali, on n’a retrouvé personne. Était-il possible que Lali ne soit pas la fille de la femme qui l’a élevée, de celle qu’elle appelait maman et que, plus tard, le reste de la famille appelerait grand-maman ? Il semblait difficile de ne pas le voir.
Les enfants de Lali se sont souvenus de faits un peu étranges, auxquels ils ont peut-être trouvé un sens. Lali ne ressemblait physiquement pas à sa mère, qui d’ailleurs n’avait « d’air de famille » avec aucun de ses descendants. Longtemps, une des filles de Lali s’est même demandé si cette dernière pouvait être un enfant adultérin, et si elle avait eu pour mère biologique sa propre gouvernante, d’origine chrétienne. Cette hypothèse a été invalidée par les résultats des tests, Lali étant ashkénaze à 100%.
Grand-maman n’était ni méchante, ni sévère mais froide, et Lali disait ne pas s’être sentie aimée de sa mère. Atteinte de la maladie Alzheimer, grand-maman avait demandé, au milieu
d’un conflit familial : « est-ce qu’ils se disputent parce que l’enfant n’est pas de la mère ? »
Lali était une femme très élégante. Les dernières années de sa vie, elle avait de magnifiques cheveux blancs, toujours très bien coiffés. Elle portait des pulls en cashmere du même bleu clair que ses yeux et l’été, des robes vichy faites sur mesure. Elle ne sortait jamais sans s’être poudré le visage. Elle préférait porter de fines chaussures de cuir noir, assorties à son sac, qui lui faisaient mal aux pieds que des chaussures confortables, moins élégantes. Elle sentait bon, portait de jolis foulards et de belles broches. Elle accordait une grande importance aux bonnes manières. Elle achetait de délicieuses pâtisseries miniatures, mettait à la disposition de ses petits-enfants des livres d’art et les emmenait se promener au parc. Elle possédait de beaux objets, aimait les petits chevaux de bois et les cristaux. Elle avait un goût très sûr. Son visage ridé était beau, elle avait les pommettes saillantes.
C’est sûrement un trait qu’elle partageait avec sa vraie maman, dont on imagine l’allure différente et qui, après avoir vécu dans la pauvreté et le froid, avait eu le courage de
traverser l’Europe.
On cherche désormais le nom de la mère biologique de Lali. On a quelques noms de famille qui peuvent être le sien. On ne sait pas pourquoi elle n’a pas pu ou pas voulu élever son
enfant.
On sait d’elle qu’elle est née en Pologne, on sait qu’elle a séjourné en France avant la seconde guerre mondiale. Une partie des personnes qui lui sont apparentées vit désormais à
Philadelphie. Y-a-t-elle émigré ? Un paquebot à classe unique, le Rochambeau, faisait le voyage. Est-elle restée en Europe ? A-t-elle été déportée et est-elle morte dans le pays qui l’a
vue naître ?
Échec et mat
Sous antidépresseur, ma tristesse s’est dissipée. J’étais déprimée, je suis redevenue sociable.
J’avais sans cesse l’envie de sortir et de rire mais j’entrais facilement en conflit avec les autres. Je me suis brouillée avec des cousins.
J’ai suivi des cours d’informatique. J’ai fait publiquement remarquer la faute de Français d’une formatrice.
J’étais agressive sans même m’en rendre compte.
J’ai trouvé un emploi de consultante, à temps plein.
Un jour, évoquant le renvoi d’une personne de l’entreprise, l’un de mes nouveaux collègues a déclaré : « s’il ne sort pas par la porte, ce sera par la fenêtre ». J’en ai été angoissée. Au
moindre reproche, je perdais contenance. J’ai été jusqu’à pleurer devant mes collègues. Mon employeur m’a convoquée et m’a brutalisée : « tu ne sais pas te défendre ! Je comprends les gens qui ne peuvent pas te saquer ». Il a frappé fort, à plusieurs reprises, du plat de la main sur son bureau. De triste et affolée, je suis devenue, en l’espace d’un instant, froide et brutale. J’ai séché mes larmes. J’ai l’ai fixé droit dans les yeux, et lui ai répondu d’une voix forte et distincte : « tu dis que je ne sais pas me défendre. Je vais m’entraîner sur toi. Tu ne me parles pas comme ça ». J’étais prête à le frapper s’il m’insultait à nouveau. Il a perçu que certainement j’étais malade, son regard s’est fait inquiet.
J’ai perdu mon emploi.
Après mon entretien de licenciement, la directrice des ressources humaines a voulu me reconduire en voiture à mon domicile, ce que naturellement j’ai refusé. Puis, elle a téléphoné à mes parents pour les avertir qu’elle m’avait vue malade, qu’elle pensait que je pourrais me suicider et qu’il ne fallait pas me laisser seule.
Ce soir-là je n’ai pas pu dormir. Je suis restée, à trente ans, à côté de ma mère.
Je me suis ressaisie, j’ai célébré mon anniversaire en petit comité. Je ne me préoccupais déjà plus de la perte d’un travail inintéressant.
Soudainement, j’ai décidé de partir en vacances en Guadeloupe.
Deux jours plus tard, j’étais à l’aéroport.
Dans l’avion, je n’ai pas dormi.
Une fois arrivée à Point-à-Pitre, je devais prendre un car, puis un bateau.
La nuit tombait. Une petite embarcation blanche, au pont de bois verni, nous attendait.
Je me suis mise à l’avant du bateau et me suis penchée vers l’eau autant que je le pouvais, comme j’aime le faire lorsque je suis en mer, pour profiter du vent et respirer le sel.
La mer, les vagues, me fascinent. En Guadeloupe, la mer était chaude et calme. La nuit était douce.
J’étais de plus en plus heureuse. Assises, les autres personnes discutaient calmement.
Sur place, j’ai bu un verre de rhum. J’avais un peu mal à la tête mais j’étais contente. J’ai pris une douche chaude, je n’étais pas pressée d’aller dormir. La nuit suivant mon arrivée fut
courte.
Au matin, je me sentais bien.
De joyeuse, je suis devenue euphorique. J’étais captivée par la nature. J’envoyais à ma famille des photos insolites de brins d’herbe, je m’extasiais sur la présence de chèvres, devenues pour moi des animaux extraordinaires. Les couleurs me paraissaient toutes très vives. Les fleurs irradiaient de l’intérieur. Regarder une fleur rouge, c’était presque comme voir un rubis. Cela ne m’était jamais arrivé. J’étais sensible aux odeurs, percevant en chaque parfum plusieurs notes olfactives. Je ne ressentais pas le besoin de sommeil. Je me suis allongée sur la plage, à l’ombre d’un bateau, me disant que nulle part, je n’aurais pu être mieux. J’ai oublié mes échecs et mes ennuis.
Brusquement, tout a changé.
J’eus le sentiment d’un basculement. J’étais exaltée, j’étais euphorique. Je suis devenue sombre et paranoïaque. Un jeune homme avait tenu sur moi des propos désobligeants qui
m’ont été rapportés. J’ai très mal réagi. Je l’ai vu se diriger vers une petite maison qui servait de lingerie, je lui ai emboîté le pas, je suis entrée et, seule avec lui, je l’ai insulté. J’ai crié. Il n’a pas répondu. Je suis ressortie en claquant la porte.
Durant des heures, je me suis réfugiée sous un escalier, j’ai regardé les étoiles, la nuit, assise dans l’herbe. Puis je suis allée sur la plage, me sentant complètement perdue. Quelques
personnes sont venues me voir. L’une d’entre elles m’a dit : « ta peine, ici personne ne veut la voir ». Je me suis sentie encore plus oppressée. J’aurais voulu cacher ma peine. Je pleurais sans discontinuer.
J’ai essayé de me calmer. Je comprenais que quelque chose d’anormal et incontrôlable se déroulait dans mon esprit.
Je me suis mise à arpenter le petit bungalow où je logeais. Toutes les cinq minutes, je m’aspergeais d’eau pour clarifier des pensées que je savais embrumées. Des aboiements de
chiens que je percevais tout proches résonnaient dans ma tête mais il n’y avait aucun animal à proximité.
Enfant j’avais déjà ressenti quelque chose de similaire. Lorsque j’avais neuf ans, ma grand-mère, atteinte d’une tumeur cérébrale non encore diagnostiquée, m’avait prêté un livre sur Auschwitz-Birkenau. De sa part, c’était impensable. Toute la journée, elle s’était occupée de moi avec sa douceur habituelle. Le soir, pourtant, elle a brutalement changé. Elle ricanait et m’a conseillé cette lecture. Le lendemain, elle était hospitalisée, pour de longs mois et jusqu’à sa mort. Je crois que je suis la dernière personne à l’avoir vue avec son esprit clair.
Je n’avais encore jamais rien lu concernant des personnes tondues, tatouées ni de fours crématoires. Cette nuit-là, j’ai cru entendre des murmures. J’ignore s’il s’agissait alors d’une
pensée ou d’une sensation.
Plus de vingt ans plus tard, en Guadeloupe, ce que je percevais me semblait bien réel.
J’ai pensé me suicider en me noyant dans la mer.
Mes sens étaient bien plus aiguisés qu’à l’accoutumée. J’avais la sensation de bien discerner chaque forme, bâtiment ou objet dans la pénombre. J’entendais très nettement le pas des
autres personnes sur le gravier, dans la nuit, à travers les murs de ma chambre, et pouvais, à une bonne distance, les situer, ainsi que la direction qu’ils prenaient. Les voix et les rires me
semblaient résonner, les sons me parvenaient trop forts, déformés. Ils me gênaient. En même temps, je ne communiquais plus par la parole puisque, très rapidement, j’insultais toute personne qui m’approchait. J’étais presque devenue un animal, quelque chose qui aurait pu
ressembler à un chat. Mon ventilateur était un hélicoptère menaçant.
Mon cerveau a fait tout cela sans drogue. Je n’en avais pas pris. Je n’en ai jamais pris. On n’en a pas retrouvé dans mon sang.
Le port de Marseille, années 1920
C’est par le port de Marseille qu’arrivent en France les émigrés. Souvent, ils s’installent dans la ville.
Ce fût le cas d’Haroutioum, d’un de ses frères, Khatchadour et d’une de ses sœurs, Siranouch. On appelait aussi Siranouch Horak’uyr, ce qui veut dire « sœur du père ».
A Marseille, les Arméniens se sont souvent regroupés par ville d’origine.
Serma aussi était née à Alpaoud. Elle avait l’âge des parents d’Haroutioum et avait, elle aussi, gagné Marseille en bateau avec ses enfants.
Elle éleva ses trois filles et cinq enfants d’adoption. Les deux tiers de la population arménienne qui vivait au sein de l’Empire ottoman étant morts, la communauté comptait un nombre incalculable d’orphelins.
Les enfants de Serma avaient quelques souvenirs de leur village. Ils évoquaient un beau portail et un jardin, le monde de leur enfance perdue.
La fille cadette de Serma, Maryam eut une enfance malheureuse. Elle avait perdu son père très jeune.
A Marseille, Haroutioum et Maryam firent connaissance et se marièrent. Maryam dira plus tard que, contrairement à ce qui se faisait à l’époque, ce n’était pas un mariage arrangé.
Haroutioun lui plaisait.
Maryam avait alors seize ans et son époux quelques années de plus.
Sur leur photo de mariage, Maryam porte une robe très simple, blanche, à manches longues, sans décolleté. Ses cheveux mi-longs sont joliment ondulés. Elle tient un petit bouquet de ce qui pourrait être des pivoines. Son mari a les cheveux en brosse, un costume, une cravate à larges rayures, en biais.
Ils ont l’air sérieux.
Haroutioum fit beaucoup d’efforts pour bien parler le Français, il prit des cours de théâtre.
Son épouse ne dominait pas la langue. Elle avait une grammaire plus approximative.
Haroutioum prit le nom d’Arthur alors que tous les Arméniens prénommés Haroutioum traduisaient leur prénom par « Marcel ». Le rapprochement ne semble pas évident. Il tient au fait qu’Haroutioum était, à cette époque, un prénom aussi courant en Arménie que Marcel l’était en France.
Arthur, en revanche, dans les années 1930, c’était plus rare. Dans les années 1950, c’était même ridicule et ses enfants en eurent un peu honte mais peut-être qu’Haroutioum, qui avait
tout perdu, avait le désir d’entendre, quand on s’adresserait à lui, un nom d’une sonorité proche de celle de son nom de baptême, celui qu’utilisaient ses parents.
Maryam se fit appeler Marie.
De l’union de Maryam et Haroutioum naquit une petite Odette. Puis Haroutioum, naturalisé Français, fut mobilisé, fait prisonnier de guerre, emmené en Allemagne où il resta jusqu’à la Libération.
Pendant la guerre, Maryam vint s’installer à Lyon, où une partie de sa famille avait déménagé.
1945, Haroutioum revint de la guerre.
Sur le quai de la gare, sa femme l’attendait.
Un des amis d’Haroutioum, prisonnier avec lui, reconnut Maryam, dont il avait vu la photographie.
Il lui dit : « votre mari arrive. Il sera dans un des prochains trains ».
Maryam ne le reconnut pas tout de suite. Son mari pesait 38 kilos.
Elle dira plus tard de lui : « le pauvre, il était rien ». Pour elle, quand on était maigre, on ne devenait plus rien.
Haroutioun avait quelques temps travaillé sur les chemins de fer en Allemagne. C’était très dur physiquement. Puis, l’armée allemande avait eu besoin de cordonniers. C’était un peu
moins dur. C’est peut-être à son métier qu’il dût sa survie.
Sa machine à coudre le cuir est aujourd’hui dans la maison de son fils.
Née en 1939, la petite Odette ne se souvenait pas de son père. Il était parti à la guerre alors qu’elle avait quarante jours.
Haroutioun ne connaissait ni Lyon, ni sa banlieue.
Ce fut une ville de plus où il lui fallut recommencer sa vie.
Ce fut la dernière.
Il eut encore deux fils, Edmond et Bernard.
Il mourut paisiblement en jouant aux cartes, avec des amis. Il avait une soixantaine d’années, officiellement soixante-deux ans.
Urgences
Je fus d’abord conduite chez un médecin de l’île. Il me prescrivit un lourd traitement. Mon état s’est alors très légèrement amélioré, ce qui permit à mes parents d’organiser mon retour, depuis la métropole. Ils ont d’abord pensé venir me chercher. Puis, ils ont estimé que le temps qu’ils perdraient à venir en Guadeloupe puis à me ramener retarderait la mise en place de soins.
De son côté, le médecin de l’île m’avait expliqué que l’hôpital serait une expérience extrêmement difficile à vivre en Guadeloupe, loin de mes proches.
Une personne bienveillante m’a donc réservé un billet d’avion. Je lui ai donné ma carte bleue, je ne savais plus le faire seule.
Je n’étais plus capable de prendre un bus ou un bateau. J’ai donc été accompagnée jusqu’aux portes de l’aéroport.
Une fois sur place, je ne comprenais pas la signification des panneaux d’affichage et ne retrouvais pas mon terminal. J’étais en avance, j’ai failli rater l’avion. J’ai dû demander
plusieurs fois mon chemin. J’ai beaucoup lutté pour arriver à embarquer.
J’étais désorientée.
J’ai parlé au steward. Je lui ai dit que je me sentais mal. Il m’a donné un siège à l’avant de l’avion, avec de l’espace pour que je puisse me lever. J’ai relevé ma capuche noire sur mes
yeux, pour ne pas souffrir de la lumière.
J’ai vomi durant tout le trajet.
J’avais embarqué et pourtant, je me croyais encore en Guadeloupe.
Par chance, je n’ai pas fait d’état d’agitation dans l’avion.
A mon arrivée à P., je n’avais toujours pas dormi. Je ne pouvais retrouver ni ma raison, ni ma tranquillité.
Mes parents m’ont accueillie à l’aéroport et directement amenée aux urgences psychiatriques.
Nous étions le 10 février 2019.
J’ai d’abord attendu une demi- heure. A sept heures trente du matin, j’étais la seule patiente en salle d’attente et je me suis mise en colère.
« Vous êtes pressée ? » a demandé l’infirmier. « Arrêtez de faire autant de bruit, il y a des gens qui dorment ».
J’ai alors donné de violents coups de pied dans les meubles, dans la machine à café, j’ai jeté mon sac à dos contre les murs. Je voulais partir. Plusieurs infirmiers sont apparus. L’un
d’entre eux m’a saisie par le bras. Il a serré fort. Ce contact physique auquel je ne m’attendais pas m’a paniquée. Je me suis débattue, j’ai essayé de tous les frapper, j’ai visé et atteint les testicules d’un soignant, mordu la main d’un autre qui me tenait par le cou.
Ils m’ont alors attachée à un lit blanc par des sangles blanches.
J’étais persuadée qu’on allait me violer et conduire des expériences scientifiques sur moi. Je n’avais aucun discernement. On m’a administré un médicament puissant, le Largactil. Je me suis endormie. Je ne m’en suis pas rendue compte. Je pensais m’être assoupie quelques minutes, j’ai dormi plusieurs heures.
Pendant que je dormais, un médecin responsable du service a rencontré mes parents pour leur faire part de son diagnostic.
Je suis maniaco-dépressive c’est-à-dire bipolaire de type 1 et, à cet instant, j’étais maniaque décompensée.
Mon état nécessitait une hospitalisation sous contrainte, des soins d’urgence. Sinon, je finirais par en mourir. Les médecins ont annoncé à mes parents que l’hospitalisation durerait peut-être plus d’un mois, le temps nécessaire pour trouver un traitement adapté.
Le couloir bleu
A mon réveil aux urgences, j’étais plus calme. On m’avait calmée. On a ôté mes sangles, mon père a pris mon sac à dos et ma mère m’a tenu le bras pour me conduire sur mon lieu
d’internement. Nous devions nous rendre d’un pavillon à un autre. Il pleuvait. Devant nous, marchaient un infirmier et une infirmière. L’infirmier protégeait l’infirmière de son parapluie.
Ils discutaient, riaient comme s’ils étaient seuls. Je les suivais, sédatée, titubant, avec ma mère pour seul appui.
J’étais trempée. Pour moi, c’est le symbole de cet internement et de ceux à venir.
De cette hospitalisation, je ne garde en mémoire que le sol du couloir moucheté de vert, de beige et de bleu.
J’aurais dû être hospitalisée plusieurs semaines. L’annonce faite à ma famille aux urgences n’a pourtant pas été suivie d’effet.
Le Dr Robert, qui m’avait prescrit les antidépresseurs à l’origine de mon état maniaque était, selon les dires de l’interne du service, intervenue pour me faire sortir de l’hôpital le lendemain de mon entrée.
Dès lors, elle a refusé que soit prononcé me concernant le terme « bipolaire ».
Le jour même de ma sortie de l’hôpital, j’étais pourtant en difficulté.
Je me bouchais les oreilles, affolée, au moindre bruit entendu dans le métro. J’ai fait une crise de larmes parce que mon portable ne fonctionnait pas. Je pensais à me jeter sous un train.
Je suis revenue en consultation au CMP. Le Dr Robert a voulu renouveler mon ordonnance d’antidépresseurs.
Je lui ai dit que je pensais que ce n’était pas une bonne idée.
Elle m’a semblée très en colère et m’a répondu qu’en ce cas, je n’avais qu’à poursuivre le traitement prescrit à l’hôpital.
J’ai donc continué le Largactil, à haute dose. L’akathisie est revenue. J’ai aussi connu des raideurs musculaires.
A partir de ce moment, le Dr Robert a remplacé mon suivi médical par un suivi infirmier.
Mon interlocutrice est devenue Mme Petit, l’infirmière qui m’avait accueillie à ma première visite.
Le 15 février 2019, je me suis à nouveau rendue au CMP, espérant résoudre le problème du traitement que je ne tolérais pas. Je devais être reçue par Mme Petit. J’attendais avec ma mère dans la salle d’attente. J’étais fragilisée au point de ne plus vouloir aller en consultation seule.
Mme Petit a refusé que ma mère assiste à l’entretien, et m’a tirée par le bras pour m’entraîner dans son bureau. Ma mère nous a suivies et est restée.
Évoquant le Largactil, Mme Petit répétait : « je sais que c’est le bon médicament ! », sans en dire davantage.
J’ai essayé de dire que je n’étais pas bien.
Mme Petit s’est exclamée :
– Vous êtes pire que le pire des schizophrènes, maladie que je connais parfaitement !
– Parfaitement ? ai-je relevé
La tension était palpable.
J’avais récemment perdu un oncle atteint de schizophrénie. Mme Petit ne pouvait l’ignorer, c’était dans mon dossier médical.
Mon oncle était d’une profonde gentillesse, je ne supporte pas qu’on porte atteinte à sa mémoire.
Est-t-il tolérable qu’au sein d’un établissement de santé, on insulte un bipolaire en le traitant de schizophrène ?
Ma mère a manifesté son inquiétude :
– Arrêtez de la mettre en colère !
J’ai acquiescé.
– Ah évidemment ! elle dit « oui » parce que vous dites qu’elle « monte » !
Mme Petit a noté que ma mère et moi avions été « tour à tour agressives, persécutées, projectives ». Je n’ai pourtant prononcé que quelques mots. « Parfaitement » n’est pas un
adverbe particulièrement outrancier.
Je n’ai pas pu évoquer les effets secondaires de mon traitement.
S’en est finalement suivi un entretien avec le Dr Robert et le chef de pôle, Dr Richard.
Ma mère a posé la question du diagnostic. Les deux médecins psychiatres éludèrent : « Le diagnostic n’a pas d’importance ».
Le Dr Richard a déclaré : « le Largactil c’est bien pratique, car cela fait pour le trouble bipolaire et aussi pour le reste ».
Le Largactil est un traitement qu’on administre aux personnes agitées, aux urgences. Ensuite, il faut le remplacer par ce qu’on appelle un « traitement de fond ». Pour une personne
bipolaire, le Largactil est inadapté. On le prescrivait notamment aux patients schizophrènes, dans les années 1950.
Après cet entretien, Dr Richard a brièvement pris la suite de mon suivi car je ne voulais plus voir le Dr Robert. Dr Richard refusait catégoriquement que j’interrompe mon traitement :
« C’est une question de bénéfice-risque ! » a-t-elle expliqué. Quels bénéfices ? Quels risques ? Je ne savais pas ce dont j’étais atteinte.
J’ai demandé au Dr Richard si elle soupçonnait que je puisse être atteinte de schizophrénie.
Elle a répondu négativement.
Alors, pourquoi ce traitement ?
Suites aux demandes renouvelées de ma mère, le Dr Richard a rempli un dossier pour le Centre Expert des troubles bipolaires. Regroupant des praticiens très spécialisés sur ce sujet, ce centre a pour fonction, suite à deux journées de tests, de donner un avis concernant le diagnostic et la thérapeutique à donner à un patient. Il y avait de toute façon un délai d’attente.
La guerre
Pendant la seconde guerre mondiale, Alexandre était caché à Grenoble, avec sa compagne.
Juive comme lui, elle fut arrêtée puis déportée. Quelques jours après, il se donnait la mort.
En avril 1944.
Sa compagne survécut à la déportation.
Marianne, la petite sœur d’Alexandre, avait trouvé refuge en Suisse. Avant de passer la frontière, elle avait été arrêtée. Elle avait dû donner ses faux papiers au policier français qui l’interrogeait. Il avait feuilleté son carnet d’adresse. « Vous avez bien beaucoup d’amis juifs » avait-il dit, avant de la laisser partir. C’était un avertissement, c’était un sauvetage.
Marianne avait immédiatement détruit le document.
En 1945, Marianne s’installa avec son mari à Besançon. Elle fît des études de droit, devint avocate.
Lali, la demi-sœur de Marianne et Alexandre, devint médecin. Elle n’a jamais pu exercer la médecine.
Elle était très dépressive, elle ne se soignait pas.
Toute sa vie, elle a été triste. Cela ne l’empêchait pas d’être souvent drôle. Elle éclatait de rire silencieusement.
Lali parlait de la guerre à ses enfants et petits-enfants. Elle racontait que de ses proches amies d’enfance, elle était la seule à n’être pas morte en déportation.
Lali ne portait pas un nom de famille à consonnance juive. Plus exactement, elle avait un nom de famille hellène, porté par certaines familles juives en mémoire d’Alexandre le Grand, qui s’est incliné devant le grand prêtre de Jérusalem.
Elle avait pourtant insisté pour que les membres de sa famille se fasse recenser en tant que Juifs. Elle ne voulait pas trahir sa communauté. Son père lui avait résisté, avant de céder.
On ne sait pas si Alexandre s’était fait, lui aussi, inscrire sur les listes de Juifs mais Lali s’est par la suite sentie coupable de sa mort.
En 1940, Lali avait vingt ans.
Elle se souvenait que lorsqu’on avait promulgué le « statut des Juifs », nombre de ses amis et connaissances ne lui avaient plus adressé la parole.
Avec ses parents et grands-parents, elle avait dû quitter son village, Rosheim, en Alsace. Ils avaient trouvé refuge à Lyon, au terme d’un périple retracé par son père dans son carnet de voyage. N’y sont notés que des noms des villes où ils ont fait étape, à certaines dates. Aucune personne n’est mentionnée.
La famille de Lali avait dû changer plusieurs fois de cache. Après avoir emménagé dans un appartement, elle avait appris que la Gestapo l’avait visité la veille.
Lali avait vécu avec de faux papiers, elle avait eu peur des rafles, peur de sortir pour aller acheter à manger, peur d’être dénoncée par les voisins.
Le grand-père de Lali, sénile, oubliant qu’il était caché, s’était un jour rendu au cinéma. On l’avait, dans la plus grande angoisse, cherché et retrouvé.
Lali et Marianne avaient eu une grande famille. Elles l’avaient en partie perdue. Leur restait le souvenir.
A la fin de la guerre, Lali vint accueillir les déportés, à leur retour.
Le père de Lali possédait une usine de textile. Il fût assigné en justice par certains employés car il n’avait pas cotisé pour leur retraite pendant la guerre. C’était pourtant l’époque où l’Alsace était annexée, l’entreprise saisie par les Allemands, la maison vidée par l’envahisseur d’une longue liste de meubles.
Lali était petite en taille et cherchera toujours à être plus mince. Elle expliquera à ses enfants que même pendant la guerre, elle se sentait trop ronde. Elle était la seule à ne pas maigrir rapidement et avait l’impression qu’on la regardait comme si elle mangeait les rations de la famille.
Elle évoquait aussi le souvenir pénible d’une sorte de gelée tenant lieu de confiture qui semblait se régénérer d’elle-même et dont le pot ne se terminait jamais. Elle en a mangé
durant toute la guerre. Elle a fini par en rire.
Hospitalisation
Fin février 2019, je me suis à nouveau rendue aux urgences psychiatriques parce que les effets secondaires de mon traitement que personne au CMP ne voulait modifier étaient devenus trop insupportables.
J’ai été réhospitalisée par un médecin responsable du service d’urgence afin de mettre en place un traitement adapté à ma maladie.
Le premier jour, j’ai prêté mon téléphone portable à un patient. J’ai alors été menacée par une infirmière : « je vais être dans l’obligation de rapporter ce comportement. Il y a des choses que je ne peux pas laisser faire ». Je ne comprenais pas ce que j’avais fait de répréhensible.
Les hôpitaux psychiatriques sont mixtes.
J’ai été témoin de relations sexuelles entre patients. La question du consentement de chacun se pose, au vu de l’état psychique dans lequel on peut se trouver dans ce type de services.
M’ont été rapportés des cas de viol avérés dans divers établissements par des patientes qu j’ai côtoyées. Est-il sensé de faire vivre des personnes désinhibées de sexes différents dans des chambres voisines ?
Les infirmiers ne peuvent surveiller chacun à tout instant.
Je suis une jeune femme. J’ai souvent eu peur lors de mes hospitalisations.
Les petits pavillons de l’hôpital possèdent de larges fenêtres. Les patients peuvent profiter de la lumière dans une cour arborée. C’est propre mais d’une tristesse infinie.
J’ai vu dans le couloir une prise abimée. J’étais fatiguée, mais lucide. Je me suis fait la réflexion qu’en ce lieu tout particulièrement, quelqu’un, par imprudence ou même par choix, pourrait s’électrocuter.
Sans attirer l’attention des autres patients, je l’ai dit à un infirmier.
Il m’a intimé de cesser de raconter n’importe quoi.
J’ai insisté. Je suis restée à côté de la prise.
Un autre infirmier est enfin venu et a appelé un électricien qui a fait les réparations nécessaires.
Dans le service, a été admise une jeune personne. Elle était en pyjama, n’avait pas droit à ses vêtements, encore moins à sa ceinture ou ses lacets. Elle était très en colère d’être là, surtout
contre ses parents qui l’avaient fait hospitaliser à la demande d’un tiers. A toute vitesse et d’une démarche peu naturelle, elle déambulait dans la cour. Elle levait très haut les genoux,
sans pouvoir sembler s’arrêter. Ses gestes étaient saccadés. J’ai reconnu l’akathisie.
J’avais de la compassion, je me sentais du côté des malades. J’en suis.
Un infirmier nettoyait une flaque d’urine sur le sol du couloir. Tout le monde a accusé une personne qui a d’abord nié, puis reconnu que c’était la sienne. Une seconde flaque d’urine est
apparue. Cette flaque-là aurait été laissée par quelqu’un d’autre.
Un patient débordant d’énergie, vêtu de couleurs vives, chantait toute la journée en répétant être un oiseau.
Un patient répondait « va te faire foutre » à chaque question qu’on lui posait et hurlait : « ici tout est dégueulasse ». Il traînait son matelas dans le couloir, pour nettoyer énergiquement sa chambre.
Lors d’une altercation, des infirmiers l’ont attaché.
J’ai entendu l’un d’entre eux faire à son collègue cette remarque : « dans l’hôpital où je travaillais, on attachait une personne par an. Ici c’est presque tous les jours ».
Un homme m’a raconté en avoir poignardé un autre.
Une personne toxicomane m’a demandé si mes bijoux étaient en or.
Enfin, un jeune interne m’a reçue quelques minutes. Un quart d’heure plus tard, il m’a annoncé que je sortais de l’hôpital le lendemain. En consultant bien plus tard mon dossier
médical, j’y ai lu qu’il avait téléphoné au Dr Robert et j’ai compris qu’il avait organisé avec elle ma sortie immédiate.
Ce même jour, cet interne a rédigé une observation étonnante selon laquelle il fallait, me concernant, « absolument évacuer la question du diagnostic ».
Ce séjour à l’hôpital aura donc duré deux jours, le temps de découvrir un univers qui n’est dépeint ni dans les livres, ni par les médias. D’autres séjours allaient suivre, confirmant mes
impressions.
A ma sortie, il ne m’a été proposé aucun soin spécifique.
Je suis rentrée chez moi, l’humeur toujours aussi instable.
Un jour de mars, je me suis réveillée le matin, couverte de petits boutons rouges, granuleux, qui me démangeaient.
C’est à cette époque que j’ai demandé à l’hôpital où j’avais séjourné mon dossier médical.
J’y ai découvert que le diagnostic envoyé par l’hôpital à la sécurité sociale était celui de « psychose maniaco-dépressive ». La sécurité sociale utilise en effet le terme « psychose »
pour désigner la forme la plus grave du trouble bipolaire. Personne ne doutait que ce que j’avais vécu en Guadeloupe était une décompensation maniaque. La description de mon état était impressionnante.
Je ne me suis pas reconnue.
On m’avait donc caché mon diagnostic.
A cet instant, j’ai décidé que plus jamais je ne consulterais de psychiatre. J’ai interrompu tout traitement.
Maryam
Maryam possédait un grand jardin. Aux yeux d’une enfant, ce jardin était immense.
Il était beau. Il avait des pommiers, des poiriers, des pêchers, un noisetier à l’ombre duquel on servait du café noir sur un mobilier de jardin en plastique blanc. Maryam était très fière
de son noisetier. Dès que des noisettes apparaissaient, elle appelait toute sa famille pour les partager. Elle disait alors : « casser-manger ».
Son jardin avait une haie de cyprès, un peuplier, un saule pleureur sous lequel se cacher, des chênes, trois bouleaux que ses petites filles escaladaient, jamais bien haut.
Il y avait bien sûr de la vigne, dont Maryam cueillait et conservait les feuilles pour faire des dolmas, et des figuiers.
Il fallait marcher jusqu’au bout du jardin dans les hautes herbes pour atteindre un cerisier.
Au mois de juin, on pouvait en manger les fruits, sur l’arbre. Pour une petite-fille, c’était un immense chemin à parcourir. On nommait cet arbre « cerisier du grand-père », parce que
c’était pour ses futurs petits-enfants, qu’il ne connaîtrait d’ailleurs pas, qu’il l’avait planté.
Longtemps, pour sa petite-fille, l’image du grand-père fut l’immense cerisier.
La grand-mère montait elle-même sur son escabeau rouillé aux marches de bois vermoulu pour cueillir les fruits, sans crier gare, ce qui faisait peur à tout le monde parce qu’elle
n’était pas en équilibre et ne voyait rien. Elle donnait des directives : « Ici, cerise ! ». Il s’agissait souvent d’une cerise pas mûre ou pourrie.
Dans ce jardin, se trouvait la maison de Maryam, un petit cube de ciment gris avec une terrasse surélevée.
Haroutioum, le mari de Maryam, avait construit une cabane de bois presque aussi vaste que sa maison. Avec le temps, un figuier s’était infiltré entre ses planches et elle menaçait de
s’effondrer. Elle ne servait plus à rien, il y avait à l’intérieur de très vieux outils, des clous rouillés, il était interdit aux enfants d’y entrer. Le garage aussi était très grand,
disproportionné. Il n’a jamais abrité une seule voiture. Il servait plutôt d’auvent l’été et aussi de débarras, caverne d’Ali Baba, où s’entassaient des objets cassés sur plusieurs décennies.
Maryam fermait ses rideaux et ses volets très tôt, comme aux temps des persécutions, comme si elle était cachée et craignait que la lumière ne révèle sa présence.
En quoi est-ce utile de fermer ses rideaux quand un groupe d’hommes armés encercle la maison pour en tuer tous les habitants et que des soldats montent la garde à l’entrée du
village pour que personne n’en sorte vivant ?
Maryam cuisinait toute la journée.
Elle préparait une salade de pommes de terre avec de la ciboulette, des oignons crus, des haricots, des œufs durs et de l’huile d’olive. Elle lui avait donné le nom de « salade grand-
père » en mémoire de son mari, qui aimait beaucoup ce plat.
Maryam faisait des légumes farcis et de délicieuses feuilles de vigne.
Elle cuisinait des ragoûts de légumes et des boulettes de viande. A Pâques, elle préparait un pain spécial.
La cuisine de Maryam, qui était recouvertes de tâches de graisse, était peinte en vert mais elle projetait avant sa mort de la faire repeindre en marron, pour que ce soit moins salissant.
Elle conservait dans son buffet vingt-cinq kilos de céréales, en cas de guerre ou de pénurie.
Elle avait toujours de grands paquets de petits gâteaux, des gâteaux de grand-mère.
Elle possédait une antique cuisinière au gaz.
Un carreau de la fenêtre de sa chambre était cassé mais elle ne le faisait pas changer. Elle avait froid l’hiver mais elle se mettait en colère si quiconque voulait faire poser une nouvelle
vitre.
Elle jouait à cache-cache avec ses petites-filles dans le salon qui lui tenait aussi lieu de chambre. Il n’y avait que trois cachettes possibles : derrière le canapé, l’armoire ou le lit.
En Français, elle avait un accent prononcé et ne conjuguait pas les verbes. Elle riait aux éclats, était atteinte d’une surdité sélective qui lui permettait de ne pas donner suite aux
demandes qui lui étaient faites mais d’entendre le moindre ragot prononcé à mi-voix au bout de la pièce. Elle savait mettre ses enfants en colère en leur racontant en Arménien des choses que tout le monde ne comprenait pas.
Maryam portait des blouses de couleur bleu marine ou marron, des pulls de laine et des bottines fourrées. Ses chaussettes s’enroulaient en tire-bouchon autour de ses chevilles. Les verres de ses lunettes étaient fendus et toujours sales parce qu’elle mettait ses mains dessus.
Elle considérait qu’aller au supermarché était une sortie. Elle y emmenait ses petites-filles comme on va au cinéma. Elle se préparait, elle se parfumait à l’eau de Cologne.
Pour les grands évènements comme les anniversaires, elle allait chez le coiffeur et faisait teindre en marron ses racines blanches, longues de plusieurs centimètres.
Elle était chaleureuse, presque toujours joyeuse, un peu agitée. Il est arrivé qu’elle tremble de colère.
Elle avait aussi deux petits chiens, qui mangeaient à table, comme des êtres humains.
Elle vivait, avec son fils, sur le même terrain que ses cousins et que sa fille.
Peut-être qu’à Alpaoud, on vivait comme cela.
Rechute
Quelque temps après l’interruption de tout traitement, j’ai séjourné en famille dans le Sud de la France.
Le ciel était pur, ensoleillé.
L’hôtel était bruyant. J’ai très peu dormi.
Un matin, au réveil, j’ai connu un nouvel épisode de délire.
Ma mère m’avait dit : « tu pourrais arranger un peu tes cheveux ». Or, mes cheveux sont noirs, un peu gris maintenant, secs, très épais. Ce sont mes origines orientales.
J’ai aussitôt commencé à les arracher par poignées.
Mon esprit s’était égaré. J’avais, en un éclair, fait une association incohérente entre la demande qui m’était faite de discipliner mes cheveux et le racisme que je rencontre parfois du fait de mes origines.
Je me sentais oppressée, je pleurais de rage. J’étais éblouie, la lumière du soleil était pour moi trop vive, elle m’agressait. Rien ne pouvait me calmer. J’ai crié toute la journée, mes pensées étaient confuses.
Il me fallait des soins.
Je suis retournée voir Dr Martin, le psychiatre qui m’avait suivie, près de chez mes parents. Il a diagnostiqué un épisode maniaque et m’a prescrit un régulateur de l’humeur, le lithium.
Il a jugé mon état « considérablement aggravé » depuis ma dernière visite.
En décembre 2020, j’ai consulté pour confirmer le diagnostic le Centre Expert des troubles bipolaires.
J’étais alors très dépressive.
Pendant le confinement, par téléphone, le résultat m’est parvenu : je suis bipolaire de type 1.
J’ai crié très fort. Ne sachant comment me calmer, l’interne chargé de me faire l’annonce de mon diagnostic a dû chercher le professeur qui dirige le service.
Je criais ma colère de ne pas avoir d’emblée bénéficié de soins adaptés.
Peut-être criais-je aussi ma détresse que le diagnostic soit sans appel. Je suis bipolaire.
Il m’a fallu beaucoup de tranquillisants et il me faudra encore plusieurs années pour l’accepter.
En mars 2021, je suis sortie de ma dépression. J’ai commencé à vivre dehors, à être très sociable. Le quartier où je résidais est très animé, j’aimais à discuter assise par terre, jusque
tard le soir avec des personnes récemment rencontrées.
Je considérais que j’avais mené trop longtemps une vie ennuyeuse, austère.
J’avais trente-deux ans mais j’aurais voulu en avoir vingt.
Je n’avais pas, comme ma sœur et nombre de ceux avec qui j’ai étudié, un travail, un conjoint, des enfants, des responsabilités.
Je voulais fuir ma souffrance de n’avoir rien construit, rien réussi.
Lorsqu’on est bipolaire, on n’a pas besoin d’alcool pour changer d’état. La maladie se suffit à elle-même, pour peu qu’on la laisse avancer.
Elle est revenue subtilement. Je ne buvais pas, ne me droguais pas davantage. Je me couchais simplement trop tard, suivant le rythme de personnes qui vivent la nuit.
Je me suis sentie de mieux en mieux.
Je me suis convaincue que rien ne méritait qu’on se prive de s’amuser, que je pouvais avoir des rapports non protégés puisque la vie est courte et que la mienne était déjà bien abîmée.
C’était une nouvelle prise de risque.
Je suis parvenue à retrouver en partie les sensations de légèreté, les frissons que je recherchais. C’était le printemps, saison que je préfère, saison si belle mais tellement
dangereuse pour moi.
Tout était prêt pour que je bascule.
J’aurais dû rester chez moi, au calme, un moment. Je n’en avais nulle envie. J’avais la sensation qu’à l’extérieur, se déroulaient de merveilleux évènements dont je ne voulais pas
être privée. Ma famille a lutté, sans succès, pour me faire prendre du repos.
Ils sont toujours là, ceux qui m’aiment, pour me freiner lorsque je me sens si bien.
Naturellement, je leur en ai voulu.
Par malchance, j’ai contracté une hépatite.
Pour préserver mon foie, j’ai dû brutalement suspendre une partie du lourd traitement que je prenais désormais pour soigner mon trouble bipolaire.
La maladie s’est encore aggravée.
Mon médecin psychiatre m’a hospitalisée au sein de la clinique où il exerçait.
La première nuit, j’ai manqué de sommeil.
Le matin suivant j’ai jeté le plateau de mon petit-déjeuner par terre en hurlant parce qu’on m’avait servi un pain au chocolat au lieu de la pomme que j’avais demandée.
Puis, j’ai violemment invectivé tout le personnel de la clinique et quelques patients.
Mon médecin a dit à mes parents que j’étais en état maniaque décompensé : il fallait m’hospitaliser sans délai. Ce ne pouvait être que dans le secteur public.
Une clinique n’est en effet pas équipée de sangles, des verrous et du personnel nécessaires à la prise en charge d’une personne maniaque.
Je refusais l’hôpital, convaincue que médecins et famille exagéraient la gravité de mon état.
Devant mon affolement à l’idée séjourner en hôpital public à P., mon psychiatre a accepté de
me laisser rentrer en ambulance, chez mes parents. Il m’a prescrit un traitement sédatif très lourd.
Aussitôt arrivée chez mes parents, j’ai envoyé des mails d’insultes au personnel de la clinique.
Je n’en garde pas le souvenir. Les mails conservés sur ma boîte d’envoi en attestent.
Quelques heures plus tard j’ai tenté de me suicider.
Lali et Ber
Quelle que fût la façon dont elle se perçut, Lali était belle. Elle plût à Robert, qui étudiait dans la même université. Il avait fait avec ses amis le pari qu’il réussirait à l’aborder.
« Ces gens-là sont toujours en retard » fût sa première phrase, prononcée alors qu’ils attendaient tous deux un professeur devant l’amphithéâtre.
Ils se marièrent, lui portant des semelles à chaussures trop épaisses au goût de sa femme. Elle aurait préféré le voir plus élégant.
Tante Marianne, la sœur de Lali, avait épousé un jeune homme juif. Ses parents auraient aimé que Lali fît de même. Lali tenait à taire ses origines. « Je l’ai choisi parce qu’il a un
nom sans reproche et n’est jamais déprimé » avait-elle dit à ses enfants.
Il lui plut aussi parce que pendant la guerre, « il s’était bien comporté ».
Robert, qui sera plus tard appelé Ber, était né peu fortuné, de parents ardéchois. En raison de ses origines peut-être, il aimait la confiture de marron et les marrons glacés.
Sa mère avait été bergère. Elle était illettrée. L’hiver, elle gardait dans son four une tortue, rendant l’appareil inutilisable.
Ber était doué, cultivé. Il écrivait très bien. Il fit une fois le devoir de philosophie de l’une de ses filles, lui permettant d’avoir d’excellentes notes tout au long de l’année. Dès lors la
professeure s’était forgée une bonne image de son élève, elle n’en dérogeait plus. Elle ne lisait plus vraiment les copies.
Ber portait des vêtements excentriques qui plus tard embarrasseraient ses enfants. Il achetait de vieilles tenues de couleur kaki, camouflage, de l’armée américaine. Il portait des chapkas russes l’hiver, ou des passe-montagnes bleu marine et rouge.
Il avait pour habitude de ne consommer qu’un aliment ou presque pendant une période
donnée. Ainsi, à certains moments, il se nourrissait essentiellement de lait écrémé avec un peu
de liquide et de chicorée en poudre. Il appelait cela de la pâtée. Puis, il changeait pour du corned beef ou singe. Il avait aussi ses périodes « pâtes », consommées toujours avec la
même sauce.
Il avait en horreur les épinards et les topinambours.
Il semblait indifférent, ne supportait pas qu’on fasse du bruit à côté de son bureau qui était contigu à son appartement mais il était généreux.
Il offrait du bon vin, il aimait inviter. Il a toujours tenu à régler toutes les additions des repas auxquels il prenait part, au point qu’à la fin de sa vie au moment où il n’avait plus toujours
toute sa tête, il fallut lui donner une carte de fidélité quelconque pour qu’il la pose sur la
table avec satisfaction, comme quelqu’un qui sortirait avec bonhomie sa carte bleue.
Il aimait l’humour noir, répétait à loisir des plaisanteries et jeux de mots qui ne faisaient rire que lui, telles que : « la mousse tâche », « chacun son verre à soi » ou encore « il ne faut pas glisser dans la piscine ni pisser dans la glycine ». Sa famille appelait ça des « Bertises ». Il avait un jour provoqué le dédain du moniteur de tennis d’un club de vacances en prenant la seule place à l’ombre alors que tous jouaient au soleil. Il avait alors retorqué : « le soleil brille pour tout le monde, même pour tous ceux qui sont à l’ombre ».
Urgences, à nouveau
Après mon geste de désespoir, je suis allée me recroqueviller dans un coin du canapé et j’ai commencé à jouer de la guitare.
Je ne mesurais pas la gravité de ce que j’avais fait.
J’ai été mécontente de voir arriver les pompiers venus me conduire aux urgences les plus proches. J’avais très mal à la tête. Je haïssais la Terre entière.
J’eus peur du médecin de garde qui fut le premier à m’examiner.
Je le prenais pour un délinquant et je craignais qu’il ne m’agresse.
Je voulais rentrer chez moi. Il s’y est opposé.
J’ai été examinée par un second médecin qui a rédigé un certificat au vu duquel le préfet a pris un arrêté prononçant mon hospitalisation pour « mise en danger d’autres personnes ou atteinte grave à l’ordre public ». Cela s’appelle un placement sous contrainte judiciaire.
J’ai passé aux urgences la première nuit de ce qui allait être une très longue hospitalisation.
Un patient est entré dans ma chambre. Il m’a dit vouloir ouvrir les fenêtres qui, comme chacun le sait, sont condamnées. J’ai eu peur. On m’attribua un lit dans le couloir, aux côtés
d’une jeune fille. Elle était internée car en état de choc suite à un viol. Elle m’en a parlé.
Puis, j’ai été transférée dans un autre hôpital, dans une chambre individuelle, vaste et claire.
Je ne supportais ni le médecin du service, ni les infirmiers. Les deux premiers soirs, à cause d’une erreur de prescription, ils ne m’ont pas donné mes somnifères. Cela m’a beaucoup
agitée. Ils se sont moqués de ma famille qui s’inquiétait.
Dans mon dossier, la personne qui me suivait, le Dr Leroy a noté que j’étais « hostile ». Le mot est faible, j’avais envie de la tuer.
Comme le prévoit la loi, au bout de soixante-douze heures d’internement, deux médecins ne faisant pas partie du même hôpital m’ont examinée.
Ils ont estimé que la contrainte devait être maintenue.
Douze jours plus tard, j’ai été présentée au juge des libertés.
Le rôle de l’institution judiciaire est de s’assurer que les certificats se prononçant pour le maintien d’une personne sous contrainte ont été rédigés dans les formes prévues par la loi.
A ce moment-là, je ne comprenais rien. Entre deux infirmiers, j’avais l’impression qu’on me jugeait pour des fautes que j’avais commises.
J’ai pris la parole pour dire que je pensais devoir sortir. Je disais que mon traitement n’était pas le bon.
Le juge s’est prononcé pour le maintien de la contrainte.
Je suis restée hospitalisée.
J’ai passé une semaine dans ma chambre, peut-être davantage, sans sortir, sans voir les autres patients. Discuter ne me tentait pas, les autres ne m’intéressaient pas.
Puis, je me suis aventurée sur la terrasse, sale et grillagée.
J’ai été accueillie par un monsieur. Cigarettes à volonté, pyjama, pantoufles, cheveux grisonnants un peu longs, il avait le sourire du vieil habitué qui se sent à son aise dans tous les
hôpitaux psychiatriques de France. Il s’amusait avec un ami à faire rouler un bonbon au chocolat sur la table.
Une dame qui venait d’arriver a demandé à chacun son numéro de portable et s’il était bien présent sur un réseau social professionnel, sait-on jamais.
Les autres patients m’ont donné des chips.
A l’hôpital, on est tous dans le même bateau, l’embarcation qui brave la tempête au risque de sombrer, l’esquif léger.
Passe le temps, on se retourne et constate que la terre n’est plus en vue. On a brûlé ses voiles.
Il reste les feux de détresse et les rames.
Je dois l’admettre, j’aime l’eau salée, l’eau glacée, les vagues, les eaux transparentes, la turquoise et la marine. Je suis ainsi, on n’en guérit pas.
Les premiers jours, à l’hôpital, je n’étais pas autorisée à sortir dans le parc. Puis, j’ai pu y rejoindre d’autres patients. Quelqu’un escaladait les arbres. Je m’en sentais aussi capable.
Personne ne partageait mon avis. A cause de mes médicaments, je titubais, je ne m’en rendais pas compte. J’ai finalement été autorisée à monter sur la branche la plus basse d’un bouleau, à dix centimètres du sol, soutenue par un ami.
Petite je grimpais aussi sur les bouleaux de ma grand-mère.
Une photo capture cet instant. J’ai l’air contente.
Après trois semaines passées dans cet hôpital, j’ai été transférée dans un autre établissement.
J’ai été amenée en ambulance à Paris, où se situait mon hôpital de secteur, le plus proche de mon lieu d’habitation.
Le bel appartement
Lali et Ber eurent un très grand appartement avec une chambre à la moquette violette. On y trouvait beaucoup de livres, écrits en plusieurs langues et que personne n’ouvrait plus depuis longtemps, ainsi que des petits sabliers de verre, emplis d’un liquide coloré. L’un était bleu, l’autre orange. Cela s’appelle des baromètres d’amour. Quand on chauffait avec les mains le liquide, celui-ci montait dans l’autre partie du récipient.
L’appartement de Lali et Ber avait aussi une chambre au lino orange, dédiée aux jeux de leurs enfants et plus tard de leurs petits-enfants. Il s’y trouvait deux lits, l’un gris, l’autre
rouge, qui se faisaient face. A Nöel, ils faisaient office de bateaux pirate. Un grand coffre de bois noir vernis contenait des foulards, ce qui permettait aux petits-enfants de se déguiser en redoutables marins et de constituer deux équipages ennemis.
Il y avait aussi dans cette chambre des livres de comptines, les fables de la Fontaine, d’anciennes photos en noir et blanc, une collection de cartes postales, des coquillages, des
timbres de tous les pays et même des morceaux de sucre récupérés dans le monde entier, hérités d’un cousin qui avait beaucoup voyagé. Lali possédait beaucoup de trésors.
Le sol de sa cuisine était de lino vert, ses murs recouverts d’un papier peint aux motifs floraux.
Ce furent les seules concessions au mauvais goût des années 1970. Le reste de l’appartement était sobre : murs blancs, rideaux blancs, beau parquet, meubles anciens ou contemporains aux lignes pures.
Lali et Ber prénommèrent leur fille aînée Marianne, du nom de sa tante et probablement de celui de la République, leur fils Jean, peut-être en hommage à Jean Moulin, et leur fille
cadette Lise. Personne ne sait aujourd’hui pourquoi mais le père de Lali a été très en colère du choix de ce prénom. Par la suite, Lise a été appelée par tous Françoise, son deuxième prénom, avant de décider d’elle-même de revenir à son prénom d’état civil, à l’âge de dix-huit ans.
Lali s’était déracinée pour se protéger et protéger ses enfants.
Longtemps, la simple vue d’un policier ou d’un berger allemand la fit trembler de peur.
En vacances, à l’hôtel, sa mère regardait les Allemands qu’elle croisait, cherchant à évaluer s’ils « en étaient », c’est-à-dire s’ils avaient pu être des nazis.
Lali a toujours gardé son livre de prières ainsi que des ouvrages sur la vie des Juifs dans sa ville natale. Elle glissait à l’intérieur de ceux-ci des petits articles de journaux qu’elle
découpait lorsqu’ils parlaient des Juifs d’Alsace ou de Rosheim. Elle recouvrait ses livres de papier cadeau, pour les protéger.
Elle parlait yiddish, mais n’a pas transmis cette langue à ses enfants. Sa sœur Marianne parlait aussi l’hébreu.
Le premier mot yiddish que la petite-fille de Lali a lu et prononcé, en cours, par hasard, est « bobe » qui veut dire « grand-mère ». Le yiddish est une belle langue, proche de l’Allemand mais avec des mots russes, hébreux et des tournures de phrases poétiques.
Chez Lali, on célébrait Noël « mais à contrecœur et sans crèche », dira sa fille Lise. Au moins était-ce l’occasion de confectionner des schwowebredele, délicieux gâteaux alsaciens à la cannelle et aux amandes.
Lali avait peur de l’antisémitisme, non parce qu’elle avait peur qu’on ne l’aime pas. Elle avait peur qu’on la tue. C’était permanent.
Elle dû subir un jour une intervention pour préciser la nature d’une tumeur cérébrale dont elle se savait atteinte. Quand elle est sortie du bloc opératoire, elle a dit à Jean, son fils :
« j’ai été triée ».
Hospitalisation, à nouveau
J’ai été transférée à P. Le service dans lequel j’ai été internée se trouvait à un étage élevé d’un bâtiment grisâtre.
Il n’y avait pas d’espace vert, seulement deux terrasses aux dalles gris sombre, noircies par le temps et les intempéries, entourées de hauts grillages, pour empêcher les suicides. Je me
souviens d’un pot de fleurs mais je crois qu’il n’y avait plus que de la terre dedans.
La plus petite des deux terrasses était de loin la plus fréquentée, car il était permis d’y fumer.
Le matin, tout le monde s’y retrouvait, en pyjama.
Le premier jour, je m’y suis rendue, paniquée. J’avais manqué de sommeil parce que mon voisin écoutait de la musique la nuit. Je craignais qu’une insomnie empêche mon
rétablissement. Pour un bipolaire, en effet, ne pas dormir est un grand facteur de déstabilisation.
Un patient m’a réconfortée en me prêtant son téléphone et en me donnant du chocolat.
A l’hôpital psychiatrique, nombre d’infirmiers parlent sèchement aux malades. Peut-être sont-ils fatigués.
J’avais peur des cris. Ils n’étaient pas particulièrement dirigés contre moi. Une aide-soignante me parlait durement parce que je lâchais les objets. Mon traitement fait trembler mes mains.
C’est l’un de ses effets secondaires. Je suis maladroite.
Les infirmiers ont noté que j’étais restée prostrée et mutique.
J’ai tout de même donné des coups de pied dans la porte de mon voisin pour l’empêcher de dormir le jour, lui qui me privait de sommeil la nuit.
A mon étage, qui comptait des personnes octogénaires, j’ai entendu des infirmières stagiaires expliquer qu’elles ne s’étaient pas fait vacciner parce qu’elles avaient peur, pour elles-mêmes, « des risques du vaccin ».
Dans cet hôpital, où on sert de la nourriture de collectivité, je n’avais pas beaucoup d’appétit.
J’étais régulièrement pesée. J’ai perdu deux kilogrammes en trois semaines sans que personne ne s’en inquiète. Cette information ne figure pas dans mon dossier.
Je mangeais tout de même le beurre et la confiture du petit-déjeuner. C’était bon, à la différence des produits transformés puis réchauffés qui composaient le reste de notre
alimentation. J’aime particulièrement la confiture de fraise et de groseille. Si j’échangeais avec un autre patient ma minuscule portion de marmelade, une aide-soignante s’interposait vivement.
L’eau du robinet avait un goût métallique très prononcé. Dès qu’il me fut permis de recevoir des colis, ma mère m’acheta des bouteilles d’eau minérale. Les paquets destinés aux patients
étant vérifiés, la dame de l’accueil lui a un jour demandé :
– Pourquoi de l’eau ?
– Ma fille me dit qu’elle a très mauvais goût
– Bien sûr, cette eau-là, on ne la boit pas !
Y avait-il de l’eau minérale à la disposition du personnel hospitalier ? Pour les patients, il n’y en avait pas.
Je n’ai le souvenir que d’un seul médecin, assisté par une interne. Ils m’ont reçue deux fois.
Quelques infirmiers, en trois semaines, sont passés dans ma chambre.
Hospitalisée sur ordre du préfet, j’ai trouvé mon suivi espacé.
A ma sortie de l’hôpital, j’avais oublié ma propre adresse. Je ne savais plus le nom des stations de métro proches de mon domicile. Je me perdais dans mon quartier. Je luttais pour
me repérer, je m’impatientais, je me mettais en colère. Je ne pouvais ni fixer mon attention, ni lire mes mails.
J’étais désorientée.
Étais-je sortie de l’hôpital sans être rétablie ?
Inquiets, mes parents m’ont aidée à rédiger une demande de mon dossier médical.
Ce qui m’est parvenu est incompréhensible.
Mon dossier est vide ou plutôt vidé. Tous mes antécédents médicaux y ont disparu.
Mon état maniaque de 2019 est effacé du dossier. Les traitements par antidépresseurs et leurs
graves conséquences ne sont pas mentionnés. Le diagnostic du Centre Expert des troubles bipolaires n’est pas évoqué. L’inquiétude des médecins de l’hôpital où j’ai été internée juste
après ma tentative de suicide et leur appréciation de la gravité de ma maladie ne sont pas
retranscrites.
Le seul élément de l’hospitalisation de 2019 qui demeure dans mon dossier est mon observation de sortie de l’hôpital, disant que le diagnostic de ma maladie est sans importance
et qu’il faut l’ignorer.
Mot pour mot, à la faute d’orthographe près, cette observation de sortie de 2019 a été retranscrite dans mon compte-rendu d’hospitalisation, en 2021.
J’ai changé de domicile. Je ne relève plus du secteur psychiatrique de la ville de P.
J’ai été une fois de plus hospitalisée en 2022, dans un hôpital où j’ai bénéficié de soins de qualité.
J’ai désormais une médecin psychiatre très compétente.
Tout le monde connaît les jardins de Babylone, mais qui les a vus ?Alpaoud ne figure sur aucune carte, mais le souvenir de sa source et de son portail demeure. La communauté juive d’Europe n’existe plus, ou plus telle qu’elle a été. L’arbre généalogique est resté, et ce même s’il comporte quelques inexactitudes. On se souvient de ceux que l’on a connus et de ceux que l’on aurait dû connaître.
J’ai perdu l’Orient. Étymologiquement, je suis désorientée.
J’ai perdu la santé, mais l’avais-je jamais eue ? Je suis là.
Je suis la petite fille de Maryam, de Lali, d’Haroutioum et de Robert.