Le Peintre
L’art imite la vie.
Par son œuvre, l’artiste la célèbre.
Poètes, peintres et autres troubadours de l’art viennent sublimer quelque chose de la nature.
Être artiste, c’est fixer l’unité du vivant sur le support de son choix.
Tout ça, ce ne sont que des poncifs de pseudo-intellectuels analysant une pratique qu’ils ne comprennent pas !
C’est du moins, ce que penserait Thomas P. s’il devait s’exprimer sur la question. Selon lui, l’art tient plus de la mort que du vivant. Peindre a toujours été pour lui le meurtre de son sujet. Un artiste ne s’attarde sur une œuvre, ne la concrétise, que pour lui survivre.
D’autres en feront par la suite une espèce d’éloge funèbre célébrant cette vie figée et annihilée par les poils rêches de ses pinceaux.
On créer afin d’espérer ne pas mourir, avait-il l’habitude de dire. Oui, l’art fait partie de la vie, mais seulement dans son rapport à la mort. Tous ces portraits célèbres qui ornent nos musées ou certaines collections privées ne sont que des clichés de cadavres en devenir. Ils sont pris au piège d’une toile dont ils ne peuvent s’extirper. En peignant la Joconde, Léonard a tué son modèle pour ne laisser à la postérité que l’instantané d’un corps sans vie. Figer une âme sur une toile, c’est lui faire acquérir cette éternité que nous promettent les religions, mais que peut seul attribuer l’art. Peindre c’est rendre immortel, ôter la vie de son sujet, en capturer l’essence. Seuls les morts peuvent devenir éternels. Les vivants, eux, n’ont que la fertilisation de la terre comme horizon. Voilà sa conception de l’art ! Tout peintre qu’il est, il se sait n’être qu’un artisan de mort. Les artistes sont la seule espèce d’homme dont le travail mortuaire est célébré avec autant de vigueur, de passion. Alors qu’ils ne sont rien de plus que des thanatopracteurs sans cadavres.
Toutes ses vues de l’esprit ont fait que Thomas P. s’est toujours refusé à peindre des portraits. Mon Dieu, que la tentation était pourtant grande ! Toutes ces femmes rêvant d’être couchées sur une toile afin de pouvoir dans leurs vieux jours glorifier la beauté qui fut la leur, tous ces hommes avides de pouvoirs et de représentations qui s’imaginaient prenant la pose dans une mise en scène illustrant leur soi-disant domination… On n’imagine pas les sommes que certains sont prêts à dépenser pour combler une faille narcissique.
Mais il a toujours refusé.
Hors de question pour lui de souscrire à la déchéance des autres par pur profit. Il avait assez à faire avec celle qui lui était propre. Thomas P. était donc de ceux qu’on nomme « peintre surréaliste » simplement du fait qu’il ne souhaitait pas baser son art sur ce que lui montraient ses yeux, mais plutôt sur ce qui errait dans le dédale de sa cervelle. On pourrait croire qu’un homme avec une telle considération de l’art, un tel rapport avec la mort, aurait peint exclusivement des sujets macabres, lugubres, mais il n’en est rien. Certes, certaines de ses réalisations transpiraient d’une mélancolie de cimetière, mais elles n’étaient pas dominantes. La plupart de ses œuvres étaient au contraire on ne peut plus lumineuses. Elles évoquaient un idéal inatteignable grâce à des nuances pastel aussi clair qu’un lever de soleil caché derrière un voile de brouillard. Sa série Éther, faite de paysages et de saynète de la vie quotidienne vue au travers d’un prisme qui diluait la réalité, fait partie de ses réalisations les plus reconnues. La seule qui connut un succès fulgurant à chacune des expositions la mettant en scène.
Malheureusement si le nom de Thomas P. est aujourd’hui passé à la postérité, ce n’est pas pour ces œuvres éblouissantes qui réchauffaient le regard de ceux qui les découvraient pour la première fois. Non, son nom est devenu synonyme de folie, d’un artiste qui s’est perdu dans le labyrinthe de ces conceptions artistiques.
Tout bascula l’hiver 1895.
Thomas P. venait juste de quitter une modeste chambre de bonne qu’il avait du mal à payer dans le centre de Leghenthop. Le décès de son père d’une maladie du sang qui l’avait emporté lors d’une nuit fiévreuse lui avait offert une échappatoire. Thomas, fils unique, avait hérité — en plus d’un pécule qu’il ne parviendrait pas à épuiser — du domaine familial situé à 50 kilomètres de la grande ville. Le domaine Vespar (du nom de sa défunte mère) était une énorme bâtisse qui aurait dû accueillir domestiques, femme et enfants, mais qui, dorénavant, se retrouvait habitée par un homme seul.
Son unique volonté était d’avoir un endroit où peindre et un lit où rêver. Un homme pour une quinzaine de pièces. Voilà qui ne manqua pas d’attirer les convoitises. On essaya de lui racheter le domaine, de le marier avec les filles des propriétaires voisins et même, pour flatter son égo, de transformer la résidence en une retraite pour artiste. Mais là encore, il refusa. Pas pour une quelconque raison d’honneur filiale qui voudrait garder vaille que vaille un vestige de sa famille, non, loin de là. Il avait depuis très longtemps quitté le nid familial. Sa mère était morte à sa naissance et son père était un despote qui avait eu un fils juste pour avoir un héritier dont il pourrait disposer à sa guise. Thomas avait pris la fuite à sa dix-septième année lorsque son père engagea un précepteur pour lui apprendre à gérer le domaine et à en faire une exploitation tabatière (« le tabac, c’est l’avenir. D’ici quelques années les gens payeront rubis sur l’ongle pour avoir de quoi fumer » prophétisait son paternel). La nouvelle du décès de son père lui permit uniquement de se dire qu’il se retrouvait avec un logement gratuit. Rien de plus. Si Thomas avait refusé toutes les tentatives pour faire de lui quelqu’un, c’est parce que le domaine lui assurait la tranquillité dont il avait besoin. Personne ne viendrait toutes les semaines le déranger pour quémander un loyer. De plus, éloigné comme il l’était de la ville, les demandeurs de portrait en tout genre, les distractions inutiles, tout cela était mis à distance. Il ne restait que lui et son désir de peindre.
Il avait donc pris ses quartiers dans une des chambres prévues pour les domestiques et avait fait de la chambre de maître son atelier. Ce grand espace plein de boiseries sculptées avec son manteau de cheminée en marbre et ses tentures en soie de Chine était devenu son antre. Les tapisseries étaient parsemées d’éclaboussures de peinture ou découpées par endroit quand il décidait de les utiliser pour donner de la texture à une toile ; les rideaux avaient été arrachés pour favoriser la lumière ; le lit, les meubles avaient été réduits en pièces pour servir de combustibles afin de chauffer cette énorme pièce toujours trop froide à son goût. Thomas ne quittait que très rarement le domaine. Il passait son temps à peindre encore et toujours. Peindre, toujours peindre. On ignore combien de toile il réalisa lors de cette période. On ne peut que tirer des conclusions en fonctions des achats qu’il effectuait en ville afin de se réapprovisionner en toiles, en pigments et en pinceaux. Pourquoi ? Simplement parce que toutes ces productions de l’époque ont connu le même destin que les meubles de la chambre de maître. On pense qu’il cherchait à réaliser une œuvre toute particulière et qu’il s’échina à y parvenir en essayant encore et toujours d’arriver à concrétiser sa vision, mais chaque réalisation n’était qu’un aveu d’échec et finissait dans les cendres. Quel était son sujet de l’époque ? Nul ne le sait.
Lors d’une de ces journées où il partait en quête de matériel dans la grande ville, il décida de s’accorder une « distraction ». Après avoir écumé quincaillerie, menuiserie, et droguerie, il fit une halte à l’Auberge Rouge. Le genre d’établissement qui offre à l’homme la possibilité de sombrer dans l’ivresse moyennant quelques menues monnaies, mais aussi, s’il le souhaite de profiter des plaisirs de la chair. Voir des deux. À condition toutefois que le premier vice ne vienne pas ternir le second. Pas de coup tordu avec les filles où vous pouviez être sûr d’être évacué avec force de l’établissement et que vous y laisserez plus que votre argent. Ce n’était pas parce que l’auberge offrait du vice qu’il fallait pour autant se montrer discourtois avec celles qui faisaient le sacrifice de leur corps pour vous satisfaire. Voilà le credo qu’imposait Marthe, femme grosse et laide responsable de l’endroit. Si Thomas avait cherché à fuir Leghenthop, c’était aussi, admettait-il à contrecœur, parce qu’il avait de plus en plus de mal à ne pas se laisser distraire par les plaisirs que lui promettait Dionysos. La volupté que lui offrait l’alcool avait pour effet de le rendre plus créatif. Pas plus doué — l’alcool ne fait pas ce genre d’effet — mais cela faisait tomber plus promptement certaines barrières qui en temps normal demandait du temps pour céder. On réfléchissait moins. En tout cas, lui réfléchissait moins et se mettait alors à peindre d’instinct, se laissant guider par ce qui voulait émerger de la toile plutôt que par sa volonté d’artiste. Mais c’était un vice dans lequel il semblait se perdre de plus en plus. L’alcool, qui au début n’était qu’un autre outil qu’il utilisait, commençait petit à petit à devenir une fin en soi. Et ça, c’était hors de question. S’il devait pour cela s’en priver et se rendre la tâche plus ardue, tant pis. Mais ce soir, ses jambes lourdes d’avoir déambuler dans les ruelles crasseuses et enfumées de la ville, avaient fait naitre en lui l’envie d’un verre.
« Un verre et un seul », s’était-il promis en poussant la porte de l’auberge.
Il l’avait savouré seul, dans le coin le plus reculé encore libre, regardant un vieil homme à la voix rauque jouer un morceau entrainant sur un antique piano qui aurait demandé à être accordé. Au-dessus de celui-ci, sur le balcon, un quatuor de femmes discutait entre elles. Leurs corsets serrés au point de rendre la respiration difficile pour mettre en valeur une poitrine plus opulente qu’elle ne l’était en réalité, ne laissaient aucun doute sur leur rôle dans l’établissement. L’homme cherchait à attirer leur attention, et pensait qu’un chant lubrique vantant « leur humide caverne où il fait bon vivre » allait lui permettre d’atteindre son but. Mais en dépit de sa voix assez mélodieuse, c’est surtout la bourse qu’il portait à la ceinture qui incita Marthe à envoyer une des filles à sa rencontre. Elle se contenta de leur jeter un regard que personne d’autre ne sembla percevoir. Les femmes échangèrent quelques mots et négocièrent entre elles. La scène avait quelque chose d’hypnotisant pour Thomas. Il s’éblouissait du fait que personne ne s’apercevait que tout cela n’était que tractation et initiative commerciale. Le fait que cet homme finisse par croire que son idée avait fait mouche, qu’il avait réussi à attirer une femme grâce à son « charme » plutôt que de simplement lui proposer une passe, voilà qui tenait du génie. Il est toujours bon de flatter l’égo de l’homme pour alléger sa bourse. Voilà ce que Marthe avait enseigné à ses filles. Et voilà aussi pourquoi elle tenait à ce qu’on les respecte. Elles ne traitaient pas les clients comme de vulgaires michetons, ne les attiraient pas — comme ces « putes des rues » — vers le premier coin isolé pour lui faire cracher sa semence entre des cuisses sales et bien souvent pleines de morpions. Il fallait donc que le respect soit réciproque.
Au bout de quelques secondes, une des travailleuses se détacha du groupe suspendu au balcon. Elle réajusta son corset, en déboutonna un bouton et lissa de ses mains ses longs cheveux auburn. De sa table, Thomas l’observait. Bien qu’étant de dos pour lui, elle semblait séduisante. La robe dans laquelle elle était drapée ne laissait pas entrevoir les formes de son corps, mais toute sa gestuelle respirait la sensualité. Ses mouvements étaient lents, décomposés et exécutés avec la grâce d’un félin. Elle possédait une maîtrise parfaite de son anatomie et des relations qui liaient les différentes parties de son corps. Un ballet à elle seule, pensa Thomas, qui ne put s’empêcher de jalouser le destin réservé au chanteur lubrique. Tandis qu’elle se retournait enfin, révélant un visage à la beauté lunaire, ses traits se gravèrent dans l’esprit de Thomas. Comme si un habile chirurgien traçait de son scalpel sa silhouette sur sa rétine. Il eut l’impression de la voir se mouvoir au ralenti, telle Séléné rejoignant la couche de l’horizon. Sa chevelure volcanique enveloppait un visage pâle et lisse comme le marbre de Thassos[1] serti par deux petites prunelles d’yeux qu’on aurait crus taillés dans de la tourmaline. Un visage qui dégageait quelque chose de surnaturel. Rien sur Terre ne pouvait en être à l’origine, et encore moins un acte aussi simple et barbare que celui d’un homme pénétrant la « caverne humide » d’une femme. Elle devait être de nature divine ou diabolique, mais certainement pas d’ascendance humaine. Il y avait chez celle qui offrait ses charmes dans une auberge pour soulards et mâles en manque d’amour, l’essence de ce que recherche tout portraitiste. Un défi, une beauté qui ne semble pas devoir exister, impossibles à reproduire par de simples artifices, impossibles à sacrifier sur une toile. Une vision capable de vous emmener dans les abysses de la folie. Ses pieds, engoncés dans des sandales souillées de crasse et de bière, donnaient l’impression de survoler les marches plutôt que d’y prendre réellement appuie. Les yeux rivés sur le musicien d’opérette, elle détourna (à peine l’espace d’une seconde) son regard, et croisa celui de l’observateur silencieux qui la contemplait. Fantasme ou réalité, toujours est-il que Thomas fut convaincu d’entrevoir un sourire naitre sur ce masque de marbre. Et c’était tout ce qu’il lui fallait. Du haut de ces trente années, Thomas n’avait jamais eu l’occasion — ou plutôt le courage — de succomber au plaisir charnel. Une étrange peur d’être méjugé sur sa condition d’homme de par son inexpérience finissait toujours par étouffer son désir dans l’œuf ou dans un bout de tissu souillé de semence. Un sourire et il en tomba donc éperdument amoureux. Nul besoin davantage. Il suffisait qu’une femme lui témoigne la moindre considération pour que son cœur vacille et se mette à chanter des cantiques à son adresse. Les âmes les plus poétiques sont parfois celles à qui Amour fait défaut.
La réalité étant bien souvent dénuée du lyrisme dont l’homme la pare dans sa prose, sa bien-aimée se retrouva un battement de cœur plus tard sur les genoux rachitiques du vieillard derrière le piano. Il assiégeait son corset de ses doigts jaunis par le tabac pour libérer sa poitrine de son entrave. Au bout de quelques minutes d’acharnement, il exposa triomphalement son tribut aux yeux de tous. Dans un rire sonore et gras venu des fosses infernales, il plongea sa tête entre les seins impudiquement mis au jour.
Thomas, rendu fiévreux par ce spectacle, ressentit alors une douleur aiguë. Ce n’est qu’en baissant son regard vers le verre qu’il tenait, qu’il s’aperçut que celui-ci avait été réduit en de tranchants éclats figés dans la paume de sa main. Sur la table, de lourdes gouttes de sang venaient se mêler à l’alcool ambré, créant le motif d’une aube macabre. Il esquissa une grimace de douleur et d’une main tremblante, retira un gros éclat enfoncé entre son pouce et son index. La plaie était nette, profonde, exhibant une couche de chair qui n’est jamais censée paraître. La sensation de froid qui se répandait dans ses doigts avait quelque chose d’envoutant…
— Bah alors, mon beau ! Qu’est-ce que tu nous as fait là ? C’est pas comme ça qu’on est censé se servir d’un verre. Fais voir ta mimine à
Thomas n’avait pas vu la grosse femme arrivée. Avant qu’il ait le temps de dire quoi que ce soit, elle enveloppa sa main dans un mouchoir dont il préférait ignorer l’origine des taches.
— Qu’est-ce qui t’a mis dans cet état, mon mignon ?
« Je… », commença Thomas.
— Si tu te sens seul, je peux t’envoyer une fille. Elle prendra soin de toi et de ta petite main blessée. Mes filles sont capables de tout guérir.
Thomas leva les yeux de sa main et croisa ceux de Marthe. Il y avait quelque chose de lubrique, de sale dans son regard. Marthe sembla se figer quelques secondes avec cette grimace sur le visage. Puis, un petit sourire commença à naitre sur ses lèvres. Il vint atténuer cette impression et redonna à la tenancière un visage plus amical, plus vendeur. Comme si ses traits s’adaptaient à son interlocuteur. Un gloussement venant de l’endroit où le piano s’était dorénavant tût, sorti Thomas de son observation. La rousse angélique tirait le satyre vieillissant de son tabouret en le soutenant d’un bras. Cette vision éveilla en lui une émotion qu’il ne comprit pas et, aussi brusque qu’un éclair par une nuit orageuse, il dégagea sa main de celle de Marthe, saisi le matériel qu’il avait acheté, et sans un mot sorti de l’auberge comme si le diable était à ses trousses.
Dehors, la nuit avait recouvert le monde. Il pleuvait à verse et en quelques secondes Thomas sentit la morsure du froid traverser ses vêtements et envelopper sa peau. Il se hâta dans le fiacre le plus proche sans même se soucier de savoir si celui-ci était libre ou non. Fort heureusement pour lui, personne ne le fouetta de ses gants ou de sa canne en l’exhortant à déguerpir.
« Au domaine Vespar », hurla-t-il au cocher. Le cuir des rênes claqua dans l’air et le cortège se mit en marche. La clameur de la ville céda rapidement le pas à la tranquillité de la petite route de terre conduisant au domaine. Derrière les fenêtres du fiacre, Thomas voyait la Lune briller dans un ciel dénué de nuages. Son image seulement entrecoupée par la silhouette des arbres, la masquant telles des ombres chinoises à mesure que la calèche s’enfonçait dans le bois. Bercé par les soubresauts irréguliers, l’esprit de Thomas se dilata. Un semblant de calme après l’orage envahit son être. Même la froide douleur de sa plaie s’atténua. Ce retour de la sérénité rendit ses paupières lourdes. Thomas cala son dos dans le cuir rembourré du siège et ferma les yeux. Lui qui avait espéré pouvoir se détendre en prenant un verre à l’auberge. Encore un projet que tu n’as pas su mener à terme, pensa-t-il. Sans qu’il le désire, l’image de cette femme à la chevelure incandescente surgit dans son esprit et…
— Nous sommes arrivés, Monsieur !
La voix, haut perchée, le fit sursauter et il se ressaisit aussitôt.
Le cocher, remercié et payé, les sabots qui tiraient le fiacre s’éloignèrent de lui en martelant les graviers de l’allée qui menait au domaine. Il resta seul devant l’énorme bâtisse qui dorénavant lui appartenait.
La Demeure Vespar.
Un monstre de pierre doté d’une multitude d’yeux inquisiteurs qui semblaient aussi anciens que la Lune dont ils reflétaient l’éclat. Un lieu à même d’exciter les écrivains romantiques anglais. Ils auraient imaginé celui-ci entouré d’un brouillard surnaturel que rien n’est capable de chasser. Un labyrinthe de pièces vides où la seule âme en vie finirait par se perdre, rejoignant ainsi les reflets éthérés de mémoire qui errent au rythme de l’antique horloge suspendue à l’entrée. La demeure aurait sa propre humeur, sa propre météo. Un vent glacial surgissant sans raison apparente au détour d’un couloir ; des portes se fermant avec violence, comme si Eurus[2] lui-même déferlait en ces murs… Et, par une nuit comme celle-ci, le propriétaire des lieux serait pris d’une fièvre lui faisant entendre pas, échos et murmures là où seul le silence devrait régner. Il prierait en psalmodiant d’anciens cantiques afin de survivre à la nuit, suppliant que les rayons du soleil viennent chasser la folie qui le guette. Quand enfin l’astre du jour viendrait, il apporterait la délivrance. Du moins pour un temps. Chaque nuit de ce genre, l’âme de notre cher locataire s’effriterait davantage. Peu à peu, sa raison deviendrait aussi intangible que les créatures convoquées par son imagination lors de ces veillées mortifères.
Mais non, rien de tout cela.
Ce n’est qu’une bâtisse vide, silencieuse, triste comme le sont les choses inanimées. Un lieu que même les âmes errantes semblent éviter. Son refuge à lui. Peut-être pas le lieu le plus adéquat pour vivre, mais aucun n’est plus propice pour peindre. Et c’est tout ce qui importe se dit Thomas en montant les quelques marches qui le séparent de la porte d’entrée.
Comme bien des soirs, il n’est pas d’humeur à présider une tablée de 18 places vides pour diner. La faim modeste, il se contente d’attraper un fruit en cuisine. Il se rend alors compte que sa main est toujours emmitouflée dans le mouchoir sale de Marthe. Il le retire. Le sang a noirci en son centre avant de se diffuser en un rouge de plus en plus clair. Un soleil en négatif, un trou noir qui suce la vie, pense-t-il. Serrant la main, il ressent une petite douleur qui le fait grimacer.
« Vas-tu m’empêcher de peindre ? », demande Thomas à sa plaie.
Son estomac est relégué au second plan et il repose la pomme qu’il vient de saisir. En cette nuit qui a démarré sous d’aussi mauvais auspices, il veut avoir une réponse. Savoir s’il a une raison de plus de se maudire, lui et ses lubies qui le détournent de son travail. Ses pas, bien que légers, résonnent dans la bâtisse silencieuse comme le tonnerre un soir de tempête. Son atelier est plongé dans l’obscurité, mais il parvient tout de même à discerner les contours du chevalet. Après avoir allumé quelques bougies afin d’y voir plus clair, il reste prostré devant ce dernier. Il ferme les yeux pour convoquer une image à reproduire. L’obscurité fait aussitôt rejaillir le souvenir de cette chevelure incandescente.
— Non, hors de question
Thomas chasse cette vision. Dans une vaine tentative pour orienter son imaginaire, il repense à son sang se mêlant à l’alcool pour créer un motif aussi vaporeux qu’énigmatique. Mais instantanément, l’image du mouchoir taché de sang surgit. Le soleil noir s’inscrit dans son esprit. Et avant qu’il s’en rende compte, celui-ci associe l’astre sombre à deux petits joyaux enténébrés. Ses yeux…
Soudain, elle est là.
Entière dans son absence. Drapée dans des guenilles injurieuses pour la beauté qu’elles enveloppent.
L’image avait saisi l’instant parfait : quand elle avait tourné son regard vers lui ; juste avant que ne naisse un sourire…
Devait-il faire fi de toutes ses considérations artistiques et exorciser ces traits qui le hantent sur sa toile ? Suffisait-il d’une femme entrevue pour qu’il remette en cause ce qui le définissait en tant qu’artiste ?
Non, il n’était pas prêt à faire une telle concession.
« Maudit sois-tu », lâcha-t-il pour lui-même devant la toile vierge qui lui faisait face.
Cette blancheur excita ses nerfs plus qu’elle n’aurait dû le faire et Thomas la frappa du plat de sa main meurtrie. Une tache projetée de sang vint souiller le vide, témoignage vivant d’un artiste frustré. Tandis qu’il quitte la pièce sans prendre la peine de souffler les bougies, de fines rigoles de sang chutent de la tâche principale. Les sillons rougeoyants figurent une multitude de larmes. Enfin, pas tout à fait… Celles-ci sont soumises à l’apesanteur. Elles ne font que couler. Elles n’ont pas vocation à refluer. Et pourtant, c’est ce que font certaines d’entre elles sur la toile.
Ainsi commença la longue et ultime nuit de Thomas.
Sa tentative avortée de produire quelque chose ne lui laissa qu’une seule alternative concevable : aller se coucher et attendre de demain de meilleures dispositions. Les nuits ont toujours été pour lui uniquement le vecteur le conduisant à un autre jour. Une espèce de voyage dans le temps, d’ellipse lui permettant d’avancer vers un moment plus fécond pour son travail. Son lieu de sommeil était sommaire. Il ne servait qu’à fuir le temps, inutile donc de faire dans la surenchère. Ce fut d’ailleurs une des raisons qui le poussa à s’installer dans une ancienne « chambre » de domestique. Le terme de « cellule » (à l’instar de celle de certains moines) aurait été plus adéquat vu le dépouillement de celle-ci. Si quelque visiteur venait à pénétrer ici, il ne pourrait se douter que la pièce est occupée tant celle-ci est figée. Le seul meuble de la pièce — une modeste commode — est recouvert d’une épaisse couche de poussière. Dans l’angle du mur sud-est, une tisseuse a jugé bon d’établir ses quartiers. Le vieux sommier craque lorsque Thomas s’allonge et le bruit se répercute sur les murs de l’étroite pièce avant de s’avouer vaincu par le silence qui pèse en ces lieux. Un silence que semble chérir le nouveau propriétaire. Mais en tendant l’oreille, Thomas entend comme un léger bourdonnement. Le son est on ne peut plus faible. À tel point qu’il doute un moment que ce soit autre chose que son ouïe qui lui joue un tour. Il décide de ne pas en faire cas. Un souffle sur la bougie plonge la pièce dans les ténèbres. Thomas ferme les yeux en attendant que le sommeil vienne le happer. Dans l’obscurité, le son perdure et semble presque plus sonore. De longues minutes, il espère l’arrivée du silence. En vain. Sa volonté ne parvenant pas à ignorer ce bruit parasite, sa main tâtonne dans le noir à la recherche des allumettes posées sur la chaise qui lui sert de chevet. Sa main bute contre un angle et sa plaie vient se rappeler à lui. Il grogne dans le noir avant de finir par trouver ce qu’il cherche. Thomas gratte une allumette et la pièce s’enflamme. Rien. Aucune âme damnée ne gratte les murs, aucune branche difforme ne frotte la fenêtre pour demander refuge.
Il y a pourtant quelque chose ici, se dit-il.
Thomas se concentre sur le bruit et lorsqu’il pense en avoir repéré la source, tend l’allumette sur le point de s’éteindre dans sa direction. Trop tard, lui dit une brulure au niveau de ses doigts tandis que la pièce replonge dans la nuit. Une autre allumette et cette fois, il voit celle qui est venue lui tenir compagnie pour la nuit. Dans la toile — presque invisible tant les fils de soie la composant sont fins —, une mouche grasse bat frénétiquement des ailes. Réflexe de survie aussi vain que désespéré. Son seul espoir serait de parvenir à s’arracher les membres pour se défaire de ce piège à la géométrie mortelle. Elle n’y parviendra pas, mais ne se résignera pas pour autant. Thomas ne la voit pas, mais il sait que la sournoise prédatrice va bientôt venir planter ses crocs venimeux dans ce gesticulant repas. Comme lui, elle a été tirée de son repos et son nocturne visiteur va faire les frais de son inopinée venue. Tandis que celui-ci commencera alors lentement à se liquéfier, les gesticulations inutiles cesseront. Les muscles devenant soupe sous l’effet des sucs gastriques de la chasseresse. Thomas, dans une pensée insidieuse qui ne le quittera plus pendant de longues heures, se demande : Et toi, dans quelle toile es-tu pris au piège ? Il réalise le double sens du mot lorsque la flamme commence à faiblir et que l’allumette meurt entre ses doigts.
De ce moment jusqu’aux premières lueurs du jour, il ne fit qu’une seule et unique chose. Fermer les yeux puis finir par les réouvrir en soupirant. Fermer, ouvrir, fermer, ouvrir, fermer, ouvrir, fermer…
D’intrusifs rayons finissent par percer les fenêtres et leurs léchures chaudes et non consenties auront raison de sa tentative de repos. Il finit par s’extirper de ses draps, les maudissant de ne lui avoir apporté aucun réconfort, aucune échappatoire. Car c’est bien cela qu’il recherchait. Une issue à cette hantise qui est en train de l’envahir. Il passe devant son atelier sans y prêter la moindre attention. Il sait d’avance qu’il n’y mettra pas les pieds. Il s’y refuse. Thomas a beau accuser le coup d’une nuit sans sommeil, il n’est pas encore prêt à se résigner. Il sent pourtant qu’une autre volonté que la sienne cherche à s’exprimer au travers de sa main, voulant à tout prix réaliser un portrait que lui se refuse à faire. Thomas passe la journée en automate. Aucune volonté dans ses actions, juste une routine qui s’exprime et le guide. D’un pas pesant, il descend les marches le conduisant à l’étage inférieur. Le bois craque sous son poids et le bruit résonne sur les murs avant de venir heurter sa boite crânienne. Une douleur lancinante grandit derrière ses yeux et la luminosité du salon n’arrange pas la chose. D’un geste maladroit, Thomas tente de tirer les lourds rideaux. Il doit s’y reprendre à quatre fois avant de parvenir à plonger la pièce dans une obscurité plus supportable. Il passe en revue les différents courriers posés sur la grande table en chêne du salon. De sempiternelles invitations à des soirées mondaines, des lettres se voulant une tentative de séduction de la part de femmes ou de pères ayant entendu parler de cet homme vivant seul dans une demeure faite pour accueillir femme et enfants… Ironique, comment ceux qui cherchent à se couper du monde finissent invariablement par devenir un centre de gravité. Il ne fait pourtant aucun effort pour paraître intéressé ni même intéressant. Un instant il se demande ce qui fait de lui un trophée à posséder. Est-ce le nom de son père et la valeur marchande qui en découle ? Voit-on en lui une chose brisée attendant d’être réparée ? Ou est-ce son art qu’on aime et envie à travers lui ? Peu importe, finit-il par penser. Et de la même façon qu’il préfère ne pas se répondre, il ne répondra pas à ces courriers. Son silence, voilà la seule chose qu’il est prêt à offrir. L’imposante horloge vient mettre un terme à sa tâche et il réalise avec stupeur qu’elle sonne 16 h.
Comment est-ce possible ? Suis-je sorti beaucoup plus tard que je le pensais de ce maudit lit ? Où est donc passée ma matinée ?
Sa stupéfaction ne dure pas longtemps et il apprécie finalement cette fissure dans laquelle le temps s’est échappé. Le poids des heures disparues vient augmenter la sensation de fatigue qui ne l’a pas quitté depuis la veille. Résigné et surtout plein d’espoir, il remonte avec difficultés l’escalier. La tâche lui semble beaucoup plus difficile qu’elle ne devrait l’être. Chacun de ses pas nécessite un effort qu’il a du mal à fournir. Les planches de bois elles-mêmes restent silencieuses, comme si elle contemplait une réalisation humaine d’exception. Ou peut-être, sa respiration hachée couvre-t-elle le grincement des marches… Tel un mortel parvenu au sommet de l’Olympe, il se retourne une fois arrivé en haut.
Jamais plus je ne pourrais accomplir une telle chose, pense-t-il sans comprendre pourquoi.
Il se cramponne à la rambarde, prends le temps de reprendre son souffle. Deux, trois minutes passent et les grandes goulées happant l’air cèdent la place à une respiration plus calme.
— Quelques pas jusqu’à la chambre et tu pourras enfin dormir.
Thomas s’élance et ragaillardit par la perspective du sommeil qui l’attend, il presse le pas. Il se force à ne pas diminuer le rythme quand, derrière lui, aux pieds des marches cyclopéennes qu’il vient de gravir, l’horloge sonne 18 h. Cette vieille chose a fini, elle aussi, par perdre la notion du temps. En passant devant son atelier, il y risque un œil, mais les ténèbres ont déjà englouti la pièce et rien ne s’offre à son regard. Pas même la blancheur immaculée de la toile en attente. Rien ne résiste à la nuit, pense-t-il en arrivant dans sa chambre. Il tâtonne comme un aveugle dans la pièce obscure, se refusant à prendre la peine de chercher bougies et allumettes. Son pied droit vient buter contre quelque chose et d’une main mal assurée, Thomas palpe les ténèbres. Aussitôt que ses doigts établissent le contact, il comprend que c’est son lit qui lui fait face et comme une marionnette dont on coupe les fils, tout son corps tombe en avant pour venir s’écraser dans ses draps.
Ai-je été un jour plus fatigué que cette nuit ?
Il connaît la réponse, mais l’énoncer ne ferait que renforcer l’incompréhension qui s’insinue en lui. Alors, il ferme les yeux. Il la voit, en haut de marches qui semblent se démultiplier. Trésor inatteignable. Feu sacré que même Prométhée n’aurait osé subtiliser. Beauté enveloppée de guenilles. Souillon angélique. Muse attendant son art.
— Non !
Thomas hurle le mot à la face de l’obscurité en ouvrant les yeux.
— Ne peux-tu pas me laisser en paix ? Ne peux-tu pas me laisser dormir ?
Rien ni personne ne lui répond. Tu es seul, sombre idiot ! Seul avec tes pensées. Aucune échappatoire !
Cette idée le terrifie. Comment échapper à soi-même ? Il se redresse et dans la pièce sombre et silencieuse se maudit d’avoir proscrit l’alcool de cette maison. Oui, c’est un vice dans lequel il aimait se vautrer avec allégresse, mais c’est aussi un emplâtre qui parfois permet de croire, l’espace d’un instant, que certains problèmes se résolvent d’eux-mêmes. Thomas reste de longues minutes assis, les jambes pendantes à l’extérieur de son lit. Se rallonger ou se résigner à devoir encore survivre à cette nuit ? Il n’arrive pas à trouver de réponse. Des minutes ou des heures passent tandis qu’il scrute d’un regard vide un invisible devant lui.
C’est alors qu’il l’entend. Il y a quelqu’un dans la maison.
Un gloussement rauque monte et roule timidement depuis le salon. Le sang de Thomas ne se glace pas. Au contraire, il se met à circuler plus vite et soudain la fatigue n’est plus. Ne reste que l’appréhension et l’excitation du danger. Il se lève d’un bond en prenant soin de ne pas faire le moindre bruit. Sur le seuil de sa chambre, il s’arrête et tend l’oreille.
Je connais ce bruit se dit-il, sans parvenir pour autant à resituer d’où celui-ci lui est familier.
Il avance vers l’escalier et le son se fait plus distinct. Thomas regarde les marches et comme si cela pouvait avoir un quelconque effet, leur impose de ne pas émettre le moindre son. Avec une extrême lenteur, il effleure de la plante du pied la première marche. Il inspire et retenant l’air dans ses poumons, pose le pied et tout son poids sur la marche qui ne manque pas de se faire entendre. Le grincement interrompt cette espèce de croassement qui venait du salon. Thomas attend, immobile, mais plus aucun son ne résonne dans la bâtisse. Dans un réflexe dont il ignore l’origine, il dévale à toute vitesse les marches. Il en manque une et se rattrape de justesse à la rambarde. Le rire se fait alors à nouveau entendre. Il est puissant, gras et sonore. Il ne semble plus venir uniquement du salon, mais de tout autour de Thomas. L’image d’un piano jailli et l’association se fait enfin dans son esprit.
— C’est ce vieux débris de l’auberge ! Ce salopard est venu me narguer jusque chez moi.
Furieux, il descend les marches deux par deux et se précipite dans le salon
« Sortez de chez moi ! » hurle-t-il, les poings serrés prêts à s’abattre sur la face ridée de son visiteur. La pièce est vide, plus rien n’y résonne si ce n’est le tic-tac lancinant de l’horloge. Toujours alerte, Thomas s’avance vers la cheminée centrale et saisit le tisonnier. Il le serre à s’en faire blanchir les phalanges.
— Je te trouverais où que tu sois !
Thomas fait minutieusement le tour de chacune des pièces du rez-de-chaussée avant de se rendre à l’évidence. Il n’y a personne d’autre que lui ici. Si jamais visiteur il y eut, celui-ci a depuis pris congé des lieux.
Ton manque de sommeil te joue peut-être des tours ? Il faudrait peut-être l’envisager, non ? Non. Je suis sûr de ce que j’ai entendu. Ce rire moqueur… C’était forcément lui qui me narguait. Te narguer ? Mais de quoi ?
« De l’avoir possédé », lâche-t-il à voix haute.
Donc, c’est ça que tu veux. L’avoir ? Te plonger toi aussi dans son accueillante poitrine ?
— Non, je veux juste la peindre.
Nous y voilà ! Enfin, tu le reconnais.
— C’est hors de question. Je ne le ferais pas. Inutile de chercher à m’influencer.
À qui adresses-tu ces mots ?
— Mon dieu… Faut que je dorme. Je suis en train de…
Thomas ne finit pas sa phrase. Il faut juste qu’il puisse dormir. S’il y parvient, tout rentrera dans l’ordre. Une bonne nuit de sommeil et sa vie reprendra son cours normal. Loin de cette idée contre nature de portrait, loin d’elle et du fantôme qui erre dans son esprit.
Ce n’est que lorsqu’il arrive à sa chambre qu’il réalise qu’il tient encore le tisonnier. Il le pose contre son chevet. À portée de main, juste au cas où. Il se décide à éclairer la pièce pour vérifier que celle-ci est déserte. Il craque une allumette et allume une bougie. Il la promène sur toute la circonférence de la pièce. Le tour complet, il n’arrive pas à savoir s’il doit se réjouir ou non. L’absence d’une présence en ces murs signifie que la folie le guette. Qu’elle s’empare peu à peu de lui. Son esprit, confus, aurait presque souhaité que la flamme vienne illuminer le visage en parchemin du vieux soulard, tapi dans un coin de la chambre, grimaçant d’un sourire sardonique. Mais non, rien. La tension qui l’avait envahi le quitte et un bâillement venu du plus profond de son corps lui déforme le visage. Il étire son bras pour attraper la couverture et ressent une douleur sourde. Tout son corps est en proie à l’ankylose. Alors qu’il tente de caler son crâne dans un oreiller qui lui paraît bien trop dur, l’horloge sonne 18 h.
Quelle est donc cette folie, se demande-t-il en soufflant la bougie
— Si tu te sens seul, je peux t’envoyer une fille.
Thomas réouvre les yeux. A-t-il vraiment entendu les mots ou les a-t-il seulement imaginés ? Dans la mer d’encre qu’est sa chambrée, il reste un instant immobile. Il ne bouge pas d’un cil, cesse de respirer et concentre son ouïe sur le silence. La main prête à saisir le tisonnier au moindre son étranger…
D’un seul coup, il sursaute comme un diable hors de sa boite quand le carillon de l’horloge résonne à nouveau, marquant une heure qui est pourtant déjà passée.
— Ça suffit !
Thomas attrape le tisonnier.
Il connaît sa cible et cette fois, elle ne lui échappera pas. Dos à la porte d’entrée, il fait face à son adversaire. Elle se croit certainement hors d’atteinte, perchée dans sa tour d’ivoire à nous imposer sa marche immuable. Détrompe-toi, pense Thomas en lui lançant son arme de fortune au visage. Il manque sa cible de peu et le tisonnier rebondit sur le sol. Un nouvel essai, qui ce coup-ci fait mouche. L’adversaire chute et vient s’écraser avec fracas contre le sol. Son intégrité ne semble pas avoir subi de dégâts et la machinerie infernale continue sa rythmique. Ramassant le tisonnier, Thomas lève le bras au-dessus de sa tête et s’apprête à frapper avec fureur. Soudain, son visage à elle apparaît et son bras se fige. L’image se brouille, se déforme pour revêtir les traits du vieillard salace. Il croit, l’espace d’un instant, entendre son rire démoniaque, mais avant d’en être sûr, il abat violemment le tisonnier. Le bois vole en éclats et ce qui figure le crâne de la chose s’ouvre, laissant apparaître un cerveau fait de rouages, de courroies et de pistons métalliques. Une roue crantée tourne dans le vide, bien décidée à ne pas s’avouer vaincue. Pris de rage, Thomas frappe encore et encore l’antique horloge, répandant ses organes qui rebondissent sur le sol dans un ultime cri métallique.
Malgré la douleur qu’il ressent dans ses muscles, Thomas continue de faire pleuvoir les coups. Même quand il ne reste plus rien de l’objet et que le tisonnier bute contre le parquet, y laissant de profondes cicatrices.
Haletant, les muscles en feu, Thomas admire son œuvre. Il a vaincu le temps, l’a réduit à néant.
Le silence n’est plus troublé que par la pluie battante qui frappe les fenêtres. La nuit a retrouvé son calme. Plus aucun carillon funeste ne viendra le troubler alors qu’il tente de trouver le repos, de retrouver sa vie. La satisfaction du meurtre accompli fait naitre un mince sourire sur ses lèvres. Un sourire mauvais, plein de violence. Mais pour le moment, sa rage est repue.
Thomas lâche le tisonnier, et sans même un regard de pitié pour ce qu’il vient de détruire, il s’avance vers l’escalier. Il va pouvoir enfin dormir. Il le sent. Dormir et ensuite il faudrait qu’il pense à se nourrir. Depuis quand n’a-t-il pas pris le temps de manger ? Deux jours ? Trois ? Il n’arrive pas à savoir, mais la douleur creuse qu’il ressent à l’estomac laisse entendre que cela fait bien trop longtemps. Il va y remédier. Mais d’abord, dormir. Aussi longtemps qu’il le pourra.
Thomas monte lentement les marches. Son coup de folie meurtrière lui a ôté le peu de force qu’il lui restait. Peu importe, il le fallait. En haut des marches, il perçoit un halo de lumière venant de sa chambre ou peut-être de son atelier. Aurais-je oublié d’éteindre une bougie ? Il ne peut plus se fier à sa mémoire. Son cerveau en proie à la fatigue ne fait plus cas de la logique et ses souvenirs, ses pensées sont aussi déconstruits que le cadavre de l’horloge au rez-de-chaussée. Il ne cherche donc aucune logique au fait que quand il parvient à l’étage, il réalise que c’est la lumière du jour qui jaillit des pièces entrouvertes. Il aura suffi d’une montée d’escalier pour que l’astre lunaire cède la place au soleil. Ses pas traînent sur le sol en le conduisant à sa chambre. Lorsqu’il passe le seuil, un bruit venant des profondeurs de l’entrée en contrebas se fait entendre.
Tic-tac, tic-tac, tic-tac…
— Je suis en train de devenir fou.
C’est un simple constat. Ses mots ne suscitent aucune réaction, aucun sentiment. Thomas continue d’avancer vers son lit. Le repos, enfin…
Et l’horloge sonne 18 h.
Avant qu’il puisse anticiper la chute, ses genoux cèdent et Thomas s’écroule sur le sol. Un spasme de désespoir remonte le long de sa gorge, et les larmes envahissent ses yeux. La tête dans les mains, il s’adosse contre le sommier du lit. À défaut de dormir, peut-être pourrais-tu mourir ? Quel meilleur repos que celui de la tombe ? Il réfléchit un instant à la proposition, pense à la façon dont il pourrait la mettre en œuvre. L’image de son corps suspendu par une corde là où trône l’horloge passe devant son regard brouillé par les larmes. Puis une autre vision passe et se fige. Il passe une main devant ses yeux. Ça ne peut pas être vrai. Pourtant, la vision ne bouge pas. Statique et implacable, elle lui fait face. Sa chevelure auburn semble flottée dans l’encadrement de la porte. Son corps nu irradie la pièce alors que de lèvres qui ne se meuvent pas, elle dit : Peins-moi ! Viens à moi !
Ignorant la façon dont il y est parvenu, Thomas se retrouve devant l’Auberge Rouge. Un fiacre s’éloigne alors que la pluie martèle son crâne. À travers la porte de l’établissement, des rires et des cris de joie lui parviennent. Comment peuvent-ils rire ? Est-ce de moi ?
Avec violence, il pousse la porte et pénètre dans l’auberge. Personne n’arrête de vivre à son entrée, aucun regard ne se tourne vers lui. Il est aussi invisible que le vent qui s’engouffre par la porte ouverte. Tu n’es même pas assez important pour être l’objet de railleries, pense-t-il à contrecœur. Il embrasse la pièce d’un regard à la recherche de celle qui a pris possession de son esprit. De nombreuses filles errent nonchalamment parmi les clients. Un groupe de femmes observe la bassecour du balcon, mais aucune trace de celle qu’il recherche. Thomas repère la grosse Marthe derrière le bar. Elle sert un jeune marin dont le regard est plongé tout entier dans le décolleté de la tenancière. Son verre rempli, Marthe trempe un doigt dans la mousse de la bière qui monte doucement vers le bord avant de l’enfourner dans sa bouche grossière en adressant un clin d’œil au marin. Thomas, qui avance en observant la scène, se demande : « pourquoi se fait-il que de plus en plus d’hommes trouvent la vulgarité séduisante ? ». Le jeu de séduction n’est pas achevé quand il arrive au comptoir, mais il s’en moque et interpelle Marthe sans détour.
— Je cherche une de vos filles.
Marthe lui lance un regard noir tandis qu’elle se détourne du jeune homme.
— Elles sont toutes autour de toi, mon mignon. Il te suffit de faire ton choix.
Thomas s’appuie sur le bar de tout son poids et Marthe perçoit quelque chose qui la fait s’approcher de lui. Toute rancœur a quitté son visage.
— Bah alors, qu’est-ce qui t’arrive ?
« Je vous l’ai dit, je recherche une fille. Et ne me dites pas de regarder autour de moi. Elle n’y est pas. Je l’aurais reconnu. », lui répond Thomas en détournant son regard.
— Elle est peut-être simplement déjà prise. Dis-moi à quoi elle ressemble.
Thomas ressent une colère illégitime montée en lui en imaginant la femme entre les mains d’un autre homme.
« Elle a la peau très claire, une chevelure au couleur de l’aube. » Marthe lui jette un regard en biais et il se reprend.
« Une rousse. La dernière fois que je suis venu, il y a quelques jours, elle était là, assise sur les genoux d’un vieil homme jouant du piano », lui dit-il en indiquant l’instrument.
— Ah oui, je crois que je te reconnais. Tu as une mine de déterré mon garçon, tu le sais ? T’es le p’tit gars qui est parti en trombe après s’être blessé à la main n’est-ce pas ? T’as du bol d’avoir payé à l’ Nous n’aurions pas le même genre de discussion sinon.
D’un geste de la main qui chasse l’air, Thomas lui fait comprendre que toutes ces simagrées ne l’intéressent pas.
« La fille », se contente-t-il de demander.
La main de Marthe vient alors se poser sur une des siennes.
— Je suis désolé de te dire ça mon grand, mais la fille dont tu parles, Lili, nous a quitté il y une quinzaine de jours.
La réponse lui paraît si incongrue, que dans un premier temps, il ne réagit pas. Il a peut-être perdu la notion du temps, mais cela ne peut tout simplement pas être vrai. Sa dernière visite ne remonte pas à 15 jours. Il n’aurait pas pu tenir aussi longtemps sans dormir. Impossible.
« Vous devez vous tromper. J’étais là il y a moins d’une semaine. Vous devez confondre avec une autre de vos filles. »
— J’aimerais te dire que c’est le cas, mais ces dernières années une seule et unique rousse a vécu ici. Et c’était cette chère Lili. C’est triste de partir si jeune, si brutalement. On ne sait même pas vraiment ce qui lui est arrivé. Elle s’est juste endormie, sans ne plus jamais se réveiller. Peut-être un genre de fièvre ? Va savoir…
Marthe ne le remarque pas, mais Thomas ne l’écoute pas vraiment. Il dégage sa main de celle de Marthe et en regarde la paume. La plaie encore ouverte et suintante il y a peu a dorénavant laissé place à une longue boursouflure blanche. Elle est entièrement cicatrisée.
« Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que tout ça », lâche Thomas la mâchoire serrée.
— La vie, tout simplement. Les gens comme nous ne font pas long feu. La maladie, la violence, la faim… trop de dangers nous guettent pour que notre vie s’éternise.
L’esprit de Thomas essaye d’emboiter les pièces qui se présentent à lui, mais ne parvient pas à en percer le sens. Lui qui ne parvient plus à dormir ; elle, Lili, qui s’endort pour ne plus se réveiller. Cette ironie peut-elle être sans signification ? Comment va-t-il se débarrasser de son spectre maintenant ? Il était venu avec l’espoir qu’elle accepte de poser pour lui. Il avait fini par se résoudre à peindre son portrait. Il avait compris qu’il ne pourrait retrouver la paix que s’il s’acquittait de cette tâche. Et maintenant, voilà qu’elle n’est plus. À jamais insaisissable. L’image qu’il a d’elle est idéalisée par la fatigue et sa vision d’artiste… impossible de lui rendre justice en se fiant uniquement à sa mémoire. Il ne pourra jamais la recréer. Comment une femme à qui il n’a jamais parlé peut-elle le hanter ? Elle t’a souri ! Tout s’est joué dans ce sourire…
« J’aurais dû lui parler… » murmure Thomas.
Il ne se rend compte de l’avoir dit à voix haute que lorsque Marthe lui répond : « Il n’est peut-être pas trop tard pour ça ».
— Où se trouve sa tombe ?
Marthe recule et attrape un torchon qu’elle frotte sans raison contre le bois du bar. Elle évite soigneusement le regard de Thomas.
« Il n’y a pas de tombes pour les gens comme elle. Pas de service funéraire, pas de sépulture, personne pour s’occuper de faire ça bien. Les gens se moquent de nous. Nous… Mes filles ne leur sont utiles que l’espace d’un instant. Un moment pendant lequel les hommes oublient leur vie merdique avant de repartir comme si de rien n’était. Ignorant le sacrifice que font ces filles. Ignorant ce que cela peut avoir d’abject, de sentir leur ventre gonflé de bière et plein de poils sur leur corps docile ; se moquant de la violence, de la douleur provenant de leurs violents coups de boutoir qu’ils pensent à même de nous apporter du plaisir. Rien dans cette vie ne les épargne… crois-tu vraiment que la mort va leur offrir une sépulture ? »
Marthe se détourne soudainement. Thomas est convaincu que c’est afin de cacher, à lui et aux autres clients, un regard qui s’embue. Elle doit rester imperturbable, forte pour toutes les filles qui dépendent d’elle. Elle a beau être une femme du peuple, elle sait que la moindre fissure sera exploitée par les soiffards qui vont et viennent dans l’établissement. Même un jeunot comme le marin — probablement aussi puceau qu’innocent — cherchera à profiter de la moindre de ses faiblesses.
— Qu’est-elle devenue dans ce cas ?
« Elle a rejoint les autres. Celles qui sont parties avant elle. », lui répond Marthe qui lui tourne toujours le dos.
— Je ne comprends pas.
« L’arrière-cour… Je les enterre dans l’arrière-cour. De cette façon, je peux continuer à veiller sur elles. J’aime à penser qu’elles auraient voulu qu’il en soit ainsi. »
Thomas reste silencieux. Lorsqu’après quelques secondes, Marthe se retourne, Thomas voit, dans une fulgurance qui ne dure qu’un battement de cil, son vrai visage. Celui d’une femme marquée par la vie, mais qui garde espoir de pouvoir en donner un peu à celles qu’elle appelle « ses filles ». Une femme dont la carrure imposante cache un cœur qui ne l’est pas moins. Sa vulgarité, cette immonde lubricité dans le regard, tout cela n’est qu’un masque. Une armure dont elle se pare pour protéger celles dont elle s’estime responsable. Un sentiment de culpabilité envahi Thomas alors qu’il réalise sa propension a rapidement jugé autrui. Celle-là même dont il se plaint d’être parfois victime. Il va pour dire quelque chose, mais déjà Marthe reprend son visage de matrone.
— Viens, suis-moi.
Il longe le bar pour la rejoindre et alors que Marthe se faufile entre les tables remplies de clients, des mains calleuses, d’autres pleines de suie, saisissent son arrière-train. Marthe ne bronche pas, mais Thomas ne parvient pas à se retenir d’envoyer un regard assassin à chacun de ses palpeurs sans retenue. Ils arrivent enfin à une petite porte dont le chambranle en bois s’effrite dangereusement. Marthe l’ouvre et doit tirer avec vigueur sur sa poignée pour contrecarrer le fait que celle-ci frotte contre le sol. L’arrière-cour ressemble à un modeste jardin mal entretenu. Aucun n’artifice, si ce n’est un chêne dont les branches nues sont fouettées par le vent. Marthe s’enfonce dans le petit jardin, et bientôt, Thomas discerne une dizaine de monticules de terre alignés contre le mur de brique qui enserre l’espace. L’un d’eux est moins tassé que les autres, et c’est devant celui-ci que la tenancière s’arrête.
— J’ai fait au mieux pour qu’elle soit bien. Je l’ai coiffée, nettoyée, et enveloppée dans des draps. Je n’y connais pas grand-chose en bondieuserie, mais j’ai dit quelques mots en souvenir d’elle. C’était une gentille fille. Perdue comme beaucoup, mais gentille.
Tandis que Marthe évoque le souvenir de Lili, Thomas s’agenouille devant l’ultime demeure de sa muse en devenir qui n’est plus. Il pose une main sur l’amas de terre. Quelque chose vient s’insinuer dans son cerveau à ce contact. Une pensée aussi insidieuse qu’un ver dans un fruit pourri. Il ferme les yeux. Couvrant le vent, la pluie, la clameur provenant de l’auberge et les mots de Marthe, il entend : Peins-moi !
Il se rappelle être resté un moment dans le jardin. Il avait ensuite suivi Marthe à l’intérieur et après une hésitation feinte, avait accepté le verre qu’elle lui avait offert. Il avait par contre refusé sa proposition d’une autre fille. Marthe s’était montrée prévenante avec lui, douce, malgré le masque obscène dont elle ne s’était plus séparée. Pour ce qui est du reste, mystère. Avait-il pris plus d’un verre ? Qu’avait-il fait avant de se retrouver ici ? Ses vêtements gisent sur le sol. Sales et détrempés. Il se tient debout, nu comme au premier jour. L’horloge qu’il a pulvérisée est suspendue intacte au-dessus de lui, approchant du moment où elle sonnera 18 h. D’un coup d’œil, il aperçoit des empreintes de pas mouillées montant vers l’étage supérieur. Les siennes ? Déboussolé et de plus en plus en proie à une folie qu’il ne comprend pas, Thomas se laisse tomber sur le sol, ses mains arrêtant de justesse sa chute avant que sa tête ne rencontre le parquet. Une douleur vive se rappelle à lui. Une douleur qui vient de l’extrémité de ses mains. Il baisse un regard inquiet vers elles. Ses doigts et ses ongles sont recouverts de terre. Par endroit, certains n’ont pas résisté et la fine protection qui recouvrait l’hyponychium[3] a disparu. La chair à vif est recouverte d’un mélange de sang et de terre. « Et tout autour de lui, ne règne que peine et souffrance. Les ténèbres l’enveloppent. Il est chez lui ».
— Tout cela n’a aucun sens.
Thomas se relève péniblement, ses jambes tremblent sous lui. Cela ne vient pas de la fatigue, mais de la peur qui se répand dans l’esprit de ceux qui savent que leur raison s’étiole. Aux pieds des marches, ses vêtements trônent souillés de pluie et d’autre chose. Une matière visqueuse qui luit sous les pâles rayons de lune qui percent par les grandes fenêtres du salon. Une voix en lui lui dit qu’il ne veut pas savoir ce qu’est cette autre matière. La voir accentue l’effroi qui monte en lui sans qu’il parvienne à comprendre pourquoi. Il se détourne et tente de se concentrer sur les traces de pas sur le sol. En avançant en parallèle, il réalise qu’elles correspondent à sa physionomie. Qu’a-t-il donc été faire ? Les muscles et les nerfs tendus, raides comme un corps sans vie, il suit les traces laissées par un autre lui. Il prend un soin tout particulier à ne pas marcher dessus, les évitant comme s’il s’agissait d’un acide à même de lui ronger les chairs. Thomas n’entend pas les marches grincer sous son poids au fur et à mesure qu’il les gravit, trop obnubilé par un sentiment qui se renforce à chacun de ses pas. Ce n’est plus de la peur. Non, c’est autre chose. Quelque chose qui le pousse vers l’avant alors qu’il sent pourtant que le plus sain serait de rebrousser chemin. Un mélange malsain de curiosité, d’excitation et de… d’envie !
Des ombres dansantes s’échappent de son atelier, là où ses pas le mènent. Sur le seuil, la lumière qui émane d’un nombre indécent de bougies, lui agresse la rétine. Il détourne instinctivement le regard. Trop de lumière ici. Laisse donc tout cela. Va dormir !
Non, il doit savoir à quoi correspond toute cette folie. Après une longue inspiration, Thomas fait donc face à son atelier. Sa vue se brouille à cause de l’éclat qui imprègne toute la pièce. Il se fige, et attend que ses yeux s’adaptent. Des formes émergent peu à peu, se dotant de contours de plus en plus nets. Il aimerait qu’il en soi de même pour sa mémoire, mais rien ne lui revient. Encore quelques secondes et tout deviendra clair…
La vision qui lui fait face chasse cette considération avec la violence d’un fouet qui claque dans l’air.
— Qu’est-ce que…
« Les ténèbres l’enveloppent. Il est chez lui. Plus de raison, elle n’a pas sa place ici. En ces terres, la folie s’étend sur tous les horizons, elle imprègne l’air qu’il respire, suinte des pores de sa peau. Contemple, ô homme, la dernière demeure, le pays où l’espoir se meurt ! »
Ce qui lui reste d’esprit ne remarque pas la toile et la tache de sang en son centre. Le motif qu’elle dessine en clair-obscur d’un sang plus ou moins sec par endroit ; les centaines de fines et délicates veines qui chutent pour finir par une légère courbure ; l’espace vierge que son contour dessine… Il ne voit rien de tout cela.
Pas plus qu’il ne remarque la silencieuse tisseuse qui le toise depuis son lit de soie. Unique spectatrice de la folie à venir dont les trois paires d’yeux ne saisiront pas la portée. Hôte mortelle et impassible, elle attend que vienne le prochain visiteur. Un autre que celui-ci. Celui-ci, en plus d’être bien trop grand pour elle, est la proie d’autre chose. Ce qui focalise l’attention de Thomas est ailleurs. Ses yeux sont obnubilés par ce qui git sur une méridienne dont il ne se sert jamais.
Caché sous une masse blanche et tachée de terre, linceul de fortune dont les renflements ne laissent pas de doute possible concernant la nature de ce qu’il recouvre, repose un corps.
Son corps !
Sous l’autel improvisé, une flaque noire comme le cosmos s’étend doucement. Il comprend soudain ce qui a réduit ses doigts en charpie. Il a creusé la terre de ses mains nues pour la délivrer de cette funeste étreinte. Mais cette révélation ne lui apporte rien. Une multitude d’autres questions se bousculent dans sa tête. Comment a-t-il pu quitter l’auberge avec son larcin ? Comment est-il rentré ? Quelqu’un l’a-t-il vu ou reconnu ? Le recherche-t-on ? Est-ce que, d’ici l’aube, une foule pleine de colère et armée de fourche va venir lui demander rétribution ? Et la plus importante. La seule qui compte vraiment. La question qui bute et rebondit dans sa boite crânienne, s’amplifiant jusqu’à devenir douloureuse : Pourquoi a-t-il fait cela ?
Thomas scrute le reflet des ombres projetées par les flammes qui danse sur le corps emmailloté dans des draps souillés d’une matière noirâtre. La même qu’il avait vue luire sur ses vêtements. Malgré l’appréhension et le dégout qu’évoque la substance, il tend la main vers les draps. Elle ne tremble pas, s’aperçoit-il.
Juste avant que ces doigts meurtris n’effleurent le tissu ; il arrête son geste. Une image de la belle endormie surgissant de son brouillard de draps avec la vélocité d’un fauve, le visage déformé par un cri inaudible, traverse son esprit. L’image reste, mais ses doigts reprennent leur course et soudain la frénésie les emporte. Ils démaillotent, se débattent pour mettre à jour ce qui aurait dû paisiblement reposer sous un amas de terre, près de ses sœurs d’infortunes. Les doigts de Thomas se remettent à saigner, laissant des auréoles rougeâtres sur le linceul. Ôtant un premier drap, puis un second, les maux de Marthe lui reviennent : « J’ai fait au mieux pour qu’elle soit bien ». D’un ultime geste dont il ne perçoit pas la théâtralité, il jette le dernier drap en l’air. Il flotte quelques secondes puis chute, lentement, vers le sol.
La mâchoire de Thomas se crispe, et un relent remonte des profondeurs d’un estomac qui se contracte sur du vide. Il voudrait détourner le regard, mais il ne parvient pas à bouger.
Le froid qui fait trembler les vivants a permis au corps de garder une allure « humaine » bien que celle-ci tienne d’une sorte de parodie, de caricature. Les organes, muscles et tissus graisseux ont perdu de leur densité. Il ne reste qu’une fine couche de peau qui fait saillir chaque os, chaque aspérité de ce qui nous constitue, mais qui est, de notre vivant, dissimulé par une enveloppe plus ou moins charnue. Ici, pas de superflu. Juste un corps taillé à la serpe, un squelette qui échoue à se cacher.
Thomas comprend enfin. Le liquide sombre, visqueux, à l’odeur âcre, mais étrangement supportable est constitué de tout ce qui n’était plus nécessaire. Il fait un pas en arrière en réalisant avec dégout qu’il suinte de chacun des orifices de la jeune femme qui n’est plus. Il recule encore, craignant que cette mort qui s’écoule et se répand soit contagieuse, qu’elle cherche d’autre territoire à conquérir.
La peau et sa couleur ivoire qui l’avaient tant marqué tirent dorénavant sur un vert fade, délavé. Par endroit, de petites taches noires — coup de pinceaux anarchiques et inutiles d’un artiste qui se pense flamboyant — marbres la peau comme de petits cancers.
La mort qui corrompt la vie, pense-t-il.
La chevelure flamboyante n’est plus qu’un entrelacs de cheveux hirsutes imbibés de terre, leur couleur sanguine ayant cédé, elle aussi, à l’obscurité…
Un sentiment de honte s’empare de lui lorsque ses yeux — après s’être posés sur une poitrine qui n’a plus aucune autre substance que celle d’une baudruche vide — descendent vers la vallée morte et broussailleuse qui cache une grotte où plus aucun homme ne trouvera refuge. Thomas hésite un instant. Puis, avec précaution, comme s’il avait peur que cette esquisse de vie ne s’anime sous ses yeux et agrippe son poignet de doigts plus froids que l’hiver au-dehors, il tend une main tremblante afin de recouvrir l’intimité de celle qui autrefois se faisait appeler Lili.
Ce qui le révulse au plus haut point, c’est que, malgré la vie qui n’est plus, malgré la corruption de la mort, elle reste une des plus belles choses qu’il lui fut donné de voir. De telles choses ne devraient pas arriver.
« Peins-moi ».
Est-ce un mirage dû à l’éclairage, ou les lèvres que la mort avait scellées, viennent-elles réellement de s’entrouvrir ?
La seconde possibilité exhorte les jambes de Thomas à prendre la fuite, mais il se contente de reculer de quelques pas. Son dos vient buter contre le petit meuble sur lequel attendait sa palette, et celle-ci s’écrase par terre dans un bruit sourd, éclaboussant le sol de fines gouttelettes multicolore. Il n’y prête aucune attention. Son esprit vient de se perdre dans la toile qui vient d’envahir son champ visuel. Il voit enfin l’étrange tache rouge et noir au centre. Il penche légèrement la tête et réalise, sous cet angle, que le vide que la tâche entoure préfigure une forme bien particulière. La forme de ce visage qu’il s’est si longtemps refusé à peindre. Tu as refusé de peindre la vie sous prétexte que cela reviendrait à la figer dans une posture immortelle, que c’était comme la vider de sa substance, comme voler cette vie qui la rendait unique… Tout cela n’a plus cure dorénavant…
« Peins-moi », entend-il à nouveau et cette fois, il est sûr d’avoir vu la défunte bouche se mouvoir.
Si peindre la vie c’est figuré la mort, que créeront des coups de pinceau figurant une morte ?
Perdu dans la tache que son sang a créée en la dotant d’une forme qui n’a rien de naturel, Thomas admire ses différentes teintes, ses nuances. Dans ce dégradé, c’est un symbole que son œil perçoit, la vie et la mort qui se mêlent, s’épousent. Du sang au néant… Jamais aucune peinture n’aurait pu donner un tel résultat. Cette façon dont le sang séché et noir vient donner volume et corps au reste de sa chevelure, c’est…
« Peins-la » s’entend-il prononcer.
Une chose en lui vient de céder. Thomas regarde ses mains ouvertes devant lui ; le corps inerte de cette femme qui hante ce qui aurait dû être son sommeil ; la toile et la forme ensanglantés qu’elle abrite, puis il ferme les yeux. Soudain, elle est là, dans l’Auberge Rouge que le monde a désertée. Seule, belle, rayonnante à en rendre jaloux l’astre solaire. Elle se tourne vers lui avec sur les lèvres un sourire qui ensorcelle, puis elle se fige. Statue de chair dont seule la chevelure est mue par un vent qui ne souffle point.
— Magnifique !
Les yeux toujours clos, Thomas gratte la toile de ses doigts à vif. Il ravale la douleur. La pulpe de ses doigts devient ses pinceaux. Le sang, son apprêt, sa peinture. Il sent la douleur vive d’un ongle cédant sous la friction et une grimace de douleur déforme son visage alors qu’il continue à gratter le lin. Tant mieux. Moins de risque de percer la toile, pense-t-il. Quand il réouvre enfin les yeux, la masse rouge et brouillonne qu’il voit ne le satisfait pas. Le sang n’a pas encore toutes les nuances que le temps finira par lui donner. Tout cela manque de profondeur, d’ombres…
Des gouttes de sang suintent de la chair de ses doigts mise à nue, produisant un imperceptible floc-floc sur le sol. Thomas tourne son visage vers le corps couché sur la méridienne. Tandis qu’il s’en approche doucement, le nom « Lili » s’échappe de ses lèvres. Au travers d’yeux que la douleur a quelque peu embués, il a l’impression que la coloration verdâtre du corps s’est atténuée. Il a besoin d’elle s’il veut réussir à lui rendre justice, besoin de ce qui faisait la vie en elle… Sans y réfléchir, Thomas plonge ses doigts dans la substance noire agglomérée sous le corps de Lili. Son contact est étrangement moins froid que ce à quoi il s’attendait. La mort peut-elle être plus chaleureuse qu’on ne le pense ? L’odeur du liquide lui monte aux narines. L’effluve rance tapisse sa cloison nasale, s’insinue dans son esprit, et il sent un vertige soudain l’envahir. Un vertige, mais aussi une certaine euphorie…
Se dressant devant la toile, il s’apprête à refermer les yeux, mais remarque qu’il n’en a pas besoin. Le fantôme du souvenir de Lili est gravé sur sa rétine. À tel point qu’il est persuadé, que la jeune femme se tient là à peine à quelques mètres, prenant la pose pour lui. Il n’ose battre des cils de peur qu’elle ne vienne à disparaître. Alors, il la fixe, tandis que des larmes coulent de ses yeux qui demandent un répit. Ses mains pleines de putréfaction badigeonnent la toile, tracent des courbures, créent des contours, répandent des ombres, sculptent la vie dans l’inerte océan rouge. La sécheresse arrive et Thomas replonge des mains affamées dans la flaque d’ébène, projette des dizaines d’éclats de liquide sur la toile qui s’y fixent comme autant d’étoiles en négatif. Son sang se mêle à la substance et en change la texture, lui permettant d’apporter toujours plus de nuance au portrait.
Sans s’en rendre compte, il délaisse l’image gravée sur ses pupilles et tourne la tête vers le corps endormi de Lili. Le rouge de sa chevelure est plus clair que la nuance reproduite sur le tableau, il faut l’éclaircir. Il doit aussi retranscrire la coloration sanguine de ses lèvres légèrement entrouvertes. Habité par la tâche, l’œuvre qu’il parachève, il saisit un couteau à peindre dont les bords sont recouverts de fines dents acérées. Il le plonge dans sa main droite, réouvrant une chair pourtant cicatrisée. Son corps se crispe sous la douleur quand le couteau bute contre quelque chose de dur. L’os ? Peu importe… se dit-il, détaché. Le sang s’amoncelle dans sa main en coupe, et Thomas y plonge ses doigts pour les alimenter de ce pigment si particulier. Il ne le remarque pas, mais, si sous le corps de la défunte une auréole noire se répand, sous lui, autour de ses pieds nus, c’est une flaque écarlate qui s’élargit de plus en plus.
— Voilà qui est mieux. La tonalité est plus proche de ta couleur. Tu ne trouves pas ? J’aurais tellement aimé que tu puisses te voir. Si seulement je n’avais pas tant tardé à te peindre. Tout ça pour de sacrosaints principes qui n’avaient de crédit qu’à mes yeux… Il faut rajouter un peu de noir par ici. Je prends un peu de toi… Voilà, on touche au but.
Quelque chose dans cette pensée le rassure. Sa tête tourne de plus en plus, sa vue se brouille. Certainement à cause de ce méphitique liquide. Il est temps d’en finir !
Il regrette de n’avoir pas fait un portrait de plain-pied, de tout ce corps à la beauté si imparfaitement parfaite. Cette effroyable symétrie qui tient plus du tigre[4] que de la femme. Il aurait aimé peindre le doux renflement de ses seins fermes et nourriciers, figé ce moment précis, là ! Oui, celui-ci ! Cet instant juste après que les poumons se remplissent d’air et avant qu’il ne le laisse s’échapper dans un souffle. À une autre occasion peut-être ? Peut-être acceptera-t-elle à nouveau de poser pour lui.
Finis donc ce que tu as commencé. Ne vois-tu pas qu’elle s’impatiente ?
Thomas remarque en effet d’imperceptibles mouvements, de ceux qui trahissent la fatigue d’un corps soumis à la lenteur de l’artiste. On dit que Dieu a créé le monde en six jours. Voilà bien la plus grande preuve que ce n’était pas un artiste !
À la décharge de Thomas, le vertige qu’il ressent l’oblige à se concentrer. Ce qui ne l’aide pas pour peindre…
Il a manqué à plusieurs reprises de perdre l’équilibre dont une aurait pu le voir s’effondrer sur le sol s’il ne s’était, de justesse, rattrapé à un meuble ou autre chose.
Il n’a pas fait vraiment attention. L’important c’est que la chute ait été évitée. Autour de lui, l’espace lui avait alors donné l’impression de changer. Comme si les ombres avaient pris une autre substance, qu’elles s’étaient déformées, allongées. Bougeant comme si elles cherchaient à fuir… Il avait alors tourné la tête vers Lili, se demandant avec inquiétude si l’éclairage n’avait pas modifié les traits qu’il tentait de reproduire. Il n’en était rien. Elle était toujours là, allongée. Elle le regardait de ses yeux noirs et hypnotiques. Lui souriant en attendant qu’il la libère de son immobilité. Étrangement, les flammes semblaient illuminer encore davantage son visage.
— J’ai presque fini !
Le sourire de Lili s’élargit, et révèle une dentition droite qui tire sur le gris.
Mon Dieu, la chaleur devient de plus en plus étouffante…
Subtilement, l’espace hors de la toile se floute…
Thomas baisse une tête qui dodeline vers sa main. Elle déborde de son sang. Il y trempe les doigts et quand il se redresse, son corps tangue.
Soudain, la toile finit elle aussi par devenir floue. La lumière faiblit malgré des ombres qui dansent avec toujours plus de fougue. Puis vinrent les ténèbres.
Thomas s’effondre.
Une chaleur réconfortante flotte autour de lui quand il reprend conscience. Sa joue trempe dans un sang qui commence à s’épaissir. Elle émet un son humide quand il la décolle du sol en tentant de se relever. Il n’y arrive pas. Plus assez de force. La pièce baigne dans une lumière chaude, comme éclairée par un doux soleil d’été. Il lève la tête et, entre les flammes, aperçoit le tableau au-dessus de lui. Prosterné devant lui comme certains devant d’autres illusions, il sourit. Il est achevé ! Dans ce cadre blanc, fixée pour l’éternité dans toute la gloire de sa beauté, la flamboyante Lili éclipserait le jour lui-même.
J’ai réussi ! Je t’ai peint !
Elle le regarde, les yeux pleins d’un amour qui n’a pu s’exprimer. Son sourire exprime aussi bien la joie de l’avoir connu que la détresse de le voir mourir sans naitre.
Sublime Eve… née de mes doigts, de mon sang.
Thomas se sent faible et lutte pour empêcher ses paupières de se clore. Il est si fatigué… même respirer devient un effort qu’il n’arrive que difficilement à produire.
— Chut… endors-toi maintenant, repose-toi. Tu l’as mérité mon amour.
Il tente de prononcer un mot, mais n’y parviens pas. Merci résonne dans sa tête juste avant que son esprit s’éteigne. Son corps se détend… un feu salvateur l’envahit et le sommeil vient… enfin…
Loin de lui, dans un monde dont il a fini par s’échapper, une impassible horloge martèle un carillon. Elle sonne 18 h.
L’incendie dura trois jours.
Trois jours pendant lesquels une foule toujours plus importante de badauds venait regarder la demeure Vespar être la proie des flammes. Ils s’attroupaient, drapés dans leurs plus belles étoffes, recouvrant leur nez d’un mouchoir afin de ne pas être gênées dans leur contemplation par l’odeur âcre de la fumée.
— Toutes ces toiles qu’ils emportent avec lui, quel dommage !
— Ça reste à voir. Des années qu’on n’avait rien vu de lui. Qui sait quelle folie peut peindre un homme qui se coupe ainsi du monde ?
— Eh bien, nous ne le serons jamais.
— Au moins est-il mort d’une façon flamboyante !
— Vous êtes intenable, mon cher ! N’avez-vous pas de cœur ?
— Bien sûr que si voyons ! Mais pas pour un homme, enfin, un « artiste » qui se croyait trop bien pour ne serait-ce que répondre aux avances de ma tendre Juliette.
— Tout cela est si triste…
— Si vous le dites. Venez, allons donc prendre un verre chez moi. Le spectacle de la mort est finalement plus lassant qu’on pourrait le croire.
— Excellente idée ! Vous ai-je dit que je l’avais croisé il y a peu ? Il m’est rentré dedans en sortant d’une auberge, se tordant les mains, le regard d’un fou en fuite. Mon dieu… Il avait peut-être un problème d’alcool ? Pauvre homme !
— Il est surtout plus mort que pauvre maintenant !
— Vincent ! Voyons !
Quand les flammes eurent fini de se nourrir, et que ne s’élevait de la demeure plus qu’une mince fumée blanche, ce qu’on y découvrit n’a toujours pas pu être clairement expliqué.
À l’étage, couché sur le sol, au centre d’une large tache noire, gisait le corps de Thomas. Entièrement carbonisé, jusqu’à laisser, par endroit, apparaître le blanc luisant et gras de l’os.
En lieu et place d’un corps crispé et figé dans la douleur, il était en position fœtale comme si les flammes qui le dévoraient n’avaient été qu’un songe pendant son sommeil. Mais ce n’était pas le plus troublant. Ce qui encore aujourd’hui pose question, c’est cette toile, intacte !
La bâtisse entière avait été la proie des flammes. On ne trouva rien qui n’en est pas subi les assauts. Pourtant, là où, semble-t-il, le feu avait brulé avec le plus d’ardeur, trônait fièrement ce tableau, faisant même l’injure de ne pas être noircie de fumée. Certains diront par la suite que s’il émanait bien une étrange odeur de celui-ci, elle n’avait rien à voir avec celle que laisse un feu.
À cette étrangeté — qui aurait pourtant suffi à rendre le tableau célèbre, ou du moins à lui assurer une certaine réputation —, il fallait y ajouter la nature de son sujet.
Un portrait, plus vrai que nature, d’une belle ingénue à la chevelure rousse.
Le réalisme dont le peintre avait fait preuve était tel, qu’on avait l’impression de voir la vie se refléter dans les pupilles noires de la jeune femme.
Son regard semblait vous suivre et sondez votre âme jusqu’à ses confins les plus profonds ; deux abysses dans lesquels on aimerait se perdre, quitte à ne jamais en revenir…
Sa chevelure aux reflets de lave avait si minutieusement été travaillée, que par moments, si vous la regardiez assez longtemps, elle vous semblait ondulée… Comme sous la caresse d’une brise, soufflant dans sa prison de lin.
Sur les lèvres de la jeune femme se dessinait un sourire qui cachait un secret. Un rictus troublant, aussi carnassier que rassurant, aussi glaçant que séduisant.
Une représentation de l’inexprimable.
Un indicible que même les anges ne peuvent connaître.
Un secret que seuls les morts peuvent entendre.
FIN
[1] Marbre blanc extrait en Grèce, il présente d’infimes variations et est considéré comme un des marbres les plus immaculés du monde.
[2] Eurus était un des dieux du vent (ou Anémoi) de la mythologie grecque. Représentant le vent automnal d’est, Euros était un vent froid et violent. Parmi ses frères, on trouve notamment Borée, le vent hivernal du nord, Notos, le vent pluvieux du sud, et enfin Zéphyr, la douce brise printanière venant de l’ouest.
[3] Bande de peau recouverte par l’ongle.
[4] Allusion au poème Tigre, de William Blake : Tigre, Tigre ! Ton éclair luit/Dans les forêts de la nuit/Quelle main, quel œil immortel/Osèrent fabriquer ton effrayante symétrie ?
Il était une fois…
Non, ça, c’est pour les contes de fées !
Je suis l’auteur des Larmes du Styx et du Rêveur que j’ai auto-édités.
J’ai un parcours ordinaire qui ne mérite pas forcément qu’on s’y attarde de trop. Plus tard peut-être…
Les points les plus marquants sont une licence de psychologie, une soif de lecture qui ne s’assouvit jamais, un parcours professionnel dans le monde du social, une curiosité maladive, quelques réussites et beaucoup d’échecs…
Une vie qui ressemble peut-être à la vôtre.
Mais s’il y a une chose qui doit me définir, ce sont les histoires. Dès lors que j’ai pu dompter mon imagination, je me suis mis à en raconter. Que ce soit à moi ou aux autres. C’est devenu de plus en plus prégnant au fil du temps. Jusqu’au moment où, mes études arrêtées, je me mis en tête d’écrire mon premier roman.
Ce fut un long chemin de croix, mais à l’issue j’ai su que ce qui donnait un sens à ma vie tenait en un mot : écrire !
C’est aujourd’hui la vocation qui s’impose à moi et à laquelle je dédie toute mon énergie.
Alors peu importe que saigne le bout de mes doigts, que mon esprit se perde dans mes mondes, que les doutes m’assaillent et que les essais/erreurs se multiplient : je ne cèderais pas !
Vous voilà prévenus !
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